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L'Avènement du Grand Monarque

L'Avènement du Grand Monarque

Révéler la Mission divine et royale de la France à travers les textes anciens.

chevalerie

Publié le par Rhonan de Bar
Publié dans : #CHEVALERIE

Les vingt-six articles du serment des Chevaliers

Ci-dessous les articles du serment que les chevaliers étaient obligés de faire à leur réception, savoir :

I.

De craindre, de révérer et de servir Dieu Religieusement, et de combattre pour la foi de toutes leurs forces, et de mourir plutôt que de renoncer au christianisme.

II.

De servir leur prince souverain fidèlement, et de combattre pour lui et pour sa patrie.

III.

De soutenir le bon droit des faibles, comme veuves, Orphelins et damoiselles, en juste querelle, et s'exposant pour eux selon que la nécessité le requerrait, pourvu que ce ne fût point contre leur honneur ; ou contre leur roi ou prince naturel.

IV.

Qu'ils n'offenseront jamais aucune personne malicieusement

ni n'usurperont le bien d'autrui, mais plutôt qu'ils combattront contre ceux qui le feraient.

V.

Que l'avarice, la récompense, le gain et le profit, ne les obligeront à faire aucune action, mais seulement la gloire et la vertu.

VI.

Qu'ils combattront pour le bien et le profit de la chose publique.

VII.

Qu'ils tiendront et obéiront aux ordres de leurs généraux et capitaines, qui auraient le droit de les commander.

VIII.

Qu'ils garderont l'honneur, le rang et l'ordre de leurs compagnons, et qu'ils n'empiéteront rien par orgueil ni par force sur aucun d'eux.

IX.

Qu'ils ne combattront jamais accompagnés contre un seul, et qu'ils fuiront toute fraude et supercherie.

X.

Qu'ils ne porteront qu'une épée, à moins qu'ils ne soient obligés de combattre contre deux ou plusieurs.

XI.

Que dans un tournois ou autre combat à plaisance, ils ne se serviront jamais de la pointe de leur épée.

XII.

Qu'étant pris dans un tournois, prisonniers, ils seront obligés par leur foi d'exécuter de point en point les conditions de l'emprise, outre qu'ils seront obligés de rendre aux vainqueurs leurs armes et leurs chevaux, s'ils les veulent avoir, et ne pourront combattre en guerre ou ailleurs, sans leur congé.

XIII.

Qu'ils doivent garder la foi inviolablement à tout le monde, et particulièrement à leurs compagnons, soutenant leur honneur et leurs biens en leur absence.

XIV.

Qu'ils s'aimeront et s'honoreront les uns et les autres, et se porteront aide et secours, toutes les fois que l'occasion s'en présentera, et ne combattront jamais l'un contre l'autre, si ce n'est sans se connaître.

XV.

Qu'ayant fait voeu et promesse d'aller entre prendre une aventure, quelle qu'elle soit, ils ne quitteront jamais les armes si ce n'est pour le repos de la nuit.

XVI.

Qu'en la poursuite de leur aventure, ils ne quitteront point les mauvais et périlleux passages, ni se détourneront du droit chemin, de peur de rencontrer des chevaliers puissants ou autre empêchement, que le corps et le courage d'un seul homme peut mener à chef.

XVII.

Qu'ils ne prendront jamais aucuns gages ni pensions d'un prince étranger.

XVIII.

Que commandant les troupes des gens-d'armeries, ils vivront avec le plus d'ordre et de discipline qu'il leur sera possible, et notamment en leur propre pays, où ils ne souffriront jamais que l'on fasse aucun dommage ni violence.

XIX.

Que s'ils sont obligés de conduire une dame ou damoiselle ; ils la serviront, protégeront, et la sauveront de tous dangers et de toute offense, où ils mourront plutôt pour la défendre.

XX.

Qu'ils ne feront jamais violence à dames ou damoiselles, encore qu'ils les eussent gagnées par armes, sans leur volonté et consentement.

XXI.

Qu'étant appelés au combat, ils ne refuseront point sans cause de blessures ou de maladie, ou autre empêchement raisonnable.

XXII.

Qu'ayant entrepris de terminer une entreprise, ils y vaqueront un an et un jour, s'ils ne sont rappelés pour le service du roi ou de leur patrie.

XXIII.

Que s'ils font un voeu pour acquérir quelque honneur, ils ne l'abandonneront point qu'ils ne l'aient accompli.

XXIV.

Qu'ils observeront fidèlement leur parole et leur foi données : qu'étant prisonniers en bonne guerre, ils payeront exactement la rançon promise, ou se remettront en prison au jour et temps convenus, selon leur promesse, à peine d'être déclarés infâmes et parjures.

XXV

Que de retour à la cour de leurs souverains, ils rendront un véritable compte de leurs aventures, quand même elles seraient à leur désavantage, au roi et au greffier de l'ordre, à peine d'être privés de l'ordre de chevalerie.

XXVI.

Que sur toute chose ils seront fidèles, courtois, humbles, et ne manqueront jamais à leur parole.

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Publié le par Rhonan de Bar
Publié dans : #CHEVALERIE

MARC DE VISSAC.

LE MONDE HÉRALDIQUE : APERCUS HISTORIQUES SUR LE MOYEN-AGE

I.

COUP-D'OEIL GENERAL SUR LA CHEVALERIE

L'Ébranlemnt qui avait suivi la dissolution de l'empire de Charlemagne n'était pas encore apaisé. Chaque jour voyait se briser le faisceau si glorieusement noué par le vainqueur des Saxons, entre les mains énervées et maladroites de successeurs, auxquels le grand monarque n'avait pu léguer avec son sang ni ses vertus, ni son génie. Le magnifique royaume des Gaules, qui avait absorbé dans son sein tout l'Occident, allait se disperser en lambeaux épars, sous l'impulsion d'un déchirement général dont le morcellement du territoire entre les fils et petits-fils de Charlemagne ne devait être que le prologue. En vain la race des Francs avait su conquérir la domination du monde sur la race de Romulus; comme le colosse romain, comme les anciennes monarchies de Cyrus et d'Alexandre, son empire s'effondrait de toutes parts, cédant à cette immuable fatalité qui place le commencement de la décadence d'une nation à l'apogée de sa grandeur. En vain le conquérant Carlovingien avait saisi dans sa main puissante vingt sceptres royaux et placé sur sa tête une couronne dont les fleurons étaient moins nombreux que les peuples qui obéissaient à ses lois. « La destinée des grands hommes ne ferait-elle en effet que de peser sur le genre humain et de l'étonner ? Leur activité si forte et si brillante n'aurait-elle aucun résultat durable? Il en coûte fort cher d'assister à ce spectacle ; la toile tombée, n'en resterait-il rien? Ne faudrait-il regarder ces chefs illustres & glorieux d'un siècle & d'un peuple que comme un fléau stérile, tout au moins comme un luxe onéreux 1

En présence d'un pouvoir qui semblait ne plus être capable de concentrer en sa personne le gouvernement social, les diverses parties de la Gaule commencèrent à revendiquer leur indépendance et leurs frontières naturelles. La société était composée de mille éléments hétérogènes : les Francs, les Goths, les Bourguignons, les Anglo-Saxons, les Normands, les Danois, les Lombards, les Allemands, les Romains dégénérés, amalgame de peuples divers, les uns conquérants, les autres conquis, et qui, quoique réunis sous un même joug, n'en avaient pas moins conservé les usages et les caractères propres à leurs races. Leurs intérêts, leurs moeurs, leurs lois, leur nationalité en un mot, comprimée pendant un moment, n'avait pu être absorbée ou assimilée par l'action du temps et laissait subsister entre eux de véritables barrières politiques. L'agglomération n'est pas l'organisation. On eut dit des tribus distinctes, n'ayant aucun rapport les unes avec les autres, étant seulement convenues de vivre sous un maître commun, autour d'un même trône. Il eut fallu pour prévenir l'écroulement plus de force et de sagesse que Dieu n'en avait accordé à la monarchie : la serre de l'aigle n'était plus en effet que la défaillante pression d'une autorité souveraine affaiblie et avilie. Au lieu d'hommes d’État et de législateurs, il n'y avait plus que des prétendants au trône, qui usaient le prestige de la royauté dans des querelles intestines et sanglantes, et ruinaient ses ressources militaires. L'unité devait forcément succomber aux blessures fratricides du rendez-vous de Fontenay2.

A la mort de Charlemagne, son empire s'étendait de l'Elbe, en Allemagne, à l'Ebre, en Espagne ; de la mer du Nord jusqu'à la Calabre, presqu'à l'extrémité de l'Italie. Après le traité de Verdun, trois royaumes étaient découpés dans ce vaste domaine : celui de France, celui de Germanie et celui d'Italie. Soixante ans plus tard, il y en avait sept3 . La désagrégation s'était faite à pas de géant. Elle ne pouvait s'arrêter sur cette pente glissante avant d'avoir abouti à l'anarchie. Les possesseurs de fiefs se déclarèrent indépendants, s'érigèrent en souverains sous le nom de ducs ou de barons et s'armèrent pour soutenir leur usurpation dans leurs donjons fortifiés, véritables acropoles inexpugnables dont ils se faisaient un rempart contre la colère de leur suzerain. L'hommage qu'ils rendaient au roi de France n'était qu'une formalité et parfois même un sujet de moquerie, car le régime féodal avait imprimé au caractère une si grande idée de fierté, que le plus mince alleutier s'estimait à l'égal d'un prince et dédaignait de faire acte de vasselage vis-à-vis du comte de Paris. La contrée était possédée par quelques milliers de leudes formant dans notre beau pays une sorte de république de seigneurs turbulents. Dans le seul royaume de France, vers la fin du IXe siècle, 29 provinces ou fragments de provinces étaient formées en petits états, gravitant dans leur orbite, ayant leurs phases, sous l'administration de leurs anciens commandants ou gouverneurs. A la fin du IXe siècle, au lieu de 29 états, il y en avait 55. Quand Hugues-Capet monta sur le trône, le domaine de la couronne n'était plus composé que de l'Ile-de-France, de l'Orléanais et d'une partie de la Picardie. Toutes ces misères intérieures appelèrent au-dehors l'invasion étrangère ; partout les ennemis du nom français se ruèrent allègrement sur les décombres de l'empire. C'est au milieu de ces ruines amoncelées que les pirates du Nord , fanatiques adorateurs d'Odin , sortirent des anses de la Norvège et des îles de la Baltique pour se précipiter dans leurs embarcations légères comme un essaim d'abeilles ou mieux comme des chiens à la curée. Leurs tentatives d'envahissement n'étaient déjà plus récentes et leurs audacieux abordages sur la côte avaient arraché des larmes à Charlemagne mourant, qui semblait entrevoir à cette heure les ravages que ces barbares feraient subir après lui à son pays. Tant qu'il avait vécu, il s'était senti assez fort pour les contenir, il était allé les chercher même jusque dans leurs repaires pour en épuiser la source et les avait brisés comme sur une enclume, mais dès que les caveaux d'Aix-la-Chapelle recelèrent l'ombre menaçante de celui qu'ils appelaient Carie au marteau, les vaincus se redressèrent vivement et le flot des barbares, qu'on eut dit versé par une main vengeresse, vint déborder dans le bassin de la France.

Et pendant que le vent du pôle faisait échouer sur les rivages de l'Océan les coques flottantes des pirates du septentrion, les Sarrazins, émigrés de l'Arabie, après avoir inondé la haute Afrique, envahi l'Espagne en chassant devant eux les Wisigoths, franchi les Pyrénées, faisaient irruption dans les îles méditéranéennes et pénétraient au milieu des Gaules, provoquant ainsi de longue main les sanglantes représailles que cette même Gaule leur ferait subir par-delà le Bosphore, en soulevant l'Europe et l'Asie, l'Occident et l'Orient, pour la guerre sainte du Christ contre Mahomet, de la croix du Sauveur contre le croissant de l'Iman.

Du fond de leurs châteaux crénelés, couronnés d'un diadème de larges mâchicoulis, perdus dans un ravin au milieu des bois ou suspendus sur l'arête escarpée d'un rocher, comme l'aire des vautours, forteresses dont les derniers vestiges échappés à la faulx du temps témoignent de la grandeur imposante, qui ne se reliaient au reste de la terre que par un étroit pont-levis hardiment jeté sur les torrents; à l'abri de leurs tours gigantesques, vedettes placées sur les hauteurs comme des sentinelles vigilantes dont les yeux étaient des meurtrières, les hauts barons assistaient sans émoi au désastre de la patrie. Citoyens épars, isolés dans leurs domaines, retranchés derrière leurs murailles, c'était à eux à s'y maintenir et à veiller sur leur sûreté et sur leur droit, sans recours possible à l'impuissante protection des pouvoirs publics. Ils rachetaient au poids de l'or la retraite momentanée des féroces envahisseurs, ces rois de la mer qui, dans leur irruption, pareils à une avalanche, balayaient tout sur leur passage et ne laissaient après eux que le désert. Si l'ennemi était sourd à leurs propositions, ils ceignaient alors l'épée du combat pour sauvegarder leur propriété et leur repos et, au milieu du carnage général, ils défendaient contre les pirates le sol qu'ils pouvaient couvrir de leur bouclier.

Au premier répit que laissait à la France l'invasion des populations sauvages du nord et du midi, recommençaient les guerres particulières, les discussions de fiefs à fiefs, de vassaux à suzerains. Le vassal rêvait l'affranchissement des privilèges, le chef militaire l'usurpation de son gouvernement, le seigneur la conquête d'une baronnie voisine, et chacun tendait de tous ses efforts, ouvertement et à main armée, vers la réalisation de ses désirs au mépris de la justice et de la tranquillité publique. Tous les moyens étaient bons s'ils pouvaient provoquer la satisfaction de leurs convoitises. Le roi seul, dont le pouvoir anéanti ne pouvait plus servir de digue a ce débordement, en était réduit à faire des voeux stériles pour le bonheur de son royaume, sans pouvoir peser d'aucune influence salutaire sur la marche des événements. Contre lui seul l'aristocratie féodale s'unissait dans une lutte commune et son antagonisme contre l'autorité monarchique n'était égalé que par son instinct d'oppression pour la liberté. Girard de Roussillon et les Quatre fils Aymon sont le panégyrique de la féodalité glorieusement rebelle à la monarchie. Singulier corps politique, pour lequel le bien public résidait dans la sauvegarde personnelle, qui se retirait presque sauvage dans ses repaires aux fossés desquels , une fois la herse baissée , venait s'arrêter le mouvement social. La société était comme une matière en ébullition à laquelle le moule seul de la souveraineté pouvait donner une forme majestueuse, en groupant toutes les forces vitales du pays autour d'un même élément conservateur et en remplaçant, dans cette cette confédération des seigneurs, les principes dissolvants de l'isolement et de l'inégalité par ceux de la fidélité et du dévouement.

Tel était l'état de la France au moment où la chevalerie prit naissance au premier soleil du XIe siècle. Elle vint épurer les idées de morale, compléter le corps social et jouer dans l'Etat, comme le dit l'auteur du Jouvencel, le rôle que les bras jouent dans le corps humain, prêts à rendre service au chef comme aux membres inférieurs, trait-d'union entre les grands feudataires et la royauté et plus tard entre la royauté et le peuple. Ses statuts constituèrent une sorte de code qui, au sein du désordre de le législation, redressa les torts, adoucit les moeurs, mit un frein aux passions, fit croître le faible en dignité, le fort en charité, établit l'équilibre des devoirs. Ils érigèrent l'honneur et la courtoisie en vertus sociales et les firent ainsi passer dans les moeurs publiques. Du plus haut échelon de la hiérarchie jusqu'au dernier, son influence moralisatrice fut immense, mais elle fut plus féconde encore en heureux résultats politiques. C'est la chevalerie qui apposa au bas du pacte d'alliance avec la royauté une signature que la noblesse française, à aucune époque de l'histoire, n'a jamais laissé protester. Forte de l'appui de cette milice par excellence, grandie par cette union, la monarchie put tenter de cicatriser les plaies de la France et de créer l'unité nationale à la place de l'oligarchie. Les actes de violence, les excès d'arbitraire qu'un pouvoir exécutif sans force était obligé de tolérer furent réprimés par des notions plus exactes d'équité et de bonne foi. C'est de cette noble création féodale, qui marquait un homme du triple sceau de l'honneur, du dévouement et du sacrifice, que date, à proprement parler, la transformation du peuple franc en nation française. Les privilèges des villes, l'affranchissement des communes, dûs à son esprit progressiste, marquent le second triomphe que la civilisation remportait sur la barbarie. Sur les débris de la société antique s'était élevé le monde féodal qui avait remplacé l'esclavage par le servage et fait cesser le honteux marché de viande humaine ainsi que les iniquités et les souffrances qui en;découlaient. Sur les bases féodales se dressa l'édifice chevaleresque ayant pour pendentif non plus le servage, mais la bourgeoisie et le tiers-état; heureuse métamorphose qui mettait le monde sur la véritable route de la moralisation. politique, qui créait des citoyens au pays au lieu de gens de poueste taillables & corvéables à merci. On commençait à ouvrir les yeux au flambeau de l'émancipation du peuple; on ne fermait plus l'oreille au retentissement des droits de l'humanité; l'esprit se pénétrait, sans la connaître, de cette belle pensée d'Homère : Que celui qui perd sa liberté perd la moitié de sa vertu. L'ordre judiciaire se transformait; on entendait parler encore des lois saxonne, salique, lombarde, gombette, wisigothe, mais ce n'était plus que le dernier frémissement d'un ordre de choses qui s'éteint; les coutumes sont la physionomie nouvelle que revêt la législation territoriale. La chevalerie protégea la société de concert avec les lois ; elle institua dans la noblesse cette fraternité et cette union qui devait faire sa force et la force du pays ; elle domina tout le moyen-âge par son influence et fit que notre patrie, même dans ses revers, ne resta jamais sans gloire. Aussi son nom est resté quelque chose de national en France et son spectre n'éveille dans la mémoire populaire que de vagues souvenirs de courage et de loyauté. C'est avec raison que l'évêque d'Auxerre, rendant hommage à un enfant de cette chevalerie, à Dugay-Trouin, le treizième preux, put s'écrier devant toute la Cour : « La renommée de la chevalerie française a volé d'un bout du monde à l'autre

On se tromperait fort si on pensait que la chevalerie naquit collective avec des lois écrites, des règlements formulés à l'avance et fut dès l'origine un corps constitué. Si, aux yeux du public, elle apparaît comme une lueur soudaine dans l'histoire, c'est que le regard n'atteint pas tous les détails de ces lointaines perspectives, c'est qu'en présence de cette période de gloire l'esprit humain est frappé comme d'un éblouissement passager, et que, prompt à saisir l'impression première, il n'envisage pas tout d'abord la transition logique et inévitable qui a présidé aux transformations opérées. Elle s'éleva lentement au contraire vivifiée par une civilisation fécondante; ce fut une semence qui grandit comme le gland confié à la terre, dont la croissance est laborieuse, mais qui devient avec le temps le plus bel ornement de la forêt. Durant de long jours, elle put conserver un cachet d'individualité.

Nous en distinguons les traces dans des poèmes et dans des œuvres littéraires d'âges très-reculés, car les productions de l'esprit sont, avant toutes choses, la pierre de touche qui marque à la postérité avec le plus de certitude le degré moral et intellectuel auquel un peuple est parvenu. L'histoire d'Antar, l'esclave noir de la tribu d'Abs, écrite ou recueillie par Asmaï le grammairien, est une véritable épopée chevaleresque dont les poétiques épisodes luttent parfois avantageusement avec les plus charmantes créations d'Homère, de Virgile ou du Tasse. Ils sont restés populaires et les Arabes du désert de Damas, d'Alep, de Bagdad, les récitent encore sous les tentes pendant les veillées- des chameliers ou durant les haltes des caravanes. La chronique du moyne de Saint-Gall est également un roman de chevalerie exaltée et guerrière plutôt qu'une biographie du grand monarque Carlovingien. Or , le premier de ces romans a été écrit sous le règne du kalife Aroun-al-Raschild et le second, 70 ans après la mort de Charlemagne. Cela nous prouve qu'à ces époques reculées l'air était déjà imprégné d'émanations chevaleresques. Nous lisons, du reste, dans la chronique du moyne Aimoinus, et c'est aujourd'hui un fait acquis à l'histoire, que le restaurateur de l'empire d'occident arma chevalier à Ratisbonne Louis le Débonnaire, son second fils, âgé de 14 ans, et déjà roi d'Aquitaine, et qu'il voulut lui ceindre l'épée avant de le conduire faire ses premières armes à la conquête de la Hongrie. Ce sont encore des types de chevalerie que Rolland et les Douze paladins, que Villaret nous représente armés de toutes pièces, portant des brodequins, de grands manteaux, ayant les cheveux et la barbe parsemés de paillettes et de poudre d'or.

Dans ces symptômes réunis d'héroïsme, d'amour et de poésie qui se manifestent avant l'avènement de la troisième race, on serait tenté de reconnaître l'influence occulte du contact de la nation franque avec les peuples qui avaient afflué dans son sein des deux points les plus extrêmes de l'horizon, car le caractère du chevalier du moyen-âge semble empreint en même temps de la nature sentimentale et rêveuse du Scandinave et de la nature galante et pleine d'ardeur que le Maure puise au soleil bleu de l'Arabie.

Cette institution qui jeta un si vif éclat sur l'époque des Capétiens et des princes de la maison de Valois, fut à l'origine une sorte d'inféodation de nobles sans domaines, de chevaliers sans avoir, « pas riches homs de deniers, mais riches de proëce, » comme dit la chronique de Senones4, n'ayant d'espoir de s'enrichir que par les prises à la guerre et par les rançons des prisonniers. Ils trouvaient dans leur vie aventureuse au service du roi le moyen d'utiliser glorieusement leur activité et la chance de parvenir aux hautes fonctions militaires et civiles, récompense des services rendus au trône et au pays. Bientôt toute l'aristocratie française, attirée par le fluide irrésistible qui se dégage de tout ce qui est grand et généreux, eut à cœur d'être admise à cette école de la noblesse; les rois et les princes s'honorèrent d'être comptés parmi ses membres; la plus illustre naissance ne donna aux citoyens aucun rang personnel, à moins qu'ils n'y eussent ajouté le grade de chevalier; on ne les considérait point comme membres de l’État tant qu'ils n'en étaient pas les soutiens.

Cette nouvelle phalange forma la militia du royaume. Le chevalier cessait de s'appartenir pour appartenir au pays. Lorsqu'un danger menaçait la France, il devait être debout et faire de sa poitrine un bouclier à l’État; c'est ainsi que de noble il devint gentilhomme, homo gentis, l'homme de la nation. Le beau titre de miles fut d'autant plus en crédit qu'il ne découlait pas de la naissance, mais supposait le mérite personnel; il était dans une si grande estime qu'il l'emportait sur celui de baron, parce qu'il laissait à la postérité un témoignage irrécusable de la vertu et de la valeur de ceux qui en avaient été honorés. Esto miles fidelis disait le doge à celui auquel le Sénat de Venise conférait la dignité de chevalier de Saint-Marc. Les rois, les ducs, les marquis, les comtes crurent relever par cette dénomination tous les autres titres dont ils étaient déjà revêtus, la regardant comme d'autant plus précieuse qu'elle contenait en elle implicitement le certificat de la noblesse des ancêtres, puisque ceux-là seuls pouvaient être créés chevaliers qui étaient nobles d'origine et d'armes, c'est-à-dire depuis trois générations de père et de mère.

Le premier chevalier du royaume était le roi de France, et presque toujours les exemples qui partirent du trône purent servir de modèle à la corporation toute entière. La chevalerie était couronnée en sa personne. L'histoire nous rend compte des solennités et des fêtes qui se célébraient à l'occasion de l'armement des princes du sang. Le souverain lui-même présidait à ces imposantes cérémonies et se réservait le privilège de ceindre l'épée, de passer le haubert, et de donner l'accolade aux plus proches héritiers de la couronne. Philippe-Auguste arma son fils Louis à Compiègne, Saint-Louis fit le même honneur à Philippe-le-Hardi, celui-ci à Philippe-le-Bel, Philippe-le-Bel à trois de ses enfants, en présence de son gendre Edouard II, roi d'Angleterre. Rye, dans son histoire métallique, rapporte une médaille sur l'un des côtés de laquelle on voit Saint-Louis donnant le collier de chevalier à ses deux neveux, fils de Robert, comte d'Artois, avec cette légende gravée sur l'autre face : Ut sitis pro incti virtutibus.

Les rois envoyaient quelquefois leurs enfants dans une Cour étrangère pour y recevoir la chevalerie des mains d'un prince voisin ou allié. Henri II d'Angleterre fut créé chevalier par David, roi d’Écosse, qui lui dépêcha à son tour son fils Macolm, pour en obtenir la même faveur. Pierre d'Aragon reçut la ceinture du pape Innocent III; Edouard Ier, d'Alfonse XI, roi de Castille; Louis XI, de Charles, duc de Bourgogne. Ils ne dédaignèrent pas quelquefois d'être armés par la main de leurs sujets ; le duc d'Anjou conféra la dignité de chevalier à Charles VI; le duc d'Alençon à Charles VII. «Je veulx, mon ami, que soye faict aujourd'huy chevalier par vos mains, parce que estes tenu & réputé le plus brave,» dît François Ier au brave Bayard, après la bataille de Marignan. Henri II la reçut des mains du maréchal de Biès. En Angleterre, Edouard IV fut admis dans l'ordre par le duc de Devonshires; Henry VII, par le duc d'Arondel; Edouard III, par le duc de Sommerset. C'est le duc de Candie qui chaussa l'éperon à Ferdinand d'Aragon.

Cette condescendance doit d'autant moins surprendre que l'habitude des campagnes, la vie des camps, les fatigues supportées en commun, la communauté de gloire et d'intérêts créaient entre les rois et la noblesse, à cette époque de guerres continuelles, des rapports constants qui les unissaient par des liens sacrés que l'estime et la confiance mutuelles resserraient insensiblement. On vit même entre les princes et leurs sujets des exemples de fraternité d'armes, sorte d'adoption militaire anciennement dénommée par les Scandinaves «mélange de sang humain, Fost-Broedalag,» qui unissait non-seulement un guerrier à un autre, mais associait encore sa famille et ses amis à la fortune du survivant et contraignait le Frater juratus à être l'ennemi des ennemis de son compagnon.

Ce fut de la part de Charles VIII un fait de fraternité d'armes qui le décida à choisir à la bataille de Fornoue neuf chevaliers auxquels il fit revêtir les déguisements royaux pour déjouer, au grand danger de leur vie, les complots qui menaçaient la sienne.

Et personne ne s'y méprend, les éloges qui s'amassent sous la plume de l'écrivain ne permettent pas de malentendu. La chevalerie dont je parle n'est pas la chevalerie errante, voyageuse, parcourant, comme autrefois Thésée, Hercule et Jason, le pays pour redresser les torts, à la recherche d'aventures propres à mettre en lumière une prouesse et des exploits inutiles, ayant toujours quelques brigands à exterminer ou quelque voeu à accomplir, déposant aux pieds de chaque dame l'expression emphatique d'un amour pur et idéal qui, pareil à celui de Ménélas, dégénérait parfois en un sentiment moins poétique. Ce ne sont pas les chevaliers de la Table ronde, compagnons du roi Artus; les chevaliers d'Amadis ou Beaux Ténébreux ; les Gallois & Galloises, sorte de pénitents d'amour se chauffant à de grands feux et se couvrant de fourrures durant les ardeurs de la canicule, puis, l'hiver, revêtant de simples cottes ou des tuniques de plaques de laiton peintes en vert et décorées de frais et gracieux paysages, de sorte que plusieurs « transissaient de pur froid & mouraient tous roydes de les leurs amyes & leurs amyes de les eux en parlant de leurs amourettes5 ;» ce ne sont pas non plus les chevaliers de la Vierge ou ceux du Soleil, héros de parodie aboutissant à don Quichotte, à Sancho et aux Panurge, qui soulèvent dans notre âme des transports d'admiration, mais bien la chevalerie militaire, faite de bravoure et d'honneur, aux principes généreux de vaillance, d'amour et de piété, conquérant Jérusalem, expulsant les Anglais, prenant sa source héroïque dans Charlemagne : Roland, Ogier, Tancrède et Renaud, s'illustrant avec les Edouard, les Richard, les Dunois, les du Guesclin, mille autres s'immortalisant avec le Chevalier sans peur.

La devise que l'histoire donne aujourd'hui à la chevalerie, « ma foy, ma dame, mon roy, » est la synthèse la plus expressive et la plus complète de son caractère et de ses mœurs Religion, amour et courage, voilà bien, en effet, la trinité d'aspirations qui se dégage de son existence et qui dessine à mes yeux l'étude de l'institution en trois époques bien distinctes et successives : l'époque religieuse, l'époque galante, l'époque militaire.

C'est certainement au souffle religieux qu'est né ce premier lien féodal ; c'est aux inspirations enthousiastes de la foi que s'est allumée cette étincelle généreuse, et le christianisme, moteur et mobile des vertus sociales qui devaient civiliser la Gaule païenne, bénit à son berceau cette milice sainte. Il s'était établi au milieu d'une société dépravée par des instincts mauvais, dégradée par l'esclavage, faussée par l'idolâtrie, avec la mission belle par-dessus toutes d'arrêter les progrès de la gangrène qui la rongeait. Du barbare la religion avait voulu faire un chrétien, pour arriver à faire un jour de l'homme un citoyen et, pour cela, elle s'était adressée à toutes ses facultés, à son cœur par ses chaleureuses exhortations, à son âme par ses ardentes croyances, à son intelligence par de merveilleuses légendes, s'adaptant aux besoins généraux, s'imposant à l'admiration de chacun par une charité ineffable. Elle dota le moyen âge de la civilisation et la civilisation seule enseigne les qualités morales; immense résultat obtenu par la théologie chrétienne sur la philosophie des anciens. L'influence de l’Église dans la société du moyen-âge et le souci qu'elle prenait du perfectionnement religieux et social sont mis en relief par ce fait caractéristique signale par un homme dont on ne peut suspecter ni l'autorité, ni les sympathies, que sous les seuls rois Carlovingiens, de Pépin à Hugues Capet, c'est-à-dire en moins de deux siècles et demi, deux cents conciles furent réunis6. Du VIe au Xe siècle, chacune des pages de nos annales est marquée au coin du christianisme, qui n'est étranger à aucune des plus importantes réformes humanitaires.

Le cachet que la religion imprima à la. chevalerie apparaît aux yeux de l'érudit le moins perspicace. On lit en effet clans les statuts de l'ordre, qui nous ont été conservés par Geoffroy de Prely, chevalier de Touraine :« Office de chevalerie est de maintenir la foi catholique, femmes vesves & orphelins & hommes non aisés & non puissants.» Le dévouement, la générosité et la vaillance, la protection du faible, la fidélité à la parole jurée et à la foi catholique sont les principales vertus qu'ils exigent de ses membres. C'est la même morale splendide dans sa naïveté qui est reproduite dans la Ballade du chevalier d'armes, tirée des poésies manuscrites d'Eustache Deschamps :

Vous qui voulez l'ordre de chevalier,

Il vous convient mener nouvelle vie,

Dévotement en oraison veiller,

Péchié fuir, orgueil & vilenie.

L'Eglise debvez deffendre

La vefve auffi, l'orphelin entreprendre,

Etre hardys & le peuple garder,

Prodoms, loyaux, fans rien de l'autruy prendre,

Ainfi fe doibt chevalier gouverner.

La pureté de ces principes témoigne de la source dont ils émanent. C'est la charité évangélique qui a inspiré ces préceptes, cette charité qui crée les sociétés comme l'égoïsme les détruit. Lucrèce-le-jeune, qui a concentré en lui plus que tous les autres l'essence de sa race, et qui mourut à la fleur de l'âge comme Pascal et les natures trop sublimes, nous laisse voir, dans son traité De natura rerum, une des causes destructives de l'antiquité, qui est l'égoïsme humain écrasant de son mépris le malheur et la souffrance. Dans des vers magnifiques, mais impossibles à notre époque, il contemple un navire englouti dans la mer au milieu de l'orage, il voit toutes les victimes se débattre désespérées pour fuir la mort qui les étreint, et il s'écrie : qu'il est doux, qu'il est agréable d'apercevoir les éléments déchaînés et les passagers luttant avec les flots, quand soi-même on a les pieds à sec et que l'on repose à l'abri de tout danger. Au sein d'une société moralisée, la conception de pareilles idées serait monstrueuse, celui qui les exprimerait serait anathème. Aussi, s'il parut étrange à la société féodale, retranchée dans son brutal égoïsme, d'entendre enseigner «qu'il importait pour ce que la chevalerie soit grande honorée & puissante qu'elle soit en secours & en ayde à ceulx qui sont dessoubs lui ; que faire tort & force à femmes vefves, et deshériter orphelins qui ont métier de gouverneur, rober & détruire le pouvre peuple qui n a point de povoir & tollir & oster à ceulx qui auraient besoing qu'on leur donnast, ne peuvent comporter avec ordre de noblesse 7,» cette doctrine du moins fut trouvée si magnifique dans ses développements, si belle dans ses résultats, que ses propagateurs furent regardés comme des prophètes. Les ministres de la religion marchèrent à la tête du mouvement régénérateur et toutes les fois que leur voix se fit entendre du haut de la chaire de saint Pierre, le monde imposa silence à ses passions et à ses tumultes et écouta. Jamais plus magique spectacle ne se déroula dans l'univers, que celui de l'émotion enthousiaste soulevée sur toute la surface de l'Europe par les paroles de Pierre l'Ermite exposant, avec l'éloquence d'un cœur exalté, les souffrances des fidèles dans la Palestine et assignant à toute la chrétienté un rendez-vous au tombeau du Christ. Ce fut un sursum corda général. Au nord et au midi, sur les rives les plus opposées, dans le donjon du noble comme dans le logis du bourgeois et la cabane du paysan, le retentissant appel de l’Église fît surgir des champions de la Croix. Depuis longtemps déjà l'esprit religieux avait établi l'usage des pèlerinages à la Terre-Sainte ; on avait vu des des caravanes nombreuses se diriger vers les lieux autrefois témoins de la passion de l'Homme-Dieu avec le même fanatisme religieux qui portait les Musulmans vers la Mecque, berceau de Mahomet et de leurs traditions. Mais cette fois ce fut l'émigration de l'Occident ; il ne semblait plus y avoir d'autre patrie que la terre arrosée du sang du Sauveur; chacun abandonnait ses biens et sa famille pour s'enrôler sous la bannière sacrée et cheminait sur la route du Saint-Sépulcre, sans tourner la tête en signe de regret vers les manoirs ou les chaumières qui abritaient les épouses et les enfants. Ce fut le plus solennel événement de l'ère chrétienne. Pendant plus de deux siècles, le signe delà Rédemption, qui brillait sur la poitrine des Croisés, les fit reconnaître au loin du Sarrazin et du barbare et son ombre fit tressaillir de terreur les infidèles.

Si la religion avait provoqué la fraternité de la noblesse de France par l'institution de la chevalerie, les Croisades créèrent la confraternité de la chevalerie de tous les peuples chrétiens.

Dans la seconde période, la foi du chevalier resta intacte, mais à côté de la religion s'éleva la galanterie, à côté du culte de Dieu le culte des dames. Au sein de la société barbare, avant son développement intellectuel, comme au sein de la société romaine, un mélange d'amour et d'indifférence, d'hommage et de dédain, s'attachait au sort de la femme, suivant qu'elle pouvait ou non attiser le feu des passions et de la sensualité. L'enfance de la jeune fille, la vieillesse de la mère de famille étaient négligées comme choses insignifiantes et sans portée. Les quelques années de leur beauté étaient les seules années de leur existence sociale. Sans éducation morale, sans instruction, la jeune vierge grandissait comme la fleur des champs qu'aucune main n'arrose et que la nature rend attrayante tout de même. Une épouse en savait assez, comme disait ce Jean V, de Bretagne, contempteur du beau sexe, «lorsqu'elle pouvait distinguer les chausses du pourpoint de son mari.» N'y a-t-il pas eu, jusqu'au vie siècle, des controverses sérieuses engagées sur le point de savoir si la plus belle moitié du genre humain avait une âme douée d'autant de perfection que la nôtre, et le concile de Mâcon , en 585, n'a-t-il pas eu à se prononcer sur ce problème ? Et cependant la femme n'est-elle pas un peu solidaire des vertus ou des vices de son époux? N'est-ce pas elle qui est appelée à graver sur la molle substance du cerveau de ses enfants ces premiers stigmates, ces premières impressions qui ne s'effacent jamais et deviennent la base de toute intelligence humaine ?

Le culte si touchant des chrétiens pour la fiancée de Nazareth, leur vénération simple et gracieuse pour la vierge Marie ne contribuèrent pas médiocrement à la réhabilitation de la femme et à son émancipation. Ce fut le choc qui fit jaillir cet immense flot de tendresse et vint animer la grande âme de la Gaule longtemps inféconde et vainement agitée. On comprit le charme de la mission de la femme sur la terre. Mais exaltés et excessifs comme les natures trop puissantes, les chevaliers du moyen-âge dépassèrent le but. Ils crurent reconnaître dans le sexe féminin quelque chose de céleste: «aliquid putant sanct um & providum incsse» et, par un sentiment qui n'était pas encore épuré, ils le placèrent trop haut dans leur enthousiasme. Non contents d'en être les vengeurs et les soutiens, ils s'en déclarèrent les adorateurs et les sigisbés, rapportant à lui toutes leurs actions, et regardant la chaîne de l'esclavage imposée par la dame de leurs pensées comme leur plus précieux attribut. L'amour de Dieu et l'amour de la créature furent leurs deux passions dominantes, leurs deux fanatismes. C'était un naïf mélange de sacré et de profane, d'exaltations mondaines et d'ostentations pieuses. L'homme qui n'aimait pas était regardé comme un être incomplet ; on se croyait sûr du salut si l'on agréait à sa belle, si l'on s'entendait à la servir loyaulment, et l'on adressait au ciel sans scrupule des supplications sincères et confiantes pour obtenir la réussite d'intrigues amoureuses.

