TROISIEME EXTRAIT.
SECTION TROISIEME.
DES DIFFERENTES OPINIONS
RELATIVEMENT A NOS PREMIERES INSTITUTIONS.
J’ai voulu décrire sans interruption tout l’ordre domestique, civil et politique établi sous nos deux premières races. Je reviens actuellement sur mes pas. Je ne veux pas avoir l’air de traiter avec légèreté des opinions auxquelles s’attachent des noms extrêmement respectés, et donc quelques unes se sont tellement établies, qu’il semble y avoir une sorte de témérité à s’en écarter. Mais, quoique cette matière ait été agitée souvent, et par des hommes extrêmement recommandables, elle a été si peu connue au moins à mon jugement, que, tandis que je suis à m’étonner d’une multitude d’erreurs inconcevables, je n’ai jamais à choisir entre des erreurs opposées. Ainsi il m’est impossible de prendre un parti entre les opinions qui ont divisé M.de Boulainvilliers et M. l’abbé du Bos. Je ne puis être de l’avis de M. de Montesquieu, quand il regarde le gouvernement féodal établi avec les Francs et par les Francs. Je ne puis penser on plus avec M. le président Henault, qu’il n’y ait point eu de noblesse en France sous les deux premières races ; je ne puis penser avec M. de Montesquieu qu’elle ait résidé dans l’ordre des Antrusions.
Si je parcours tout ce qui s’est écrit sur ce sujet à l’époque des Etats-Généraux, je me trouve dans le même embarras. Je ne puis penser avec les membres de l’ordre de la Noblesse, que son institution se rapporte aux magnates et aux principes qui composaient l’ordre des grands de l’Etat aux assemblées des Champs de Mars et de Mai, ni les écrivains du tires-état, que celui-ci ait le moindre rapport avec ce qui figure sous le nom de peuple aux assemblées des deux premières races.
Je ne croirai pas davantage avec d’autres que les premiers annoblissmens aient commencé en France vers le quatorzième siècle, et que parmi nos grandes familles, celles qui remontent au-delà de cette époque, soient nécessairement issues des premiers conquérans.
Je serai à l’égard des institutions comme à l’égard des rangs. Je déclare que je ne regarde point les justices seigneuriales comme un droit émané de l’autorité royale, soit qu’on suppose avec les uns une libre concession, soit qu’on suppose avec les autres une usurpation. Enfin, on regarde ces justices, ainsi que les censives, les serfs de la glèbe et les guerres particulières, comme quelque chose de moderne dans notre histoire, ou comme faisant essentiellement partie du gouvernement féodal ; je ne me rangerai point de cet avis.
En signalant sur tous ces points un dissentiment aussi prononcé, je ne me dissimule pas ce que m’impose la hardiesse de cette démarche. Ce que j’ai affirmé, je m’engage à le justifier. Je m’engage non seulement à fournir mes preuves, mais encore à ce qu’elles paraissent d’une grande évidence.
Il faut que je mette de l’ordre dans cet exposé : il se partagera en deux parties. Dans la première, j’établirai mes titres relativement à l’état des personnes et des rangs. J’établirai dans la seconde mes titres relativement à l’état des institutions.
Dans les derniers de notre ancienne monarchie, nous avons pu compter quatre ordres de personnes, 1° les pairs et les grands officiers de la couronne ; 2° un ordre de noblesse ; 3° un corps de roturier et de bourgeois ; 4° les domestiques à gages. Si un étranger élevait à et égard des difficultés, on lui spécifierait facilement les fonctions et les prérogatives particulières qui caractérisaient ces différentes classes.
En observant la population des premières races, il ne m’est pas plus difficile d’apercevoir différentes clases qui la composaient. J’y trouve 1° des grands qui correspondent si l’on veut, à nos pairs ; 2° un ordre d’hommes francs ou ingénus qui correspond à notre ordre de noblesse ; en troisième lieu, un ordre de tributaires qui correspond à nos roturiers ; en quatrième lieu, les esclaves qui semblent correspondre à nos domestiques.
Je dirai, d’une manière précise, sur quoi je fonde ces distinctions : 1° sur les fonctions ou prérogatives dans l’ordre social ; 2° sur les lois anciennes des compositions ; 3° sur la distinction des propriétés.
J’ai peu de choses à dire des esclaves proprement dits. Ils n’ont eu, comme on sait, ni propriété, ni existence civile, ni compositions.
A l’égard des tributaires, il est vrai qu’ils n’ont que des demi possessions. Les terres ne leur appartienne point en propre. Ils ne peuvent ni les abandonner, ni les aliéner : toutefois ils en demeurent détenteurs, tant qu’ils paient les tributs. Ils sont regardés, par cela même, dans les chartres, comme appartenant au droit public, ad jus publicum pertinentes. Ils sont compris au premier degré dans la loi des compositions.
La classe des hommes francs ou ingénus, qui correspond à notre ordre de noblesse, a pour premier caractère, de ne payer aucun tribut. Avoir la pleine liberté, soit de sa personne, soit, de sa possession, compose principalement la franchise. Cependant les hommes de cette classe peuvent s’engager, quand ils le veulent, pour l’hommage et le service militaire. Ils deviennent alors vassaux. On les trouve désignés plus communément sous ce titre, au commencement de la troisième race. Ils possèdent cette espèce de propriété franche qu’on appelle alleu ; quelquefois cette espèce de propriété assujétie, mais noble, qu’on appelle fief. Ils jouissent de grands privilèges dans l’ordre judiciaire. Ils forment, conjointement avec les grands de l’Etat, les assemblées des Champs de Mars et de Mai.