Un magistrat, parent de madame de la Sablière, lui disait d'un ton grave : Quoi! madame, toujours de l'amour! les bêtes du moins n'ont qu'un temps. C'est vrai, monsieur, dit-elle, mais aussi ce sont des bêtes. La société du moyen âge partageait la même manière de voir que la rieuse patricienne. Ne nous montrons pas trop sévères contre les mœurs qui durent naître de cette proposition en partie double: le désir de plaire, inné dans le cœur de la femme, d'un côté; de l'autre, l'espoir d'être aimé naturel à la fatuité masculine. Si la galanterie, comme l'a dit Champion, n'est pas l'amour, mais le délicat, le léger, le perpétuel mensonge de l'amour, la coquetterie n'est pas non plus le libertinage, mais quelque chose d'identique à cette habitude féline qui consiste à se caresser à nous plutôt qu'à nous caresser, suivant la fine et spirituelle remarque de Rivarol, et à s'échapper avec agilité et souplesse sous une insistance qui friserait la brutalité. En amour, la femme réservée dit non, la femme légère dit oui, la coquette ne dit ni oui ni non. Croyons que la galanterie chevaleresque ne fut souvent qu'une naïve églogue.

Qui dit amour, dit poésie ; ce sont deux termes et deux choses indivisibles. Partout où la sensibilité est mise en jeu, l'imagination prend un vif essor et trouve, pour la traduire, les plus riches et les plus suaves images. L'amour était un trop galant costume à cette époque, pour que. les fleurs du Parnasse ne vinssent pas encore l'embellir. Si toutes les femmes étaient aimées, tous les chevaliers étaient poètes. Leurs canfons & leurs jolis lais d'amour étaient des hymnes à l'idole. Ils chantaient la ballade amoureuse et guerrière à l'exemple des meifierfenger allemands, comme autrefois les Scaldes et les Waidelotes avaient improvisé le rune sinois et la saga scandinave8. Produit d'une civilisation brillante , fille des Romains et des Arabes, fille aussi d'un ciel enchanteur! On eût dit des chants apportés par la brise du fond de l'Italie ou de la belle Andalousie, gracieuse fusion de boléros et de cavatines, harmonie perlée de Naples et de Séville. C'était le temps des Trouvères et des Troubadours, dont Pétrarque et le Dante eux-mêmes s'inspirèrent, et qui allaient chantant leurs poèmes comme le furent, dit-on, l'Iliade et l'Odyssée par les poètes ambulants des îles grecques. Les Tenfons et les Sirventes, dans lesquels on trouve un arrière goût de la poésie des peuples, anciennement groupés dans la Gaule, renouvelèrent l'ode et l'élégie antiques, et l'épopée sembla revivre dans les chansons de gestes que les Nibelungen ont reproduits de l'autre côté du Rhin.

Ce commerce assidu de la galanterie et des muses, ces deux lois suprêmes, dut avoir son code et ses principes. De là l'origine des Cours d'amour où siégeaient les dames du plus haut renom, quelquefois sous le pin, en pleine campagne, ou sous l'oranger odorant, rendant leurs sentences sur les questions raffinées et sur les doutes scrupuleux. De là aussi l'origine des collèges du gai savoir ou de la gaie science, avec leurs assauts poétiques renouvelés des Arabes. Autrefois déjà, à la grande foire de la Mecque, des concours de ce genre avaient lieu, et les poèmes couronnés étaient transcrits en lettres d'or sur du byssus, puis suspendus dans la Kaaba. Mahomet lui-même avait soutenu une lutte de gloire, un tournoi de poésie contre les poètes de la tribu des Tennémites9. Ces associations littéraires du Midi, qui avaient eu des rivales au Nord dans les puys des Trouvères, avec leurs jeux fous formel et leurs palinods, vinrent se fondre le Ier mai 1834 dans l'Académie des jeux floraux fondée par Clémence Isaure, et siégeant à Toulouse où se réunissaient tous les trobadors de l'Occitanie pour jouter et s'esbattre poétiquement. Une violette d'or et le titre de docteur en la gaie science étaient la récompense du vainqueur.

La littérature, peinture vivante et morale des hommes et de leur siècle, surtout quand elle prend la forme du roman, s'imprégnait de son côté des mœurs nouvelles et s'adoucissait sous des nuances plus courtoises. Durant plus de deux cents ans, les fabliaux et les romans ne s'étaient mus que dans deux cycles, celui de Charlemagne ou des Douze pairs et celui d'Artus ou de la Table ronde. Ce n'étaient que grands coups d'épée, exploits, faits d'armes impossibles, et Dieu sait que l'on n'en était pas avare. Quand le personnage important était mort, on passait à son fils tout aussi valeureux que lui, puis à son petit-fils, accumulant toujours prouesses sur prouesses. Il y avait tant à dire que plusieurs écrivains se mettaient successivement à l’œuvre, témoin le roman de la Rose qui, commencé par Jean de Meung, fut continué par Guillaume de Loris et d'autres, et qui, malgré ses pages innombrables et ses accroissements successifs, ne put jamais être achevé. Mais au XIIIe siècle, l'aspect commença à changer ; on abandonna peu à peu les épopées carlovingiennes , les exploits de Rolland ou des princes du Nord, et les idées de galanterie et d'amour prirent leur place. C'étaient toujours des Amadis, fils dégénérés des anciens preux, vaillants, très-vaillants encore, mais humanisés et sentimentalisés pour ainsi dire. Les exploits galants des tournois succédèrent aux exploits héroïques des combats, et les romans du Renard, de Fier-à-bras, de Lancelot-du-Lac faisaient présager ceux de L'Astrée, de la Calprenède, de Clétie, délires emphatiques d'imaginations folles se noyant dans le fleuve du Tendre. Ces ouvrages étaient répandus dans tous les châteaux, servant de catéchisme aux fils des seigneurs. Le soir, à la veillée, a sur du foyer à bancs où se réunissait la famille, on se nourrissait des histoires lamentables du châtelain de Coucy et du troubadour Cabaistaing, ou de l'histoire moins triste de la reine Pedauque largement pattée comme sont les oies, le tout entremêlé des vies de saints recueillies par les Bollandistes; on égayait la vesprée en chantant tour-à-tour des psaumes à la manière de David pénitent, et des refrains d'une muse érotique dans le goût de Melin de Saint-Gelais. Ces lectures et ces chants se prolongeaient fort tard, tandis que le vent sifflait dans les créneaux et que le cri nocturne poussé par la sentinelle, du haut du beffroi gothique, se répercutait sous les voûtes sonores.

Le culte des dames l'emporta sur toutes les tentatives de réaction ascétique rêvées par des esprits moroses, chagrins ou austères, incapables d'isoler l'extrême exaltation religieuse d'une certaine union conjugale des âmes, et dont la plus célèbre est connue sous le nom de chevalerie du Graal. Si les châtelaines, en effet, ne se contentaient pas d'être aimées tendrement, mais demandaient aussi qu'on les divertisse, elles étaient douées d'un tact trop fin et d'un esprit trop délicat pour exiger des hommes, à leur profit, l'abandon de leurs distractions privilégiées, et pour les mettre en situation d'avoir à se prononcer entre leur amour ou leurs plaisirs. L'historien de Bayard, faisant le récit du dîner que le roi Charles VIII donna au duc de Savoye à Lyon, dit qu'il y eut plusieurs propos importants tenus tant de chiens, d'oiseaux, d'armes que d'amour. Ce sont ces goûts importants que les chevaliers ressentaient pour la vénerie, pour la fauconnerie et pour les tournois, exercices qui stimulaient leur orgueil et leur luxe, contre lesquels le caprice des dames aurait pu venir se briser. Aussi se gardèrent-elles bien de les combattre, et, plus habiles tacticiennes, elles vinrent par leur présence rehausser le charme de ces divertissements , bien persuadées qu'auprès d'elles on ne s'occuperait pas exclusivement de meutes et d'émérillons, et que les questions d'écurie, de fauconnerie, d'oisellerie et de chenil céderaient insensiblement la place à la question de galanterie et de sentiment. On voyait les belles châtelaines, émouchet sur le poing, lévrier en laisse , fièrement campées sur leurs blanches haquenées, suivre de lointaines cavalcades à la poursuite d'un cerf aux abois, accompagner du regard leur faucon dans son vol hardi et quelquefois même prendre part à des chasses plus sérieuses. On en trouve la preuve sur quelques monuments funéraires où sont gravés des attributs cynégétiques chargés de rappeler la passion favorite de celles dont ils doivent conserver la mémoire. Loin de s'exclure des jeux militaires, comme les dames romaines l'étaient des jeux olympiques, elles surmontèrent le dégoût naturel à leur sexe pour les combats sanglants et vinrent elles mêmes distribuer dans les tournois les prix et la palme aux vainqueurs et encourager du regard leurs soupirants d'amour à bien faire. Chacune de ces concessions aux faiblesses de leurs seigneurs et maîtres devenait pour les dames un nouveau triomphe, augmentait leur influence et prolongeait la durée d'un règne incontesté.

Cependant la vie sérieuse manquait. Il ne pouvait suffire à un chevalier d'être brave, gai, joli & amoureux, suivant la maxime du temps ; son activité et sa grandeur d'âme demandaient un aliment pins puissant. La plupart des premières vertus de la chevalerie se corrompaient au foyer des châtelaines; elle avait par bonheur gardé en réserve sa valeur guerrière, et lorsque les Anglais eurent amené la France à deux doigts de sa perte, elle se réveilla, s'arracha sans regret aux délices des châteaux et reprit sa vieille rudesse.

Là commence la troisième période. Ce fut le beau temps, l'époque de maturité où le patriotisme opéra les mêmes merveilles qu'autrefois l'enthousiasme religieux, où le danger du pays fit naître cette pléïade d'Achilles français qui, de même qu'autrefois les héros de la Grèce et de Rome, se levèrent par un élan chevaleresque pour prévenir la ruine de la patrie ou pour s'ensevelir sous ses décombres. Ce fut le temps des âmes fortes, nourries dans le fer, pétries fous des palmes & dans lesquelles Marsfit eschole longtemps10, des hommes loyaux, vaillants et probes, dont le caractère se peint dans cette prière de Lahire, au moment du combat :« Grand Dieu ! fais aujourd'hui pour Lahire ce que tu voudrais qu'il fît pour toi, si tu étais Lahire et qu'il fût Dieu!»

La France, qui avait tant de fois promené sur le sol étranger ses armées victorieuses et conquérantes, était à son tour sous le coup de la conquête; elle allait se trouver victime d'un fléau qu'elle n'avait pas ménagé aux autres. L'invasion des insulaires se précipitait comme un torrent débordé dont aucun obstacle ne peut arrêter l'impétuosité et les ravages. Les premières hostilités entre la France et l'Angleterre, entre ces deux grandes nations sœurs et rivales, commencèrent une de ces luttes d'autant plus vives que la jalousie rend plus saignantes les blessures faites à l'amour-propre national. Du débarquement des fils d'Albion sur les côtes continentales date cet antagonisme jaloux et cette colère qui n'a pas cessé de gronder sourdement entre les deux peuples comme un volcan mal éteint. La France se rappelle avec rage que, depuis l'invasion des Normands, aucun ennemi n'avait mis le pied au cœur du pays, et que c'était encore un Normand qui, après quatre siècles, ramenait dans son sein la désolation. La diplomatie et la politique peuvent jeter sur la querelle un masque de réconciliation, le temps a pu cicatriser les plaies les plus- apparentes, mais une étincelle couve toujours dans la poitrine populaire et les flots de la Manche seraient inhabiles à l'étouffer.

Le vœu du héros fut la première scène de ce drame terrible qui allait jouer à la face de l'univers. Au printemps de l'année 1338, un banni de France, réfugié à la Cour de Londres, Robert d'Artois, pénètre un jour dans la salle de festin du roi. Il entre suivi d'un nombreux cortège et précédé de deux nobles darnoiselles , portant en grande pompe sur un plat d'argent un héron pris à la chasse par son émouchet: "Le héron., dit-il, est le plus vil & le plus couard des oiseaux; il a peur de son ombre, aussi est-ce au plus lâche des hommes que je veulx l'offrir, à Edouard, déshérité du noble pays de France dont il était l'héritier légitime, mais auquel le coeur a failli, & pour sa lâcheté il mourra privé de son royaume.» L'ambitieux Edouard, rouge de colère et de honte, frémit et jure sur sa part du paradis qu'avant que six mois soient écoulés, Philippe, le roi dès lys, le verra sur ses terres, le fer et le feu à la main.

Après lui, le comte de Salisbury, le comte d'Erby, Gauthier de Mauny, le comte de Suffolk, l'aventurier Fauquemont, Jean de Beaumont s'engagent, par des serments inviolables, à soutenir les droits de leur prince. Et comme pour rendre plus solennelles ces promesses sacrées, la reine se lève avec exaltation et dit d'une voix ferme :« Je suis enceinte, je n'en puis douter; j'ai senti remuer mon enfant, je voue donc à Dieu et à la sainte Vierge que ce précieux fruit de notre union ne sortira pas de mon sein, jusqu'à ce que vous m'ayez conduite par-delà les mers, pour accomplir votre voeu ; je mourrai ou j'accoucherai sur la terre de France11 (I).» Ce serment audacieux et téméraire, arraché à Edouard III par la soif de vengeance d'un comte français, dépossédé, persécuté et proscrit, hâta peut-être le choc des deux nations.

Chacun connaît les péripéties de cette lutte de cent ans engagée sur terre et sur mer, et il serait superflu de redire les belles appertises d'armes qui signalent ces temps malheureux à l'admiration de la postérité. Nos annales sont toutes pleines des hauts faits de héros sans nombre dont nous pourrions citer avec gloire la vie comme la mort. Le sol, hérissé de tours et de donjons, fut défendu pied à pied par les châtelains et par les armées régulières. Crécy, Poitiers, Azincourt témoignent que la chevalerie sut mourir; Orléans, Beaugency, Patay témoignent qu'elle sut vaincre. Crécy, Poitiers, Azincourt sont trois blessures par lesquelles coula le plus pur de son sang sans en épuiser les veines. Elles prouvent que si la chevalerie ignorait la guerre savante des temps modernes, elle savait au moins se dévouer pour l'indépendance de la patrie, et c'est une science qu'on a toujours estimée en France. Les nombreux ossuaires, faits avec les corps des chevaliers, firent plus pour l'union de la noblesse avec la monarchie que n'avaient fait de longues années de paix. D'éclatantes vertus civiles brillèrent au milieu de la France féodale dans ces temps d'épreuves et s'allièrent dignement aux vertus chevaleresques. On croirait lire quelquefois, en feuilletant ce livré d'honneur, une page déchirée de l'histoire des temps antiques. Le dévouement d'Eustache de Saint-Pierre ne vaut il pas l'héroïsme de Léonidas? C'est à juste titre que plusieurs de ces athlètes glorieux purent inscrire sur les écussons de leur famille cette belle devise : « Hujus domus dominus fidelitate cundos superavit Romanos, le maître de cette maison a surpassé tous les Romains en héroïsme.» Si jamais nation put craindre de périr au milieu de la tourmente, c'était la France épuisée d'hommes et d'argent, déchirée par les résistances locales et les divisions intérieures, dans ce temps affreux où le royaume était en proie à trois factions permanentes : les Bourguignons, les Armagnacs et les Anglais; où un étranger régnait à Paris, tandis que l'héritier du trône était relégué à la petite Cour de Bourges; mais la race des Charny, des Ribeaumont, des Dunois, des Xamtrailles, des du Guesclin, de Bayard, de mille autres, était une noble race et, Dieu aidant, elle put reconquérir la Normandie, la Guyenne et Bordeaux, et arracher des mains de nos ennemis toutes nos provinces.

La gloire militaire est vieille en France. Lorsque les anglais quittèrent le continent, honteusement chassés du pays où il ne conservaient plus que Calais comme pied à terre, la terre leur manqua, dit Chateaubriand, mais non la haine. Comment ne pas être saisi d'enthousiasme en présence de pareils résultats sociaux et ne pas accorder une admiration sincère à l'institution qui n'a pas désespéré du pays à l'agonie et l'a rendu à l'existence politique ? Jusqu'au moment où elle est tombée sans retour, la chevalerie a été grande et illustre ; ses traditions de gloire n'ont pas de lacune; les conquêtes des royaumes de Naples et de Milan, l'immortelle victoire de Fornoue, la journée de Marignan surnommée la bataille des géants, durant laquelle le vieux renom des bandes helvétiques, réputées jusqu'alors invincibles, vint se briser contre l'impétuosité de la gendarmerie française, prouvent qu'elle était encore jeune et pleine de force quand elle s'éteignit. Nous parlons d'une chose morte, que la louange au moins nous soit permise.

L'esprit de la chevalerie lui survécut; il sut inspirer les héros d'Arqués et d'Ivry, à cette époque où les cœurs battaient si fort; il guida les vainqueurs de Fontenay, et le souvenir de ces exploits fut peut-être pour les Thémistocles de la république un nouveau trophée de Miltiade.

Et qu'en présence de cette ardeur, on ne croie pas à une exagération volontaire ; qu'on ne nous accuse pas de chercher à établir un parallèle imprudent entre les diverses époques de notre histoire ou de vouloir imposer une critique aux temps où nous vivons. Loin de nous cette pensée ; nous ne croyons pas aux dégénérescences des peuples et nous repoussons avec énergie le système des décadences. De même, qu'au dire de Linné, plus grand philosophe naturaliste que Buffon, tout dans la nature s'accroît et s'améliore, de même les sociétés progressent en se transformant et un peuple ne peut pas dégénérer tant qu'il y a dans son sein autre chose que des hommes faibles et petits. La raison de nos transports est dans la supériorité manifeste de la société chevaleresque sur celle qu'elle était appelée à remplacer et dans la gigantesque impulsion qu'elle avait imprimée à la civilisation humaine.

Mais elle portait en elle, nous ne pouvons le dissimuler, des germes nombreux de destruction qui appelaient une ère nouvelle. Rien n'était plus susceptible de la sauvegarder que ses lois, mais il ne fallait pas confondre la spéculation avec la pratique. Sa piété, plus superficielle que profonde, attachait une plus grande importance aux pratiques extérieures et à l'observance ostensible qu'aux préceptes de l'évangile; l'esprit chrétien était moins suivi que la lettre; d'une doctrine ainsi comprise à l'irréligion il n'y avait qu'un pas, il n'y eut qu'un pas également du fanatisme chevaleresque au dédain de l'institution, le jour où l'on s'attacha plus à sa forme qu'à sa pensée, au luxe de ses costumes, à l'apparat de ses fêtes qu'à ses vieux et respectables usages. Mais son plus cruel ennemi fut le relâchement de ses mœurs, ce fut pour elle le vautour de Prométhée lui rongeant le foie sans relâche. Elle s'était placée, au point de vue de la morale, sur un terrain trop glissant, où l'impétuosité de ses passions lui ménageait une chute certaine. « La beauté des femmes, dit Mézeray12, rehaussait l'éclat des pompes féodales et au début cela eut de très-bons effets, cet aimable sexe ayant amené la politesse et la courtoisie, et inspirant la générosité aux âmes bien faites. Mais depuis que l'impureté s'y fût mêlée, et que l'exemple des plus grands eût autorisé la corruption, ce qui était autrefois une belle source d'honneur devint un sale bourbier de tous vices. » La triste expérience des peuples anciens conduit à regarder le dérèglement effréné des mœurs comme le signe précurseur d'une décomposition et d'une destruction sociales. Montesquieu et les écrivains les moins farouches s'accordent à reconnaître une des causes d'énervement de la société romaine dans les Bacchanales renouvelées des Dyonisiaques grecques, dans les Jeux Floraux et les Fêtes Eleusines, où les courtisanes paraissaient toutes nues, au dire d'Ovide et de Lactance, enfin dans l'affreuse dissolution qui accompagnait les festins et dont la description du pervigilium Priapi13 nous donne une faible idée. La luxure se donna ample carrière au moyen-âge. Elle voulut rattraper le temps perdu à la métaphysique de l'amour. Le moyne du Vigeois nous apprend qu'il a compté, à la fin du XIIIe siècle, plus de quinze cents concubines à la suite d'une armée. Joinville raconte que, pendant la seconde croisade de Saint Louis, le camp était infesté par les femmes de mauvaise vie et que le roi trouva, même à un jet de pierre de sa tente, plusieurs bordeaux que ses gens tenaient. Blanche de Castille avait embrassé un jour au pax Domini fit semper vobiscum une fille de joie qu'à la richesse de ses vêtements elle avait prise pour une personne de qualité. Aussi Louis VIII leur défendit-il de porter manteaux et ceintures d'or, par une ordonnance qui a donné lieu au proverbe : Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée. Chateaubriand rapporte que Guillaume de Poitiers avait fondé à Niort une maison de débauche sur le modèle d'une abbaye ; chaque religieuse avait une cellule et formait des vœux de plaisir ; une prieure et une abbesse gouvernaient la communauté, et les vassaux de Guillaume étaient invités à doter richement le monastère. M. Astruc, dans son savant traité des maladies vénériennes, parle des statuts établis par Jeanne de Naples, comtesse de Provence, pour le lieu public de débauche à Avignon, où la supérieure des femmes prostituées est qualifiée d'abbesse et de baillive. Ce règlement était à peu près le même que celui qui régissait la grande abbaye de Toulouse, dont parle dom Vaissette dans son histoire générale du Languedoc. — Brantôme, en parlant de l'armée que Philippe II envoya en Flandre contre les Gueux, dit qu'il y avait quatre cents courtifanes à cheval, belles & braves comme princeffes, & huit cents à pied, bien en point aussi. On voit un comte d'Armagnac épouser publiquement sa soeur. Chacun connaît les fureurs lubriques et les actes de sauvage barbarie commis dans les manoirs de Machecou, d'Ingrande et de Chantocé par Gilles de Laval, seigneur de Retz, devenu si célèbre dans la légende populaire sous le nom de Barbe-Bleue, épouvantail des imaginations juvéniles auxquelles il inspire un effroi plus terrible que celui de l'Ogre-Croquemitaine. L'histoire du Court-mantel est une des plus piquantes inventions des romanciers au moyen-âge pour donner une idée de la fidélité des femmes à cette époque. La prodigalité, qui est le corollaire du commerce assidu des femmes galantes minait les fortunes territoriales les mieux assises ; il n'est pas d'excentricité à laquelle le désir de paraître n'entraînât les chevaliers. Dans les tournois, on voyait les champions se présenter avec des vêtements ornés de paillettes d'or qui se brisaient dans la lutte sous le choc des épées et demeuraient le bénéfice des ménétriers et des baladins, comme plus tard Buckingham, à la Cour de Louis XIII, abandonnait nonchalamment les perles précieuses mal adaptées qui tombaient de son costume de cour. A un pas d'armes resté célèbre dans le Midi, près de Beaucaire, le comte d'Orange fit semer, au lieu de grains, dans la lice, trente mille pièces d'or avec le soc de la charrue comme largesse faite à la foule. La nouvelle morale était celle-ci : Chevaliers doivent prendre deftriers, ioufter, aller aux tournoyements, tenir table ronde, chaffer aux cerfs & aux conins, aux porcs-sangliers, aux lyons & autres choses semblables14. En vain les rois voulurent réglementer le faste ; le luxe et l'étalage qu'affichaient les courtisanes ruinèrent la noblesse féodale, et les poètes du temps jugeaient sainement les causes du mal. quand ils disaient :

Le loup blanc a mangié bonne chevalerie.

Je ne puis m'empêcher de considérer encore comme une des principales raisons de décadence l'abandon que fit la noblesse d'une de ses plus belles prérogatives : le droit de juger. Ce droit découlait de deux sources : la souveraineté royale et la souveraineté patrimoniale. Tout seigneur qui possédait des propres était seigneur justicier. Saint-Louis, sous le chêne de Vincennes, le baron féodal, dans la salle du conseil, étaient la double expression de la hiérarchie judiciaire. La couronne et l'épée, voilà les deux colonnes du temple de la justice, colonnes dont le couronnement était la croix, car voici ce que nous lisons dans le Conseil de Pierre de Fontaines, ami et conseiller de Saint-Louis, sur le devoir des magistrats : « Et quoique notre usage ne fasse pas apporter aux plaids la sainte image de Notre Seigneur, encore faut-il que, des yeux de ton cœur, tu la contemples toujours.» C'était une complication fort difficile que celle des lois à cette époque : le franc-aleu, le fief, l'arrière-fief, les terres nobles et non nobles, les biens de main-morte, les mouvances diverses étaient soumis à des réglementations spéciales qui tenaient en haleine les seigneurs jaloux de rester dignes de leur mission et de leur conscience. Quand, trop occupés par la guerre, les chevaliers se dessaisirent, sous Philippe-le-Bel, de l'administration de la justice, ils perdirent avec elle un de leurs plus précieux privilèges et la plus grande partie de leur influence. On créa plus tard des chevaliers ès-lois, des chevaliers lettrés pour les offices de judicature; mais ces promotions, faites en violation flagrante des règlements anciens, furent un coup fatal à l'institution. -Du jour où la chevalerie cessa d'être militaire, où il y eut une chevalerie ès-lois pour une noblesse de robe, pour des gradués et des légistes, où l'on se relâcha de la sévérité habituelle pour l'admission d'un nouveau membre, son prestige disparut et, à mesure que le titre était prodigué, la noblesse le prit en dédain et n'en voulut plus.

N'omettons pas, dans ce coup-d'oeil rétrospectif jeté sur le passé féodal, un des vices les plus fondamentaux de sa constitution, le défaut d'initiative intellectuelle, le manque de culture de l'esprit. Toute société, pour ne pas décheoir, doit se retremper constamment aux sources de l'intelligence; elle doit marcher à la tête du progrès, si elle ne veut pas être absorbée par lui ; si elle reste stationnaire, elle recule. C'est un dogme social que devraient ne pas perdre de vue ce qu'en France aujourd'hui on appelle les vieux partis. Bouder ou s'effacer n'est pas un principe politique, c'est une triste démission. On ne devient vieux parti que parce que l'on n'est plus de son époque. C'est ce que la féodalité ne comprit pas; au lieu de conduire le mouvement des idées, elle regarda comme travail mercenaire les occupations de l'esprit. Les gentilshommes refusaient même de signer à cause de leur noblesse.

Car chevaliers ont honte d'être clercs, dit le poète Eustache Deschamps. Lafontaine a finement critiqué ce dédain pour l'instruction dans le conte du Diable Papefiguere :

Je t'ai jà dit que j'étais gentilhomme, Né pour chômer & pour ne rien savoir.

Elle laissa la science se confiner dans quelques monastères. De même qu'en Egypte, dans la Chaldée, en Perse, dans l'Inde, dans la Gaule, l'instruction s'était concentrée chez les Hiérophantes, les Mages, les Gymnosophistes, les Brahmines et les Druides, de même en France les couvents et le clergé gardèrent pour eux seuls le dépôt sacré du savoir. La chevalerie oublia de prendre pour son compte le proverbe qu'elle répétait dans ses ballades et que Chartier nous a conservé : Un roi sans lettre est un âne couronné. Dans le pays de l'intelligence, le Tiers-Etat, qui profita seul de cette rosée céleste, devait forcément prendre le dessus au jeu de bascule politique.

Mille autres motifs pourraient être ajoutés à cette fatale nomenclature comme causes déterminantes de la ruine féodale, telles que l'établissement d'une police régulière, rendant sans objet la chevalerie pour la vindicte des injures individuelles ou le redressement des torts, et la création des armées permanentes nécessitée par l'indiscipline de cette milice; mais quelles que soient la valeur et l'importance de ces exhumations sociales, il n'en reste pas moins certain pour nous qu'elle succomba surtout par ses services, qui avaient rendu un nouvel ordre de choses possible. Elle ne pouvait être le dernier mot de l'histoire du monde...

À suivre...

1 GUIZOT. Histoire de la Civilisation en France, page 103. 2 Les batailles étaient des plus meurtrières. Thierry remporta en 612 une victoire sur son frère Théodebert, à Tolbiac, lieu déjà célèbre. Le meurtre fut tel des deux côtés, dit la Chronique de Fredegher, que les corps des tués, n'ayant pas assez de place pour tomber, restèrent debout, serrés les uns contre les autres, comme s'ils eussent été vivants. 3 France, Navarre, Bourgogne transjurane, Provence ou Bourgogne cisjurane, Lorraine, Allemagne, Italie. 4 Voir Dom Brial. 5 Histoire du Toidou, de Latour. C'est ce singulier usage qui a donné naissance à l'expression d'Amoureux transis. 6 GUIZOT, p. 261, Histoire de la Civilisation. 7 Symphorien Champier. Ordre de chevalerie, page 237, édition Perrin. 8 Guillaume de Machaut, dans un prologue de ses Ballades, dit que la nature lui a accordé sens, rhétorique et musique. 9 Dans le pays de Galles, il se tenait aussi, de temps à autre, de grandes luttes de chant et de poésie, appelées Eisteddfods. Il y en eut jusqu'au règne d'Elisabeth. 10 Vie de Duguesclin. 11 Plusieurs entreprises importantes, plusieurs expéditions lointaines, décidées par des chevaliers, eurent pour prélude, au moyenâge, des serments de la même nature. Le livre manuscrit de Gaces de la Bigne rapporte des Voeux du paon, et l'histoire mentionne un voeu du faisan, solennellement prononcé avant la Croisade contre les Turcs, en 1453. 12 Histoire de France sous Henri III, tome III. 3 PÉTRONE, caput XX et s. 14 Champier.

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Publié le par Rhonan de Bar
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HISTOIRE DE LA CHEVALERIE.

DEUXIÈME PARTIE.

COUP D'OEIL GÉNÉRAL SUR LA CHEVALERIE A SON ÉPOQUE DE COMPLÈTE FORMATION : CÉRÉMONIES, MOEURS, USAGES. (XIIIeSIÈCLE.)

CHAPITRE VII.

  1. La chevalerie complète. — II. Éducation chevaleresque : le page, l'écuyer. — III. Armement du chevalier. — IV. Devoirs du chevalier.

I.

La chevalerie est complète au 13ième siècle. Esprit religieux, tempéré par un généreux esprit d'humanité, esprit amoureux et galant, empire des dames, esprit de vaillance et de point d'honneur, rite, règle morale, fêtes, tournois, étiquette, romans de chevalerie, tout cela existe, est rassemblé, épanoui, et forme un ensemble brillant qui mérite véritablement le nom de chevalerie. Vous ne voyez plus le chevalier batailleur du 11ième siècle, homme grossier, sans principe moral et sans culture extérieure. Vous ne voyez plus le chevalier féroce de la première croisade, sans autres sentiments que celui de sa force et celui d'une piété farouche et haineuse. Vous ne voyez plus le chevalier troubadour, galant, impie, ne faisant que l'amour, chantant, courant le monde.

Toutes ces figures, qui ont passé successivement sous nos yeux, se sont rapprochées, touchées, confondues, comme dans un songe, et transformées en une figure nouvelle, le chevalier du 13ième siècle, le chevalier complet. Car c'est ainsi que les choses humaines changent à chaque instant d'aspect et composent incessamment des types plus parfaits.

Il faut donc s'arrêter au 13ième siècle pour examiner la chevalerie, et parce qu'elle est complète alors, et parce qu'elle commence à s'altérer ensuite. Bientôt elle va s'imiter elle-même, se raffiner à dessein, tomber dans l'affectation et l'extravagance. Certes, elle sera grande et sérieuse jusqu'à la fin avec les hommes sérieux ; mais trop de fois elle deviendra jeu, spectacle, fantaisie bizarre. C'est le sort de tout ce qui végète en ce monde où tout végète, plantes, animaux, hommes, sociétés, moeurs, institutions, de n'arriver à la maturité que pour passer bientôt à la décomposition, de naître et mourir sans cesse.

II.

Il faut bien se figurer que les chevaliers étaient l'aristocratie au moyen âge; Il fallait, au 13ième siècle, quatre quartiers de noblesse pour être fait chevalier ; plus tard on fut moins exigeant. Il n'y avait point de rapport entre les titres féodaux et le titre de chevalier. Les premiers marquaient une puissance politique, le second une simple dignité militaire et sociale. Les ducs, les comtes, tous les possesseurs de fiefs, tous les riches hommes, comme on les appelait, recherchaient et acquéraient la chevalerie ; les cadets, les déshérités de la noblesse féodale l'obtenaient également. Elle rassemblait sous le même nom les puissants et les faibles, les riches et les pauvres, et mettait de l'égalité au moins dans l'aristocratie.

Le chevalier n'était pas seulement un soldat : c'était un gentilhomme qui tenait son rang dans le camp et dans le château, dans les combats et dans les fêtes, en face de l'ennemi et auprès des dames.

C'était à la fois l'aristocratie de l'armée et la haute société du monde féodal. Il était plus encore : un protecteur du faible, de la religion, un gardien de la paix publique. On verra un peu plus loin toute l'étendue de ses obligations.

L'éducation chevaleresque devait donc former à la fois un soldat, un galant homme et, si je l'ose dire, un magistrat. Nous formons dans nos lycées des hommes plus éclairés et plus instruits; nous n'y formons ni des hommes de société ni des hommes de guerre. L'éducation chevaleresque avait une tâche plus vaste.

Elle ne séquestrait pas l'enfant. A peine retiré des mains des femmes à l'âge de sept ans, et confié à celles des hommes, il devenait page et commençait parla pratique même son éducation. Il servait à table, versait à boire, exerçait ainsi ses mains à l'adresse, son corps aux mouvements gracieux et aux bonnes manières, ses lèvres à l'aisance, à l'agrément, à la convenance parfaite du langage, son esprit à l'attention, à l'empressement de rendre service. Attaché à quelque personnage de distinction, homme ou femme, il accompagnait son maître ou sa maîtresse, portait leurs messages. Qu'on ne dise point que c'était une éducation de laquais. Cette domesticité de noble à noble n'avait rien d'humiliant. Le jeune page était comme en famille ; c'était comme s'il eût servi son père ou quelqu'un des siens. D'ailleurs on ne bornait point là son éducation. On prenait grand soin de lui enseigner la décence, les bonnes moeurs, le respect de la chevalerie et des preux, l'amour de Dieu et des dames.

Des simulacres enfantins des tournois le préparaient aux luttes sérieuses d'un âge plus avancé. Il passait ainsi sept années, attendant avec impatience ses quatorze ans pour sortir de pages et porter le beau nom d'écuyer.

Devenir écuyer, c'était en quelque sorte devenir homme. C'était la toge, comme disait Tacite de la framée des jeunes Germains. L'écuyer recevait l'épée : c'était son insigne. On ne lui mettait pas entre les mains de quoi donner la mort sans lui faire comprendre par une certaine solennité l'usage sérieux qu'il en devait faire. Son père et sa mère, cierge en main, le conduisaient à l'autel. Le prêtre y prenait l'épée et la ceinture, les bénissait et les attachait au côté du jeune homme.

L'écuyer débutait par des services peu différents de ceux du page; c'étaient les services de la salle à manger et du salon. Il était écuyer tranchant, comme Joinville qui, dans sa jeunesse, à la cour de saint Louis, tranchait devant le roi de Navarre; ou bien écuyer d'échansonnerie, de paneterie ; ou bien il était chargé de dresser les tables, de donner à laver à la fin du repas, d'enlever les tables, de préparer la salle pour le bal, de faire les honneurs. Ici l'écuyer était à la fois acteur et serviteur.

Il dansait avec les demoiselles de la suite des hautes dames, et, dès que la fatigue suspendait la danse, il courait chercher les rafraîchissements.

Aujourd'hui un cavalier fait quelques pas pour enlever sur le plateau qui circule une glace qu'il apporte à sa danseuse. L'écuyer faisait bien davantage. C'était lui-même qui portait par toute la salle les épices, les dragées, les confitures, le vin au miel qu'on appelait claré, le piment, le vin cuit, l'hypocras, enfin tous les toniques rafraîchissements dont nos pères faisaient usage. Je pense que ces rafraîchissements pouvaient avoir un peu plus de saveur présentés par un jeune et bel écuyer que par un domestique, et ce n'était peut-être pas l'épisode le moins piquant du bal. Un service supérieur à celui-là, et plus noble dans l'opinion du temps, était celui de l'écurie. Des écuyers habiles et éprouvés tenaient école et enseignaient aux écuyers plus jeunes l'art de soigner et de dresser les chevaux. Cet art était fort important.

Dans les tournois, dans les combats singuliers, la plus légère faute du cheval pouvait compromettre toute la justesse du coup de lance et toute l'adresse du cavalier.

L'écuyer entretenait les armes de son maître en bon et bel état, lui tenait l'étrier quand il montait à cheval, portait les diverses pièces de son armure, menait derrière lui les chevaux de bataille ou de rechange. Un chevalier n'avait pas toujours le corps chargé de sa lourde armure. Il la quittait ordinairement quand il entrait dans une église ou dans une noble maison. Souvent même il se rendait au combat avec un simple chaperon sur la tête et son seul haubergeon sur le corps. Ses écuyers portaient derrière lui, l'un son heaume, l'autre son écu, d'autres ses brassards, ses gantelets, sa lance, son pennon, son épée : arrivés en présence de l'ennemi, tous se réunissaient autour de lui, lui ajustaient les diverses pièces de son armure et lui mettaient en main les armes offensives.

Ils ne le quittaient pas dans le combat, tenaient tout prêts derrière lui un cheval frais, de nouvelles armes, l'aidaient à se relever s'il tombait, paraient les coups dont il était menacé.

Après ces divers services, l'écuyer arrivait enfin à celui qui était le plus estimé de tous, parce qu'il le rapprochait plus intimement de la personne même du seigneur ; et mieux valait, ce semble, soigner le seigneur que soigner ses chevaux. L'écuyer de corps était appelé écuyer d'honneur. Il accompagnait son maître dans sa chambre, l'habillait et le déshabillait. Au combat il portait sa bannière et poussait son cri de guerre. J'ai dit son maître, et maître était le mot consacré. C'était une domesticité dérivée des moeurs de la Germanie et changée par le changement des moeurs. Le compagnon rie déshabillait point son chef, qui ne quittait guère ses vêtements grossiers, et ne le couchait pas, faute de lit. Mais de la forêt germaine au luxueux château seigneurial du 13ième siècle, la distance était grande : le moyen âge était fort bien couché. Il inventa les grands, hauts, larges et bons lits qu'on ne voit plus que dans les musées. Pour les vêtements, ils étaient encore amples au temps de saint Louis; mais, cinquante ans plus tard, ils devinrent si justes et si compliqués qu'il était bon d'être aidé pour s'en défaire ou pour les mettre. Et qui eût voulu laisser aux valets le soin délicat de la personne du seigneur? On a vu se conserver jusque dans les cours modernes cette domesticité de la noblesse, mais avec d'autant plus de servilité que les mœurs s'en éloignaient davantage.

L'écuyer de quatorze ans, tout fier de porter l'épée encore lourde pour sa main, n'était qu'un apprenti. Mais l'écuyer de corps était accompli; il ne lui restait plus qu'à voyager pour compléter l'éducation chevaleresque. Permission obtenue, il se rendait dans les cours des pays éloignés, attentif à suivre partout les tournois, à observer les armes, les manières de combattre, les usages. C'était une étude sérieuse. L'écuyer diligent prenait des notes sur ses tablettes. Après cela, le noviciat de la chevalerie était terminé pour lui : les chevaliers le considéraient presque à l'égal d'un d'entre eux. Il était digne de devenir chevalier lui-même. Mais souvent il éloignait volontairement cet honneur, soit à cause de la dépense, soit pour attendre quelque occasion solennelle ; les plus pieux ne se croyaient pas dignes avant d'avoir combattu les infidèles; quelques-uns, conscience ou timidité, redoutaient d'aborder un rôle plus difficile que celui d'écuyer : car, comme dit un vieux livre de chevalerie, « vaut mieux être bon écuyer que un pauvre chevalier. »

III.

Sept ans poupon, sept ans page, sept ans écuyer, et le jeune noble était majeur; le bourgeois, à quatorze ans. Cette grande différence montre combien la profession de chevalier était jugée exiger plus de force et de sens que les humbles professions du peuple. On pouvait donc devenir chevalier à vingt et un ans. On vit dès l'origine quelques rares exceptions, et des chevaliers de dix-sept ou même de quinze ans; c'est qu'un développement précoce du corps et de l'esprit, peut-être quelques actions héroïques, les en rendaient dignes.

Dans la décadence de la chevalerie, on fit sans aucune raison des chevaliers de huit ans. Quant aux souverains et aux princes du sang, on pense bien qu'ils n'avaient que la peine de naître : ceux-là gagnaient la chevalerie sur les fonts de baptême. On faisait toucher à la petite main du petit être inerte une épée nue, et voilà un chevalier. Du Guesclin fit ainsi chevalier le duc d'Orléans, frère de Charles VI.

C'était une belle cérémonie que l'ordination d'un chevalier. A celle-là était réservé tout l'éclat, toute la pompe; à celle-là tout l'appareil, toute la minutie des rites, toute la rigueur des préceptes. L'Église ne consacrait pas seule le chevalier, comme l'écuyer; mais elle avait les prémices de cette consécration. La prise d'armes du chevalier commençait comme une prise de froc monacal. Par cette intervention dans un acte aussi important, l'Église se flattait de dominer l'esprit de la société militaire.

On doit reconnaître que, si elle cessa bientôt de le dominer, elle avait contribué beaucoup à l'élever.

Voici le postulant, un beau jeune homme, dans la force de l'âge, vigoureux, en belle chair et bonne santé. Il faut mortifier un peu cette chair : d'abord des jeûnes rigoureux, des nuits passées en prière dans la vaste et sombre église, ou dans la chapelle du château, en compagnie de ses parrains et d'un prêtre : c'est la veille des armes. Là son esprit se recueille, s'isole du monde, se prépare aux pensées sérieuses. Après cette retraite et cette pénitence, il se confesse, il communie. La purification des sacrements ne suffit point, on veut encore y ajouter des symboles visibles de pureté ; on lui fait prendre un bain, on le revêt d'habits blancs : double toilette du corps et de l'âme. Mortifié, confessé, lavé, voilà, ce semble, les espiègleries du page ou les méfaits de l'écuyer suffisamment effacés. Il est bon maintenant de lui renouveler un peu son catéchisme, car il faut que le chevalier sache bien ses devoirs de chrétien et qu'il ait présents à l'esprit les dogmes qu'il doit défendre. On ne lui épargne point les sermons, on lui explique les principaux articles de la foi et de la morale chrétienne. Après cela la préparation est complète : il prend son épée, la pend à son cou, se rend à l'église, et se présente à l'autel après la messe chantée; le prêtre célébrant prend l'épée, l'épée déjà bénie autrefois quand l'écuyer la reçut : mais depuis, qui sait les péchés qu'elle a commis ? il la bénit encore et la lui rend.

Le postulant a fini avec l'Église; maintenant c'est à la société laïque et militaire qu'il va demander une autre consécration. Le seigneur, assis dans sa chaire, l'attend, en grande réunion, soit dans l'église, soit dans la cour ou la grande salle du château. Le postulant le va trouver à pas lents et graves, les mains jointes, l'attitude recueillie, l'épée toujours pendue au cou. Arrivé devant le seigneur, il s'agenouille. « A quelle intention, lui demande

celui-ci, souhaitez-vous d'obtenir la chevalerie ? Si c'était pour être riche, vous reposer et vous faire honneur à vous-même plutôt qu'à la chevalerie, vous en seriez indigne et seriez à l'ordre de la chevalerie ce que le clerc simoniaque est à la prélature. » Il répond qu'il ne cherche ni la richesse, ni le repos, ni un vain éclat, mais qu'il travaillera à honorer la chevalerie. On lui lit un Serment en vingt-six articles, il les jure, et le seigneur lui accorde la chevalerie. Aussitôt un chevalier, plusieurs même s'approchent de lui. Ils lui attachent les éperons, en commençant par la gauche, ils lui passent le haubert, lui ajustent la cuirasse, les brassards, les gantelets, enfin lui ceignent l'épée.

Il se laisse faire, toujours à genoux, levant vers le ciel ses mains et ses yeux corporels et spirituels.

Alors le seigneur se lève de son siège et, prononçant ces paroles : « Au nom de Dieu, de saint Michel et de saint Georges, je te fais chevalier, » il lui donne trois coups du plat de son épée sur les épaules ou sur le cou. C'est la colée ou accolade. Quelquefois un léger coup de la paume de la main sur la joue remplaçait le coup de l'épée : c'était la paulmée. Les paroles pouvaient varier aussi, et le postulant désigner le saint de sa dévotion particulière.

Par la vertu de l'accolade, le chevalier est créé, adoubé (adopté). On lui donne le heaume, l'écu, la lance, qu'il peut porter désormais, et on lui amène son cheval. Il s'y élance et le fait caracoler avec la joie naïve de ce jeune héros de roman qu'Alexandre vient d'armer chevalier. « Adonc regarde haut et bas, et lui est advis que c'est belle chose d'un homme quand il est armé. Il prend son heaume, son écu, saute sur son cheval, se dresse et s'affermit sur ses étriers, se rassemble dans ses armes et se met à brandir sa lance autour de sa tête, souhaitant de tout son coeur d'avoir quelqu'un avec qui jouter. » -

Après avoir témoigné sa joie et son orgueil par une brillante parade, le nouveau chevalier doit chevaucher parmi la ville, se montrer à tous, pour que chacun sache qu'il est chevalier et désormais obligé de défendre et maintenir l'honneur de la chevalerie.

La cérémonie tout à fait achevée, les fêtes commencent à la cour du seigneur ; grands festins, joutes, tournois, tous les divertissements des fêtes de chevalerie ; grande distribution de présents : le seigneur ne s'y doit point épargner : riches robes, manteaux fourrés, armes, joyaux, tout le monde, chevaliers et écuyers conviés à la fête, se pare de ses largesses. Le nouveau chevalier aussi serait honni s'il ne se montrait pas en ce jour aussi généreux qu'il peut l'être. Il doit bien faire des cadeaux, lui qui vient de recevoir le magnifique cadeau de la chevalerie.

L'ordination du chevalier était à elle seule le sujet d'une fête brillante. Mais ordinairement elle recevait encore un bien plus grand éclat de la circonstance solennelle que le futur chevalier avait soin de choisir. C'était quelque grande fête de l'Église, surtout la Pentecôte, quelque grande solennité de la cour, publication de paix ou trêve, sacre ou couronnement des rois, naissance, baptême, fiançailles, mariages des princes ; on choisissait encore volontiers le jour où quelque prince recevait la chevalerie. Philippe, fils de Philippe le Bel, fit chevalier, à la Pentecôte, ses trois fils, et ceux-ci firent aussitôt quatre cents chevaliers. Ce fut une grande fête, comme on le pense bien, et par la solennité religieuse, et par la qualité des trois principaux impétrants, et par le nombre des autres. Le chevalier aimait à dater sa chevalerie de quelque journée importante. C'est pour la même raison qu'on faisait beaucoup de chevaliers sur les champs de bataille.

Là toute la cérémonie se bornait à l'accolade. On en fit quatre cent soixante-sept avant celle de Rosebecque, cinq cents avant celle d'Azincourt. Mais je ne crois pas que cet usage ou au moins cette prodigalité se rencontre au 13ième siècle. Il y avait quelques inconvénients à faire des chevaliers avant la bataille. Deux armées se trouvèrent un jour en présence. Le combat étant retardé, on fit par passetemps des chevaliers ; puis le combat n'eut pas lieu et l'on se sépara sans avoir fait autre chose. Un lièvre passa devant le front de l'armée française : les chevaliers de ce jour furent appelés chevaliers du lièvre. Brantôme, au 16ième siècle, était aussi d'avis qu'il valait mieux donner la chevalerie après qu'avant le combat ; car tel recevait alors l'accolade qui ensuite « s'enfuyait à bon escient de la bataille.... et voilà une chevalerie et une accolade bien employées. »

IV.

Le bruit des fêtes dissipé, le chevalier se trouvait en présence de ses devoirs : Chevaliers en ce monde-cy Ne peuvent vivre sans soucy.

C'était une sorte de magistrature publique dont on venait de l'investir, et même une sorte de sacerdoce. Les écrivains ecclésiastiques qui ont écrit sur la chevalerie aiment à comparer l'ordre de la chevalerie avec celui de la prêtrise, les ornements du prêtre à l'autel avec les armes du chevalier. Ils comparent aussi la société à un corps dont l'Église est la tête, les chevaliers les bras, et les artisans les membres inférieurs. Les bras doivent défendre la tête, d'où ils tirent leur influence, et les membres inférieurs, qui leur donnent la nourriture.

A la messe, pendant l'évangile, le chevalier tenait son épée nue, la pointe en haut, prêt à défendre par le fer le livre et la doctrine. Ces mêmes écrivains exigent des chevaliers sept Vertus dont trois théologales : foi, espérance et charité, et quatre cardinales : justice, prudence, force et tempérance. Un romancier plus mondain exige à son tour largesse et courtoisie : pour lui ce sont les vertus principales, les deux ailes de la chevalerie.

Voici quelques vers d'Eustache Deschamps, poète du 14ième siècle, qui résument avec concision tous les devoirs de la chevalerie :

Vous qui voulez l'ordre de chevalier,

Il vous convient mener nouvelle vie,

Dévotement en oraison veiller,

Péché fuir, orgueil et vilainie ;

L'Église devez défendre,

La veuve, aussi l'orphelin entreprendre (protéger) ;

Être hardis et le peuple garder,

Prud'hommes loyaux, sans rien de l'autrui prendre :

Ainsi se doit chevalier gouverner.

Humble coeur ait, toujours doit travailler

Et poursuivre faits de chevalerie,

Guerre loyale ; être grand voyagier,

Tournois suivre, et jouter pour sa mie.

Il doit à tout honneur tendre

Pour qu'on ne puisse en lui blâme reprendre,

Ni lâcheté en ses oeuvres trouver ;

Et entre tous se doit tenir le moindre :

Ainsi se doit chevalier gouverner.

Il doit aimer son seigneur droiturier,

Et dessus tout garder sa seigneurie;

Largesse avoir, •être vrai justicier;

Des prud'hommes suivre la compagnie,

Leurs dits ouïr et apprendre,

Et des vaillants les prouesses comprendre,

Afin qu'il puisse les grands faits achever,

Comme jadis fit le roi Alexandre :

Ainsi se doit chevalier gouverner.

Admirables commandements de la chevalerie ! Honneur à ce vieux et mâle langage dont chaque vers trace un devoir, non pas seulement d'honnêteté, mais de vertu militante et infatigable, de protection des faibles, de recherche constante de l'honneur et de la gloire légitime, de noble galanterie, de libéralité, de modestie, de loyauté, de fidélité, d'étude des bonnes moeurs, d'empressement à s'instruire. C'est dans ce moule que furent jetées ces vieilles maximes héroïques dont l'accent retentit encore trois siècles plus tard dans le grand écho de Corneille :

Fais ce que dois, advienne que pourra.

Et cette autre, à la fois de loyauté dans le combat et de modestie dans la victoire :

Un chevalier, n'en doutez pas,

Doit férir haut et parler bas.

Et cet admirable cri des hérauts d'armes dans les tournois en l'honneur des vainqueurs :

Honneur aux fils des preux !

Non pas honneur aux preux! car, dit un vieux livre, « nul chevalier ne peut être jugé preux si ce n'est après le trépassement. Nul n'est si bon chevalier au monde qu'il ne puisse faire une faute, voire si grande, que tous les biens qu'il aura faits devant seront annihilés. »

Preux était un noble adjectif ; le preux n'était pas seulement le vaillant, c'était celui qui remplissait tous les devoirs de la chevalerie.

C'est par cette belle règle de conduite et ces principes élevés que se formèrent ces types de chevaliers dont la France s'est honorée depuis le 13ième siècle jusqu'au 16ième.

On est émerveillé de voir apparaître une telle beauté morale au milieu de la barbarie féodale. Qui donc dompta et adoucit le féroce batailleur? Qui, de la belle féodale, fit un chevalier? Deux grandes puissances du temps : l'Église et les dames. Nous avons assez parlé de l'Église; parlons des dames.

CHAPITRE VIII

Les dames. — L'amour. — Le mieux de tout bien.

Les femmes, qu'on appelle la plus belle moitié du genre humain, ont toujours obtenu l'amour, quelquefois l'obéissance des hommes. La dure antiquité païenne ne s'était guère laissé séduire. Elle avait joui de la femme par le droit du plus fort, sans lui rien céder. La bonté d'âme des peuples germaniques, la douceur de l'Évangile, un état politique différent, ouvrirent à la pauvre opprimée une carrière qu'elle parcourut bientôt en triomphe.

La loi salique est la seule des lois barbares qui exclue la femme de quelque partie de l'héritage paternel. On en a fait, une très-fausse application au trône de France. Dans tous les autres codes barbares, la fille succède, à défaut des fils, à tous les biens paternels. Quand ces biens, avec le régime féodal, devinrent des fiefs, l'héritière reçut avec la terre les titres, la puissance militaire, les droits de justice. De telles héritières étaient respectées

comme une puissance et courtisées comme une fortune. Éléonore de Guyenne épousa le roi de France et le roi d'Angleterre. Elle aurait épousé, si elle eût voulu, tous les rois de l'Europe. Les Sarrasins s'étonnèrent quand leur prisonnier, Louis IX, traitant pour sa rançon, leur demanda d'écrire d'abord à la reine. Il leur dit que c'était bien raison qu'il fît ainsi, puisqu'elle était « sa dame et sa compagne. »

Héritière féodale, châtelaine, compagne et égale du seigneur, associée à son existence et à ses titres, duchesse s'il était duc, comtesse s'il était comte, et même chevaleresse (equitissa, militissa) s'il était simplement chevalier, la femme tenait un noble rang dans la société féodale.

Elle obtint de bonne heure davantage : sa faiblesse gracieuse lui valut une déférence qu'on est assez surpris de trouver d'abord dans les cloîtres.

A Fontevrault, plus tard au Paraclet, et dans la plupart des lieux où se trouvèrent réunis un couvent d'hommes et un couvent de femmes, les femmes avaient la supériorité sur les hommes, et l'abbesse sur l'abbé, au moins pour les choses temporelles. La charte de Bigorre, dès 1097, favorisait une dame autant qu'une église ou un monastère : celui qui se réfugiait auprès d'elle était en sûreté pour sa personne, à la condition de restituer le dommage.

Cette nouvelle situation de la femme rendit l'amour de l'homme plus respectueux; le mysticisme chrétien le rendit plus idéal. C'est au commencement du 12ième siècle qu'Héloïse et Abélard s'aimèrent. Tout le monde sait comment ils s'aimèrent, avec quel dévouement audacieux, avec quelle délicatesse profonde et quelle rare noblesse de sentiments. Abélard offre à Héloïse la réparation du mariage : Héloïse la refuse. Elle veut demeurer amante et non devenir épouse, afin que son amour soit toujours un libre don de son âme, et non une nécessité de l'union conjugale. Ce désintéressement étrange, ce sacrifice suprême, c'est l'héroïsme de l'amour féminin. A cette hauteur, On est dans le sublime. On est tout surpris de voir jusqu'où atteignit le plus délicat des sentiments humains au commencement du XII° siècle, en ces temps barbares. Héloïse et Abélard n'appartiennent point, il est vrai, au monde chevaleresque; ils vivent à l'ombre de l'église et du cloître, dans les travaux les plus purs de la pensée. Mais ces deux mondes, celui qui méditait et celui qui combattait, n'étaient pas si complétement séparés. Abélard, sans aller plus loin, n'était-il pas, par sa naissance, noble et destiné à porter les armes, si son grand esprit n'eût dédaigné ce métier brutal ? Il était l'aîné de sa famille ; il se fit le cadet, et il se jeta dans ces superbes luttes de la parole - et de la pensée, si supérieures aux combats de la lance et de l'épée.

L'amour, animé d'une tendresse si sublime dans l'obscure retraite des bords de la Seine, s'inspirait, à la même époque, dans le monde chevaleresque et brillant du midi de la France, des plus nobles pensées. Les troubadours l'ennoblirent en le chantant. Ils ne le représentèrent pas seulement comme un plaisir, mais comme le ressort de l'âme et le mobile des belles actions. « Quiconque veut aimer, disait déjà Guillaume de Poitiers, doit

être prêt à servir tout le monde ; il doit savoir faire de nobles actions et se garder de parler bassement en cour. » Cette théorie se répandit et se compléta.

Un siècle après, Raimbaud de Vaqueiras l'exprimait admirablement par ses vers et par toute sa vie.

Ce troubadour, né près d'Orange en Provence, était fils d'un vieux chevalier pauvre et idiot ; il laissa le triste héritage paternel, et se lança à la cour brillante de Boniface, marquis de Montferrat.

Il y fut fait chevalier. Bientôt il s'éprit de la soeur du marquis. Elle n'était pas mariée et, portait ce nom de Béatrix, si commun dans ces contrées, mais depuis environné par Dante des rayons de la gloire céleste. Raimbaud célébrait sa Béatrix dans de tendres chants; il l'appelait, par quelque allusion que j'ignore, son beau chevalier.

Pourtant il n'osait lui avouer son amour. Il imagina d'explorer, par une voie détournée, l'esprit de la princesse, et de chercher à reconnaître d'avance l'accueil qu'il en pouvait espérer. Il lui de manda un entretien, des conseils dans une situation difficile. Quand ils furent seuls, il lui confia qu'il aimait une grande dame de la cour, une sévère beauté, qui le tenait, sans le savoir, dans une dure souffrance; car il n'avait pas encore osé lui parler, et pourtant il se sentait mourir. Que devait-il faire? Parler, et affronter une réponse redoutable, ou se taire, et mourir dans le silence?

« Bien convient-il, Raimbaud, lui répondit Béatrix d'une voix douce et rassurante, que tout fidèle ami qui aime une noble dame craigne de lui montrer son amour. Mais plutôt que de mourir, je lui conseille de parler et de prier la dame de le prendre pour serviteur et pour ami. Et je vous assure bien que, si elle est sage et courtoise, elle ne tiendra pas la demande à mal ni à déshonneur, et qu'au contraire elle n'en estimera que davantage celui qui l'aura faite. Je vous conseille donc de dire à la dame que vous aimez ce que ressent votre cœur, et le désir que vous avez d'elle, et de la prier de vous prendre pour son chevalier. Tel que vous êtes, il n'y a dame au monde qui ne vous retînt volontiers pour chevalier et pour serviteur. »

Béatrix parlait pour elle-même, et le savait bien.

Fidèle à sa promesse indirecte, elle adopta Raimbaud pour son chevalier. Cette union de coeur, si gracieusement nouée, ne dura pas : je ne sais à qui fui la faute, mais Raimbaud fut inconsolable.

Un regret mélancolique anime toutes ses chansons, et les dernières de sa vie parlent encore de son beau chevalier. Il choisit bien d'abord une autre dame : elle fut infidèle au bout d'un an ! Ainsi maltraité par l'amour, un chevalier n'était qu'un matelot sans étoile. Raimbaud chercha des distractions, un but, dans les travaux de la vie chevaleresque. « Ma dame et mon amour ont beau m'avoir faussé leur foi et mis à leur ban, s'écrie-t-il, ne croyez pas que je renonce aux entreprises glorieuses et que j'en laisse déchoir mon honneur. Galoper, trotter, sauter, courir, les veilles, les peines et les fatigues, vont être désormais mon passe-temps. Armé de bois, de fer, d'acier, je braverai chaleur et froidure; les forêts et les sentiers seront ma demeure ; les sirventes et les descorts mes chants d'amour, et je maintiendrai les faibles contre les forts. Néanmoins.... « Oh! la chose difficile en chevalerie que de se passer d'amour! Raimbaud ne peut se faire à cette idée qui le tourmente sans relâche. « Néanmoins.... ce serait un honneur pour moi de trouver une noble dame", belle, avenante et de haut prix, qui ne se fit pas un plaisir de mon mal, qui ne fût point volage, ni crédule aux médisants, et ne se fît pas prier trop longtemps; je m'accorderais volontiers à l'aimer, s'il lui plaisait... » Entendez-vous ses griefs discrètement exprimés? Mais il triomphe enfin, il brusque, il rompt avec l'amour. « Ma raison surmonte enfin la folie qui m'a possédé tout un an, pour une infidèle de coeur

bas. La gloire me plaît tant qu'elle suffit pour me donner de la joie et dissiper mon chagrin en dépit d'amour, de ma dame et de mon faible coeur : je suis affranchi de tous les trois, et j'apprendrai à noblement agir sans eux. J'apprendrai à bien servir en guerre, parmi les empereurs et les rois, à faire parler de ma bravoure, à bien faire de la lance et de l'épée. Vers Montferrat, vers Forcalquier, je vivrai de guerre, comme un chef de bande. Puisqu'il ne me revient aucun bien de l'amour, je m'en dégage, et que le tort en soit à lui. » A la profondeur des regrets et du dépit du chevalier, mesurez celle de sa déchéance, telle qu'il la ressentait dans son âme. Renoncer à l'amour!... c'est sagesse, disent à leurs fils les pères vénérables. O anciens de ce temps-ci, vous ne l'entendez point comme les anciens de ce temps-là ! Renoncer à l'amour, pour tout chevalier, vieux comme jeune, c'était folie, et la sagesse était dans l'amour.

Qui ne sait que l'homme trouve toujours une théorie prêle pour se justifier? Ainsi fait Raimbaud.

Il imagine un paradoxe, oui, un paradoxe antichevaleresque, et le voici : « Un homme peut bien, s'il veut s'en donner la peine, être heureux et monter en prix, sans amour : il n'a qu'à se garder de bassesse et mettre tout son pouvoir à bien faire. »

Mais il sent si bien la témérité, la fausseté de ce qu'il avance, qu'il y revient aussitôt et confesse enfin la vertu de l'amour dans cette strophe remarquable : «Toutefois, si je renonce à l'amour, je renonce, je le sais, au mieux de tout bien. L'amour améliore les meilleurs et peut donner de la valeur aux plus mauvais. D'un lâche, il peut faire un brave; d'un grossier, un homme gracieux et courtois ; il fait monter maint pauvre en puissance. »

Jeté dans la quatrième croisade, à la suite du marquis de Montferrat, qui devint roi de Thessalonique, comblé par lui de terres et de richesses, il se sentait toujours chevalier imparfait, parce qu'il n'avait, plus d'amour. Il voyait bien chaque jour de belles armures, de bons hommes d'armes, des machines de guerre, des combats, des sièges ; il entendait crouler tours et murailles ; il courait par tout sur son beau destrier,- en belle armure, cherchant combats et prouesses et s'avançant en pouvoir et en honneur: mais tout cela n'était rien.

« C'en est fait; j'ai perdu mon beau chevalier! Ah! je me sentais bien plus puissant quand j'aimais et j'étais aimé, quand mon coeur était exalté d'amour! »

Veut-on savoir comment finit le désolé Raimbaud ?

Il fut tué dans un combat contre les Turcs ou les Bulgares, et termina sa triste existence bien loin des lieux où avait commencé son malheur.

On ne saurait trouver ailleurs une plus parfaite expression des sentiments de la chevalerie sur l'amour. L'antiquité, par ses traditions, ses poètes, avait méprisé l'amour de la femme, comme la femme elle-même. Hercule, aux pieds d'Omphale, prend la quenouille; Pâris, le ravisseur d'Hélène, n'est qu'un homme de peu de valeur ; Énée ne s'arrête au rivage de Carthage que par une malédiction de Junon. Même dans l'histoire, le sort d'Antoine et de Cléopâtre était devenu comme un apologue qui prouvait les funestes effets de l'amour sur la vertu de l'homme. L'homme, en aimant la femme, devenait femme, perdait sa virilité et sa vertu. Et voici maintenant que le moyen âge honore l'amour de la femme comme la femme elle-même. Cet amour devient un sentiment qui ennoblit l'homme au lieu de l'avilir, le transforme en bien, le transfigure par une sorte de magie, exalte et élève ses forces au-dessus de l'ordinaire. Sans l'amour, il n'est ni méchant ni bon, il n'est rien; il est comme mort. L'amour le conduit au mieux de tout bien, suivant la belle expression du poète, l'anime du feu sacré et de cette noble exaltation que les Provençaux appelaient le joy ; on disait qu'un chevalier devait être joyeux, c'est-à-dire exalté, héroïque. Le joy est le

masculin de la gioia, la joie, la gaieté, qui est aussi un épanouissement de l'âme. « J'entends par joie, dit Spinoza, une passion par laquelle l'âme passe à une perfection plus grande, et par tristesse une passion par laquelle l'âme passe à une moindre perfection. » Voilà les troubadours d'accord avec le plus rigoureux des philosophes.

CHAPITRE IX.

De la pureté de l'amour chevaleresque.

Cet amour, père des nobles actions, devait, selon les bonnes règles de la chevalerie, demeurer un amour pur. Ce n'était autre chose qu'une vassalité, un hommage à la manière féodale. Seulement le suzerain était une femme ; les titres de suzeraineté, la beauté et la grâce; le fief, l'amour; et les services, des actes d'héroïsme et de courtoisie. La cérémonie de cet hommage était tout à fait semblable à celle de l'hommage féodal. Le chevalier se mettait à genoux devant sa dame, plaçait ses mains dans les siennes, et se déclarait ainsi son chevalier; elle, de son côté, s'avouait la dame du chevalier et lui donnait son amour. Quelquefois aussi l'amour chevaleresque prenait la forme, non moins chaste, d'un voeu monastique. Au milieu du 13ième siècle, cent chevaliers se tonsurèrent pour la comtesse de Rodez.

Le chevalier exigeant n'entend rien à l'amour, si j'en crois un troubadour. Ce n'est plus amour, ce qui tourne à la réalité. C'est assez qu'un ami ait de sa dame anneaux et cordons, il doit s'estimer l'égal du roi de Castille. Belle théorie, beau troubadour ! L'avez-vous bien pratiquée ? Je ne le pense pas, car vous avez composé, ou, si ce n'est vous, c'est quelqu'un des vôtres, certain chant bien joli, mais d'un usage bien profane. Quand un chevalier passe la nuit dans les bras de sa maîtresse, il laisse au pied de la tour un ami dévoué qui guette la venue du jour et lui chante l’aubade à la première aube. L'ami veille au pied de la tour et prie Dieu et le fils de Marie de protéger son compagnon en adultère : «Roi de gloire, vraie lumière, Dieu puissant, secourez, s'il vous plaît, fidèlement mon compagnon; je ne l'ai pas vu depuis la nuit tombée, et voici bientôt l'aube. Beau compagnon, dormez-vous encore? C'est assez dormir.... J'ai vu, grande et claire à l'orient, l'étoile qui amène le jour. J'entends gazouiller l'oiseau qui va cherchant le jour par le bocage et j'ai peur que le jaloux ne vous surprenne, car voici bientôt l'aube. Beau compagnon, mettez la tête à la petite fenêtre, regardez le ciel et les étoiles qui s'effacent.... » Longtemps le guetteur chante en vain. Enfin il est entendu, et une douce voix murmure dans le silence : « Ah ! plût à Dieu que la nuit n'eût pas de fin, et que la guette ne vît ni jour ni aube! mon ami ne s'éloignerait pas de moi. O Dieu! ô Dieu! que l'aube vient vite! Beau doux ami, encore un jeu d'amour dans ce jardin où chantent les oiseaux !... 0 Dieu ! ô Dieu! que l'aube vient vite! »

CHAPITRE X.

L'amour chevaleresque et le mariage.

Amour et mariage étaient considérés comme deux choses, non-seulement distinctes, mais contradictoires. Le mari qui eût voulu être le chevalier de sa femme eût fait une sottise, une chose inutile, sans objet et même contraire à l'honneur, suivant un troubadour. Car, dit-il, la bonté ni de l'un ni de l'autre ne pourrait s'en accroître ; il n'en résulterait pour eux rien de plus que ce qui existait déjà. Faveurs d'amour peuvent se mettre à haut prix; faveurs d'épouse sont exigibles et ne s'appellent plus faveurs.

Une noble dame mariée était courtisée par deux chevaliers ; elle préféra l'un d'eux et le prit pour son chevalier, promettant à l'autre de le prendre à son tour, si le premier venait à mourir ou était infidèle : il n'était pas permis à une dame d'avoir deux chevaliers. Ce fut l'époux qui mourut, et le chevalier de la dame devint son époux. L'autre se présenta et rappela la promesse. « Quoi! Lui dit la dame, n'ai .je pas toujours mon chevalier

Il n'y voulut point entendre. « Ce n'est plus voire chevalier, lui disait-il ; c'est votre époux. On ne peut être à la fois époux et chevalier de la même dame. Il meurt comme chevalier de sa dame, celui qui devient son époux. » Le cas était litigieux : il fut porté à Éléonore de Guyenne, qui avait une grande réputation d'habileté à juger les procès d'amour; elle donna raison au plaignant, et obligea la dame de le nommer son chevalier.

Si le mariage est une nécessité sociale et l'amour une nécessité naturelle, et si pourtant ils ne peuvent se confondre, il faut trouver moyen de les faire vivre l'un à côté de l'autre : nos ancêtres y avaient réussi. A l'union grave, tranquille, indissoluble, consacrée par l'Église, la société chevaleresque adjoignait ou opposait une autre union passionnée, volontaire et libre. Les deux sexes étaient unis par deux liens différents : celui de la loi et celui de l'amour, toujours séparés. C'étaient comme deux mariages d'espèces diverses : l'un pour engendrer des enfants, l'autre de belles actions. La contrefaçon chevaleresque du mariage avait le plus grand succès en dépit de l'Église, parce qu'elle était d'accord avec les passions. L'Église et l'époux défendaient le mariage consacré ; la société chevaleresque prenait fait et cause pour l'amour. On en a déjà vu plus d'un exemple. En voici un célèbre qui flotte entre l'histoire et la légende.

Guillaume de Cabestaing était le plus charmant des pages, le mieux appris, le plus courtois, enfin une promesse du plus accompli chevalier. Il devint écuyer au service de Raimond, seigneur du château de Roussillon. Un jour de belle humeur et d'aveuglement conjugal, ce seigneur voulut faire une galanterie à sa femme, et lui donna Guillaume comme écuyer d'honneur. La dame était jeune et belle : elle fut touchée du présent. La vue du bel écuyer troublait Marguerite; la vue de Marguerite troublait le bel écuyer. Il célébrait dans des chansons une châtelaine qu'il n'osait nommer. Un jour il rencontra Marguerite au détour d'une allée, tomba à ses pieds, avoua tout. Marguerite s'évanouit sur un banc de gazon : en rouvrant les yeux elle vit le bel enfant à genoux près d'elle, confus et pleurant son extrême audace; enivrée, elle l'attira sur ses lèvres, et Guillaume, la prenant pour sa dame, lui jura un pur et éternel amour. Si le serment fut gardé de tout point, je ne sais. Un jour, des propos médisants arrivent à l'oreille de Raimond; la colère s'empare de lui, il monte à cheval et court vers un de ses domaines où Guillaume s'exerçait à la chasse au faucon.

« Le nom de la dame que tu aimes ? lui crie-t-il du plus loin qu'il l'aperçoit.

–Seigneur, vous savez que les lois de la chevalerie ordonnent que l'on ne cache rien à sa dame et que jamais on ne parle d'elle.

– Son nom ! » répond Raimond en fureur en portant la main à son épée.

Forcé de parler, l'écuyer nomme Agnès, soeur de Marguerite. Raimond, douteux, le mène chez Agnès. Celle-ci s'étonne d'abord, puis devine l'embarras de Guillaume et s'avoue sa dame. Le jaloux était joué, tout allait bien. Marguerite perdit tout par un excès d'amour. Elle fut jalouse d'Agnès, et lui envia ce court instant où Guillaume l'avait nommée sa dame. Elle exigea des chansons où elle fût elle-même clairement désignée par son nom de Marguerite. Ces chansons tombent aux mains de Raimond. Il feint d'ignorer, il emmène Guillaume en chasse, tout seul avec lui, dans une forêt voisine. Le ciel est sombre, la forêt est sombre, le chevalier est sombre. Il chevauche en silence, vite, longtemps, dans des lieux déserts : Guillaume le suit. Tout à coup il se retourne, et, d'une voix tonnante : « Traître et déloyal écuyer, s'écrie-t-il, tu as attenté à l'honneur de ton seigneur légitime ! voici ton châtiment; » et il lui plonge son épée dans le sein. Puis il lui coupe la tête, l'éventre et lui retire le foie; il rentre : « Prépare, dit-il au cuisinier, ce foie de sauvagine; c'est le mets favori de ma femme. » La dame prend son repas ; l'époux la suit des yeux avec une joie féroce. Quand elle a fini :

« Comment avez-vous trouvé ce gibier, madame ?

— Excellent, monseigneur.

— Je le crois bien, dit le barbare en montrant la tête livide du pauvre écuyer, car c'est ce que vous avez le mieux aimé.

— Oui, excellent, reprend Marguerite, folle de douleur, et ce mets est si délicieux que je n'en veux plus manger d'autre.»

Elle s'élance par la fenêtre et tombe morte au pied des murs.

Un cri d'horreur s'éleva dans tout le Midi. Seigneurs, chevaliers, dames et damoiselles crièrent vengeance contre le monstre qui avait violé toutes les lois de la chevalerie par un acte d'épouvantable férocité. Alfonse, roi d'Aragon et comte de Provence, fit arrêter Raimond, son vassal, comme félon et traître, ravagea ses terres, incendia son château et fit réunir dans un même et somptueux tombeau les restes de la belle Marguerite, dame de Roussillon, et ceux du bel écuyer Guillaume de Cabestaing.

Les Grecs se sont coalisés pour Ménélas ; les chevaliers auraient pris les armes pour Paris, à condition que Paris eût été bon chevalier!

 

Saint Matthias 2016.

HISTOIRE DE LA CHEVALERIE. J.LIBERT
HISTOIRE DE LA CHEVALERIE. J.LIBERT
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Publié le par Rhonan de Bar
Publié dans : #CHEVALERIE

HISTOIRE

DE LA CHEVALERIE.

PREMIÈRE PARTIE.

NAISSANCE DE LA CHEVALERIE. — ÉPOQUE RELIGIEUSE DE LA CHEVALERIE. — CHEVALERIE PROVENÇALE.

(XIe, XIIe ET XIIIe SIÈCLES.)

CHAPITRE I.

Origines. — Les Germains.