Les grands qui correspondent ) ce que nous avons appelé, dans ces derniers temps, pairs et grands officiers de la couronne, sont désignés sous les divers titres de magnates, optimates, principes, proceres. Quelques chartres spécifient, d’une manière précise, les dignités qui déterminent ces titres. Elles citent, comme formant l’Etat, les évêques, les ducs, les comtes et les principaux officiers. On voit par là que les grands possédaient les duchés, les grands bénéfices et les grands offices. Sous ce rapport, on les appelle aussi quelquefois grands vassaux, vassali dominici. Les grands composent, dans la seconde race, les assemblées d’Automne ; ils dirigent ensuite et président celles du Printemps. Ils forment en tout temps le conseil du roi. Ils ont, dans les délits, un tarif de composition supérieur à celui des simples Francs.
Cet ordre des rangs connu, manifeste, comme dans ces derniers temps, deux sortes de noblesses ; l’une, toute d’illustration, résultante de la faveur du prince et de l’occupation des grandes charges ; l’autre, toute d’indépendance, résultante de la pleine liberté de sa personne, de sa famille et de sa terre. La première de ces noblesses, quoique la plus éclatante, peut être regardée comme précaire à quelques égards, puisqu’elle tient à des honneurs révocables à volonté, ou donnés seulement à vie, l’autre, au contraire, est indépendante du prince, elle provient du fait seul de la naissance et de la possession.
Ce n’est pas tout. Nous avons vu, de nos jours, des annoblissemens et des dérogeances. Nous avons un passage continue le des conditions les plus élevées aux conditions les plus basses, et des conditions les plus basses aux plus élevées. On voit le même mouvement sous els deux premières races.
Je ne sais si on peut trouver, dans ces temps anciens, le mot dérogeance ; mais on n’en dérogeait pas moins effectivement dans plusieurs cas. Et d’abord pour cause de mésalliance, la loi des Ripuaires règle que, dans ce cas, les enfants subiront le sort de celui des parens qui se trouvera d’une condition inférieure. On dérogeait aussi quelquefois pour cause de mariage entre parens. La loi des Bavarois porte la peine expresse de servitude. Il y avait une dérogeance plus commune : c’est lorsqu’un homme franc ou ingénu, forcé par la détresse, venait dans la cour d’un seigneur pour lui offrir les cheveux du devant de sa tête. Il descendait ainsi dans la condition des tributaires.
D’un autre côté, il est très-vrai qu’on ne trouve pas, dans ces temps anciens, le mot anoblissement. Il ne faut pas s’y méprendre. Quoique le mot ne fut pas encore consacré, la chose n’en existait pas moins en réalité. On voit, dans les Capitulaires, que, non seulement des colons, mais des esclaves, avaient été investis de grandes dignités. Je puis citer entr’autres Leudaste, esclave boulanger, à qui on avait coupé les oreilles, à cause de ses fripponeries, et qui n’en fut pas moins fait comte de Tours, sous Charibert.
Au surplus, la pratique même des anoblissemens nous est connue dans tous ses détails.
On voit, dans la loi des Ripuaires, qu’on pouvait élever son esclave à la qualité de tributaire ou de lide ; on voit encore qu’on pouvait le faire citoyen romain. Il suffisait, dans une chartre, de déclarer qu’on lui avait conféré cette qualité, et ouvert, en conséquence, les portes de la maison. Ce citoyen romain n’en était pour cela franc. Pour conférer cette dernière qualité, qui était u véritable anoblissement, il fallait amener celui qu’on voulait anoblir devant le roi, jeter un denier en l’air, et expédier une chartre d’ingénuité. Ces annoblis, qu’on appelait pour cette raison Dénariès, faisait partie désormais de l’ordre des Francs, et participaient à tous leurs avantages.
Si on trouve, dans ces temps anciens, nos annoblisemens et nos dérogeances, on y trouve aussi nos preuves de noblesse.
De grands avantages étant attachés à la condition de franc, on sent que la qualité d’où naissent ces avantages dut être ; comme toute autre chose, un objet de contestation. Je trouve, dans l’appendis aux Formules de Marculfe, une cause très curieuse en ce genre. Une église voulait traiter un individu comme colon ; celui-ci s’en défendait, en disant qu’il était né d’un père franc et d’une mère franque. Il fut ordonné qu’il en serait fait preuve par huit témoins du côté paternel, et quatre du côté maternel. Dans l’origine, les preuves pour l’ordre de St.-Jean de Jérusalem n’ont pas eu une autre forme.
Quand un ordre de conditions est aussi démarqué, et que le mouvement de ces conditions est aussi établi, je demande ce que je dois penser ; 1° de l’opinion de M. de Valois et de M. le président Hénault, savoir : qu’il n’y a point eu de noblesse sous els deux premières races ; 2° de l’opinion de M. de Montesquieu, savoir : que la noblesse a existé, non dans l’ordre des Francs, mais seulement dans un petit nombre d’hommes favorisés, appartenant à la cour, et appelés Antrustions.
Lorsque j’ai sous les yeux une multitude de tributaires élevés à la condition de Francs, sous le nom de Dénariès, et d’une multitude du même genre, élevés aux plus grandes dignités de l’état ; je demande ce que je dois penser de l'opinion établie, par laquelle certaines maisons qui avaient fait les preuves de la cour et remontaient ainsi au quatorzième siècle, se croyaient sincèrement issues des Francs. Il faut remarquer qu’elles n’entendaient pas seulement, par là, les hommes libres de leurs personnes et de leurs possessions, mais bien les premiers conquérans….
A suivre.
Comte de Montlosier (De la Monarchie Tome 1).