            Tout le monde sait à peu près ce que c'est que la chevalerie ; mais personne ne sait bien comment elle a pris naissance. C'est un point d'histoire encore obscur. Est-elle fille de l'Europe ou de l'Asie? Les romans arabes ont fasciné quelques savants, ils voient la chevalerie sortir du désert. Il n'est peut-être pas besoin d'un examen bien approfondi de ces romans pour reconnaître qu'ils se trompent. Suivons le bon sens : il indique l'Europe, où la chevalerie est devenue quelque chose de complet, tandis que la meilleure volonté du monde n'en pourrait trouver ailleurs que des rudiments forts grossiers et forts douteux. Quand une institution atteint son plus complet développement dans un lieu et dans une race, il est probable que c'est là qu'elle est née ; car c'est là qu'elle a dû rencontrer le plus de circonstances favorables pour naître comme pour se développer. Ce pays, pour la chevalerie, c'est l'Europe, et cette race, la germanique. C'est donc en Europe et chez les anciens Germains qu'il faut chercher les germes primordiaux du développement moral et social qui, mille ans plus tard, s'est produit sous le nom de chevalerie. Nous avons des anciens Germains un portrait de maître, de Tacite. Il suffit d'y jeter les yeux pour y reconnaître tout de suite des traits de mœurs et de caractère dont on sait, dont on verra bientôt que les analogues se retrouvent dans la chevalerie : l'habitude d'être toujours en armes ; la solennité avec laquelle on en revêt le jeune homme comme du signe de sa virilité et de son avènement civique ; son empressement à chercher un chef illustre qui le mène aux aventures ; la formation de la bande ; les expéditions lointaines ; la noble émulation du chef et des compagnons ; le libre engagement de ceux-ci , suivi de l'inviolable devoir de mourir avec lui ; les chevaux, les framées, les banquets qu'il leur donne sous le feuillage; l'amour passionné de la guerre, seule occupation de ce monde, délicieuse espérance pour le Walhalla; l'isolement dans le combat, la fougue frénétique, l'impatience de toute discipline, au point que les Cattes, voulant imiter un jour celle des Romains, ne conçurent d'autre moyen qu'une chaîne de fer serrant leur premier rang ; l'estime et la préoccupation de soi-même; l'horreur des coups et le droit de frapper l'homme libre refusé au chef ; l'horreur de l'infamie jusqu'à se tuer pour s'y soustraire; le respect de la parole donnée jusqu'à se vendre ; la passion des jeux aléatoires jusqu'à se jouer soi-même; de l'emportement; de la générosité, même pour les esclaves ; de la générosité et du respect pour les femmes. Ce dernier trait est capital et il y faut insister. La femme, dans les sociétés grecque et romaine, si elle n'était pas tout à fait une esclave, n'était guère qu'une domestique sans gages attachée au logis et donnant des enfants légitimes. Au contraire, il est avéré que la femme du Germain était l'égale de son époux, sa compagne à la vie et à la mort; elle le suivait à la guerre, se tenait debout sur les chariots derrière la mêlée, le renvoyant au combat par la honte s'il venait à fuir, l'exhortant, l'enflammant par la vue de ses enfants et d'elle-même, ardente, les cheveux épars, le sein découvert, prête à partager sa captivité ou sa mort. Plus d'une fois les femmes germaines rétablirent le combat et rendirent leurs époux victorieux. Après la lutte, elles pansaient avec dévouement et avec amour des blessures reçues sous leurs yeux et reçues pour elles : car rien ne causait aux Germains une plus profonde douleur que de voir leurs femmes captives, et rien ne les touchait plus que leurs éloges. L'insouciance des époux lais sait aux femmes tout le soin des affaires domestiques. Il y a plus : l'assemblée publique les appelait souvent dans son sein pour obtenir leurs avis ; elle écoutait leurs voix comme des voix inspirées. Ces hommes, dont l'esprit déréglé par des alternatives continuelles de fureur, d'orgie et d'oisiveté, était souvent troublé, croyaient voir dans le sang-froid et le bon sens de leurs femmes une sorte de sainteté et de providence. Si quelques-unes partageaient l'esprit enthousiaste de la race, c'était un enthousiasme si supérieur à celui du sang et de l'orgie, que les Germains, se sentant vaincus, leur vouaient un culte : telles furent les Veleda, les Aurinia et beaucoup d'autres.

            C'était là, s'il est permis de s'exprimer ainsi, une assez belle barbarie. Cette barbarie devint hideuse après l'invasion de l'empire romain. Vengeance, cupidité, orgie, tous les mauvais instincts furent déchaînés. Les vices d'une civilisation décrépite s'accouplèrent à ceux de l'état barbare. On ne vit que perfidies, trahisons, basses tyrannies. La première chose que les conquérants apprirent des vaincus, ce fut le mépris de la femme dans l'intérêt de la débauche. Son sort fut déplorable sous les Mérovingiens.

            Après cette période, durant laquelle les barbares semblèrent avoir dégénéré, il en vint une autre où ils parurent avoir été travestis. Ce fut lorsque quelques-uns de leurs chefs, d'un grand esprit, principalement Charlemagne, essayèrent de refaire un empire romain. Chacun sait que Charlemagne n'est devenu le roi des chevaliers que dans l'imagination populaire, au 11ième et au 12ième siècle. Il n'y a sur Roland, pour mille volumes de fantaisies inspirées depuis par son nom, qu'une ligne d'histoire contemporaine.

            Enfin Charlemagne mourut.

 

CHAPITRE II.

Féodalité. — Premiers rudiments de la chevalerie.

 

            Après sa mort, les peuples germains sortirent brusquement de la voie où il les avait poussés et qui n'était pas la leur. Ils rentrèrent en possession de l'indépendance de leurs aïeux. 11s en firent à la vérité le plus mauvais usage, et ce fut du sein de l'anarchie et des plus profonds malheurs que sortit ce régime de guerre et de sang qu'on a appelé féodal. Ce régime, si inférieur par l'idée à celui que Charlemagne avait voulu établir, lui était supérieur par la réalité : il convenait au temps et aux hommes ; en un mot, il était possible. Si mauvais qu'il fût, d'ailleurs, il comportait une certaine amélioration qui se produisit en effet plus tard, et qui fut justement la chevalerie.

            Pour comprendre toute l'étendue de cette amélioration, il faut jeter un rapide coup d'oeil sur l'état de la société au moment de la formation féodale. On y verra d'ailleurs apparaître les premiers rudiments de la chevalerie.

            Il n'y avait plus de roi, ou il n'y en avait plus qu'une ombre. Les méridionaux pensaient vivre « sous le règne de Dieu. » Si je l'ose dire, Dieu régnait bien mal, car jamais les peuples ne furent plus malheureux. Plus de grand pouvoir public, de grandes armées publiques pour défendre le territoire contre les ravageurs venus du Nord.

          Que peuvent les hommes seuls ? Quelques-uns résistèrent vaillamment. Presque partout on fuyait les bords des fleuves, devenus les chemins du meurtre et du pillage. A défaut d'armée, on imagina de bâtir des forteresses. Les hauteurs se couvrirent de châteaux forts, d'épais donjons; quand on n'eut plus à se défendre contre les pirates, on continua d'en construire contre le voisin. La France, qui n'avait guère que quelques forteresses romaines en ruine, compta dès lors les châteaux forts par milliers. Dans un temps où il n'y avait guère de machines de siège, un donjon était inexpugnable : tube énorme d'épaisse maçonnerie, dressé tout debout en un lieu choisi, sans autre jour que de longues fentes, passage des flèches, et une porte étroite, passage des hommes ; porte élevée souvent fort au-dessus du sol et praticable seulement avec une échelle. Si elle était au niveau du sol, un fossé la défendait, et l'on ne traversait le fossé que sur un point étroit et en zigzag, sans pouvoir éviter de prêter le flanc. Un homme qui avait un donjon' et de quoi soudoyer quelques soldats pouvait tout braver.

            C'est ainsi que l'indépendance rentra dans les moeurs des peuples germains, modifiées d'ailleurs, comme on le voit, par le changement de lieu, de temps, d'état politique, et par les événements de plusieurs siècles.

            Longtemps le donjon ne fut qu'un repaire de malfaiteurs. Brigandages, routes interceptées, incendies sans nombre, combats sans autre cause que la cupidité et sans autre loi que la force, voilà sous quelles couleurs les chroniqueurs contemporains nous peignent cette époque. L'étal de guerre était si profondément enraciné dans les moeurs, que deux ou trois cents ans plus tard les sages coutumes de Beaumanoir étaient encore obligées de reconnaître à tout gentilhomme le droit de guerroyer. Elles réduisirent au quatrième degré de parenté la solidarité des querelles; mais, au commencement, tous les parents de deux hommes qui se querellaient étaient impliqués, et même tous ceux qui se trouvaient présents.

            Il y avait au pays de Sens, vers le commencement du 11ième siècle, une famille noble dont la prospérité excitait l'envie des seigneurs du voisinage.

            L'acquisition d'une nouvelle terre mit le comble à leur haineuse jalousie, et l'un d'eux, quand la vendange de ce domaine fut mûre, s'y précipita avec ses hommes d'armes pour en disputer la récolte aux légitimes propriétaires. Combien dura cette querelle, qui d'abord semble comique? Trente ans et plus, et onze membres de la famille attaquée y perdirent la vie ; sans doute la famille des agresseurs ne fit pas de moindres pertes. Voilà un exemple de ce qui se passait partout, et j'ai cité à dessein ce trait à cause de l'obscurité des personnages et de l'exiguïté du débat. On en ajouterait aisément beaucoup d'autres.

            Dans ce désordre universel se forma et se consolida lentement la  hiérarchie féodale, qui le régla un peu. Certaines obligations lièrent le vassal au seigneur, mais assez légères pour ne point diminuer sensiblement l'indépendance de chacun. Ainsi les vingt, trente ou quarante jours que le vassal devait aux querelles de son seigneur lui laissaient onze mois pour les siennes ; il en restait dix au vavasseur, et ainsi de suite. Ainsi les obligations pécuniaires n'étaient point de véritables impôts, mais de simples aides dans les circonstances les plus importantes de la vie du seigneur ou de celle de sa famille. Ainsi encore le vassal pouvait renoncer l'obéissance due au seigneur, si celui-ci lui manquait de justice. Le seigneur était donc, du moins à l'égard de ses vassaux nobles, et réserve faite des vilains et des serfs, un peu le chef de bande de la Germanie et un peu un chef de famille.

            Ce double titre désignait le seigneur au vassal quand celui-ci, ou quand son fils, ou quelqu'un des siens voulait recevoir ses premières armes d'une main respectée. Cette cérémonie n'était jamais tombée tout à fait en désuétude. Charlemagne fit venir d'Aquitaine son fils Louis pour lui donner solennellement l'épée. Louis le Débonnaire la ceignit à son tour à Charles le Chauve. Cette cérémonie, ne pouvant plus se faire, comme au temps de Tacite, dans des assemblées publiques qui n'existaient plus, devait être naturellement transportée, comme la justice, comme le ban militaire, à la cour du seigneur tenant sa cour plénière, son tinel. Le rite compliqué de l'hommage et de l'investiture féodale lui fut appliqué, et son importance s'accrut chaque jour. Le seigneur se plut à acquérir de nouveaux droits au respect et au dévouement du vassal. Le vassal fut ravi d'attirer l'attention sur son entrée dans la carrière des armes par une scène où le seigneur et lui étaient les acteurs en présence d'une foule nombreuse.

            Simple encore et toute militaire au 11ième siècle, la cérémonie de l'armement avait pourtant assez d'importance pour être un signe d'aristocratie militaire. Le titre acquis était, dans l'idiome vulgaire, celui de chevalier. Il y a aujourd'hui une grande différence entre un chevalier et un cavalier : on voit beaucoup de chevaliers qui ne sont jamais montés à cheval et beaucoup de cavaliers qui sont très-peu chevaliers. Dans l'origine, chevalier voulait dire simplement homme de cheval; puis le mot s'anoblit et ne fut plus appliqué qu'à ces guerriers choisis et consacrés qui formaient la cavalerie par excellence.    Ils n'étaient pas toute la cavalerie d'une armée : le chapelain de Godefroy de Bouillon, qui a vu et raconté la première croisade, distingue déjà parfaitement les chevaliers (milites, il écrit en latin) de ceux qui, sans porter ce titre, étaient pourtant à cheval. Quant à l'infanterie, elle ne recrutait plus que les vilains, les communiers.

            Le noble guerrier était inséparable de son cheval et ne combattait jamais à pied qu'en une nécessité. En guerre, en paix, il chevauchait toujours : on ne pouvait pas mieux appliquer le nom de chevalier.

            Ce nom fut, je pense, dans le principe, donné avec les premières armes. Plus tard, par cet esprit hiérarchique qui envahit au moyen âge les institutions et les moeurs, le vassal ne reçut plus avec l'épée que le simple titre d'écuyer. Celui de chevalier, désormais plus haut, fut réservé pour les guerriers éprouvés et se donna avec la lance.

            Un trait qui reparut vivement alors dans le caractère des Germains, quand la cupidité et les passions basses commencèrent à se modérer, ce fut ce farouche orgueil et cette fougue emportée qui les poussaient à un perpétuel emploi de leur épée sans aucun but ni noble ni vil, pour le seul plaisir d'exercer leur force exubérante et de rendre leur nom terrible. Il semblait qu'ils voulussent faire descendre sur la terre le Walhalla chassé des cieux ; ils s'enivraient de provocations et de défis ; ces hommes du Nord semblaient toujours avoir sur les lèvres le moi de Médée, femme scythe, ce moi héroïque, souvent insensé, qui aime à braver le monde pour se sentir supérieur à lui. Quand les chefs de la première croisade parurent, pour prêter hommage, devant le trône d'Alexis, empereur de            Constantinople, eux debout sous leurs armures de fer et leurs cottes d'armes brillantes , lui assis dans la pourpre et l'or, un certain Robert, comte de Paris, sortant de la foule et montant les degrés du trône , vint s'asseoir sans façon auprès du monarque de l'Orient. Baudoin de Flandre, qui était un seigneur de beaucoup d'éducation, le tira par le bras, l'engageant à plus de convenance et au respect des usages du pays. « Vraiment, répondit le chevalier, voilà un plaisant rustre, qui est assis pendant que tant d'illustres capitaines sont de bout.» L'empereur se fit expliquer ces paroles et ne dit mot ; après la cérémonie, il retint Robert et l'interrogea sur sa naissance et son pays. Je ne sais si l'insolent chevalier prit pour un cartel la curiosité d'Alexis : « Je suis, répondit-il bravement, je suis Français, de la noblesse la plus illustre. Je ne sais qu'une chose, c'est que dans mon pays on voit près d'une église une place où se rendent tous ceux qui veulent signaler leur valeur. J'y suis allé souvent sans que personne ait osé se présenter devant moi. »

            On se battait alors devant les églises ; on y danse aujourd'hui : cela vaut mieux. C'était partout comme au pays de Robert ; une place, un carrefour étaient le rendez-vous connu des vaillants hommes de la contrée. Tel qui, en se levant le matin, avait fantaisie d'acquérir de la gloire ce jour-là, s'en allait sous son armure et sur son grand cheval s'y poser en faction. Les chevaliers qui passaient étaient provoqués : les uns acceptaient, les autres refusaient le défi, selon leur valeur et la réputation du provocateur.

            De ces défis aux tournois, il n'y a qu'un pas. Au lieu de combattre dans la solitude ou devant des manants attroupés, on devait préférer de combattre devant une société choisie et sous les yeux de juges compétents. D'ailleurs à toute société naissante il faut des fêtes. Le seigneur terrien du 11ième siècle ne pouvait faire moins pour ses chevaliers que le chef germain pour ses compagnons. Il devait quelques divertissements à ses vassaux. Une société guerrière veut des fêtes guerrières. Les Germains en avaient toujours eu. Dans les forêts de la Germanie, les jeunes guerriers donnaient à tous le spectacle de leur adresse en sautant nus par-dessus des épées nues. C'était un simple tour de force. On trouve au 9ième siècle la trace de fêtes militaires un peu plus savantes. Après la bataille de Fontanet, Charles le Chauve et Louis de Germanie se donnèrent le spectacle d'un combat simulé : les deux armées alliées et le peuple du voisinage formaient un vaste cercle ; deux troupes égales marchèrent l'une contre l'autre ; l'une prit la fuite, l'autre la poursuivit ; les deux rois, à cheval avec leur troupe favorite, se chargèrent en agitant leurs lances et leurs javelots. On admira, comme un rare exemple de politesse et de douceur, qu'il n'y eût ni un coup porté, ni une injure prononcée. Ce fut un divertissement militaire et point un combat. Nos soldats font ainsi la petite guerre. Ce n'était pas encore le tournoi.

            Les hommes du 11ième siècle, affranchis de la discipline romaine qui pesait sur les sujets des Carlovingiens, rendus à toute l'irrégularité, à tout le caprice, à toute la violence de moeurs des Germains primitifs, ne se fussent point contentés d'un spectacle si pâle. Il leur fallait de plus sérieuses images de la guerre, où ne manquât ni le danger, ni le sang, ni l'orgueil de la victoire. Il paraît que les tournois consistèrent d'abord dans les combats à la foule.

            Deux troupes égales engageaient une lutte confuse, une mêlée qui flottait et tournoyait dans l'arène : d'où le nom de tournoi. Ce mode fut conservé ; mais généralement les combats d'un petit nombre contre un petit nombre et, mieux encore, d'un contre un, furent préférés. On était plus en vue dans le combat singulier, et la victoire n'était pas partagée. Les tournois existaient sans doute depuis longtemps, lorsque Geoffroy de Preuilly, seigneur de Touraine, en donna les règles en 1066. Il passe ordinairement pour les avoir fondés. Allemands, laissez-lui cette gloire. Le tournoi ne devint un trait des mœurs de l'Europe qu'après qu'il eut subi les règles de l'ingénieux seigneur de Touraine. Ces règles distinguaient déjà trois exercices, le pas d'armes, la joute, le tournoi proprement dit. Elles donnèrent à un spectacle toujours féroce plus d'ordre, de diversité et d'élégance. Cinquante ans après, tout l'Occident raffolait des tournois. Un siècle et demi plus tard, les Français en portèrent l'usage dans l'empire grec. Le tournoi à la mode de France eut toujours une sorte d'excellence chez les autres peuples. Des chroniqueurs l'appellent même combat gaulois.

CHAPITRE III.

Chevalerie religieuse. — Première croisade.

            La chevalerie naissait en Occident. Déjà elle avait des fêtes. Tout à coup un grand mouvement religieux la conduisit en Orient. Il satisfit ce besoin d'aventures qui devait être un de ses traits caractéristiques. Les chevaliers n'étaient encore, à vrai dire, que des batailleurs féroces. La croisade eut deux bons effets : le premier fut d'élever leurs pensées, de marquer à leurs entreprises un but plus noble ; le second fut de les arracher tous aux habitudes étroites du manoir, et de leur donner cette riche et féconde éducation des voyages, si propre à détruire les préjugés et à éclairer les esprits.

            Une étrange émotion religieuse régnait dans le peuple depuis plus d'un siècle. Elle se manifestait par des bruits d'une grandiose absurdité, comme ceux qu'enfante ou adopte l'imagination populaire : tantôt le monde allait périr en l'an 1000, et tout chrétien faisait sa dernière prière ; tantôt c'était l'antechrist, qui, à la fin de ce même siècle, dont on n'avait pas espéré de voir le commencement, devait arriver de l'Orient. Le peuple naïf se leva pour aller repousser le maudit au pays ténébreux de Gog et de Magog. Les porteurs de lances furent un peu moins empressés. Ils faisaient bien des donations à l'Église, mais en expiation; plus d'un se retirait dans les cloîtres, mais à la fin d'une vie usée dans le brigandage. Ils aimaient mieux se repentir de leurs fautes que de ne les pas commettre. La puissance du mouvement les entraîna. Voyons-les sur cette nouvelle scène. Nous retrouverons la plupart du temps les mêmes hommes, mettant leur valeur toute barbare au service d'une cause pieuse; nous en trouverons pourtant aussi de meilleurs.

            Les chefs chrétiens commencent la croisade,-devant les murs de Nicée, en faisant couper et lancer dans la ville par les machines mille têtes d'ennemis morts. Ils la terminent dans les murs de Jérusalem par un épouvantable massacre. Leurs coups d'épée sont admirables et hideux. Robert de Normandie, devant Antioche, fend à un Turc casque, tête et dents, jusqu'à la poitrine, « aussi aisément qu'un boucher coupe en deux un agneau. » Exploit de boucher, en effet. Mais Robert fait mieux; il ajoute ces paroles encore plus atroces que son coup d'épée : « Païen ! je dévoue ton âme féroce aux démons de l'enfer ! » Godefroy de Bouillon a l'âme trop haute pour maudire ; il se borne à faire voler une foule de têtes. Il coupe par le milieu du corps un Turc qui s'est approché trop près; le tronc tombe, les jambes restent, le cheval se sauve à travers l'armée avec la moitié de son cavalier. Que dire de ce coup, sinon que l'empereur Conrad en fit voir, à la seconde croisade, une variante trop remarquable pour qu'on puisse se retenir de la citer ? Certain Turc rôdait autour de lui dans la bataille. Or, Conrad avait pris justement ce jour-là son épée la meilleure entre les meilleures. Il lève ce fer redoutable et l'abaisse avec tant de force et d'adresse qu'entamant le corps entre l'épaule gauche et le cou, il fendit en écharpe le tronc dans toute sa longueur jusqu'au flanc droit. La cuirasse, la clavicule, les six côtes y passèrent. Les jambes, la moitié du tronc, l'épaule et le bras gauche du Turc restèrent à cheval; l'autre moitié du tronc, l'épaule droite et la tête tombèrent à terre en un bloc.

            On renvoie aux romans ces grands coups d'épée; mais tous les historiens du temps les racontent en détail. Ils racontent aussi mille sottises. Mais ils ne pouvaient guère être trompés sur ces exploits, fidèlement recueillis dans la mémoire des guerriers qui les avaient vus. Celui de Conrad a pour autorité Suger lui-même, un grand ministre, probablement doué de sens et bien informé. De puissantes armes offensives et des bras constamment exercés à frapper expliquent tout. Qu'elle est primitive, grossière, brutale, cette manière de combattre !

            C'était le temps. Ces hommes étaient féroces et pieux. Le dogme triomphait, point la doctrine évangélique; la foi, point la morale. L'humanité était respectée comme la chasteté : les courtisanes remplissaient le camp; un archidiacre qui se récréait avec l'une d'elles sous un bocage fut sur pris et tué par les Turcs. Un moine eut une vision et Dieu lui dit : « La vapeur de vos orgies est montée jusqu'au ciel. »

            Un jour pourtant l'un de ces pourfendeurs se promenait dans un bois ; il ne chassait pas, il se promenait : plaisir surprenant pour de tels hommes. Celui-ci était Godefroy de Bouillon : bras de fer, âme rêveuse et mystique. Un pauvre homme, qui venait de faire du bois, accourt tout haletant, poursuivi par un ours énorme. Godefroy va droit à l'ours. Son cheval, déchiré par la griffe de la bête, tombe sous lui; il se relève à pied, tire son épée; l'ours le saisit, le déchire, l'étouffe; Godefroy périssait, mais un dernier effort dégage son épée et il la plonge dans le flanc de la bête. Il tomba lui-même, presque mourant, auprès du vaincu. On le reporta au camp, où le bûcheron avait donné l'alarme. Sa vie, longtemps en danger, fut sauvée. L'armée témoigna par sa joie son affection pour ce chef et peut-être son admiration pour un trait où l'Évangile était pratiqué.

            On vit plus tard le même Godefroy refuser la couronne de Jérusalem, pour ne pas porter une couronne d'or là où le Christ en avait porté une d'épines. Il y avait en lui du chevalier et du moine.

            Ce sont neuf chevaliers de sa suite qui ont fondé l'ordre du Temple.

       Les chevaliers du Temple étaient des gentils hommes, qui, tout en restant guerriers, s'imposèrent la vie monastique, ajoutant aux trois voeux de pauvreté, de chasteté et d'obéissance, celui de combattre les infidèles. Le chef du chapitre, en recevant chacun d'eux, lui disait : « Les règles de l'ordre sont sévères; vous vous exposez à de grandes peines, à d'imminents dangers ; quand vous voudrez dormir, il faudra que vous veilliez ; il faudra supporter les fatigues quand voudrez-vous reposer ; souffrir la soif et la faim quand vous voudrez boire et manger ; passer dans un pays quand vous voudrez rester dans un autre. » Le récipiendaire disait : « Je jure de consacrer mes discours, mes forces et ma vie à défendre la croyance de l'unité de Dieu et des mystères de la foi. Quand les Sarrasins envahiront les terres des chrétiens, je passerai les mers pour délivrer mes frères. Tant que mes ennemis ne seront que trois contre moi, je les combattrai et ne prendrai point la fuite. A ces obligations fut ensuite ajoutée celle de veiller à la sûreté des chemins et de protéger les pèlerins contre les attaques des brigands.

            Avant l'ordre des Templiers avait été fondé celui des chevaliers hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem. Ceux-ci avaient des devoirs plus humbles encore et moins éclatants : accueillir, soigner, escorter les pèlerins qui venaient à Jérusalem.

          Leur origine, antérieure à la Croisade, différait de celle des chevaliers du Temple. Les frères hospitaliers de Saint-Jean étaient d'abord de simples moines bénédictins : ces moines s'armaient pour escorter les pèlerins. C'est d'un côté des guerriers qui se font moines, de l'autre des moines qui se font guerriers. Toute différence s'effaça après la Croisade, et les Hospitaliers de Saint-Jean, devenus plus tard chevaliers de Rhodes, puis chevaliers de Malte, n'eurent plus alors d'autre attribution que de combattre les infidèles et de servir de rempart à la chrétienté. Leur existence fut longue et honorable.

            Celle des Templiers fut plus courte. Les pauvres chevaliers, comme ils s'appelaient eux-mêmes à l'origine, se perdirent par la richesse et l'orgueil.

            Au début, deux Templiers n'avaient qu'un cheval : trente ans après, un Templier avait trois chevaux.

            Le sceau de l'ordre conserva seul le souvenir de la simplicité primitive : on y voyait un cheval monté  par deux cavaliers. Un article du règlement des Templiers leur laissait, en leur qualité de chevaliers, le droit d'avoir des maisons, des terres et des hommes selon la coutume des bénéfices et des fiefs astreints au service militaire. Voilà les graves concessions qu'il fallut faire aux nobles de tous les pays qui s'empressèrent d'entrer dans l'ordre du Temple. C'est sans doute parce qu'il n'était point disposé à les faire, que saint Bernard refusa d'être le législateur de l'ordre. Il prévoyait que les habitudes du gentilhomme et du soldat corrompraient celles du moine. Les éloges qu'il donna par la suite aux chevaliers du Temple étaient mêlés d'avertissements : il les sollicitait de ne point imiter les coutumes efféminées des chevaliers du siècle, de ne pas porter comme eux des vêtements amples, des cheveux longs et flottants.

            Je n'ai point à parler des ordres de chevalerie ; mais l'influence de ceux-ci sur la chevalerie séculière a été trop considérable pour négliger de l'indiquer. Le sentiment qui avait porté des gentils hommes à échanger une vie brillante, belliqueuse et indépendante pour une vie de privations et d'obéissance, les avait conduits trop loin. La règle et ses rigueurs étaient de trop pour eux. Il n'en résulta que les mauvais effets qui attirèrent sur leurs têtes le terrible châtiment que tout le monde sait. On peut considérer la nouvelle chevalerie séculière du 12ième siècle comme un compromis entre l'ancienne chevalerie séculière du 11ième et la chevalerie monastique. Cette nouvelle chevalerie emprunta aux Templiers tout ce qui, dans leur esprit ou leurs obligations, pouvait s'accommoder avec la vie libre.

            Du voeu d'obéissance au chef de l'ordre il ne resta rien, puisque la chevalerie du siècle n'était plus un ordre. Le vêtement uniforme fut également délaissé pour la même raison. Du voeu de chasteté, il resta une interdiction de rechercher le commerce de la femme autrement qu'en mariage; du voeu de pauvreté, une obligation, non de repousser la fortune, mais de lui préférer toujours le devoir. L'obligation d'aller combattre les infidèles et de défendre partout la foi catholique, subsista, mais moins absolue.

            Celles de ne point reculer devant plusieurs ennemis, de veiller à la sûreté des routes, de protéger les pèlerins, de réprimer les brigands, furent également adoptées en se modifiant. Enfin ces avertissements sévères que reçoit le nouveau chevalier, ce serment qu'il prête, on les retrouvera aussi un peu plus tard dans les cérémonies de la chevalerie laïque.

            Voici ce qu'on peut dire de la chevalerie de la première croisade : il y avait de la foi et de la piété chez tous ; de la férocité chez le plus grand nombre; de la charité chez quelques-uns. L'esprit était véritablement religieux, et plus religieux qu'il ne fut jamais depuis. Il le fut jusqu'à devenir monastique, et cette chevalerie cloîtrée laissa plus tard son empreinte sur celle qui ne l'était pas.

CHAPITRE IV.

Chevalerie mondaine. — Troubadours. — Troisième croisade.

            La chevalerie, nous dit-on, est venue de l'Orient. — Au contraire, elle y est allée, comme on vient de le voir. — Mais elle y est allée pieuse, grossière et brutale, elle en est revenue brillante, fastueuse et galante. — Il y a là quelque vérité ; toutefois ce n'est point l'Orient qui changea la chevalerie, elle se changea elle-même dans le voyage ; la chevalerie du Nord mise en contact avec celle du Midi, apprit d'elle bien des choses; la Garonne humanisa la Seine.

            Une des premières fois qu'une rencontre semblable se fit, ce fut sous le bon roi Robert. Il épousa Constance d'Aquitaine, et à la suite de cette princesse arrivèrent des chevaliers vêtus et accommodés d'une façon toute nouvelle pour les hommes du Nord. Les gens graves, les bonnes gens que toute nouveauté effraye, les honnêtes moines chroniqueurs jetèrent des cris d'alarme. O douleur ! Des mentons rasés comme ceux des histrions ! Des  cheveux coupés à moitié de la tête! Des vêtements difformes et des moeurs pareilles aux vêtements ! Des allures légères ! De la frivolité, de la turbulence, point de bonne foi! O douleur ! Cette race des Francs, naguère la plus honnête de toutes, et celle des Bourguignons, qui marchait de pair, les voilà envahies, corrompues. C'est une fureur.

            L'homme craignant Dieu, qui voudrait la contenir, serait traité d'insensé. Voilà bien du bruit pour une nouvelle mode. Mais que de choses pas sent dans le pli d'un vêtement et que de réflexions à faire sur une coupe de cheveux ! Quand Pierre le Grand voulut civiliser les Russes il leur fit raser le menton, et il y a des barbes de vieux boyards dans les fondations de l'empire russe.

            La seconde rencontre se fit à la croisade. Les chevaliers du Nord furent moins étonnés cette fois à la vue de ceux du Midi : ils continuèrent à se laisser éblouir et pénétrer davantage par leurs moeurs brillantes. Pourtant le sentiment religieux de l'expédition dominait tout. Mais la troisième rencontre fut décisive. Comme son aïeul, Louis VII demanda à l'Aquitaine une séduisante épouse : ce fut la belle, la savante, la légère Éléonore. Il l'emmena avec lui à la seconde croisade. Éléonore partit entourée de troubadours. Elle trouva à Antioche un prince aimable qui la courtisa, de brillantes dames comme elle qu'elle éclipsa, un ciel ardent, un pays ravissant, des fêtes somptueuses, des festins, des amusements de toutes sortes, de jeunes Turcs fort beaux, mille séductions ; elle s'y livra avec trop de complaisance, et, partie en croisade avec son époux, elle le trompa sur le chemin même de Jérusalem.

            Un beau climat, l'influence plus marquée de la civilisation romaine, la facilité des caractères méridionaux avaient favorisé le midi de la France d'une culture précoce. Des Alpes à l'Atlantique, dans la Provence, le Languedoc, l'Aquitaine, le Poitou, le Limousin, florissait une société brillante, courtoise, galante, plus occupée de ses passions que de sa foi.

            L'âme de cette société, c'étaient les troubadours, les poètes du temps. Ils couraient de Poitiers à Toulouse, de Toulouse à Valence. Ils étaient chevaliers, et les chevaliers étaient troubadours. Ils combattaient et ils chantaient tout ensemble, ne séparant pas la parole de l'action. Ils chantaient la guerre dans des vers sonores comme l'airain, ils chantaient l'amour dans des vers doux comme un gazouillement d'oiseau. La guerre, l'amour; l'amour, la guerre : entre ces deux choses enivrantes se partageait leur vie. Si quelque moine fanatique déclamait sur les misères de Jérusalem, et si le peuple accouru en foule criait : Dieu le veut ! je crois volontiers qu'ils en étaient importunés, si toutefois ils n'étouffaient pas un sourire railleur.

            Ce ne fut certes pas autrement que Guillaume de Poitiers accueillit la première croisade. Seigneur de la Gascogne, de l'Aquitaine, du Poitou, du Limousin, du Berri, de l'Auvergne, brave et actif, dans toute la force de la jeunesse, Guillaume, au lieu de prendre la croix, resta chez lui. C'était un impie qui ne croyait à rien et faisait ses délices de se quereller avec les évêques et les légats. Trois ans, après la croisade pourtant, il s'avisa d'aller en terre sainte. Trente mille combattants se rassemblèrent à Limoges et il y joignit un cortége de- quoi ?– de trente mille femmes, sainte Vierge! surtout un beau choix de jeunes filles. Ce mauvais sujet eut le sort qu'il méritait : les Turcs le maltraitèrent sur l'Halys, et il revint de sa croisade battu et excommunié. Les troubadours, qui ont gardé longtemps son souvenir, ont dit de lui : « Il sut bien trouver, bien chanter, et courut longtemps le monde pour tromper les dames. » C'est le père, le premier protecteur des troubadours.S'il trompa les dames, ce fut bien mal. Il n'en fut pas moins un des premiers à professer, à pratiquer l'amour qui relève l'âme, qui oblige à de nobles actions.

            Le Limousin, alors de brillante renommée, vit naître vers ce temps Bernard de Ventadour, un des troubadours les plus célèbres. Il vint à la cour du vicomte Ebles III, l'un des successeurs de Guillaume, aima la vicomtesse et sut la toucher. Le vicomte en ferma sa femme. Bernard désolé s'éloigna pour apaiser le jaloux. Il porta ses pas en Normandie.

Pourquoi, poètes du Midi, fuir au pays des brouillards ? C'est que l'astre de l'Aquitaine, la reine des troubadours était là. Éléonore avait changé d'époux.

            Elle n'avait changé ni ses goûts ni ses moeurs. Bernard lui adressa ses chants et elle l'aima. Plus tard on le trouve à la cour de Raymond V, et plus tard encore, à la fin du siècle, chartreux à Dalon en Limousin.

            Vers le même temps, Bertrand de Born sonnait la trompette de la guerre civile entre le roi d'Angle terre et ses fils : conduite impie qui lui a marqué sa place dans l'enfer de Dante. Ce n'était point toute fois le méchant plaisir de voir les hommes se haïr et se nuire, ce n'était pas davantage un intérêt privé qui le dirigeait, mais c'était une passion furieuse pour la poésie des combats : pourvu qu'il vît des casques brisés, des lances rompues, l'air enflammé de l'éclat des armes, le sang vermeil répandu ; pourvu qu'il entendît le choc des cuirasses, et la terre gémir, et les guerriers crier : « Alerte ! Alerte !» il était ravi. Que ce fût d'ailleurs guerre sainte ou guerre profane, il ne s'en souciait. Il savait cependant adoucir sa voix pour chanter sa dame.

            Un instinct généreux portait ces vaillants troubadours, coeurs enthousiastes, à soutenir le faible contre le fort. Ce fut l'un des traits de la chevalerie provençale au 12ième siècle. Rien ne choquait ces caractères impétueux comme les abus d'autorité con jugale ou paternelle, et toutes ces tyrannies domestiques qui, sous la protection de quelque loi, contrarient la liberté du coeur et les inclinations naturelles : la loi n'était pas pour retenir des hommes qui respectaient tout au plus la religion. Boson d'Anguilar mourait d'amour pour la jeune Isaldina Adhémar, dont les parents lui refusaient la main.

            Le marquis de Montferrat, Boniface, son seigneur et son ami, n'hésite pas : il part la nuit avec une troupe de chevaliers, enlève la belle du château de Malaspina et l'amène, avec la vie, à son ami désespéré. Pierre de Maënzac s'éprend de la femme de Bernard de Tiercy. Elle l'aime et il l'enlève; mais il n'a pas, pauvre chevalier, de château pour abriter cette précieuse proie. Il va demander secours au dauphin d'Auvergne, bien disposé pour lui et aussi bon en amour qu'en guerre. Le dauphin recueille la dame ; l'époux réclame ; la guerre éclate; on se bat; l'Église s'en mêle, et l'évêque de Clermont prend parti pour l'époux. Mais le dauphin est vainqueur, et Maënzac reste en possession de sa maîtresse.

            L'annonce de la troisième croisade causa assez de rumeur dans le monde des troubadours, brillant alors de tout son éclat. C'était en effet le temps de Giraud de Borneil, de Raimbaud de Vaqueiras, dont on lira plus loin le touchant et fidèle amour, de Pierre Cardinal, de Pierre Vidal, de Folquet de Marseille, etc. Tous se mirent à chanter la croisade, et l'on peut dire que c'était leur croisade, car un roi-troubadour en était le héros : Richard Coeur de Lion, le fils d'Éléonore, vrai rejeton du sang et de l'esprit aquitain égaré dans la sombre famille des rois d'Angleterre. Richard était brillant au combat, il chantait comme les troubadours, il était impie comme eux. Nature mobile, il pleura à la vue de Jérusalem où il ne pouvait pas entrer, et il recevait les présents de Saladin ; il recevait même, si l'on en croit un bruit, le salaire secret de l'échec que les croisés essuyèrent devant Saint-Jean-d'Acre. Il mourut plus tard ayant sur les lèvres une satire contre les moines.

            De tous les chants des troubadours pour la croisade, il n'en est pas un où des pensées toutes mon daines ne balancent la pensée de la croisade même.

L'un prend la croix par désespoir d'amour ; l'autre par espoir d'amour. Pierre Vidal donne un baiser à la comtesse de Marseille pendant son sommeil : il faut que l'audacieux quitte la Provence : l'occasion s'offrant, il part pour la troisième croisade. Péguilain plante son épée dans le corps du mari de sa dame : la prudence lui conseille de s'exiler; et,  quelque temps après, il suit en terre sainte le marquis de Monferrat. Gaucelm Faidit déclare qu'il ne partira pas pour la croisade avant de s'être réconcilié avec sa dame : il ne veut pas emporter un poids si lourd sur sa conscience. Au reste, ce n'est point sans crève-coeur qu'il quitte ce gentil Limousin, ce pays si agréable, cette société charmante des seigneurs du voisinage, des belles dames cour toises, distinguées en mérite. Il en demande pardon à Dieu, mais il ne saurait taire ses regrets.

            Pour Peyrols, c'est une calamité publique que cette nécessité où sont réduits tant de chevaliers de se séparer de leurs amies; n'osant en faire le reproche à Dieu, il querelle Saladin. « Pourtant, maints amants se sépareront en pleurant de leurs amies, qui, si ce n'eût été Saladin, resteraient gais et heureux dans ces pays ! » Ceux-là partent cependant, quoique de mauvaise humeur. Mais Bertrand de Born ne part pas du tout. Il avait bien songé d'abord à se croiser, mais les lenteurs des comtes, des ducs, des princes et des rois l'ont rebuté. « Et puis, ajoute-t-il, et puis j'ai vu ma belle et blonde dame ! et j'ai perdu tout courage de partir. Sans quoi, j'aurais fait la traversée il y a plus d'un an. »

           Ces malheureux troubadours sont impies jusque dans leur piété; et, même quand ils prêchent la croisade, un saint se boucherait les oreilles. En voici un qui trouve que c'est folie et grande folie pour tout preux baron de ne pas secourir la croix et le saint tombeau, puisque avec les belles armures, avec la gloire, avec la courtoisie, avec tout ce qui est avenant et honorable, on peut obtenir la jouissance du paradis. Voyez-vous cela ! manquer une occasion de gagner tous les biens de ce monde avec le paradis par-dessus le marché ! de faire son chemin ici-bas et là-haut! de faire l'oeuvre de Satan sans que Dieu ait rien à dire ! Quelle folie de manquer une si belle occasion !

               Sous cette influence se fit la troisième croisade.

              On songea au plaisir. Les princes se firent suivre de leurs équipages de pêche et de chasse.  Un faucon du roi de France s'échappe; toute l'armée se met en mouvement pour le chercher : cela rappelle l'oiseau d'Alcibiade. Le faucon était allé chez les Turcs ; Saladin le rendit pour une rançon qui valait celle de plusieurs chevaliers. Au moment le plus critique de la croisade, les croisés se couronnaient de fleurs, ornaient leur cou de colliers précieux, leurs poignets de riches bracelets qui retenaient leurs larges manches, et s'occupaient autant de festins que de guerre. Dans les trêves, les chevaliers chrétiens et les guerriers sarrasins se réunissaient dans des tournois où ils joutaient courtoisement. Les chevaliers dansaient; les ménestrels chrétiens faisaient danser aussi les mécréants. Il y eut des négociations pour marier la veuve de Guillaume de Sicile et le frère de Saladin : ils eussent régné conjointement sur la population mixte de Jérusalem. Les imans et les évêques s'opposèrent à ce mariage qui eût pu réconcilier les deux religions. On sait que Saladin se fit faire chevalier par son prisonnier, Hugues de Tabarie. Cette anecdote, vraie ou fausse, est le su jet du roman de l'Ordène de chevalerie. Elle prouve au moins en quelle estime était la chevalerie occidentale chez les musulmans. A côté de cette belle tolérance et de cette politesse de moeurs qui semblaient gagner à la fois l'Orient et l'Occident, paraissent encore quelques traits de la férocité du 11ième siècle. Richard fait égorger deux mille sept cents prisonniers musulmans ; il coupe les têtes de ses ennemis vaincus et les rapporte au camp par trentaines; un émir le défie, il le fend par un seul coup en écharpe, à la manière de Conrad.

            Voilà où en étaient les esprits et les moeurs. A part quelques traces de la rudesse primitive, c'était déjà l'éclat, la grâce, l'humanité d'une époque civilisée. C'est à la société provençale que revient la gloire de ce changement. Elle adoucit les hommes en faisant plus petite place à la piété et plus grande à l'amour, en détournant une partie de son culte de Dieu vers la femme. J'y reviendrai un peu plus loin.

CHAPITRE V.

Guerre des Albigeois. — La chevalerie du Midi détruite par celle du Nord. — Capta cepit.

            La galanterie et la légèreté religieuse des Provençaux gagnaient les chevaliers du Nord.  L'Église observait avec anxiété et colère le progrès de la contagion. On verra plus loin comment elle s'efforça de retenir ou de ramener à la dévotion, par de pieux écrits et des romans religieux, les esprits de la société chevaleresque. Mais cette manière de combattre l'erreur lui réussit peu et ne lui suffit pas.

            Comme elle en pouvait employer une autre, elle l'employa. Ce que n'avaient pu faire les bons livres, elle pensa que l'épée le ferait bien. Elle employa à cette répression ceux-là même que le mal gagnait déjà et qu'elle y voulait soustraire, c'est-à-dire cette chevalerie du Nord encore docile à sa voix. Quoique cette chevalerie eût commencée à subir l'influence de celle du Midi, elle ne l'aimait pas, elle la jalousait ; il n'y avait pas de sympathie entre les caractères froids et les caractères vifs de ces deux régions de la France.     Deux mots magiques retentirent : Croisade ! Hérésie ! Aussitôt la chevalerie se leva dans tout le Nord. Elle s'avança vers le Midi, sombre, prête à faire tout le mal dont on lui donnait licence, éprouvant ou affectant la piété de la croisade, mélange de fanatiques et d'aventuriers.

            De leur côté, les chevaliers provençaux se levèrent dans le Languedoc, le Toulousain, le Béarn, la Gascogne. lls accoururent sous les bannières des comtes de Foix, de Comminges, des vicomtes de Béarn, de Carcassonne, et vinrent se grouper au tour de Raymond VI, comte de Toulouse, le plus puissant seigneur du Midi et le chef de la résistance.

Rien n'était plus brillant que cette réunion : tout ce qu'il y avait de vaillant, de jeune, d'ardent, de passionné pour le salut de la patrie provençale, était là dans toute la richesse des armures, dans toute l'impatience du combat.

            Les croisés avaient pour eux leur sang-froid, leur fanatisme, leur prudence, leur perfidie, leur cruauté, leur cupidité même. Les Provençaux avaient contre eux leur fougue, leur insouciance généreuse, leur loyauté, leur mépris du danger, leur dédain de la prudence et de la vie. Les croisés retinrent, contre tout droit des gens, le vicomte Roger de Trencavel, venu de Carcassonne à leur camp pour une conférence sous la foi du serment. Ils commirent des crimes qui leur préparaient le succès; leurs adversaires firent des fautes qui, sans atteindre leur honneur, les perdirent.

            Simon de Montfort, assiégé avec peu de monde dans Castelnaudary par une armée nombreuse, appelle à lui Bouchard de Marly. Raymond Roger, qui l'assiège, se retourne contre Bouchard ; deux fois ses chevaliers mettent en fuite ceux du seigneur de Marly. Mais ils s'abandonnent follement à la poursuite, ils n'aperçoivent pas derrière eux Montfort, qui sort de la place avec tous ses hommes d'armes. Surpris en désordre, pressés entre deux armées, ils prennent la fuite ; Raymond Roger est entraîné malgré lui : il avait tué les quatre fils de Bouchard de Marly, et son épée venait de se briser dans sa main. Tandis que la belle armée de Raymond VI fuyait en désordre, Simon rentrait pieds nus dans la ville, et faisait chanter un Te Deum.

            Aucune action de cette longue guerre ne mit autant en évidence la légèreté des chevaliers du Midi que celle même qui décida de leur sort. Les chevaliers français étaient peu à peu remontés vers le Nord avec leur butin; d'autres s'étaient établis; d'autres avaient péri. Au contraire, toutes les forces de la nationalité méridionale étaient enfin rassemblées. Pierre II, roi d'Aragon, venait de se déclarer. Ses Aragonais, ses Catalans étaient les véritables frères des Provençaux et des Languedociens ; ils parlaient la même langue, comme ils parlent aujourd'hui le même putois.

            Castillans et Français n'étaient pour les uns et les autres que des étrangers. Pierre II résista aux prières du pape, affronta l'accusation d'hérésie et conduisit mille lances catalanes et aragonaises au secours du comte de Toulouse. A son approche, Raymond fit crier partout à son de trompe que tous gens armés eussent à se réunir sous sa bannière unie à celle du roi d'Aragon. Une multitude immense accourut : Aragonais, Provençaux, Gascons s'accueillirent avec transports. On marcha sur Muret, place forte à quatre lieues de Toulouse, et ce ne fut dans le camp que joies et fêtes continuelles.

           Il y avait quatre ans que Simon de Montfort s'était laissé enfermer dans Castelnaudary : « il se laissait maintenant enfermer dans Muret. Mais, connaissant mieux la chevalerie du Midi, il doutait d'autant moins du succès. Il était résolu, avec sa faible troupe, de sortir de la place et de livrer bataille. Quoi ! lui dit un clerc, ne craignez-vous point de confier à ce petit nombre de défenseurs le succès de la cause sainte? » Simon, sans rien dire, tira de son aumônière une lettre et la remit au clerc.

          C'était un billet du roi d'Aragon tombé entre ses mains : il était adressé à une dame de Toulouse.

            Pierre, parmi divers propos galants, assurait à la belle que c'était uniquement pour l'amour d'elle qu'il venait chasser, les Français du pays. « Eh bien ! reprit Montfort quand le moine eut achevé de lire, dois-je craindre un roi qui marche contre Dieu pour une courtisane ?» Les croisés passèrent la nuit avant la bataille à prier, se confesser, communier ; les Provençaux la passèrent en joie ; Pierre, dans les bras d'une maîtresse. Au moment d'engager la bataille, l'évêque de Comminges, la croix en main, donna la bénédiction aux chevaliers croisés, en promettant à ceux qui périraient la récompense des martyrs. Las d'attendre l'attaque, retardée par ces pratiques dévotes, les Provençaux étaient assis et mangeaient. Il n'y avait qu'une tête sage parmi tant de têtes folles. Raymond VI avait vu à Castelnaudary la force irrésistible de la chevalerie française. Il était d'avis de ne s'y point exposer. Il proposa dans le conseil de planter des palissades, d'attendre l'ennemi et de le cribler de traits ; on en aurait ensuite bon compte. Des cris d'indignation s'élevèrent; les chevaliers aragonais protestèrent qu'ils n'étaient pas venus pour cette besogne, qu'il n'y avait dans un tel avis que lâcheté et renardise. Ils n'en furent que plus impatients de combattre hors de toute discipline. On dit que Montfort laissa son infanterie dans la place et poussa le mépris jusqu'à ne faire sortir que huit cents hommes d'armes contre cent mille hommes.

            L'événement le justifia. Ceux de Toulouse, ceux de Foix se précipitèrent en avant à la première attaque, sans écouter ni roi ni comte : ils furent culbutés. La gendarmerie française alla droit aux Aragonais ; le choc fut si violent qu'on crut entendre toute une forêt tomber sous la hache. Tous les efforts des croisés étaient dirigés contre la personne de Pierre; trois chevaliers français avaient juré de ne s'attacher qu'à lui jusqu'à ce qu'il fût mort. Pierre avait changé d'armes et de couleurs avec un de ses gens. Celui-ci fut assailli et renversé. « Ce n'est pas le roi, s'écria le comte de Rouci, ce n'est pas le roi, car il est meilleur chevalier. — Non, répondit Pierre, ce n'est pas le roi, mais le voici ; » et il fondit sur le Français en criant : « Aragon! Aragon! » Il s'était trahi et tomba percé de coups.       Cette nouvelle terrible vola par toute l'armée dans ce cri : « Le roi Peyre est mort! » Ce fut le signal de la déroute; tous, grands et petits, se précipitèrent pêle-mêle vers la Garonne, qui en garda un bon nombre dans ses eaux. Un soldat vint dire à Simon que le corps du roi était retrouvé. Simon s'approcha, descendit de cheval, versa sur lui d'étranges larmes; puis, ôtant cuissards et bottines, il rentra pieds nus dans la ville et rejoignit dans l'église saint Dominique et les moines, qui, pendant la bataille, n'avaient cessé de pousser vers le Seigneur de si grands cris, qu'on les prenait pour des hurlements.

            Ce jour ne fut pas le dernier, mais il fut le jour fatal de la chevalerie provençale. Elle lit encore de beaux exploits, mais sans espoir. Il suffit d'avoir montré ses brillantes qualités et ses brillants défauts. La bataille de Muret fait penser à celle de Crécy. Ce fut, en effet, la vengeance des chevaliers provençaux : qualités et défauts, ils léguèrent tout à la chevalerie française ; en mourant sous ses coups, ils lui imposèrent leur héritage. C'est un phénomène qu'on rencontre plusieurs fois dans l'histoire. Imaginez un homme qui en déteste un autre : il hait son caractère, ses idées, ses moeurs, sa figure, sa voix; il le tue.            Quel est son châtiment? Il devient semblable à celui qu'il a tué : caractère, idées, mœurs, figure, voix, il lui prend tout ; c'est le mort qui est vivant et c'est le meurtrier qui périt. Il se grise avec le fond de la bouteille qu'il a brisée. Voilà un enchaînement de faits bien ingénieux, quoique réel, et bien consolant.

CHAPITRE VI.

Dernières croisades.- Décadence complète de l'esprit religieux chez les chevaliers.

            Il n'y a qu'une vraie croisade, la première, qui seule réussit. Les autres sont des imitations de plus en plus fausses : c'est ce qui les fit toutes échouer. Les sentiments forts divers et de moins en moins religieux de la chevalerie française se montrent d'une manière curieuse dans cette expédition presque contemporaine de la guerre des Albigeois, qui conserve le nom de quatrième croisade, quoiqu'elle le mérite si peu. Les chevaliers qui la firent eurent une intention de croisade; leur piété eut juste assez de force pour leur faire prendre la croix et faire la moitié du chemin vers la Palestine. Supposez une fusée lancée avec trop peu de poudre : elle s'arrête et tombe au milieu de sa course. Les croisés du 11ième siècle, avec tant de sujets de se plaindre des Grecs, avaient repoussé loin d'eux l'idée de s'emparer de Constantinople; ils ne voulaient, ne cherchaient que Jérusalem. Ceux du 13ième, qui n'avaient rien à reprocher aux Grecs, se laissèrent gagner par cette idée et l'exécutèrent. Ils furent tentés en route, et le tentateur, ce fut Venise : mais la foi solide repousse la tentation.

            Ces braves étaient partis la croix sur la poitrine ; mais d'abord ils se trouvèrent trop pauvres pour payer aux Vénitiens le prix convenu pour leur passage. Ils n'en pouvaient donner que la moitié. Cela fit honneur aux chefs de vouloir tout payer, car ils pouvaient alléguer l'absence d'un grand nombre de seigneurs embarqués à d'autres ports. Mais on voit bien que la plupart des croisés entendaient que la croisade ne leur coûtât rien et leur rapportât beaucoup. L'idée de conquêtes à faire en terre sainte était si bien répandue, que les Vénitiens stipulèrent qu'ils en auraient leur part. Nul pourtant ne songeait encore à séparer l'objet lucratif de l'objet religieux, et à déserter la croisade pour un coup de main ; on y fut amené peu à peu.

            On paye de ses bras quand on n'a pas d'argent.

          Les Vénitiens tenaient les croisés comme un créancier adroit tient un débiteur honnête et embarrassé ; ils leur proposèrent une œuvre équivoque, qui va lait mieux pour leur république que les cinquante mille marcs qui manquaient. Il s'agissait de prendre Zara à l'empereur de Constantinople. Le pape opposa des défenses formelles. C'était, disait-il, la guerre entre des chrétiens. Les subtils marchands de Venise, alléguant que Zara leur avait appartenu, prétendaient qu'il n'était pas de guerre plus sainte que celle qui la leur rendrait.          A quoi des chevaliers pouvaient-ils plus justement employer leur valeur qu'à replacer des rebelles sous l'autorité légitime; qu'à châtier des pirates, des brigands?

          Les consciences les plus naïves adoptèrent ces raisons et crurent faire oeuvre pie en prenant Zara pour le compte des Vénitiens. Elles pensèrent par-là se bien préparer à la croisade.

         Tout à coup arriva, comme dit Villehardouin dans un langage qui fait un peu penser à celui de don Quichotte, « une grande merveille, une aven ture inespérée, et la plus étrange dont on ait ouï parler. » Ce rêve, tant de fois rêvé par le chevalier de la Manche, de princes injustement détrônés à rétablir sur le trône1, fut alors une réalité. Le jeune Alexis, fils d'Isaac, empereur de Constantinople, que son frère venait de renverser et de jeter en prison, vint demander aux croisés le secours de leur épée pour une cause si juste. Ce fut encore un spécieux prétexte pour se détourner une seconde fois du but de la croisade : rien qu'un prétexte, car ni les avertissements ni la colère du pape ne manquèrent aux croisés; une partie d'entre eux même refusa d'aller plus loin et retourna en Europe : dans le nombre fut Simon de Montfort, qui alla s'employer ailleurs à une expédition qu'il crut moins coupable et qui l'était bien davantage. On fit voile vers Constantinople : à la hauteur du cap Malée, la flotte rencontra deux vaisseaux qui ramenaient de terre sainte des pèlerins flamands.

            Un de ces pèlerins sauta de son navire sur un navire de la flotte, et, comme ses compagnons voulaient lui faire passer son bagage : « Gardez, leur dit-il, gardez ; je vous laisse tout : me voici avec des gens qui vont conquérir des royaumes. » Celui-là disait le vrai mot.

            Débarqués devant Constantinople, les croisés reçurent de l'usurpateur une ambassade menaçante.

            « Beau sire, répondirent-ils à l'ambassadeur, votre seigneur s'étonne que nous soyons entrés dans ses États ; nous ne sommes point dans ses États, cette terre n'est point à lui, il la tient à tort, il a péché contre Dieu et contre raison. Celui à qui elle appartient, le voici parmi nous sur cette chaire : c'est son neveu, fils de son frère, l'empereur lsaac. S'il voulait se livrer à la merci de son neveu et lui rendre la couronne et l'empire, nous le prierions de lui pardonner et de le mettre en état de vivre richement. Quant à vous, beau sire, votre message est accompli : ne soyez pas si hardi que de revenir. »

            Ce discours était peu courtois : on sent que les mœurs et le langage des chevaliers étaient rudes encore ; mais il était chevaleresque par son objet.

C'était un devoir de chevalerie de rétablir les héritiers légitimes et de renverser les usurpateurs.

            Peu de jours après, les croisés s'approchèrent des murailles; le doge Dandolo et le marquis de Montferrat tenaient chacun par une main le fils d'Isaac : « Seigneurs grecs, criaient-ils, voici votre seigneur naturel; en cela, il n'y a point de doute. » Les Grecs, qui écoutaient du haut des remparts, répondirent en pillant le quartier des Francs. La guerre éclata. La valeur des chevaliers de l'Occident se montra dans sa terrible majesté : les hommes efféminés d'Orient croyaient voir « des anges exterminateurs, des statues de bronze.» Les croisés n'étaient que vingt mille : ils attaquaient une ville immense qui comptait 200 000 hommes sous les armes. Ils triomphèrent, et l'usurpateur fut renversé.

            Mais Isaac et son fils avaient promis à leurs vengeurs 400 000 marcs d'argent, et ils ne les payaient que de mauvaises raisons. Les croisés leur envoyèrent Conon de Béthune, un des chevaliers les plus sages et les plus habiles à parler, qui tint ce fier langage : « Les barons d'Occident vous ont sommé maintes fois, et, de par eux, nous vous sommons devant vos barons d'exécuter le traité qui est entre vous et eux. Si vous le faites, ils seront contents; si vous ne le faites, sachez que dès cet instant ils ne vous tiennent plus ni pour seigneur ni pour ami ; mais ils vous poursuivront partout et de toutes les manières qu'ils pourront. Ils vous man dent toutefois qu'il ne vous attaqueront jamais, ni vos sujets, avant de vous avoir défié. Car ils ne firent jamais de trahison, et dans leur pays ce n'est pas l'usage d'en faire. Vous avez bien entendu ce que nous vous avons dit : vous vous déciderez pour le parti qui vous plaira. » Les Grecs furent stupéfaits de l'audace de ce langage : ils disaient que personne encore n'avait été assez hardi pour tenir à l'empereur de pareils discours jusque dans son palais. Au mauvais visage que leur fit l'empereur et aux murmures des Grecs, les ambassadeurs se jugèrent fort heureux de pouvoir revenir au camp, sains et saufs. Tandis qu'Isaac et Alexis amusaient les croisés par leurs artifices, Murzuphle les renversa tous les deux et les fit périr. Les croisés eussent pu s'en réjouir comme du châtiment de leur mauvaise foi; mais, outre qu'ils voyaient leur gage disparaître avec les deux princes, ils avaient horreur d'un double crime. Dans leurs idées féodales et chevaleresques, la terre ne devait point appartenir aux gens félons et cruels. «Dites, demande Villehardouin, dites si des gens qui se traitent les uns les autres avec tant de cruauté méritent de terre tenir.» Ils se disposèrent donc une seconde fois à prendre Constantinople sur un nouvel usurpateur; mais pour qui, n'y ayant pas d'héritiers légitimes ? Pour eux-mêmes, se jugeant plus dignes que les princes grecs de terre tenir.

         Le siège fut plus rude que la première fois : les Grecs étaient plus animés, le second usurpateur était plus habile que le premier. Les croisés furent repoussés et tellement saisis d'effroi, qu'un grand nombre d'entre eux eussent voulu que les vents les emportassent au-delà de l'Archipel. Mais Villehardouin traite ceux-là de lâches ; il était de ceux qui voulaient pousser l'entreprise jusqu'au bout, et qui, dans leur mépris pour les Grecs, étaient prêts à les dépouiller sans scrupule. Ils finirent par l'emporter, et Constantinople fut pillée comme le devaient être les héritiers de l'empire romain par les descendants des barbares. Sainte-Sophie ne fut pas plus profanée deux siècles et demi plus tard par Mahomet II qu'elle ne le fut alors. Mais c'était la tourbe qui se conduisait ainsi ; les chefs et les principaux chevaliers voulaient qu'on respectât l'humanité. Villehardouin a quelques mots touchants sur le sort des femmes et des enfants ; le marquis de Montferrat était invoqué dans les rues comme un saint et un protecteur. Ils mirent un certain ordre dans le partage de l'argent, qui s'élevait à cent mille marcs : un sergent à cheval eut autant que deux sergents à pied, et un chevalier autant que deux sergents à cheval. Le comte de Saint-Pol fit pendre, l'écu au cou, un de ses chevaliers qui tenta de détourner quelque chose de la masse.

            Ce partage d'argent fut suivi du partage des terres, et alors fut fondé en Orient cet empire latin féodal, qui fut sitôt ébranlé par la discorde et la guerre étrangère, et qui dura si peu.

           Ceux qui firent cette expédition furent au début des croisés, au milieu des redresseurs de torts, et à la fin des aventuriers. Ils appartenaient presque tous à la chevalerie du Nord ; la chevalerie du Midi s'abstint : elle avait eu naguère sa croisade avec Richard Coeur de Lion. Qu'on remarque la différence : autant la troisième croisade offre de traits gracieux et qui plaisent à l'esprit, autant la quatrième est sérieuse et âpre ; la guerre des Albigeois ne l'est pas davantage, quoique bien plus cruelle. Les hommes qui, presque à la même époque, détruisirent l'empire grec et la civilisation provençale, sont bien des hommes du même pays, du Nord ; mais le moment est venu où ces hommes, aussi âpres au gain qu'à la foi, vont subir la métamorphose que j'ai annoncée.

            L'Église avait si peu réussi à ranimer l'esprit religieux par la croisade contre les Albigeois, que les dominicains, qui l'avaient prêchée, furent par tout méprisés et hués lorsqu'ils voulurent ensuite prêcher la croisade en Palestine. On avait enfin ouvert les yeux sur les horreurs auxquelles ils avaient entraîné tant de monde. Les troubadours continuaient de se moquer ; Blacas, l'un d'eux, l'une des plus illustres familles de Provence, chantait :

J'aime son bel œil noir,

Et ferai pénitence

Entre mer et Durance,

Auprès de son manoir.

            Le fameux troubadour couronné, Thibaut IV, comte de Champagne, obligé de renoncer à l'amour de sa royale dame, Blanche de Castille, se voua à la Vierge :

Quand dame perds,

Dame me soit aidant.

            ll lui fallait toujours une dame : celle de la terre l'envoyait à la croisade; il espérait que celle des cieux l'y protégerait. Mais il lui fallait aussi des croisés, et il eut bien de la peine à en trouver. Le dépit féodal lui en amena : les plus grands seigneurs, tout chagrins de l'avantage que venait de remporter la royauté, portèrent en Orient leur désappointement et leur mauvaise humeur : c'étaient le duc de Bretagne, le comte de Bar, le duc de Bourgogne, et tous leurs chevaliers avec eux. Ils s'en allèrent en Palestine faire des razzias de boeufs, de moutons, de chameaux, de buffles et d'ânes. Le duc de Bretagne et ses chevaliers en firent une si belle sur le territoire de Damas, que le duc de Bourgogne et le comte de Bar en crevaient d'envie. Les voilà en quête d'une fortune semblable, et ils avisent les riches pâturages de Gaza. Thibaut les prier et leur commande de rester au camp. Ils répondent qu'ils sont venus pour guerroyer les infidèles, et cheminent toute la nuit afin d'arriver aux pâturages avant les mécréants encornés. Il est bon de déjeuner au matin quand on a marché toute la nuit. Au point du jour la troupe s'arrêta dans un défilé : les riches hommes firent étendre les nappes et se mirent à manger les poules, les chapons, les viandes cuites qu'ils avaient fait apporter, sans oublier le vin en bouteilles et en barils. Ils attendirent ainsi que les bêtes fussent envoyées aux champs et que les gens fussent au labourage. Il ne vint ni gens ni bêtes, mais le gouverneur de Gaza avec une armée turque. Les chevaliers enfonçaient dans le sable jusqu'aux genoux, et ils étaient un contre treize. Le comte de Joppé les suppliait de se retirer : les comtes de Bar et de Montfort déclarèrent qu'au lieu de reculer, ils iraient en avant. Ils sortirent du défilé pour charger l'ennemi, furent cernés et succombèrent en faisant merveilles d'armes. Le comte de Bar disparut sans qu'on sût jamais ce qu'il était devenu. Montfort fut fait prisonnier, conduit en Egypte et offert en spectacle au peuple du Caire. Montfort, Amaury de Montfort, le fils même de l'exécuteur des Albigeois, était un des chefs de cette expédition bouffonne, plus digne du fabliau que de l'histoire ! Quelle belle vengeance pour les Provençaux !

            Voilà pourtant la génération que Louis IX en traîna à la croisade. Ce fut une violence qu'il fit à son siècle. Il fallut qu'un même homme, chose rare, fût à la fois roi redouté, saint vénéré et bienfaiteur de ses peuples, pour que son zèle fit de l'effet sur des hommes si tièdes. Il fallut aussi qu'il fût en état de payer la croisade : la plupart des chefs de l'armée étaient à la solde du trésor royal. Un malin troubadour (il y en avait encore) décoche sur les chevaliers de l'époque ces traits piquants : « Je ne puis partir, dit l'un, sans une solde du roi; je suis malade, dit un autre ; si je n'avais des enfants, rien ne me retiendrait ici, assure un troisième. O chevaliers, vous avez peur de la mort ! » Non, les chevaliers n'avaient pas peur de la mort. Mais nul ne se souciait plus guère de croisade ; le pape tout le premier, qui retint pour ses affaires de Lombardie les chevaliers hollandais prêts à rejoindre Louis IX.

            Le roi fut profondément indigné. Ses barons et ses chevaliers le furent comme lui et le suivirent de meilleur coeur. Beaucoup, imitant sa piété, se préparèrent au grand voyage comme à la mort, par de dévotes pratiques ; d'autres, d'une façon un peu plus moderne : le sire de Joinville passa toute la semaine avant son départ à faire fêtes et banquets avec son frère de Vauquelour et tous les riches hommes du pays, tous bons convives ; quand ils avaient bien bu et bien mangé, ils disaient chanson les uns après les autres. Je dis que ceci est moderne pour le temps : chanter gaiement en quittant la patrie et en marchant au danger, cela marque plus de fermeté d'âme, plus de force contre la mélancolie et les appréhensions, moins d'abattement, de terreurs, de superstition. Les chevaliers pleurent toujours dans Villehardouin : ils rivalisent avec le pieux Énée. Ils pleurent moins dans Joinville. Dans Froissart, ils ne pleurent plus du tout. C'est la philosophie du caractère français qui commence à poindre.

           Gaiement, tristement, on s'embarqua, et voilà l'expédition qui aborde au rivage de Damiette. Louis IX se jette le premier dans les flots comme un simple chevalier de la croix. Tous l'imitent et le rivage est balayé de la multitude des musulmans. C'était bien combattu pour la croix, mais point pour la croix seule. L'ardeur des chevaliers français s'était assez échauffée aux riches peintures que les évêques leur avaient tracées des trésors de Damiette. Ils n'y trouvèrent qu'un maigre lot de six mille livres tournois.

           Ils murmurèrent tout haut. Ils avaient projeté de faire bonne chère en Orient : ils n'y voulurent pas renoncer. La chevalerie française semblait ne plus vouloir affronter la mort sans avoir joui de la vie.

            L'argent du roi fut dissipé en galas et festins. Le pauvre saint homme vit de bien vilaines choses : à un jet de pierre de sa tente, des femmes se prostituaient. Grands et petits barons réclamaient, dans la direction et l'administration de l'armée, les droits de l'isolement féodal. Ils pensaient faire pièce au roi. Robert d'Artois, son frère, était un des plus turbulents et des plus arrogants de toute cette chevalerie. L'avenir d'une telle armée était marqué.

            On s'avance au bord du canal de l'Aschmoun.

            Après de longues recherches, on trouve un gué.

            Robert d'Artois court avec l'avant-garde pour le franchir. Le roi ne peut le retenir, et lui fait promettre du moins d'attendre le gros de l'armée. Robert promet tout, passe le gué, voit fuir trois cents musulmans devant lui et se jette à la poursuite. Les grands maîtres des chevaliers du Temple et de l'Hôpital le conjurent de s'arrêter, il les appelle traîtres qui conspirent avec les Turcs. « Certes, lui répondent ces sages guerriers, c'est pour trahir l'Église chrétienne que nous avons quitté famille et patrie et que nous vivons en terre étrangère dans les fatigues et les périls ! » Après cette plainte amère, ils ordonnent à leurs chevaliers d'apprêter leurs armes et de déployer la bannière du combat. Salisbury présente à son tour ses remontrances, Robert l'interrompt : « Les timides conseils, s'écrie-t-il, ne sont point faits pour nous. » Pendant ces débats, le vieux gouverneur du prince, Foucault de Nesle, aussi fougueux que son élève et, de plus, sourd, ne sachant pourquoi on n'allait pas de l'avant, se démenait et criait à tue-tête : Ores à eux, ores à eux!

            Ce signal ordinaire de combat crié avec obstination finit par échauffer les oreilles de tout le monde ; on s'anima, on se mit en mouvement et, la fougue chevaleresque l'emportant enfin sur la sagesse militaire, voilà l'avant-garde du comte d'Artois qui, séparée de l'armée par deux lieues de distance, se précipite en avant bride abattue et se jette dans Mansourah à la suite des musulmans fugitifs. Bientôt elle s'y trouve enfermée, cernée par une multitude ennemie qui a reconnu le petit nombre des assaillants. La défense de ces quinze cents chevaliers fut superbe : de dix heures du matin à trois heures du soir, ils combattirent; Robert d'Artois résista longtemps dans une maison où il s'était enfermé et périt en brave chevalier ; de même Salisbury, Raoul de Coucy, deux cents quatre-vingts chevaliers du Temple et presque tous les autres.

            En voyant la folie et le danger du comte d'Artois, les corps de l'armée les plus proches du canal l'avaient franchi au plus vite. Le duc de Bretagne, Guy de Malvoisin, le sire de Joinville passèrent d'abord avec les plus braves chevaliers.

            Pour réparer une imprudence, ils en commirent une autre; à son tour, séparée de l'armée, en présence des musulmans qui étaient revenus en foule dans la plaine, animés par le beau coup de filet qu'ils venaient de faire, pressée, harcelée, coupée par tronçons, cette seconde avant-garde se défendait avec autant de valeur que de confusion.

            On ne voyait dans toute la plaine que des troupes éparses de chevaliers, ici vainqueurs, là vaincus, poursuivant de ce côté, fuyant de cet autre. Ces braves gens étaient perdus aussi, quand tout à coup, du côté de l'Aschmoun, éclate comme une tempête de trompettes, clairons et cors. Ils regardent : c'est enfin le roi et l'armée. Louis s'arrêta sur un haut chemin avec tous ses gens d'armes pour leur adresser quelques paroles. Jamais, dit Joinville, je ne vis si bel homme armé. Il paraissait dépasser des épaules tous ceux qui l'entouraient. Il avait sur sa tête son heaume élégant et doré, dans sa main droite une épée d'Allemagne. Ce beau profil de chevalier, détaché sur un ciel bleu d'Orient, eût semblé à un homme plus superstitieux que le sénéchal quelque apparition de saint Michel ou de saint Georges. La délibération ne fut pas longue : le roi et les siens se précipitèrent au plus fort de la mêlée, qui devint merveilleuse. Jamais au voyage d'outre-mer on ne vit de si beaux faits d'armes de part et d'autre; car nul ne se servait de l'arc, de l'arbalète ou autre arme de jet : on ne faisait que frapper, soit avec la masse d'armes, soit avec l'épée ou la lance. Nul n'égalait le roi. Là où il y avait presse et péril, il se jetait au milieu, frappant ci de la masse, là de l'épée, les plus beaux coups du monde, et déployant une valeur et une force qui semblaient doublées par la puissance de Dieu. Six Turcs s'attachèrent à lui, saisirent la bride de son cheval et voulaient l'emmener de force; mais il s'évertua si bien et se mit à frapper de si grand courage sur ces six Turcs, qu'il se dégagea à lui tout seul.

          Le but du roi était Mansourah. Mais les musulmans paraissent se porter vers le canal et menacent d'envelopper l'armée. Le roi ordonne la retraite. A peine l'ordre est donné, Imbert de Beaujeu accourt de Mansourah : Robert va périr.

            A cette nouvelle, Louis change d'avis, il veut délivrer son frère ; mais déjà le mouvement de la retraite a commencé, l'oriflamme marche vers l'Aschmoun et les croisés la suivent. Le sort de Robert fut alors décidé. On eut de ses nouvelles par le duc de Bourgogne et ses chevaliers, qui avaient poussé jusqu'aux murs mêmes de Mansourah. Ils avaient entendu du dehors les cris et le bruit du combat désespéré que livrait la troupe du comte d'Artois ; ils n'avaient pu ni escalader le mur ni enfoncer les portes qui les séparaient de leurs malheureux compagnons d'armes. Ils revenaient tous blessés, criblés de flèches, la douleur et la rage dans le coeur. Le duc vomissait le sang à gros bouillons ; son cheval n'avait plus ni bride ni harnais. Il n'en écartait pas moins rudement les Sarrasins qui prétendaient empêcher sa retraite, et leur en voyait des moqueries avec des coups de lance.

            Quelques jours après, l'armée chrétienne, affaiblie par de brillants combats et ravagée par la peste, faisait retraite péniblement, partie sur le Nil, partie le long du fleuve. Presque tous blessés, en proie à d'affreuses maladies, la plupart sans armes et sans chevaux, harcelés par d'innombrables ennemis, les chevaliers français montraient encore dans des actions isolées leur brillante valeur. Il y en avait huit attachés à la personne du roi, tous bons et vaillants, qui avaient gagné maintes fois le prix d'armes tant deçà qu'outre mer : on les appelait les bons chevaliers. Dans le désordre de la retraite, il n'en resta qu'un seul auprès de lui; mais il en valait plusieurs : c'était messire Geoffroy de Sargines. Le roi lui rendit plus tard ce témoignage, qu'il le défendait ainsi qu'un bon serviteur défend des mouches la coupe de son maître. Chaque fois que les Sarrasins approchaient, il tombait sur eux à coups d'épée, frappant du tranchant et de la pointe, et les chassait d'auprès du roi. C'est ainsi que Louis IX put arriver au village de Kasel. Le danger n'y était guère moins grand. Ce fut cette fois messire Gaultier de Châtillon qui protégea le monarque presque mourant. Ce brave chevalier se tenait dans la rue où était la maison du roi, l'épée nue au poing.

            Quand les Turcs paraissaient, il fondait sur eux, les culbutait, les mettait en fuite et revenait à son poste, tout hérissé des flèches qu'ils lui avaient lancées en fuyant. Il ôtait ses armes, retirait les flèches, et s'armait derechef pour recommencer.

            On le vit plusieurs fois s'élever sur ses étriers en criant : « Haï Châtillon, chevaliers! Et où sont mes prudes hommes ? » Mais pas un n'arrivait. Peu de temps après , un chevalier rencontra des Sarrasins qui emmenaient un cheval tout couvert de sang ; ils lui dirent que le plus brave chevalier de l'Occident venait d'avoir la tête abattue , étant sur son cheval, et que c'était son sang dont l'animal était inondé. Ainsi était mort Gaultier de Châtillon.

            Toute cette valeur ne sauva ni le roi ni l'armée de la captivité ou de la destruction. De deux mille huit cents chevaliers que Louis IX avait emmenés à la croisade, il ne lui en resta pas cent. Le résultat moral fut si loin de balancer les pertes, que ceux qui survécurent revinrent le blasphème sur les lèvres. Ils accusaient Dieu d'injustice et ne voulaient plus le servir.        Louis IX était le seul qui ne fût point encore rebuté. Seul, il conservait la foi ardente et âpre d'un chevalier du 11ième siècle ou d'un dominicain. On sait ce vieux chevalier qui disputait un jour devant lui avec un juif sur la virginité de la sainte Vierge et qui, à bout d'arguments, frappa le juif au visage avec son gantelet de fer. L'abbé de Cluny, qui était présent, le blâma de cette violence. Saint Louis, plus rigoureux que le prêtre, le blâma aussi, non d'avoir frappé, mais de n'avoir pas frappé assez. « Le laïque, dit-il, qui entend médire de la foi chrétienne, la doit défendre à bonne épée tranchante et en frapper les médisants et mécréants au travers du corps tant qu'elle y pourra entrer. » Ni Joinville, qui aimait mieux avoir trente péchés mortels sur la conscience qu'un peu de lèpre sur le corps, ni aucun des chevaliers vivant alors dans le siècle n'eût dit cette parole.

           On discuta dans le conseil si le roi devait partir avant d'avoir délivré les prisonniers chrétiens ; ce fut Joinville qui s'y opposa : « Ils ne s'en iront jamais, dit-il, si le roi s'en va, et je me souviens des paroles que me dit messire de Bollaincourt mon cousin : « Vous allez outre-mer, mais prenez garde au revenir ; nul chevalier, ni pauvre, ni riche, ne peut retourner sans être honni s'il laisse entre les mains des Sarrasins le menu peuple en  quelle compagnie il est allé. »

            La veille de la bataille de Mansourah, en pleine terre d'Égypte, sous la bannière même de  la croisade, six chevaliers du sire de Joinville assistaient à la messe des morts pour un de leurs compagnons qui venait de trépasser. Ils causaient à si haute voix qu'on n'entendait plus le prêtre qui disait la messe.

           Joinville voulut les rappeler à la convenance, ils se mirent tous à rire et lui répondirent qu'ils s'occupaient de remarier la femme de messire Hugues de Landricourt, qui était là dans la bière. Ne dirait-on pas six marquis poudrés du 16ième siècle ? Ces deux derniers traits expriment assez bien l'esprit de la chevalerie d'alors. Elle a de l'humanité, du courage et de l'esprit, mais peu de ferveur religieuse. Nous arriverons bientôt à la chevalerie de Froissart...

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Publié le par Rhonan de Bar
Publié dans : #CHEVALERIE

MARC DE VISSAC.

LE MONDE HÉRALDIQUE. APERÇUS HISTORIQUES

SUR LE MOYEN-AGE

PREFACE

LE Monde Héraldique est né avec la Chevalerie ; il est mort avec la Révolution de 1793 qui a transformé plus encore les idées que les choses & qui, par les changements décisifs quelle a introduits dans nos mœurs, dans nos institutions, dans notre économie sociale, est appelée à devenir avec le temps dans notre histoire la véritable ligne de démarcation du moyen-âge & de l'âge moderne.

Comme le système qui l'avait créé, il s'étayait sur un principe que de nouvelles tendances politiques ont réformé, sur des croyances que la nation a cru devoir abjurer, sur une hiérarchie et sur des privilèges que l'égalité a nivelés, conséquence & produit du régime gouvernemental, il devait forcément subir les mêmes vicissitudes que ce régime & s'écrouler avec l'édifice féodal qui lui servait de pivot. Du jour où l'ancien ordre de choses succomba sous la sape révolutionnaire, le monde héraldique, qui était, bien assez vieux pour s' éteindre, devint le monde du passé et la postérité commença pour lui. De ce jour aussi, dans notre pays à l'âme inquiète & agitée, on se mit à tâter successivement de la souveraineté de chacun des éléments qui concourent à la vie d'une société ; les expériences n'ont pas toujours été heureuses, mais le passé est l'enseignement du présent, & l'avenir nous réserve peut-être de meilleurs résultats. Nous en sommes aujourd'hui à l'évolution démocratique; gardons-nous de la juger avant de pouvoir juger ses œuvres; souhaitons seulement que notre époque, fi tourmentée, laisse des témoins aussi multipliés & aussi majestueux de son passage que le temps de nos pères.

En présentant au public quelques essais sur la période féodale & héraldique de notre histoire, nous n'avons donc pas la prétention de lui offrir le plat du jour, l'actualité à la mode — quoique l'histoire du pays soit toujours une actualité & que l'ignorance des annales de sa patrie nous semble être une espèce d'enfance perpétuelle — ; notre but est seulement de faire poser sans prétention devant le lecteur une époque morte, à moitié ensevelie dans le linceul de l'oubli, & dont l'étude nous captive & nous paraît des plus attrayantes, je fais bien que la chute du régime politique n'a pu entraîner avec elle la chute du principe aristocratique qui était un de ses éléments. La noblesse, en effet, n'est pas morte et rien ne le prouve mieux que les attaques dont on l'assaille tous les jours. Elle est sortie vivifiée du bain de sang de l'échafaud révolutionnaire & ce nouveau baptême lui a donné une consécration nouvelle. Dépossédée de ses anciens privilèges, qui servaient de point de mire aux théories égalitaires et de thème favori aux adeptes du socialisme, mise ainsi à l'abri des bourrasques populaires, elle est devenue plus forte, s'est implantée dans notre fol par des racines vivaces &, sous sa nouvelle incarnation, s'est infusée dans nos mœurs. Ne revendiquant plus que les seules prérogatives qui dérivent du mérite personnel & d'une longue tradition de gloire et d'honneur, le patriciat actuel sera, comme jadis, une des fiertés de la France, tant que la vieille aristocratie joindra à la noblesse de race celle, plus haute encore, qui s'acquiert par la vertu et que la nouvelle se composera de toutes les illustrations du pays «nobilis quasi noscibilis » d'où « nobilitas quasi noscibilitas» et fera ainsi ses propres ancêtres. Mais nous avons cru, dans la publication actuelle, ne pas devoir envisager fous leur aspect moderne ces vestiges qui ont survécu à l'ancien monde héraldique & nous nous sommes tenu en garde contre les appréciations & les solutions de l'ordre politique qui pouvaient se dégager du sujet que nous traitons, non pas qu'elles nous laissent indifférent, bien au contraire, mais parce que nous les avons jugées inopportunes & déplacées. Nous ne voulons pas faire, en effet, de notre thèse une question de légitimité, mais bien une question d'antiquité; nous ne cherchons pas à résoudre un problème d'économie sociale, mais bien un point d'archéologie & d'histoire. C'est, nous le répétons, une excursion de touriste vers quelques-uns des plus beaux sites du moyen-âge, une esquisse légère des principaux traits d'un tableau séduisant, une peinture de mœurs, qui ne doit soulever ni amertume, ni susceptibilité d'aucun genre, parce que nous en avons retranché soigneusement toute allusion, toute assimilation, tout parallèle irritant entre des époques qui se sont succédées, mais qui ne peuvent pas se ressembler.

Les ouvrages abondent sur la civilisation féodale; mais, pour puiser à des sources vraiment saines & impartiales & se faire une idée exacte de la physionomie du pays durant la curieuse période chevaleresque, on est obligé de remonter aux documents fournis par les mémorialistes & par les annalistes anciens. La plupart des auteurs modernes n'ont envisagé la matière qu'à travers le prisme trompeur de leurs passions politiques ; à côté de deux ou trois admirateurs fanatiques & enthousiastes qui se livrent sur cette brillante époque à une apologie immodérée, on trouve des centaines de détracteurs systématiques & de mauvaise foi qui la dénaturent à, plaisir. Vers la fin du siècle dernier surtout, on s'efforça, pour ainsi dire, de la méconnaître. De même qu'on ne voulait plus de la religion de nos dieux, on se montrait incrédule à leur gloire, on se raidissait contre leur prestige.

Cette croisade contre le moyen-âge eut pour premiers chefs les anti-monarchistes de 1793, qui espéraient, en jetant le discrédit ou l'injure sur les hommes, discréditer en même temps le régime qui les avait produits. Lorsque les Girondins, du haut des tréteaux de leur Tribunal sanguinaire, décrétaient l'assassinat politique, ils espéraient, en frappant leurs victimes, frapper au coeur l'institution toute entière ; ils ne se lassaient pas à leur terrible besogne devant les têtes sans cesse renaissantes de l'hydre immortelle; ils auraient voulu étouffer le passé & proscrire le souvenir des morts comme ils proscrivaient le nom même des vivants; ils se croyaient appelés à recommencer l'histoire de l'humanité, & l'an I de la République leur semblait devoir être l'an I de la gloire nationale. Mais le glas funèbre qu'ils sonnaient sur la royauté & sur l'ancien régime ne pouvait rendre la postérité sourde à la voix du souvenir, car il n'est pas au pouvoir des hommes d'effacer du livre de la nature les traits glorieux & caractéristiques du génie d'une nation, non plus que les silhouettes héroïques burinées fur les tablettes de l'histoire. En dépit de toutes les tentatives, l'âme de la France resta noblement ouverte à tout ce qui a été grand & généreux, & répugna à l'ingratitude et à l'oubli.

Mais ce que n'avait pu faire la Terreur, une nouvelle école, dite historique, tenta de l'opérer. Ce que le billot n'avait pu flétrir, elle tenta de le flétrir par le mensonge, par la calomnie, cette arme de dom Basile, dont il reste toujours quelque chose. Après la guillotine des martyrs, le coup de pied du pitre. Sous la plume de ses adeptes, les héros se transformaient en saltimbanques & en grotesques; chaque vertu, chaque gloire subissait tour-à-tour quelque éclaboussure. Ce fut une sorte de Jacquerie littéraire dirigée, suivant les règles, contre toutes les illustrations, par les ribauds & par la taupinaille de la publicité. La réforme qu'elle voulait amener dans l'esprit public, elle l'appela une ère de rénovation durant laquelle l'ignorance et la routine devaient livrer leur dernier combat. Cette nouvelle école historique consistait à dénigrer tout ce qui, durant longtemps, avait inspiré le respect & l'admiration, à calomnier les morts, à ravaler le passé, à avilir les célébrités, à dégrader le mérite; triste science qui n'éclaire que par de fausses lueurs & qui veut bâtir sur des ruines. Le paradoxe, l'ironie & la fausseté, tantôt grossière, tantôt ingénieuse, étaient les travestissements dont ils affublaient les épisodes de l'histoire, pour en faire des scènes de bouffonnerie & de carnaval. De même que Tarquin-le-Superbe ne fauchait que les plus hauts épis, de même il suffisait d'être grand & illustre pour être en butte à leurs morsures.

Dans l'Inde, les enfants mangeaient autrefois les pères trépassés, eux s'efforçaient de dévorer leur réputation & leur gloire; en Chine, on anoblissait les ancêtres, eux ne cherchaient qu'à les dégrader.

Louis XII & Henri IV eux-mêmes, devant lesquels l'insulte semblait devoir reculer, ne trouvaient pas grâce à leurs yeux & leur mémoire était ternie par un souffle empesté. La victime du 21 janvier n'était pour eux qu'un assassin vulgaire ; ils dressaient devant son auréole de martyr le squelette du serrurier Gamain, que la Terreur troubla mentalement, au point de lui faire accuser son illustre apprenti de lui avoir versé de sa main royale un poison criminel1. Tout ce qu'ils consentaient à admirer du moyen-âge étaient quelques potiches, quelques faïences, quelques meubles contournés ; le reste n'était propre qu'à attirer leur mépris & leurs outrages.

Un des premiers créateurs de cette secte désastreuse fut M. Dulaure, qui s'intitulait citoyen de Paris. Ce républicain fanatique, qui avait voté la mort de Louis XVI « fans sursis et sans appel » avait pris pour pierres d'achoppement les trois pierres angulaires de l'ancien édifice social : les Prêtres, les Rois & les Nobles, qu'il appelait les trois plaies du genre humain. Il traînait la religion fur la claie avec un rire infernal, & répandait sur ses ministres la bave méphistophélique de son cynisme ; il bafouait, lui, le rhéteur du peuple, la royauté qui, de tout temps, fut l'auxiliaire du peuple dont elle était le patron-né, peignant même ceux de ses représentants qui ont le plus illustré leur époque, sous les traits de tyrans farouches, de suppôts de l'enfer, de sangsues gorgées de la sueur du peuple. Il s'évertuait à salir les plus belles pages du livre d'or de la noblesse de France en l'appelant, suivant une expression de Machiavel qu'il s'appropriait, une vermine qui carie insensiblement la liberté. A l'entendre, les nobles n'avaient été que les occupeurs de sales emplois, des brigands, des criminels gangrenés & faisandés, des voleurs de grands chemins, des parjures, les plus grands ennemis du trône. Il poussait le courage jusqu'à publier cet amas d'injures & d'invectives contre l'aristocratie française au pied même de l'échafaud, alors que son ennemie était terrassée, ne songeant plus, dans son ivresse, au rôle odieux qu'il remplissait. Fier de ce que la tourmente révolutionnaire effaçait de son souffle de précieux sillons & brisait les blasons rayonnants, respectés par les siècles & par les tempêtes, il embouchait la trompette & sonnait le carnage.

Et les pages fangeuses qu'il accumule de la forte contre les illustrations les plus respectables, il les décore du nom d'histoire; il ose dire qu'il a compris la féodalité & que la postérité la juge par sa bouche. — Ah! celui-là n'a pas le cœur français qui souille ainsi nos annales!

Telle n'est pas notre manière d'envisager l'histoire. Elle doit être, pour nous & pour tout écrivain qui se respecte, comme une glace bien pure & bien unie qui représente au naturel les grands hommes et les grandes choses. Le blason des chevaliers ne nous éblouit pas ; quand ils mouraient pour la patrie, on voyait leur âme, on ne voyait pas leur écusson. Nous n'avons à nous livrer ni à un panégyrique, ni à une apothéose; les morts sont morts et le flambeau de Promothée lui-même ne rallumerait pas les rayons d'une gloire éphémère éteinte sans retour. Il faut se borner à laisser aux faits leur éloquence. L'impartialité & la bonne foi sont les deux fils qui doivent guider le narrateur dans le dédale du passé & qui demandent à ne jamais être coupés. C'est d'elles, en effet, que l'on peut dire, en paraphrasant ce que l'on a dit de la sagesse : « per me veritas regnat et rerum judices justa decernunt

Mon but est moins de faire aimer la chevalerie que de la faire connaître; mais je ne me cache pas que, pour esquisser dignement ce grand établissement politique & militaire dont l'histoire est nécessairement liée à celle de la noblesse & de la milice, française, il faudrait un opérateur plus habile. Aussi de cet immense palais d'honneur, je ne montrerai aujourd'hui que le parterre et n'y ferai remarquer que quelques fleurs. Peut-être un jour, si leur éclat a assez de charmes pour attirer le lecteur, parcourrons-nous ensemble l'édifice entier.

Les quelques fragments que je détache aujourd'hui de l'histoire générale de l'institution héraldique sont présentés sous forme de petites monographies qui ont, à mes yeux, le double avantage : pour le lecteur, de grouper plus commodément fur un sujet les matières disséminées quelquefois d'une manière confuse dans de gros livres, souvent aussi ennuyeux que rares, & de faire un tout plus compact & plus homogène; pour l'auteur, celui de profiter largement des recherches faites avant lui, de prendre de toutes les mains, de condenser et de coordonner les sources, de les épurer & de les compléter les unes par les autres, de les lier entre elles par des réflexions propres à prévenir une ennuyeuse uniformité & de créer ainsi, des travaux de chacun, une œuvre, non pas originale & personnelle, mais nouvelle & sérieusement élaborée.

Il nous a paru nouveau & intéressant de nous écarter un peu des sentiers battus par les écrivains, nos devanciers, qui abordent le moyen- âge fans regarder en arrière & développent ses institutions sans faire connaître les diverses transmissions sociales opérées d'un peuple à l'autre qui les ont engendrées, qui leur serviraient de généalogie & nous initieraient ainsi à leur première origine. Il nous a semblé que plusieurs apparitions de l'époque chevaleresque n'étaient que des résurrections ou des imitations lointaines, que ce qui passait pour un enfantement féodal n'était souvent qu'une incarnation nouvelle, une espèce de métempsychose de notions & d'établissements anciens, que la chrysalide, en un mot, avait dû subir avant d'être, des transformations nombreuses. En réfléchissant au calcul désespérant du mathématicien anglais, Hooke, qui fixe à trois milliards environ le nombre des idées dont l'esprit humain est susceptible, calcul dont je me garderais bien d'assumer la responsabilité, nous avons été amené à conclure que, depuis des milliers d'années déjà, il n'y a plus rien de nouveau sous le soleil, & nous n'avons pas été surpris de retrouver dans les créations Grecques, Latines & Orientales, les premiers germes de nos progrès & les étincelles qui devaient allumer les feux de notre civilisation. Nous avons donc, à côté de l'histoire des institutions, placé l'histoire des idées sur lesquelles elles reposent, en remontant jusqu'à leur source étymologique & historique, en en suivant les progrès & les variations jusqu'à leur perfection, en en marquant la décadence & la chute jusqu'à leur extinction, reliant ainsi au passé les établissements du moyen-âge par les monuments de l'antiquité parvenus jusqu'à nous.

Les classiques anciens, les interprètes de l'Orient, les compilateurs monastiques, les légendaires des siècles à demi barbares, les plus anciens chroniqueurs de la monarchie franque pouvaient seuls nous rendre possible cette tâche & ce n'était qu'en les mettant à contribution que nous pouvions espérer de reproduire la photographie exacte des temps & des choses. Aussi, si le tableau offre quelque intérêt, l'auteur ne s'en approprie ni la gloire, ni le mérite & n'a d'autre prétention que de prouver qu'il a su rechercher. Il reporte, comme il le doit, les éloges sur les érudits consciencieux qui ont accumulé laborieusement les matériaux dont il a usé largement &, pour rendre hommage à ces illustres collaborateurs, qui font ses maîtres, il a cru devoir placer en tête de chaque volume l'indication des principaux ouvrages qui lui ont servi de guides & d'autorités. Cette nomenclature lui permettra d'ailleurs de réduire à des proportions convenables les fastidieuses annotations provoquées par chaque phrase & par chaque assertion dans un ouvrage de cette nature et le dispensera de placer en face du texte principal un autre texte justificatif de même importance, contenant les renvois, les pièces à l'appui, les citations de passage, les indications de sources qui rendent le tableau trop décousu & semblent répandre sur la narration une forte de langueur.

Ce premier cahier sur l'institution héraldique fera suivi immédiatement d'un second volume sur le Blason que quelques esprits chagrins, élevés pour la plupart à l'école du bourgeois- Gentilhomme de Molière dont la race ne s'éteindra jamais, considèrent comme un attentat contre les droits de l'homme & du citoyen, tandis qu'il est comme un flambeau indispensable pour l'histoire. Après l'étude de la chevalerie, de ses usages, de ses costumes, de ses préceptes, de ses jeux, de ses mœurs si souvent contraires à sa morale, de sa galanterie fameuse, de son désir de briller & de s'isoler, l'étude de sa langue, l'initiation à son idiome, à ses symboles, à ses lois, à ses devises, à ses prérogatives nobiliaires. En dehors du lien général de l'histoire, ce font deux études qui se rattachent naturellement l'une à l'autre & qui se complètent l'une par l'autre : Ce sont deux aspects différents d'une même chose &, pour ceux qui se plaisent à étudier curieusement le moyen -âge, pour l'archéologue, pour l'antiquaire, ils deviennent deux instruments d'investigation précieux & indispensables.

Tel quel, nous livrons avec confiance au public ce premier essai. Puisse le lecteur ordinaire y trouver l'amusement qu'il cherche toujours & l'érudit le délassement légitime auquel il a droit.

COUP-D'OEIL GÉNÉRAL SUR LA CHEVALERIE.

I.

COUP-D'OEIL GENERAL

SUR LA CHEVALERIE

L'ÉBRANLEMENT qui avait suivi la dissolution de l'empire de Charlemagne n'était pas encore apaisé. Chaque jour voyait se briser le faisceau si glorieusement noué par le vainqueur des Saxons, entre les mains énervées et maladroites de successeurs, auxquels le grand monarque n'avait pu léguer avec son sang ni ses vertus, ni son génie. Le magnifique royaume des Gaules, qui avait absorbé dans son sein tout l'Occident, allait se disperser en lambeaux épars, sous l'impulsion d'un déchirement général dont le morcellement du territoire entre les fils et petits-fils de Charlemagne ne devait être que le prologue. En vain la race des Francs avait su conquérir la domination du monde sur la race de Romulus; comme le colosse romain, comme les anciennes monarchies de Cyrus et d'Alexandre, son empire s'effondrait de toutes parts, cédant à cette immuable fatalité qui place le commencement de la décadence d'une nation à l'apogée de sa grandeur. En vain le conquérant Carlovingien avait saisi dans sa main puissante vingt sceptres royaux et placé sur sa tête une couronne dont les fleurons étaient moins nombreux que les peuples qui obéissaient à ses lois. « La destinée des grands hommes ne ferait-elle en effet que de peser sur le genre humain et de l'étonner ? Leur activité si forte et si brillante n'aurait-elle aucun résultat durable? Il en coûte fort cher d'assister à ce spectacle ; la toile tombée, n'en resterait-il rien? Ne faudrait-il regarder ces chefs illustres & glorieux d'un siècle & d'un peuple que comme un fléau stérile, tout au moins comme un luxe onéreux 2

En présence d'un pouvoir qui semblait ne plus être capable de concentrer en sa personne le gouvernement social, les diverses parties de la Gaule commencèrent à revendiquer leur indépendance et leurs frontières naturelles. La société était composée de mille éléments hétérogènes : les Francs, les Goths, les Bourguignons, les Anglo-Saxons, les Normands, les Danois, les Lombards, les Allemands, les Romains dégénérés, amalgame de peuples divers, les uns conquérants, les autres conquis, et qui, quoique réunis sous un même joug, n'en avaient pas moins conservé les usages et les caractères propres à leurs races. Leurs intérêts, leurs moeurs, leurs lois, leur nationalité en un mot, comprimée pendant un moment, n'avait pu être absorbée ou assimilée par l'action du temps et laissait subsister entre eux de véritables barrières politiques. L'agglomération n'est pas l'organisation. On eut dit des tribus distinctes, n'ayant aucun rapport les unes avec les autres, étant seulement convenues de vivre sous un maître commun, autour d'un même trône. Il eut fallu pour prévenir l'écroulement plus de force et de sagesse que Dieu n'en avait accordé à la monarchie : la serre de l'aigle n'était plus en effet que la défaillante pression d'une autorité souveraine affaiblie et avilie. Au lieu d'hommes d’État et de législateurs, il n'y avait plus que des prétendants au trône, qui usaient le prestige de la royauté dans des querelles intestines et sanglantes, et ruinaient ses ressources militaires. L'unité devait forcément succomber aux blessures fratricides du rendez-vous de Fontenay3.

A la mort de Charlemagne, son empire s'étendait de l'Elbe, en Allemagne, à l'Ebre, en Espagne ; de la mer du Nord jusqu'à la Calabre, presqu'à l'extrémité de l'Italie. Après le traité de Verdun, trois royaumes étaient découpés dans ce vaste domaine : celui de France, celui de Germanie et celui d'Italie. Soixante ans plus tard, il y en avait sept4 (I). La désagrégation s'était faite à pas de géant. Elle ne pouvait s'arrêter sur cette pente glissante avant d'avoir abouti à l'anarchie. Les possesseurs de fiefs se déclarèrent indépendants, s'érigèrent en souverains sous le nom de ducs ou de barons et s'armèrent pour soutenir leur usurpation dans leurs donjons fortifiés, véritables acropoles inexpugnables dont ils se faisaient un rempart contre la colère de leur suzerain. L'hommage qu'ils rendaient au roi de France n'était qu'une formalité et parfois même un sujet de moquerie, car le régime féodal avait imprimé au caractère une si grande idée de fierté, que le plus mince alleutier s'estimait à l'égal d'un prince et dédaignait de faire acte de vasselage vis-à-vis du comte de Paris. La contrée était possédée par quelques milliers de leudes formant dans notre beau pays une sorte de république de seigneurs turbulents. Dans le seul royaume de France, vers la fin du IXe siècle, 29 provinces ou fragments de provinces étaient formées en petits états, gravitant dans leur orbite, ayant leurs phases, sous l'administration de leurs anciens commandants ou gouverneurs. A la fin du IXe siècle, au lieu de 29 états, il y en avait 55. Quand Hugues-Capet monta sur le trône, le domaine de la couronne n'était plus composé que de l'Ile-de-France, de l'Orléanais et d'une partie de la Picardie. Toutes ces misères intérieures appelèrent au-dehors l'invasion étrangère ; partout les ennemis du nom français se ruèrent allègrement sur les décombres de l'empire. C'est au milieu de ces ruines amoncelées que les pirates du Nord , fanatiques adorateurs d'Odin , sortirent des anses de la Norvège et des îles de la Baltique pour se précipiter dans leurs embarcations légères comme un essaim d'abeilles ou mieux comme des chiens à la curée. Leurs tentatives d'envahissement n'étaient déjà plus récentes et leurs audacieux abordages sur la côte avaient arraché des larmes à Charlemagne mourant, qui semblait entrevoir à cette heure les ravages que ces barbares feraient subir après lui à son pays. Tant qu'il avait vécu, il s'était senti assez fort pour les contenir, il était allé les chercher même jusque dans leurs repaires pour en épuiser la source et les avait brisés comme sur une enclume, mais dès que les caveaux d'Aix-la-Chapelle recelèrent l'ombre menaçante de celui qu'ils appelaient Carie au marteau, les vaincus se redressèrent vivement et le flot des barbares, qu'on eut dit versé par une main vengeresse, vint déborder dans le bassin de la France.

Et pendant que le vent du pôle faisait échouer sur les rivages de l'Océan les coques flottantes des pirates du septentrion, les Sarrazins, émigrés de l'Arabie, après avoir inondé la haute Afrique, envahi l'Espagne en chassant devant eux les Wisigoths, franchi les Pyrénées, faisaient irruption dans les îles méditéranéennes et pénétraient au milieu des Gaules, provoquant ainsi de longue main les sanglantes représailles que cette même Gaule leur ferait subir par-delà le Bosphore, en soulevant l'Europe et l'Asie, l'Occident et l'Orient, pour la guerre sainte du Christ contre Mahomet, de la croix du Sauveur contre le croissant de l'Iman.

Du fond de leurs châteaux crénelés, couronnés d'un diadème de larges mâchicoulis, perdus dans un ravin au milieu des bois ou suspendus sur l'arête escarpée d'un rocher, comme l'aire des vautours, forteresses dont les derniers vestiges échappés à la faulx du temps témoignent de la grandeur imposante, qui ne se reliaient au reste de la terre que par un étroit pont-levis hardiment jeté sur les torrents; à l'abri de leurs tours gigantesques, vedettes placées sur les hauteurs comme des sentinelles vigilantes dont les yeux étaient des meurtrières, les hauts barons assistaient sans émoi au désastre de la patrie. Citoyens épars, isolés dans leurs domaines, retranchés derrière leurs murailles, c'était à eux à s'y maintenir et à veiller sur leur sûreté et sur leur droit, sans recours possible à l'impuissante protection des pouvoirs publics. Ils rachetaient au poids de l'or la retraite momentanée des féroces envahisseurs, ces rois de la mer qui, dans leur irruption, pareils à une avalanche, balayaient tout sur leur passage et ne laissaient après eux que le désert. Si l'ennemi était sourd à leurs propositions, ils ceignaient alors l'épée du combat pour sauvegarder leur propriété et leur repos et, au milieu du carnage général, ils défendaient contre les pirates le sol qu'ils pouvaient couvrir de leur bouclier.

Au premier répit que laissait à la France l'invasion des populations sauvages du nord et du midi, recommençaient les guerres particulières, les discussions de fiefs à fiefs, de vassaux à suzerains. Le vassal rêvait l'affranchissement des privilèges, le chef militaire l'usurpation de son gouvernement, le seigneur la conquête d'une baronnie voisine, et chacun tendait de tous ses efforts, ouvertement et à main armée, vers la réalisation de ses désirs au mépris de la justice et de la tranquillité publique. Tous les moyens étaient bons s'ils pouvaient provoquer la satisfaction de leurs convoitises. Le roi seul, dont le pouvoir anéanti ne pouvait plus servir de digue a ce débordement, en était réduit à faire des voeux stériles pour le bonheur de son royaume, sans pouvoir peser d'aucune influence salutaire sur la marche des événements. Contre lui seul l'aristocratie féodale s'unissait dans une lutte commune et son antagonisme contre l'autorité monarchique n'était égalé que par son instinct d'oppression pour la liberté. Girard de Roussillon et les Quatre fils Aymon sont le panégyrique de la féodalité glorieusement rebelle à la monarchie. Singulier corps politique, pour lequel le bien public résidait dans la sauvegarde personnelle, qui se retirait presque sauvage dans ses repaires aux fossés desquels , une fois la herse baissée , venait s'arrêter le mouvement social. La société était comme une matière en ébullition à laquelle le moule seul de la souveraineté pouvait donner une forme majestueuse, en groupant toutes les forces vitales du pays autour d'un même élément conservateur et en remplaçant, dans cette cette confédération des seigneurs, les principes dissolvants de l'isolement et de l'inégalité par ceux de la fidélité et du dévouement.

Tel était l'état de la France au moment où la chevalerie prit naissance au premier soleil du XIe siècle. Elle vint épurer les idées de morale, compléter le corps social et jouer dans l'Etat, comme le dit l'auteur du Jouvencel, le rôle que les bras jouent dans le corps humain, prêts à rendre service au chef comme aux membres inférieurs, trait-d'union entre les grands feudataires et la royauté et plus tard entre la royauté et le peuple. Ses statuts constituèrent une sorte de code qui, au sein du désordre de le législation, redressa les torts, adoucit les moeurs, mit un frein aux passions, fit croître le faible en dignité, le fort en charité, établit l'équilibre des devoirs. Ils érigèrent l'honneur et la courtoisie en vertus sociales et les firent ainsi passer dans les moeurs publiques. Du plus haut échelon de la hiérarchie jusqu'au dernier, son influence moralisatrice fut immense, mais elle fut plus féconde encore en heureux résultats politiques. C'est la chevalerie qui apposa au bas du pacte d'alliance avec la royauté une signature que la noblesse française, à aucune époque de l'histoire, n'a jamais laissé protester. Forte de l'appui de cette milice par excellence, grandie par cette union, la monarchie put tenter de cicatriser les plaies de la France et de créer l'unité nationale à la place de l'oligarchie. Les actes de violence, les excès d'arbitraire qu'un pouvoir exécutif sans force était obligé de tolérer furent réprimés par des notions plus exactes d'équité et de bonne foi. C'est de cette noble création féodale, qui marquait un homme du triple sceau de l'honneur, du dévouement et du sacrifice, que date, à proprement parler, la transformation du peuple franc en nation française. Les privilèges des villes, l'affranchissement des communes, dûs à son esprit progressiste, marquent le second triomphe que la civilisation remportait sur la barbarie. Sur les débris de la société antique s'était élevé le monde féodal qui avait remplacé l'esclavage par le servage et fait cesser le honteux marché de viande humaine ainsi que les iniquités et les souffrances qui en;découlaient. Sur les bases féodales se dressa l'édifice chevaleresque ayant pour pendentif non plus le servage, mais la bourgeoisie et le tiers-état; heureuse métamorphose qui mettait le monde sur la véritable route de la moralisation. politique, qui créait des citoyens au pays au lieu de gens de poueste taillables & corvéables à merci. On commençait à ouvrir les yeux au flambeau de l'émancipation du peuple; on ne fermait plus l'oreille au retentissement des droits de l'humanité; l'esprit se pénétrait, sans la connaître, de cette belle pensée d'Homère : Que celui qui perd sa liberté perd la moitié de sa vertu. L'ordre judiciaire se transformait; on entendait parler encore des lois saxonne, salique, lombarde, gombette, wisigothe, mais ce n'était plus que le dernier frémissement d'un ordre de choses qui s'éteint; les coutumes sont la physionomie nouvelle que revêt la législation territoriale. La chevalerie protégea la société de concert avec les lois ; elle institua dans la noblesse cette fraternité et cette union qui devait faire sa force et la force du pays ; elle domina tout le moyen-âge par son influence et fit que notre patrie, même dans ses revers, ne resta jamais sans gloire. Aussi son nom est resté quelque chose de national en France et son spectre n'éveille dans la mémoire populaire que de vagues souvenirs de courage et de loyauté. C'est avec raison que l'évêque d'Auxerre, rendant hommage à un enfant de cette chevalerie, à Dugay-Trouin, le treizième preux, put s'écrier devant toute la Cour : « La renommée de la chevalerie française a volé d'un bout du monde à l'autre.»

On se tromperait fort si on pensait que la chevalerie naquit collective avec des lois écrites, des règlements formulés à l'avance et fut dès l'origine un corps constitué. Si, aux yeux du public, elle apparaît comme une lueur soudaine dans l'histoire, c'est que le regard n'atteint pas tous les détails de ces lointaines perspectives, c'est qu'en présence de cette période de gloire l'esprit humain est frappé comme d'un éblouissement passager, et que, prompt à saisir l'impression première, il n'envisage pas tout d'abord la transition logique et inévitable qui a présidé aux transformations opérées. Elle s'éleva lentement au contraire vivifiée par une civilisation fécondante; ce fut une semence qui grandit comme le gland confié à la terre, dont la croissance est laborieuse, mais qui devient avec le temps le plus bel ornement de la forêt. Durant de long jours, elle put conserver un cachet d'individualité.

Nous en distinguons les traces dans des poèmes et dans des œuvres littéraires d'âges très-reculés, car les productions de l'esprit sont, avant toutes choses, la pierre de touche qui marque à la postérité avec le plus de certitude le degré moral et intellectuel auquel un peuple est parvenu. L'histoire d'Antar, l'esclave noir de la tribu d'Abs, écrite ou recueillie par Asmaï le grammairien, est une véritable épopée chevaleresque dont les poétiques épisodes luttent parfois avantageusement avec les plus charmantes créations d'Homère, de Virgile ou du Tasse. Ils sont restés populaires et les Arabes du désert de Damas, d'Alep, de Bagdad, les récitent encore sous les tentes pendant les veillées- des chameliers ou durant les haltes des caravanes. La chronique du moyne de Saint-Gall est également un roman de chevalerie exaltée et guerrière plutôt qu'une biographie du grand monarque Carlovingien. Or , le premier de ces romans a été écrit sous le règne du kalife Aroun-al-Raschild et le second, 70 ans après la mort de Charlemagne. Cela nous prouve qu'à ces époques reculées l'air était déjà imprégné d'émanations chevaleresques. Nous lisons, du reste, dans la chronique du moyne Aimoinus, et c'est aujourd'hui un fait acquis à l'histoire, que le restaurateur de l'empire d'occident arma chevalier à Ratisbonne Louis le Débonnaire, son second fils, âgé de 14 ans, et déjà roi d'Aquitaine, et qu'il voulut lui ceindre l'épée avant de le conduire faire ses premières armes à la conquête de la Hongrie. Ce sont encore des types de chevalerie que Rolland et les Douze paladins, que Villaret nous représente armés de toutes pièces, portant des brodequins, de grands manteaux, ayant les cheveux et la barbe parsemés de paillettes et de poudre d'or.

Dans ces symptômes réunis d'héroïsme, d'amour et de poésie qui se manifestent avant l'avènement de la troisième race, on serait tenté de reconnaître l'influence occulte du contact de la nation franque avec les peuples qui avaient afflué dans son sein des deux points les plus extrêmes de l'horizon, car le caractère du chevalier du moyen-âge semble empreint en même temps de la nature sentimentale et rêveuse du Scandinave et de la nature galante et pleine d'ardeur que le Maure puise au soleil bleu de l'Arabie.

Cette institution qui jeta un si vif éclat sur l'époque des Capétiens et des princes de la maison de Valois, fut à l'origine une sorte d'inféodation de nobles sans domaines, de chevaliers sans avoir, « pas riches homs de deniers, mais riches de proëce, » comme dit la chronique de Senones5, n'ayant d'espoir de s'enrichir que par les prises à la guerre et par les rançons des prisonniers. Ils trouvaient dans leur vie aventureuse au service du roi le moyen d'utiliser glorieusement leur activité et la chance de parvenir aux hautes fonctions militaires et civiles, récompense des services rendus au trône et au pays. Bientôt toute l'aristocratie française, attirée par le fluide irrésistible qui se dégage de tout ce qui est grand et généreux, eut à cœur d'être admise à cette école de la noblesse; les rois et les princes s'honorèrent d'être comptés parmi ses membres; la plus illustre naissance ne donna aux citoyens aucun rang personnel, à moins qu'ils n'y eussent ajouté le grade de chevalier; on ne les considérait point comme membres de l’État tant qu'ils n'en étaient pas les soutiens.

Cette nouvelle phalange forma la militia du royaume. Le chevalier cessait de s'appartenir pour appartenir au pays. Lorsqu'un danger menaçait la France, il devait être debout et faire de sa poitrine un bouclier à l’État; c'est ainsi que de noble il devint gentilhomme, homo gentis, l'homme de la nation. Le beau titre de miles fut d'autant plus en crédit qu'il ne découlait pas de la naissance, mais supposait le mérite personnel; il était dans une si grande estime qu'il l'emportait sur celui de baron, parce qu'il laissait à la postérité un témoignage irrécusable de la vertu et de la valeur de ceux qui en avaient été honorés. Esto miles fidelis disait le doge à celui auquel le Sénat de Venise conférait la dignité de chevalier de Saint-Marc. Les rois, les ducs, les marquis, les comtes crurent relever par cette dénomination tous les autres titres dont ils étaient déjà revêtus, la regardant comme d'autant plus précieuse qu'elle contenait en elle implicitement le certificat de la noblesse des ancêtres, puisque ceux-là seuls pouvaient être créés chevaliers qui étaient nobles d'origine et d'armes, c'est-à-dire depuis trois générations de père et de mère.

Le premier chevalier du royaume était le roi de France, et presque toujours les exemples qui partirent du trône purent servir de modèle à la corporation toute entière. La chevalerie était couronnée en sa personne. L'histoire nous rend compte des solennités et des fêtes qui se célébraient à l'occasion de l'armement des princes du sang. Le souverain lui-même présidait à ces imposantes cérémonies et se réservait le privilège de ceindre l'épée, de passer le haubert, et de donner l'accolade aux plus proches héritiers de la couronne. Philippe-Auguste arma son fils Louis à Compiègne, Saint-Louis fit le même honneur à Philippe-le-Hardi, celui-ci à Philippe-le-Bel, Philippe-le-Bel à trois de ses enfants, en présence de son gendre Edouard II, roi d'Angleterre. Rye, dans son histoire métallique, rapporte une médaille sur l'un des côtés de laquelle on voit Saint-Louis donnant le collier de chevalier à ses deux neveux, fils de Robert, comte d'Artois, avec cette légende gravée sur l'autre face : Ut sitis pro incti virtutibus.

Les rois envoyaient quelquefois leurs enfants dans une Cour étrangère pour y recevoir la chevalerie des mains d'un prince voisin ou allié. Henri II d'Angleterre fut créé chevalier par David, roi d’Écosse, qui lui dépêcha à son tour son fils Macolm, pour en obtenir la même faveur. Pierre d'Aragon reçut la ceinture du pape Innocent III; Edouard Ier, d'Alfonse XI, roi de Castille; Louis XI, de Charles, duc de Bourgogne. Ils ne dédaignèrent pas quelquefois d'être armés par la main de leurs sujets ; le duc d'Anjou conféra la dignité de chevalier à Charles VI; le duc d'Alençon à Charles VII. «Je veulx, mon ami, que soye faict aujourd'huy chevalier par vos mains, parce que estes tenu & réputé le plus brave,» dît François Ier au brave Bayard, après la bataille de Marignan. Henri II la reçut des mains du maréchal de Biès. En Angleterre, Edouard IV fut admis dans l'ordre par le duc de Devonshires; Henry VII, par le duc d'Arondel; Edouard III, par le duc de Sommerset. C'est le duc de Candie qui chaussa l'éperon à Ferdinand d'Aragon.

Cette condescendance doit d'autant moins surprendre que l'habitude des campagnes, la vie des camps, les fatigues supportées en commun, la communauté de gloire et d'intérêts créaient entre les rois et la noblesse, à cette époque de guerres continuelles, des rapports constants qui les unissaient par des liens sacrés que l'estime et la confiance mutuelles resserraient insensiblement. On vit même entre les princes et leurs sujets des exemples de fraternité d'armes, sorte d'adoption militaire anciennement dénommée par les Scandinaves «mélange de sang humain, Fost-Broedalag,» qui unissait non-seulement un guerrier à un autre, mais associait encore sa famille et ses amis à la fortune du survivant et contraignait le Frater juratus à être l'ennemi des ennemis de son compagnon.

Ce fut de la part de Charles VIII un fait de fraternité d'armes qui le décida à choisir à la bataille de Fornoue neuf chevaliers auxquels il fit revêtir les déguisements royaux pour déjouer, au grand danger de leur vie, les complots qui menaçaient la sienne.

Et personne ne s'y méprend, les éloges qui s'amassent sous la plume de l'écrivain ne permettent pas de malentendu. La chevalerie dont je parle n'est pas la chevalerie errante, voyageuse, parcourant, comme autrefois Thésée, Hercule et Jason, le pays pour redresser les torts, à la recherche d'aventures propres à mettre en lumière une prouesse et des exploits inutiles, ayant toujours quelques brigands à exterminer ou quelque voeu à accomplir, déposant aux pieds de chaque dame l'expression emphatique d'un amour pur et idéal qui, pareil à celui de Ménélas, dégénérait parfois en un sentiment moins poétique. Ce ne sont pas les chevaliers de la Table ronde, compagnons du roi Artus; les chevaliers d'Amadis ou Beaux Ténébreux ; les Gallois & Galloises, sorte de pénitents d'amour se chauffant à de grands feux et se couvrant de fourrures durant les ardeurs de la canicule, puis, l'hiver, revêtant de simples cottes ou des tuniques de plaques de laiton peintes en vert et décorées de frais et gracieux paysages, de sorte que plusieurs « transissaient de pur froid & mouraient tous roydes de les leurs amyes & leurs amyes de les eux en parlant de leurs amourettes6 ;» ce ne sont pas non plus les chevaliers de la Vierge ou ceux du Soleil, héros de parodie aboutissant à don Quichotte, à Sancho et aux Panurge, qui soulèvent dans notre âme des transports d'admiration, mais bien la chevalerie militaire, faite de bravoure et d'honneur, aux principes généreux de vaillance, d'amour et de piété, conquérant Jérusalem, expulsant les Anglais, prenant sa source héroïque dans Charlemagne : Roland, Ogier, Tancrède et Renaud, s'illustrant avec les Edouard, les Richard, les Dunois, les du Guesclin, mille autres s'immortalisant avec le Chevalier sans peur.

La devise que l'histoire donne aujourd'hui à la chevalerie, « ma foy, ma dame, mon roy, » est la synthèse la plus expressive et la plus complète de son caractère et de ses mœurs Religion, amour et courage, voilà bien, en effet, la trinité d'aspirations qui se dégage de son existence et qui dessine à mes yeux l'étude de l'institution en trois époques bien distinctes et successives : l'époque religieuse, l'époque galante, l'époque militaire.

C'est certainement au souffle religieux qu'est né ce premier lien féodal ; c'est aux inspirations enthousiastes de la foi que s'est allumée cette étincelle généreuse, et le christianisme, moteur et mobile des vertus sociales qui devaient civiliser la Gaule païenne, bénit à son berceau cette milice sainte. Il s'était établi au milieu d'une société dépravée par des instincts mauvais, dégradée par l'esclavage, faussée par l'idolâtrie, avec la mission belle par-dessus toutes d'arrêter les progrès de la gangrène qui la rongeait. Du barbare la religion avait voulu faire un chrétien, pour arriver à faire un jour de l'homme un citoyen et, pour cela, elle s'était adressée à toutes ses facultés, à son cœur par ses chaleureuses exhortations, à son âme par ses ardentes croyances, à son intelligence par de merveilleuses légendes, s'adaptant aux besoins généraux, s'imposant à l'admiration de chacun par une charité ineffable. Elle dota le moyen âge de la civilisation et la civilisation seule enseigne les qualités morales; immense résultat obtenu par la théologie chrétienne sur la philosophie des anciens. L'influence de l’Église dans la société du moyen-âge et le souci qu'elle prenait du perfectionnement religieux et social sont mis en relief par ce fait caractéristique signale par un homme dont on ne peut suspecter ni l'autorité, ni les sympathies, que sous les seuls rois Carlovingiens, de Pépin à Hugues Capet, c'est-à-dire en moins de deux siècles et demi, deux cents conciles furent réunis7. Du VIe au Xe siècle, chacune des pages de nos annales est marquée au coin du christianisme, qui n'est étranger à aucune des plus importantes réformes humanitaires.

Le cachet que la religion imprima à la. chevalerie apparaît aux yeux de l'érudit le moins perspicace. On lit en effet clans les statuts de l'ordre, qui nous ont été conservés par Geoffroy de Prely, chevalier de Touraine :« Office de chevalerie est de maintenir la foi catholique, femmes vesves & orphelins & hommes non aisés & non puissants.» Le dévouement, la générosité et la vaillance, la protection du faible, la fidélité à la parole jurée et à la foi catholique sont les principales vertus qu'ils exigent de ses membres. C'est la même morale splendide dans sa naïveté qui est reproduite dans la Ballade du chevalier d'armes, tirée des poésies manuscrites d'Eustache Deschamps :

Vous qui voulez l'ordre de chevalier,

Il vous convient mener nouvelle vie,

Dévotement en oraison veiller,

Péchié fuir, orgueil & vilenie.

L'Eglise debvez deffendre

La vefve auffi, l'orphelin entreprendre,

Etre hardys & le peuple garder,

Prodoms, loyaux, fans rien de l'autruy prendre,

Ainfi fe doibt chevalier gouverner.

La pureté de ces principes témoigne de la source dont ils émanent. C'est la charité évangélique qui a inspiré ces préceptes, cette charité qui crée les sociétés comme l'égoïsme les détruit. Lucrèce-le-jeune, qui a concentré en lui plus que tous les autres l'essence de sa race, et qui mourut à la fleur de l'âge comme Pascal et les natures trop sublimes, nous laisse voir, dans son traité De natura rerum, une des causes destructives de l'antiquité, qui est l'égoïsme humain écrasant de son mépris le malheur et la souffrance. Dans des vers magnifiques, mais impossibles à notre époque, il contemple un navire englouti dans la mer au milieu de l'orage, il voit toutes les victimes se débattre désespérées pour fuir la mort qui les étreint, et il s'écrie : qu'il est doux, qu'il est agréable d'apercevoir les éléments déchaînés et les passagers luttant avec les flots, quand soi-même on a les pieds à sec et que l'on repose à l'abri de tout danger. Au sein d'une société moralisée, la conception de pareilles idées serait monstrueuse, celui qui les exprimerait serait anathème. Aussi, s'il parut étrange à la société féodale, retranchée dans son brutal égoïsme, d'entendre enseigner «qu'il importait pour ce que la chevalerie soit grande honorée & puissante qu'elle soit en secours & en ayde à ceulx qui sont dessoubs lui ; que faire tort & force à femmes vefves, et deshériter orphelins qui ont métier de gouverneur, rober & détruire le pouvre peuple qui n a point de povoir & tollir & oster à ceulx qui auraient besoing qu'on leur donnast, ne peuvent comporter avec ordre de noblesse 8,» cette doctrine du moins fut trouvée si magnifique dans ses développements, si belle dans ses résultats, que ses propagateurs furent regardés comme des prophètes. Les ministres de la religion marchèrent à la tête du mouvement régénérateur et toutes les fois que leur voix se fit entendre du haut de la chaire de saint Pierre, le monde imposa silence à ses passions et à ses tumultes et écouta. Jamais plus magique spectacle ne se déroula dans l'univers, que celui de l'émotion enthousiaste soulevée sur toute la surface de l'Europe par les paroles de Pierre l'Ermite exposant, avec l'éloquence d'un cœur exalté, les souffrances des fidèles dans la Palestine et assignant à toute la chrétienté un rendez-vous au tombeau du Christ. Ce fut un sursum corda général. Au nord et au midi, sur les rives les plus opposées, dans le donjon du noble comme dans le logis du bourgeois et la cabane du paysan, le retentissant appel de l’Église fît surgir des champions de la Croix. Depuis longtemps déjà l'esprit religieux avait établi l'usage des pèlerinages à la Terre-Sainte ; on avait vu des des caravanes nombreuses se diriger vers les lieux autrefois témoins de la passion de l'Homme-Dieu avec le même fanatisme religieux qui portait les Musulmans vers la Mecque, berceau de Mahomet et de leurs traditions. Mais cette fois ce fut l'émigration de l'Occident ; il ne semblait plus y avoir d'autre patrie que la terre arrosée du sang du Sauveur; chacun abandonnait ses biens et sa famille pour s'enrôler sous la bannière sacrée et cheminait sur la route du Saint-Sépulcre, sans tourner la tête en signe de regret vers les manoirs ou les chaumières qui abritaient les épouses et les enfants. Ce fut le plus solennel événement de l'ère chrétienne. Pendant plus de deux siècles, le signe delà Rédemption, qui brillait sur la poitrine des Croisés, les fit reconnaître au loin du Sarrazin et du barbare et son ombre fit tressaillir de terreur les infidèles.

Si la religion avait provoqué la fraternité de la noblesse de France par l'institution de la chevalerie, les Croisades créèrent la confraternité de la chevalerie de tous les peuples chrétiens.

Dans la seconde période, la foi du chevalier resta intacte, mais à côté de la religion s'éleva la galanterie, à côté du culte de Dieu le culte des dames. Au sein de la société barbare, avant son développement intellectuel, comme au sein de la société romaine, un mélange d'amour et d'indifférence, d'hommage et de dédain, s'attachait au sort de la femme, suivant qu'elle pouvait ou non attiser le feu des passions et de la sensualité. L'enfance de la jeune fille, la vieillesse de la mère de famille étaient négligées comme choses insignifiantes et sans portée. Les quelques années de leur beauté étaient les seules années de leur existence sociale. Sans éducation morale, sans instruction, la jeune vierge grandissait comme la fleur des champs qu'aucune main n'arrose et que la nature rend attrayante tout de même. Une épouse en savait assez, comme disait ce Jean V, de Bretagne, contempteur du beau sexe, «lorsqu'elle pouvait distinguer les chausses du pourpoint de son mari.» N'y a-t-il pas eu, jusqu'au vie siècle, des controverses sérieuses engagées sur le point de savoir si la plus belle moitié du genre humain avait une âme douée d'autant de perfection que la nôtre, et le concile de Mâcon , en 585 , n'a-t-il pas eu à se prononcer sur ce problème ? Et cependant la femme n'est-elle pas un peu solidaire des vertus ou des vices de son époux? N'est-ce pas elle qui est appelée à graver sur la molle substance du cerveau de ses enfants ces premiers stigmates, ces premières impressions qui ne s'effacent jamais et deviennent la base de toute intelligence humaine ?

Le culte si touchant des chrétiens pour la fiancée de Nazareth, leur vénération simple et gracieuse pour la vierge Marie ne contribuèrent pas médiocrement à la réhabilitation de la femme et à son émancipation. Ce fut le choc qui fit jaillir cet immense flot de tendresse et vint animer la grande âme de la Gaule longtemps inféconde et vainement agitée. On comprit le charme de la mission de la femme sur la terre. Mais exaltés et excessifs comme les natures trop puissantes, les chevaliers du moyen-âge dépassèrent le but. Ils crurent reconnaître dans le sexe féminin quelque chose de céleste: «aliquid putant sanct um & providum incsse» et, par un sentiment qui n'était pas encore épuré, ils le placèrent trop haut dans leur enthousiasme. Non contents d'en être les vengeurs et les soutiens, ils s'en déclarèrent les adorateurs et les sigisbés, rapportant à lui toutes leurs actions, et regardant la chaîne de l'esclavage imposée par la dame de leurs pensées comme leur plus précieux attribut. L'amour de Dieu et l'amour de la créature furent leurs deux passions dominantes, leurs deux fanatismes. C'était un naïf mélange de sacré et de profane, d'exaltations mondaines et d'ostentations pieuses. L'homme qui n'aimait pas était regardé comme un être incomplet ; on se croyait sûr du salut si l'on agréait à sa belle, si l'on s'entendait à la servir loyaulment, et l'on adressait au ciel sans scrupule des supplications sincères et confiantes pour obtenir la réussite d'intrigues amoureuses.

Un magistrat, parent de madame de la Sablière, lui disait d'un ton grave : Quoi! madame, toujours de l'amour! les bêtes du moins n'ont qu'un temps. C'est vrai, monsieur, dit-elle, mais aussi ce sont des bêtes. La société du moyen âge partageait la même manière de voir que la rieuse patricienne. Ne nous montrons pas trop sévères contre les mœurs qui durent naître de cette proposition en partie double: le désir de plaire, inné dans le cœur de la femme, d'un côté; de l'autre, l'espoir d'être aimé naturel à la fatuité masculine. Si la galanterie, comme l'a dit Champion, n'est pas l'amour, mais le délicat, le léger, le perpétuel mensonge de l'amour, la coquetterie n'est pas non plus le libertinage, mais quelque chose d'identique à cette habitude féline qui consiste à se caresser à nous plutôt qu'à nous caresser, suivant la fine et spirituelle remarque de Rivarol, et à s'échapper avec agilité et souplesse sous une insistance qui friserait la brutalité. En amour, la femme réservée dit non, la femme légère dit oui, la coquette ne dit ni oui ni non. Croyons que la galanterie chevaleresque ne fut souvent qu'une naïve églogue.

Qui dit amour, dit poésie ; ce sont deux termes et deux choses indivisibles. Partout où la sensibilité est mise en jeu, l'imagination prend un vif essor et trouve, pour la traduire, les plus riches et les plus suaves images. L'amour était un trop galant costume à cette époque, pour que. les fleurs du Parnasse ne vinssent pas encore l'embellir. Si toutes les femmes étaient aimées, tous les chevaliers étaient poètes. Leurs canfons & leurs jolis lais d'amour étaient des hymnes à l'idole. Ils chantaient la ballade amoureuse et guerrière à l'exemple des meifierfenger allemands, comme autrefois les Scaldes et les Waidelotes avaient improvisé le rune sinois et la saga scandinave9. Produit d'une civilisation brillante , fille des Romains et des Arabes, fille aussi d'un ciel enchanteur! On eût dit des chants apportés par la brise du fond de l'Italie ou de la belle Andalousie, gracieuse fusion de boléros et de cavatines, harmonie perlée de Naples et de Séville. C'était le temps des Trouvères et des Troubadours, dont Pétrarque et le Dante eux-mêmes s'inspirèrent, et qui allaient chantant leurs poèmes comme le furent, dit-on, l'Iliade et l'Odyssée par les poètes ambulants des îles grecques. Les Tenfons et les Sirventes, dans lesquels on trouve un arrière goût de la poésie des peuples, anciennement groupés dans la Gaule, renouvelèrent l'ode et l'élégie antiques, et l'épopée sembla revivre dans les chansons de gestes que les Nibelungen ont reproduits de l'autre côté du Rhin.

Ce commerce assidu de la galanterie et des muses, ces deux lois suprêmes, dut avoir son code et ses principes. De là l'origine des Cours d'amour où siégeaient les dames du plus haut renom, quelquefois sous le pin, en pleine campagne, ou sous l'oranger odorant, rendant leurs sentences sur les questions raffinées et sur les doutes scrupuleux. De là aussi l'origine des collèges du gai savoir ou de la gaie science, avec leurs assauts poétiques renouvelés des Arabes. Autrefois déjà, à la grande foire de la Mecque, des concours de ce genre avaient lieu, et les poèmes couronnés étaient transcrits en lettres d'or sur du byssus, puis suspendus dans la Kaaba. Mahomet lui-même avait soutenu une lutte de gloire, un tournoi de poésie contre les poètes de la tribu des Tennémites10. Ces associations littéraires du Midi, qui avaient eu des rivales au Nord dans les puys des Trouvères, avec leurs jeux fous formel et leurs palinods, vinrent se fondre le Ier mai 1834 dans l'Académie des jeux floraux fondée par Clémence Isaure, et siégeant à Toulouse où se réunissaient tous les trobadors de l'Occitanie pour jouter et s'esbattre poétiquement. Une violette d'or et le titre de docteur en la gaie science étaient la récompense du vainqueur.

La littérature, peinture vivante et morale des hommes et de leur siècle, surtout quand elle prend la forme du roman, s'imprégnait de son côté des mœurs nouvelles et s'adoucissait sous des nuances plus courtoises. Durant plus de deux cents ans, les fabliaux et les romans ne s'étaient mus que dans deux cycles, celui de Charlemagne ou des Douze pairs et celui d'Artus ou de la Table ronde. Ce n'étaient que grands coups d'épée, exploits, faits d'armes impossibles, et Dieu sait que l'on n'en était pas avare. Quand le personnage important était mort, on passait à son fils tout aussi valeureux que lui, puis à son petit-fils, accumulant toujours prouesses sur prouesses. Il y avait tant à dire que plusieurs écrivains se mettaient successivement à l’œuvre, témoin le roman de la Rose qui, commencé par Jean de Meung, fut continué par Guillaume de Loris et d'autres, et qui, malgré ses pages innombrables et ses accroissements successifs, ne put jamais être achevé. Mais au XIIIe siècle, l'aspect commença à changer ; on abandonna peu à peu les épopées carlovingiennes , les exploits de Rolland ou des princes du Nord, et les idées de galanterie et d'amour prirent leur place. C'étaient toujours des Amadis, fils dégénérés des anciens preux, vaillants, très-vaillants encore, mais humanisés et sentimentalisés pour ainsi dire. Les exploits galants des tournois succédèrent aux exploits héroïques des combats, et les romans du Renard, de Fier-à-bras, de Lancelot-du-Lac faisaient présager ceux de L'Astrée, de la Calprenède, de Clétie, délires emphatiques d'imaginations folles se noyant dans le fleuve du Tendre. Ces ouvrages étaient répandus dans tous les châteaux, servant de catéchisme aux fils des seigneurs. Le soir, à la veillée, a sur du foyer à bancs où se réunissait la famille, on se nourrissait des histoires lamentables du châtelain de Coucy et du troubadour Cabaistaing, ou de l'histoire moins triste de la reine Pedauque largement pattée comme sont les oies, le tout entremêlé des vies de saints recueillies par les Bollandistes; on égayait la vesprée en chantant tour-à-tour des psaumes à la manière de David pénitent, et des refrains d'une muse érotique dans le goût de Melin de Saint-Gelais. Ces lectures et ces chants se prolongeaient fort tard, tandis que le vent sifflait dans les créneaux et que le cri nocturne poussé par la sentinelle, du haut du beffroi gothique, se répercutait sous les voûtes sonores.

Le culte des dames l'emporta sur toutes les tentatives de réaction ascétique rêvées par des esprits moroses, chagrins ou austères, incapables d'isoler l'extrême exaltation religieuse d'une certaine union conjugale des âmes, et dont la plus célèbre est connue sous le nom de chevalerie du Graal. Si les châtelaines, en effet, ne se contentaient pas d'être aimées tendrement, mais demandaient aussi qu'on les divertisse, elles étaient douées d'un tact trop fin et d'un esprit trop délicat pour exiger des hommes, à leur profit, l'abandon de leurs distractions privilégiées, et pour les mettre en situation d'avoir à se prononcer entre leur amour ou leurs plaisirs. L'historien de Bayard, faisant le récit du dîner que le roi Charles VIII donna au duc de Savoye à Lyon, dit qu'il y eut plusieurs propos importants tenus tant de chiens, d'oiseaux, d'armes que d'amour. Ce sont ces goûts importants que les chevaliers ressentaient pour la vénerie, pour la fauconnerie et pour les tournois, exercices qui stimulaient leur orgueil et leur luxe, contre lesquels le caprice des dames aurait pu venir se briser. Aussi se gardèrent-elles bien de les combattre, et, plus habiles tacticiennes, elles vinrent par leur présence rehausser le charme de ces divertissements , bien persuadées qu'auprès d'elles on ne s'occuperait pas exclusivement de meutes et d'émérillons, et que les questions d'écurie, de fauconnerie, d'oisellerie et de chenil céderaient insensiblement la place à la question de galanterie et de sentiment. On voyait les belles châtelaines, émouchet sur le poing, lévrier en laisse , fièrement campées sur leurs blanches haquenées, suivre de lointaines cavalcades à la poursuite d'un cerf aux abois, accompagner du regard leur faucon dans son vol hardi et quelquefois même prendre part à des chasses plus sérieuses. On en trouve la preuve sur quelques monuments funéraires où sont gravés des attributs cynégétiques chargés de rappeler la passion favorite de celles dont ils doivent conserver la mémoire. Loin de s'exclure des jeux militaires, comme les dames romaines l'étaient des jeux olympiques, elles surmontèrent le dégoût naturel à leur sexe pour les combats sanglants et vinrent elles mêmes distribuer dans les tournois les prix et la palme aux vainqueurs et encourager du regard leurs soupirants d'amour à bien faire. Chacune de ces concessions aux faiblesses de leurs seigneurs et maîtres devenait pour les dames un nouveau triomphe, augmentait leur influence et prolongeait la durée d'un règne incontesté.

Cependant la vie sérieuse manquait. Il ne pouvait suffire à un chevalier d'être brave, gai, joli & amoureux, suivant la maxime du temps ; son activité et sa grandeur d'âme demandaient un aliment pins puissant. La plupart des premières vertus de la chevalerie se corrompaient au foyer des châtelaines; elle avait par bonheur gardé en réserve sa valeur guerrière, et lorsque les Anglais eurent amené la France à deux doigts de sa perte, elle se réveilla, s'arracha sans regret aux délices des châteaux et reprit sa vieille rudesse.

Là commence la troisième période. Ce fut le beau temps, l'époque de maturité où le patriotisme opéra les mêmes merveilles qu'autrefois l'enthousiasme religieux, où le danger du pays fit naître cette pléïade d'Achilles français qui, de même qu'autrefois les héros de la Grèce et de Rome, se levèrent par un élan chevaleresque pour prévenir la ruine de la patrie ou pour s'ensevelir sous ses décombres. Ce fut le temps des âmes fortes, nourries dans le fer, pétries fous des palmes & dans lesquelles Marsfit eschole longtemps11, des hommes loyaux, vaillants et probes, dont le caractère se peint dans cette prière de Lahire, au moment du combat :« Grand Dieu ! fais aujourd'hui pour Lahire ce que tu voudrais qu'il fît pour toi, si tu étais Lahire et qu'il fût Dieu!»

La France, qui avait tant de fois promené sur le sol étranger ses armées victorieuses et conquérantes, était à son tour sous le coup de la conquête; elle allait se trouver victime d'un fléau qu'elle n'avait pas ménagé aux autres. L'invasion des insulaires se précipitait comme un torrent débordé dont aucun obstacle ne peut arrêter l'impétuosité et les ravages. Les premières hostilités entre la France et l'Angleterre, entre ces deux grandes nations sœurs et rivales, commencèrent une de ces luttes d'autant plus vives que la jalousie rend plus saignantes les blessures faites à l'amour-propre national. Du débarquement des fils d'Albion sur les côtes continentales date cet antagonisme jaloux et cette colère qui n'a pas cessé de gronder sourdement entre les deux peuples comme un volcan mal éteint. La France se rappelle avec rage que, depuis l'invasion des Normands, aucun ennemi n'avait mis le pied au cœur du pays, et que c'était encore un Normand qui, après quatre siècles, ramenait dans son sein la désolation. La diplomatie et la politique peuvent jeter sur la querelle un masque de réconciliation, le temps a pu cicatriser les plaies les plus- apparentes, mais une étincelle couve toujours dans la poitrine populaire et les flots de la Manche seraient inhabiles à l'étouffer.

Le vœu du héros fut la première scène de ce drame terrible qui allait jouer à la face de l'univers. Au printemps de l'année 1338, un banni de France, réfugié à la Cour de Londres, Robert d'Artois, pénètre un jour dans la salle de festin du roi. Il entre suivi d'un nombreux cortège et précédé de deux nobles darnoiselles , portant en grande pompe sur un plat d'argent un héron pris à la chasse par son émouchet:" Le héron., dit-il, est le plus vil & le plus couard des oiseaux; il a peur de son ombre, aussi est-ce au plus lâche des hommes que je veulx l'offrir, à Edouard, déshérité du noble pays de France dont il était l'héritier légitime, mais auquel le coeur a failli, & pour sa lâcheté il mourra privé de son royaume.» L'ambitieux Edouard, rouge de colère et de honte, frémit et jure sur sa part du paradis qu'avant que six mois soient écoulés, Philippe, le roi dès lys, le verra sur ses terres, le fer et le feu à la main.

Après lui, le comte de Salisbury, le comte d'Erby, Gauthier de Mauny, le comte de Suffolk, l'aventurier Fauquemont, Jean de Beaumont s'engagent, par des serments inviolables, à soutenir les droits de leur prince. Et comme pour rendre plus solennelles ces promesses sacrées, la reine se lève avec exaltation et dit d'une voix ferme :« Je suis enceinte, je n'en puis douter; j'ai senti remuer mon enfant, je voue donc à Dieu et à la sainte Vierge que ce précieux fruit de notre union ne sortira pas de mon sein, jusqu'à ce que vous m'ayez conduite par-delà les mers, pour accomplir votre voeu ; je mourrai ou j'accoucherai sur la terre de France12 (I).» Ce serment audacieux et téméraire, arraché à Edouard III par la soif de vengeance d'un comte français, dépossédé, persécuté et proscrit, hâta peut-être le choc des deux nations.

Chacun connaît les péripéties de cette lutte de cent ans engagée sur terre et sur mer, et il serait superflu de redire les belles appertises d'armes qui signalent ces temps malheureux à l'admiration de la postérité. Nos annales sont toutes pleines des hauts faits de héros sans nombre dont nous pourrions citer avec gloire la vie comme la mort. Le sol, hérissé de tours et de donjons, fut défendu pied à pied par les châtelains et par les armées régulières. Crécy, Poitiers, Azincourt témoignent que la chevalerie sut mourir; Orléans, Beaugency, Patay témoignent qu'elle sut vaincre. Crécy, Poitiers, Azincourt sont trois blessures par lesquelles coula le plus pur de son sang sans en épuiser les veines. Elles prouvent que si la chevalerie ignorait la guerre savante des temps modernes, elle savait au moins se dévouer pour l'indépendance de la patrie, et c'est une science qu'on a toujours estimée en France. Les nombreux ossuaires, faits avec les corps des chevaliers, firent plus pour l'union de la noblesse avec la monarchie que n'avaient fait de longues années de paix. D'éclatantes vertus civiles brillèrent au milieu de la France féodale dans ces temps d'épreuves et s'allièrent dignement aux vertus chevaleresques. On croirait lire quelquefois, en feuilletant ce livré d'honneur, une page déchirée de l'histoire des temps antiques. Le dévouement d'Eustache de Saint-Pierre ne vaut il pas l'héroïsme de Léonidas? C'est à juste titre que plusieurs de ces athlètes glorieux purent inscrire sur les écussons de leur famille cette belle devise : « Hujus domus dominus fidelitate cundos superavit Romanos, le maître de cette maison a surpassé tous les Romains en héroïsme.» Si jamais nation put craindre de périr au milieu de la tourmente, c'était la France épuisée d'hommes et d'argent, déchirée par les résistances locales et les divisions intérieures, dans ce temps affreux où le royaume était en proie à trois factions permanentes : les Bourguignons, les Armagnacs et les Anglais; où un étranger régnait à Paris, tandis que l'héritier du trône était relégué à la petite Cour de Bourges; mais la race des Charny, des Ribeaumont, des Dunois, des Xamtrailles, des du Guesclin, de Bayard, de mille autres, était une noble race et, Dieu aidant, elle put reconquérir la Normandie, la Guyenne et Bordeaux, et arracher des mains de nos ennemis toutes nos provinces.

La gloire militaire est vieille en France. Lorsque les anglais quittèrent le continent, honteusement chassés du pays où il ne conservaient plus que Calais comme pied à terre, la terre leur manqua, dit Chateaubriand, mais non la haine. Comment ne pas être saisi d'enthousiasme en présence de pareils résultats sociaux et ne pas accorder une admiration sincère à l'institution qui n'a pas désespéré du pays à l'agonie et l'a rendu à l'existence politique ? Jusqu'au moment où elle est tombée sans retour, la chevalerie a été grande et illustre ; ses traditions de gloire n'ont pas de lacune; les conquêtes des royaumes de Naples et de Milan, l'immortelle victoire de Fornoue, la journée de Marignan surnommée la bataille des géants, durant laquelle le vieux renom des bandes helvétiques, réputées jusqu'alors invincibles, vint se briser contre l'impétuosité de la gendarmerie française, prouvent qu'elle était encore jeune et pleine de force quand elle s'éteignit. Nous parlons d'une chose morte, que la louange au moins nous soit permise.

L'esprit de la chevalerie lui survécut; il sut inspirer les héros d'Arqués et d'Ivry, à cette époque où les cœurs battaient si fort; il guida les vainqueurs de Fontenay, et le souvenir de ces exploits fut peut-être pour les Thémistocles de la république un nouveau trophée de Miltiade.

Et qu'en présence de cette ardeur, on ne croie pas à une exagération volontaire ; qu'on ne nous accuse pas de chercher à établir un parallèle imprudent entre les diverses époques de notre histoire ou de vouloir imposer une critique aux temps où nous vivons. Loin de nous cette pensée ; nous ne croyons pas aux dégénérescences des peuples et nous repoussons avec énergie le système des décadences. De même, qu'au dire de Linné, plus grand philosophe naturaliste que Buffon, tout dans la nature s'accroît et s'améliore, de même les sociétés progressent en se transformant et un peuple ne peut pas dégénérer tant qu'il y a dans son sein autre chose que des hommes faibles et petits. La raison de nos transports est dans la supériorité manifeste de la société chevaleresque sur celle qu'elle était appelée à remplacer et dans la gigantesque impulsion qu'elle avait imprimée à la civilisation humaine.

Mais elle portait en elle, nous ne pouvons le dissimuler, des germes nombreux de destruction qui appelaient une ère nouvelle. Rien n'était plus susceptible de la sauvegarder que ses lois, mais il ne fallait pas confondre la spéculation avec la pratique. Sa piété, plus superficielle que profonde, attachait une plus grande importance aux pratiques extérieures et à l'observance ostensible qu'aux préceptes de l'évangile; l'esprit chrétien était moins suivi que la lettre; d'une doctrine ainsi comprise à l'irréligion il n'y avait qu'un pas, il n'y eut qu'un pas également du fanatisme chevaleresque au dédain de l'institution, le jour où l'on s'attacha plus à sa forme qu'à sa pensée, au luxe de ses costumes, à l'apparat de ses fêtes qu'à ses vieux et respectables usages. Mais son plus cruel ennemi fut le relâchement de ses mœurs, ce fut pour elle le vautour de Prométhée lui rongeant le foie sans relâche. Elle s'était placée, au point de vue de la morale, sur un terrain trop glissant, où l'impétuosité de ses passions lui ménageait une chute certaine. « La beauté des femmes, dit Mézeray13, rehaussait l'éclat des pompes féodales et au début cela eut de très-bons effets, cet aimable sexe ayant amené la politesse et la courtoisie, et inspirant la générosité aux âmes bien faites. Mais depuis que l'impureté s'y fût mêlée, et que l'exemple des plus grands eût autorisé la corruption, ce qui était autrefois une belle source d'honneur devint un sale bourbier de tous vices. » La triste expérience des peuples anciens conduit à regarder le dérèglement effréné des mœurs comme le signe précurseur d'une décomposition et d'une destruction sociales. Montesquieu et les écrivains les moins farouches s'accordent à reconnaître une des causes d'énervement de la société romaine dans les Bacchanales renouvelées des Dyonisiaques grecques, dans les Jeux Floraux et les Fêtes Eleusines, où les courtisanes paraissaient toutes nues, au dire d'Ovide et de Lactance, enfin dans l'affreuse dissolution qui accompagnait les festins et dont la description du pervigilium Priapi14 nous donne une faible idée. La luxure se donna ample carrière au moyen-âge. Elle voulut rattraper le temps perdu à la métaphysique de l'amour. Le moyne du Vigeois nous apprend qu'il a compté, à la fin du XIIIe siècle, plus de quinze cents concubines à la suite d'une armée. Joinville raconte que, pendant la seconde croisade de Saint Louis, le camp était infesté par les femmes de mauvaise vie et que le roi trouva, même à un jet de pierre de sa tente, plusieurs bordeaux que ses gens tenaient. Blanche de Castille avait embrassé un jour au pax Domini fit semper vobiscum une fille de joie qu'à la richesse de ses vêtements elle avait prise pour une personne de qualité. Aussi Louis VIII leur défendit-il de porter manteaux et ceintures d'or, par une ordonnance qui a donné lieu au proverbe : Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée. Chateaubriand rapporte que Guillaume de Poitiers avait fondé à Niort une maison de débauche sur le modèle d'une abbaye ; chaque religieuse avait une cellule et formait des vœux de plaisir ; une prieure et une abbesse gouvernaient la communauté, et les vassaux de Guillaume étaient invités à doter richement le monastère. M. Astruc, dans son savant traité des maladies vénériennes, parle des statuts établis par Jeanne de Naples, comtesse de Provence, pour le lieu public de débauche à Avignon, où la supérieure des femmes prostituées est qualifiée d'abbesse et de baillive. Ce règlement était à peu près le même que celui qui régissait la grande abbaye de Toulouse, dont parle dom Vaissette dans son histoire générale du Languedoc. — Brantôme, en parlant de l'armée que Philippe II envoya en Flandre contre les Gueux, dit qu'il y avait quatre cents courtifanes à cheval, belles & braves comme princeffes, & huit cents à pied, bien en point aussi. On voit un comte d'Armagnac épouser publiquement sa soeur. Chacun connaît les fureurs lubriques et les actes de sauvage barbarie commis dans les manoirs de Machecou, d'Ingrande et de Chantocé par Gilles de Laval, seigneur de Retz, devenu si célèbre dans la légende populaire sous le nom de Barbe-Bleue, épouvantail des imaginations juvéniles auxquelles il inspire un effroi plus terrible que celui de l'Ogre-Croquemitaine. L'histoire du Court-mantel est une des plus piquantes inventions des romanciers au moyen-âge pour donner une idée de la fidélité des femmes à cette époque. La prodigalité, qui est le corollaire du commerce assidu des femmes galantes minait les fortunes territoriales les mieux assises ; il n'est pas d'excentricité à laquelle le désir de paraître n'entraînât les chevaliers. Dans les tournois, on voyait les champions se présenter avec des vêtements ornés de paillettes d'or qui se brisaient dans la lutte sous le choc des épées et demeuraient le bénéfice des ménétriers et des baladins, comme plus tard Buckingham, à la Cour de Louis XIII, abandonnait nonchalamment les perles précieuses mal adaptées qui tombaient de son costume de cour. A un pas d'armes resté célèbre dans le Midi, près de Beaucaire, le comte d'Orange fit semer, au lieu de grains, dans la lice, trente mille pièces d'or avec le soc de la charrue comme largesse faite à la foule. La nouvelle morale était celle-ci : Chevaliers doivent prendre deftriers, ioufter, aller aux tournoyements, tenir table ronde, chaffer aux cerfs & aux conins, aux porcs-sangliers, aux lyons & autres choses semblables15. En vain les rois voulurent réglementer le faste ; le luxe et l'étalage qu'affichaient les courtisanes ruinèrent la noblesse féodale, et les poètes du temps jugeaient sainement les causes du mal. quand ils disaient :

Le loup blanc a mangié bonne chevalerie.

Je ne puis m'empêcher de considérer encore comme une des principales raisons de décadence l'abandon que fit la noblesse d'une de ses plus belles prérogatives : le droit de juger. Ce droit découlait de deux sources : la souveraineté royale et la souveraineté patrimoniale. Tout seigneur qui possédait des propres était seigneur justicier. Saint-Louis, sous le chêne de Vincennes, le baron féodal, dans la salle du conseil, étaient la double expression de la hiérarchie judiciaire. La couronne et l'épée, voilà les deux colonnes du temple de la justice, colonnes dont le couronnement était la croix, car voici ce que nous lisons dans le Conseil de Pierre de Fontaines, ami et conseiller de Saint-Louis, sur le devoir des magistrats : « Et quoique notre usage ne fasse pas apporter aux plaids la sainte image de Notre Seigneur, encore faut-il que, des yeux de ton cœur, tu la contemples toujours.» C'était une complication fort difficile que celle des lois à cette époque : le franc-aleu, le fief, l'arrière-fief, les terres nobles et non nobles, les biens de main-morte, les mouvances diverses étaient soumis à des réglementations spéciales qui tenaient en haleine les seigneurs jaloux de rester dignes de leur mission et de leur conscience. Quand, trop occupés par la guerre, les chevaliers se dessaisirent, sous Philippe-le-Bel, de l'administration de la justice, ils perdirent avec elle un de leurs plus précieux privilèges et la plus grande partie de leur influence. On créa plus tard des chevaliers ès-lois, des chevaliers lettrés pour les offices de judicature; mais ces promotions, faites en violation flagrante des règlements anciens, furent un coup fatal à l'institution. -Du jour où la chevalerie cessa d'être militaire, où il y eut une chevalerie ès-lois pour une noblesse de robe, pour des gradués et des légistes, où l'on se relâcha de la sévérité habituelle pour l'admission d'un nouveau membre, son prestige disparut et, à mesure que le titre était prodigué, la noblesse le prit en dédain et n'en voulut plus.

N'omettons pas, dans ce coup-d'oeil rétrospectif jeté sur le passé féodal, un des vices les plus fondamentaux de sa constitution, le défaut d'initiative intellectuelle, le manque de culture de l'esprit. Toute société, pour ne pas déchoir, doit se retremper constamment aux sources de l'intelligence; elle doit marcher à la tête du progrès, si elle ne veut pas être absorbée par lui ; si elle reste stationnaire, elle recule. C'est un dogme social que devraient ne pas perdre de vue ce qu'en France aujourd'hui on appelle les vieux partis. Bouder ou s'effacer n'est pas un principe politique, c'est une triste démission. On ne devient vieux parti que parce que l'on n'est plus de son époque. C'est ce que la féodalité ne comprit pas; au lieu de conduire le mouvement des idées, elle regarda comme travail mercenaire les occupations de l'esprit. Les gentilshommes refusaient même de signer à cause de leur noblesse.

Car chevaliers ont honte d'être clercs, dit le poète Eustache Deschamps. Lafontaine a finement critiqué ce dédain pour l'instruction dans le conte du Diable Papefiguere :

Je t'ai jà dit que j'étais gentilhomme, Né pour chômer & pour ne rien savoir.

Elle laissa la science se confiner dans quelques monastères. De même qu'en Egypte, dans la Chaldée, en Perse, dans l'Inde, dans la Gaule, l'instruction s'était concentrée chez les Hiérophantes, les Mages, les Gymnosophistes, les Brahmines et les Druides, de même en France les couvents et le clergé gardèrent pour eux seuls le dépôt sacré du savoir. La chevalerie oublia de prendre pour son compte le proverbe qu'elle répétait dans ses ballades et que Chartier nous a conservé : Un roi sans lettre est un âne couronné. Dans le pays de l'intelligence, le Tiers-Etat, qui profita seul de cette rosée céleste, devait forcément prendre le dessus au jeu de bascule politique.

Mille autres motifs pourraient être ajoutés à cette fatale nomenclature comme causes déterminantes de la ruine féodale, telles que l'établissement d'une police régulière, rendant sans objet la chevalerie pour la vindicte des injures individuelles ou le redressement des torts, et la création des armées permanentes nécessitée par l'indiscipline de cette milice; mais quelles que soient la valeur et l'importance de ces exhumations sociales, il n'en reste pas moins certain pour nous qu'elle succomba surtout par ses services, qui avaient rendu un nouvel ordre de choses possible. Elle ne pouvait être le dernier mot de l'histoire du monde.

1 Cette école historique existe encore de nos jours & ronge fans cesse le corps social. La gloire de Napoléon, qui a cependant le privilège d'être plus récente & en tant de points indiscutable, commence à servir de nourriture à ce chancre insatiable. 2 GUIZOT. Histoire de la Civilisation en France, page 103. 3 Les batailles étaient des plus meurtrières. Thierry remporta en 612 une victoire sur son frère Théodebert, à Tolbiac, lieu déjà célèbre. Le meurtre fut tel des deux côtés, dit la Chronique de Fredegher, que les corps des tués, n'ayant pas assez de place pour tomber, restèrent debout, serrés les uns contre les autres, comme s'ils eussent été vivants. 4 France, Navarre, Bourgogne transjurane, Provence ou Bourgogne cisjurane, Lorraine, Allemagne, Italie. 5 Voir Dom Brial. 6 Histoire du Toidou, de Latour. C'est ce singulier usage qui a donné naissance à l'expression d'Amoureux transis. 7 GUIZOT, p. 261, Histoire de la Civilisation. 8 Symphorien Champier. Ordre de chevalerie, page 237, édition Perrin. 9 Guillaume de Machaut, dans un prologue de ses Ballades, dit que la nature lui a accordé sens, rhétorique et musique. 10 Dans le pays de Galles, il se tenait aussi, de temps à autre, de grandes luttes de chant et de poésie, appelées Eisteddfods. Il y en eut jusqu'au règne d'Elisabeth. 11 Vie de Duguesclin. 12 Plusieurs entreprises importantes, plusieurs expéditions lointaines, décidées par des chevaliers, eurent pour prélude, au moyenâge, des serments de la même nature. Le livre manuscrit de Gaces de la Bigne rapporte des Voeux du paon, et l'histoire mentionne un voeu du faisan, solennellement prononcé avant la Croisade contre les Turcs, en 1453. 13 Histoire de France sous Henri III, tome III. 14 PÉTRONE, caput XX et s. 15 Champier.

LE MONDE HÉRALDIQUE. MARC DE VISSAC.LE MONDE HÉRALDIQUE. MARC DE VISSAC.
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ARMURES ET ARMES OFFENSIVES

ET DÉFENSIVES DES

CHEVALIERS.

 

L'armure ne s'entendait que de ce qui servait à la défense du Chevalier ; elle était composée d'un casque ou heaume, d'un gorgerin ou haussecol, de la cuirasse, des gantelets, des tasettes, de la cotte-de-maille, des brassarts, des cuissarts, des grèves ou jambières, des genouillères, du bouclier, et detoutes pièces qui servaient à garantir les Chevaliers des attaques de leurs assaillans.

L'armure de tête d'un Ecuyer était un bonnet ou chapeau de fer, moins fort que le casque ou heaume du Chevalier, et qui ne pouvait être margé ou timbré d'un cimier, de lambrequins et autres ornemens extérieurs réservés aux Chevaliers seuls.

Dans la suite, les Français quittèrent l'armure et combattirent à découvert ; Louis XIV, cependant, obligea les officiers généraux et les officiers de cavalerie à reprendre la cuirasse et à porter une calotte de fer dans le chapeau, pour parer les coups de tranchant.

ARMET. C'était un chapeau de fer que les Chevaliers faisaient porter avec eux dans les batailles, et qu'ils se mettaient sur la tête lorsque, s'étant retiré de la mêlée pour se reposer et prendre haleine, ils quittaient leur heaume.

Dreux de Mello, dans l'escarmouche de Nantes, n'ayant que cette armure, fut attaqué par le seigneur de Préaux, vassal du roi d'Angleterre, qui, d'un coup de sabre, lui abattit son chapeau de fer et le blessa au front.

Froissart parle souvent de ces chapeaux de fer : c'était un casque léger, sans visière et sans gorgerin, comme ce qu'on a depuis appelé bacinet. Ces casques étaient dans ce temps l'armure de la cavalerie légère et des piétons.

ARRÊT DE LANCE, espèce de plastron rond dont se servaient les Chevaliers, pour maintenir leur lance ferme, dans les combats, joutes et tournois.

BAUDRIER, balteus, ceinture militaire (cingulum militare), à laquelle était attachée l'épée du Chevalier ; on portait parfois le baudrier en écharpe, surtout en temps de guerre.

En ceignant pour la première fois le Chevalier du baudrier, celui qui faisait la cérémonie, prononçait ces paroles : "Quando tu quidem, in re militari versatus es, hunc tibi baltheum dono." On était si bien persuadé que, par ce don du baudrier on recevait véritablement l'honneur de la chevalerie, qu'on se contentait de dire, en parlant d'un Chevalier nouvellement reçu, « on lui a ceint l'épée. »

Tous les officiers de guerre pouvaient porter la ceinture dorée; mais les Chevaliers avaient seuls le droit de ceindre le baudrier, qui était garni de grosses boules d'or et richement orné, pour les distinguer des autres nobles et des gens de guerre qui n'étaient pas chevaliers.

Grégoire de Tours dit, en parlant du comte Mâcon, Chevalier, qu'il portait un grand baudrier d'or, orné de pierres précieuses, où était attachée une très belle épée à poignée d'or et de pierreries : Baltheum magnum ex auro, lapidibusque pretiosis ornatum, gladiumque mirabile, cujus capulum ex gemmis hispanicis, auroque dispositum erat.

Les Français avaient pris cet usage des Romains, qui en portaient de semblables, suivant l'expression de Virgile :

.Humero cùm apparuit alto :

Baltheus et notis fulserunt cingula bellis.

 

Le baudrier devint, ainsi que l'épée, pour les rois et les princes, la marque caractéristique du pouvoir et du commandement. Le patrice Mumol, dit Grégoire de Tours, livre 7, chap. 38, voulant faire proclamer Roi Gondebaud, ôta son riche baudrier et en ceignit son nouveau maître ; mais, lorsque celui-ci fut sur le point d'être livré entre les mains des généraux de Gontran, il lui redemanda son baudrier, en lui faisant entendre par là que cet ornement ne convenait plus à sa fortune présente.

Dans l'assemblée, digne de l'horreur de tous les siècles, tenue à Compiègne, le Ier octobre 833, où

Louis-le-Débonnaire fut déposé, on le dépouilla de son épée et de son baudrier, comme étant les insignes du souverain commandement, et ils ne lui furent restitués que l'année d'ensuite, le 1er mars 834, lorsque ce prince reprit sa couronne et son empire.

BOUCLIER OU ÉCU, buccularium, buccula, clypeus, scutum. Le bouclier est la plus ancienne des armes défensives dont les guerriers se servaient pour se couvrir le corps contre les coups et les traits des ennemis. Il y avait, parmi les anciens, plusieurs sortes de boucliers ou d'écus, qui différaient entre eux, soit par les noms, la forme et la matière.

Boucliers des Grecs. Ils en avaient de cinq sortes : le premier et le plus ancien, qu'ils nommaient aspis, était un grand bouclier de figure ronde, et qui couvrait presque tout le corps ; il était fait tantôt d'osiers entrelacés, tantôt de cuivre, tantôt de bois léger, et le plus souvent de cuir ou de peau renforcée par quelques plaques de métal. Homère, qui décrit la plupart des boucliers de ses héros, dit que celui d'Ajax était de sept cuirs ou de sept plis de cuir couverts d'une lame de cuivre ; et que celui d'Achille était de dix cuirs ou plis, armés de deux plaques de cuivre, de deux d'étain et d'une d'or. C'était celui qui était en usage dans les temps qu'on nomme héroïques.

Le guerron ou guerra, était de la figure d'un carré-long, ou rhomboïde; et, selon Strabon, les Perses s'en servirent les premiers.

Le thureos était aussi un carré-long, courbé en dedans comme une faîtière, et ainsi nommé parce que, lorsqu'il était étendu, sa figure ressemblait à une porte, appelée en grec "thura".

Le laisèion était un écu fort léger, de la même figure que le thureos ; il était fait de peaux de bêtes avec le poil.

Le pelte ou pelta, était aussi un bouclier léger qui, selon Xénophon, ressemblait à une feuille de lierre.

Isidore de Séville dit pourtant qu'il approchait de la figure d'un croissant, et qu'il fut d'abord en usage parmi les Amazones, ce que Virgile confirme par ce vers : Ducit Amazonidum lunatis ogmina peltis.

Mais Suidas prétend, au contraire, que ce bouclier était carré. Les Grecs tenaient des Egyptiens l'usage des boucliers ; ils les firent d'abord d'une grandeur étonnante, c'est-à-dire, de toute la hauteur d'un homme ; et au temps de la guerre de Troie, ils ne les portaient point encore au bras : ils étaient attachés au cou par une courroie, et pendaient sur la poitrine ; lorsqu'il s'agissait de se battre, on les tournait sur l'épaule gauche et on les soutenait avec le bras ; pour marcher, on les rejetait derrière le dos, et alors ils battaient sur les talons. Les Cariens, peuple très-belliqueux, changèrent cet usage si peu naturel et si désavantageux : ils enseignèrent aux Grecs à porter le bouclier passé dans le bras par le moyen de courroies faites en formes d'anses.

C'était l'usage chez les Grecs de suspendre dans les temples les armes et principalement les boucliers des ennemis qu'ils avaient vaincus, tant pour laisser un souvenir de leurs victoires, que pour rendre grâces aux dieux, qui les leur avaient fait remporter. Ces boucliers, ainsi consacrés aux dieux, s'appelaient boucliers votifs, clypei votivi. Cette coutume de suspendre des boucliers dans les temples passa, comme la plupart des autres, de Grèce en Italie.

Chez les Grecs, on ne pouvait perdre ni abandonner son bouclier sans être entaché d'infamie ; c'était même, à Lacédémone, un crime qu'on punissait de mort.

Boucliers ou écus des Romains. C'étaient l'ancile, le scutum, le clypeus et le pelta ou cetra. L'ancile (ancilia) était un petit bouclier rond, ou plutôt ovale, que les anciens Romain croyaient descendu du ciel, et de la conservation duquel ils faisaient dépendre la sûreté de leur ville.

Numa Pompilius pour dompter l'humeur féroce de ce peuple guerrier, mais grossier, et par conséquent susceptible de superstition , fit croire, au rapport de Plutarque, que, dans une furieuse peste, qui ravagea presque toute l'Italie, et Rome en particulier, un bouclier de cuivre lui était tombé du ciel entre les mains et qu'en même temps une voix s'écria que Home serait la maîtresse du monde tant qu'elle conserverait ce bouclier, qui, par-là, devint le palladium et la sauve-garde de Rome. Pour conserver ce bouclier sacré, Numa, par le conseil de la nymphe Egérie et des muses, dont il feignait d'apprendre tous les mystères de sa religion, en fit faire onze autres tous semblables, afin que si quelqu'un voulait entreprendre de l'enlever, comme Ulysse enleva le palladium de Troie, il ne pût distinguer l'ancile véritable. La peste cessa, et Numa, qui ne put lui-même reconnaître le véritable bouclier parmi les autres, institua douze prêtres pour la garde des douze anciles, qu'ils devaient porter tous les ans, au mois de mars, en grande cérémonie autour de Rome. Tullus Hostilius augmenta ensuite leur nombre jusqu'à vingt-quatre. Il y a diverses opinions parmi les anciens et les modernes sur l'origine du mot ancile et sur la forme de ce bouclier; mais la plus vraisemblable et la plus accréditée est celle de Varron, qui dit que ces boucliers étaient appelés ancilia, ob ancisu, parce qu'ils étaient coupés ou arrondis des deux côtés, de même que les boucliers des Thraces, qu'on nommait peltoe. Quoi qu'il en soit, on voit au revers d'une médaille de l'Empereur Antonin-le-Pieux les figures de deux anciles qui sont de forme ovale. Le scutum était le bouclier le plus en usage chez les Romains ; il y en avait de deux sortes, savoir : le scutum ovatum, qui était ovale, et le scutum imbricatum, qui était un carré-long, courbé en dedans en forme de faîtière ou de tuile creuse, comme le thureos des Grecs. L'un et l'autre couvraient presque entièrement le corps, ayant environ quatre pieds et demi de hauteur et deux pieds et demi de largeur. Ce bouclier était ordinairement fait de petites planches de bois léger, assemblées par de petites lames de fer, et couvertes de cuir ou de peaux de divers animaux ; et pour le mieux conserver , il était bordé en dedans et en dehors d'une autre lame de fer.

Le clypeus, grand bouclier rond semblable à l'aspis des Grecs, fut en usage quelque temps parmi les Romains: voilà pourquoi la plupart de leurs écrivains le confondent avec le scutum.

Pline le jeune remarque qu'on dédiait autrefois à Rome aux particuliers illustres et aux empereurs des boucliers d'or, d'argent ou de cuivre, sur lesquels on gravait l'image ou les belles actions de ceux à qui ils étaient consacrés, et que l'on appendait, à leur honneur, dans un temple ou dans une chapelle, à peu près comme on fit chez nous des étendards et des drapeaux qu'on enlevait aux ennemis. Appius Claudras introduisit cette coutume chez les Romains l'an 259 de la fondation de Rome ; et l'on voit, par le Cantique des cantiques, qu'elle était aussi établie parmi les Hébreux d'où elle passa chez les Grecs, ainsi qu'on l'a dit plus haut.

Le parma était de figure ronde, d'environ trois pieds de diamètre. Il y en avait encore un plus petit nommé parmula : l'un et l'autre étaient de bois léger couvert de cuir.

Le cetra ou pelta était un «petit écu dont se servaient les Maures et les Espagnols, qui ressemblait au pelta des Thraces et des Grecs, et qui était couvert de la peau d'un onceau ou d'un buffle.

Au milieu de la plupart des boucliers, il y avait, en dehors, une bosse ou une élévation ronde armée d'une pointe de fer, qui servait à écarter et à rabattre les coups et les traits des ennemis, et même à pousser ceux-ci dans la mêlée. Les Grecs nommaient cette bosse omphalos, et les Latins umbo. Ce dernier mot est souvent pris pour tout le bouclier.

Ecus ou boucliers chez les Gaulois, les Francs, les Allemands et autres nations modernes. Selon César et Tacite, les boucliers des anciens Germains et Allemands étaient faits d'écorce d'arbre et de branches d'osier entrelacées, ou de bois léger et couvert de cuir de taureau ou même de peaux d'autres animaux. Quelques peuples d'Italie, au témoignage de Diodore de Sicile, empruntèrent cette sorte d'écus des Gaulois ; et les Carthaginois, comme Suidas le rapporte, se servaient de boucliers faits de courroies de cuir appliquées les unes sur les autres.

Les boucliers chez les différentes nations avaient divers noms, selon leurs différentes formes. Les Gaulois et les Germains, à l'instar des anciens peuples, regardaient comme infâmes ceux qui avaient perdu leur bouclier, et leur interdisaient les sacrifices, et les assemblées publiques; plusieurs, qui avaient eu ce malheur, échappèrent à cette ignominie en se donnant la mort.

Le pavois, qui était le plus grand écu des anciens Gaulois, avait cinq pieds de haut, et ressemblait au scutum imbricatum des Romains ; c'était un carré-long, courbé en faîtière, qui couvrait tout le corps. Les Gaulois, les Francs, les Goths et les Espagnols élisaient et proclamaient leurs rois et leurs princes en les élevant sur le pavois; ils les proclamaient ainsi à la vue de toute l'armée, en faisant trois fois le tour du camp. Pharamond fut proclamé roi des Francs de cette manière, en 419, par la colonie de cette nation qui avait passé le Rhin sous sa conduite. Les Espagnols appelaient cette cérémonie levantar por rey.

On prétend que le mot pavois vient du vieux gaulois pave, qui, selon Borel, signifiait couverture; et c'est peut-être pour cette raison, qu'en terme de de marine, on nomme pavois, paviers ou pavesade une grande bande de toile ou de drap qu'on étend le long du plat bort d'un vaisseau de guerre, quand on se prépare au combat, pour cacher aux ennemis ce qui se fait sur le pont.

La targe était aussi un grand bouclier qui couvrait tout le corps, et dont on se servait aux assauts ; il était de différentes formes : parmi les Africains et les Espagnols, c'était un carré-long comme le pavois ; et chez les Gaulois et les Bretons, ce bouclier était presque ovale, et échancré au côté droit, pour appuyer la lance dans l'échancrure.

La rondache ou la rondelle était une espèce de bouclier rond, à peu près comme le parma des Romains. La rondache était fort en usage chez les Espagnols, même en temps de paix : et ils s'en servent encore aujourd'hui quand ils courent de nuit.

L’écu des Français était un petit bouclier léger que la gendarmerie, qui combattait avec la lance, portait au bras gauche. Il y en avait aussi de grands qui couvraient non-seulement l'homme tout entier, mais encore ceux qui étaient derrière, les arbalétriers et archers ; ces écus étaient forts pesans et fort massifs, et avaient une pointe en bas pour les ficher en terre. Comme cette arme défensive était embarrassante, surtout à cheval, le Chevalier ne la portait pas, il la faisait porter par son écuyer, qui s'appelait scutifer et armiger.

Les Chevaliers ont aussi porté un écu couvert de lames d'écailles, d'ivoire ou d'or ; ils le suspendaient à leur cou par une courroie, et quand leur lance était rompue, ils l'attachaient à leur bras gauche. Diodore de Sicile dit, en parlant des Gaulois, que chacun ornait son écu à sa fantaisie; et selon Tacite, les Allemands ne les distinguaient que par les couleurs. Il y en avait qui mettaient diverses inscriptions sur leurs boucliers ; tantôt c'était le nom de leur chef, tantôt les hauts faits de leurs ancêtres, quelquefois les leurs ; et ceux qui ne s'étaient pas encore signalés ne portaient aucune marque sur leurs boucliers, qui restaient blancs et pour ainsi dire comme une table d'attente.

Dans les croisades, les gentilshommes français qui marchaient sous la bannière de leurs suzerains adoptèrent les couleurs de ces bannières et les firent peindre sur leurs écus, avec certaines distinctions qui ont donné origine aux partitions ou meubles qui ont depuis été introduits dans le blason, tels que les chefs, les filets, les champagnes, les flanchis, les chappés, les chaussés, les bordures et les francs-quartiers. Ces familles les ont conservé dans leurs armes, pour consacrer le souvenir de leurs voyages de la Terre-Sainte, et y ajoutèrent des devises, des chiffres, des emblêmes, et par suite, y firent peindre leurs armes régulières ; et si le suzerain avait, ou sur sa bannière ou sur son écu, la figure de quelque animal, soit oiseau, quadrupède ou poisson, chacun des vassaux faisait peindre sur son bouclier une partie ou membre de cette figure, tels que la tête, les pattes, les cornes ou la moitié du corps, ce qui a produit dans le blason les positions d'issant, naissant,passant, rampant, coupé, etc., etc.

Le bouclier est le symbole de la protection que les Princes doivent à leurs sujets ; et, depuis le règne de Constantin, sur la plupart des médailles impériales postérieures aux Antonins, on le représente orné de diverses figures et du monogramme de J.-C. Les princes le tenaient toujours de la main gauche. On le voit sur quelques sceaux de la seconde race ; il est ordinairement sur ceux des empereurs d'Allemagne depuis Conrad Ier jusqu'à Othon Ier, et sur ceux des seigneurs des grands fiefs de France.

Je traiterai de l'écu et de l'écusson des armoiries au chapitre spécial du blason, il n'est ici question de l'écu que comme arme défensive....

DE LA CHEVALERIE.DE LA CHEVALERIE.
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Avertissement : Que le lecteur ne voit pas de fautes là où il s'agit de vieux français.

DE LA CHEVALERIE SOCIALE.

Les grands vassaux de la couronne, ayant rendu héréditaires, dans leurs familles, les grands fiefs qu'ils n'avaient tenus auparavant qu'à titre de bénéfice militaire et de gouvernement, furent imités dans cette usurpation, vers le milieu du dixième siècle, par une infinité de Seigneurs et de châtelains particuliers, qui firent fortifier leurs châteaux, établir des tourelles et creuser des fossés, pour résister aux attaques de l'autorité, qui pouvait revendiquer ses droits. Ils formèrent, en outre, des alliances entre eux, afin de lui opposer une masse plus forte, et se consolidèrent ainsi dans leur nouvelle position. Mais comme de l'usurpation à la tyrannie il n'y a qu'un pas, ces nouveaux Seigneurs, ainsi fortifiés, se crurent en état d'exiger des impôts et des taxes de tous ceux qui traversaient leur territoire ou qui naissaient leurs vassaux. De là les courses qu'ils faisaient à main armée sur les grandes routes, pour ruiner et maltraiter les voyageurs; de là les vexations de tous genres qu'ils exerçaient sur tous les habitans de leur contrée.

Le remède à tant de maux et à tant de désastres se rencontra précisément dans la classe élevée, où ils avaient pris leur source, et d'autres gentilhommes, prenant en pitié les misères et les larmes du peuple, se liguèrent de leur côté, pour s'opposer par la voie des armes, aux excès de cette foule de tyrans, qui avaient usurpé tous les droits du pouvoir souverain pour augmenter leurs richesses.

Cette association honorable et tout-à-fait philanthropique est l'origine de cette Chevalerie sociale, dont les membres, en se touchant réciproquement dans la main[1], et en invoquant Dieu et Saint-Georges, se vouèrent à la défense des faibles, des opprimés, des pauvres, de la veuve et de l'orphelin, en les plaçant sous la protection de leur épée. Simples dans leurs habits, austères dans leurs mœurs, humbles après la victoire, fermes et stoïques dans l'infortune, ils se créèrent en peu de temps une immense renommée. La reconnaissance populaire, dans sa joie naïve et crédule, se nourrit des merveilleux récits de leurs faits d'armes ; elle exalta et unit, dans sa prière, ses généreux libérateurs avec les puissances du ciel. Il est si naturel au malheur de diviniser ceux qui le consolent !

Dans ces vieux temps, comme la force était un droit, il fallait bien que le courage fût une vertu. Ces hommes à qui l'on donna, dans la suite, le nom de chevaliers, le portèrent au plus haut degré. La lâcheté fut punie parmi eux comme un forfait impardonnable, et c'en est un en effet que de refuser un appui à l'opprimé ; ils eurent le mensonge en horreur ; ils flétrirent le manque de foi et la perfidie, et les législateurs les plus célèbres de l'antiquité n'ont rien de comparable à leurs statuts.

Cette ligue de guerriers se maintint pendant plus d'un siècle dans toute sa simplicité primitive, parce que les circonstances au milieu desquelles elle était née ne changèrent que lentement ; mais, lorsqu'un grand mouvement politique et religieux annonça les révolutions qui allaient s'opérer dans l'esprit humain, la Chevalerie prit une forme légale et un rang parmi les institutions. Les croisades et l'émancipation des communes qui marquèrent l'apogée du Gouvernement féodal, sont les deux évènemens qui ont le plus contribué à le détruire.

La Chevalerie en tira aussi son plus grand éclat ; elle se fortifia des moeurs publiques et des idées de la nation sur le courage et l'honneur. Elle devint une loi de l’État quand elle eut débordé les autres institutions ; et elle devint une loi, parce qu'il y avait en elle toutes les conditions de convenance et de nécessité qui donnent aux institutions un caractère légal. Nous ne connaissons rien dans les souvenirs de la France de plus essentiellement français.

La Chevalerie a laissé après elle des traces profondes de son existence. Elle ne pouvait vivre que dans l'état social où elle était née. La confusion des pouvoirs, l'absence de la justice, presque toujours remplacée par une sordide fiscalité, l'inflexibilité des coutumes féodales légitimèrent son apparition. C'est sous ce rapport qu'elle a eu une importance qui ne méritait pas la dédaigneuse ingratitude de notre âge. Ses fastes seront long-temps l'objet d'une poétique admiration. On y retrouve tout ce que la valeur a de plus héroïque, la vertu de plus pur, la fidélité de plus admirable, le dévouement de plus désintéressé.

Cependant, comme tout ce qui porte l'empreinte de la volonté des hommes, la Chevalerie eut ses âges de vertu, de splendeur, et de décadence. Pauvre, énergique,

et redoutable aux oppresseurs dans la première période, qui fut son temps fabuleux, on la vit s'asseoir bientôt sur les marches du trône, et planer sur les créneaux des tours féodales. Elle fut la tutrice des peuples et la conseillère des Rois. Les nations étonnées reconnurent en elle le lien social, et le pouvoir lui-même. Elle créa, dans cette seconde période, la politesse et la douceur des manières; et triompha de la résistance d'un siècle rude et sauvage, où la noblesse se vantait de son ignorance; mais dans la troisième, malgré qu'elle se soit grossie de tous les désordres du temps, on voit pourtant sortir de son sein les Bavard et les Crillon, et une infinité de héros qui firent l'honneur de la France.

Nos rois avaient senti les premiers tout le parti qu'ils pouvaient tirer d'une association armée, qui tenait le milieu entre la couronne et les puissans vassaux qui en usurpaient toutes les prérogatives. Dès lors, ils firent des Chevaliers et les lièrent à eux par toutes les formes usitées pour l'investiture féodale ; mais le caractère particulier de ces temps reculés, c'était l'orgueil des privilèges, et la couronne ne pouvait en créer aucun sans que la noblesse ne s'arrogeât la même faculté.

Les possesseurs des grands fiefs s'empressèrent d'imiter les rois : non-seulement ils s'attribuèrent le droit de faire des Chevaliers, mais ce titre, cher à la reconnaissance de la nation, devint pour eux une prérogative héréditaire. Cet envahissement ne s'arrêta pas là : les seigneurs imitèrent leurs souverains, et la Chevalerie, perdant son ancienne unité, ne fut plus qu'une distinction honorable dont les principes eurent longtemps encore une heureuse influence sur le sort des peuples.

Mais, outre la défense du faible et de l'opprimé, les Chevaliers prenaient encore celle de l'honneur des femmes : « Le désir naturel de plaire au sexe, dit le célèbre Montesquieu, produit la galanterie qui n'est point l'amour, mais le délicat, le léger, le perpétuel mensonge de l'amour. » Cet esprit de galanterie dut prendre des forces dans le temps de nos combats judiciaires. La loi des Lombards ordonne aux juges de ces combats de faire ôter aux champions les herbes enchantées qu'ils pouvaient avoir. Cette opinion des enchantemens était alors fort enracinée, et dut tourner la tête à bien des gens. De là, le système merveilleux de la Chevalerie; tous les romans se remplirent de magiciens, d’enchantemens, de héros enchantés; on faisait courir le monde à ces hommes extraordinaires pour défendre la vertu et la beauté opprimée; car ils n'avaient en effet rien de plus glorieux à faire. De là naquit la galanterie dont la lecture des romans avait rempli toutes les têtes; et cet esprit se perpétua encore par l'usage des tournois.

Les dames étaient assujetties à avoir les mœurs pures et honnêtes, et à s'observer scrupuleusement dans toutes les démarches de leur vie, si elles prétendaient à l'honneur d'être défendues par un Chevalier, lorsque leur réputation était attaquée ; c'était, dit Sainte-Palaye, un nouveau service que la Chevalerie rendait à la société.

Brantôme s'en explique ainsi : « Si une honnête dame veut se maintenir en sa fermeté et constance, il faut que son serviteur n'épargne nullement sa vie pour la maintenir et défendre, si elle court de moindre fortune au monde, soit ou de sa vie, ou de son honneur, ou de quelque méchante parole, ainsi que j'en ai vu en notre cour plusieurs qui ont fait taire les médisans tout court, quand ils sont venus à détracter leurs maîtresses et dames, auxquelles, par devoir de Chevalerie, et par ses lois, nous sommes tenus de servir de champions à leurs afflictions. »

Une demoiselle, dont Gérard de Nevers entreprit la défense, ayant vu l'empressement avec lequel il s'y porta, prit son gant senestre, le lui donna, en lui disant : «Sire, mon corps, ma vie, mes terres, mon honneur, je les mets en la garde de Dieu et de vous, auquel je prie Dieu qu'il doint à vous telle grace octroyer, que au-dessus en puissiez venir, et nous ôter au danger où nous sommes. »

Il n'y a point d'honneur que ces preux Chevaliers ne rendissent aux dames et demoiselles qui avaient bonne renommée. S'il s'en trouvait parmi elles dont la conduite fût équivoque, ces bons Chevaliers, sans égard à leur naissance, aux richesses, au rang des pères ou des époux, ne craignaient point de venir à elles, et de placer celles qui avaient une bonne réputation devant celles qui n'en jouissaient pas. Par cette distinction, les unes étaient honorées autant qu'elles devaient l'être et les autres humiliées comme elles le méritaient.

En temps de paix, les Chevaliers donnaient aux dames des fêtes, des joutes, des tournois, et ils leur présentaient les champions qu'ils avaient vaincus et renversés, ainsi que les chevaux dont ils avaient fait vider les garçons ; et, lorsque les Chevaliers, dans le combat, avaient leurs vêtemens déchirés, de telle manière qu'on ne pouvait plus les reconnaître à leurs blasons, les dames spectatrices, pour les distinguer dans la mêlée, leur envoyaient des bannières ou timbres pour leurs heaumes, des écus chargés de parures, et leurs propres mantelets fourrés.

Un baiser respectueux était parfois le prix d'un tournois celui de l'Isle, en 1433, fut remporté par M. le Prince de Charolais. Les officiers d'armes lui amenèrent deux demoiselles, qui étaient les princesses de Bourbon et d'Estampes, qu'il embrassa.

Dans cette Chevalerie, tout Chevalier avait droit de créer d'autres Chevaliers, mais on choisissait toujours celui qui était le plus ancien et le plus illustre pour recevoir les autres.

Cette Chevalerie avait ses lois, ses statuts, ses usages; je vais en rapporter quelques fragmens.

Dès qu'un jeune gentilhomme avait atteint l'âge de sept ans, on le retirait des mains des femmes pour le confier aux hommes. Une éducation mâle et robuste le préparait de bonne heure aux travaux de la guerre, dont la profession était la même que celle de la Chevalerie.

Au défaut des secours paternels, une infinité de cours de princes et de châteaux offraient des écoles toujours ouvertes, où la jeune noblesse recevait les premières leçons du métier qu'elle devait embrasser, et où la générosité des seigneurs fournissaient abondamment à tous ses besoins. Cette ressource était la seule dans ces siècles malheureux, où la puissance et la libéralité des Souverains, également restreintes, n'avaient point encore ouvert une route plus noble et plus utile pour quiconque voulait se dévouer à la défense et à la gloire de leur État et de leur couronne. S'attacher à quelque illustre Chevalier n'avait rien, dans ce temps-là, qui pût avilir, ni dégrader ; car chaque grand Seigneur avait une maison composée des mêmes officiers que celle du Roi, et une cour qui parfois ne cédait en rien à celle du monarque. D'autres Seigneurs subalternes, par une espèce de contagion trop ordinaire dans tous les siècles, en cherchant de plus en plus à se rapprocher de ceux-ci, s'efforçaient également d'élever l'état de leurs maisons, et d'y recevoir des jeunes gens à qui ils donnaient des titres de Pages et de Valets.

Les fonctions de ces pages étaient les services ordinaires des domestiques auprès de la personne de leur maître et de leur maîtresse; ils les accompagnaient à la chasse, dans leurs voyages, dans leurs visites ou promenades, faisaient leurs messages, et même les servaient à table, et leur versaient à boire.

Cette coutume subsistait encore du temps de Montaigne; il en fait l'éloge en ces termes : « C'est un bel « usage de notre nation, qu'aux bonnes maisons, nos enfans soient reçeus pour y être nourris et élevés pages comme en une eschole de noblesse, et est discourtoisie, dit-on, et injure d'en refuser un gentilhomme.»

Le jeune Bayard, ayant été place par ses parens dans la maison de l'évêque de Grenoble, son oncle, accompagna celui-ci à la cour de Savoie, où le prélat fut invité à la table du Duc. « Durant le dîner, dit l'historien de Bayard, estoit son nepveu le bon Chevalier (Bayard), qui le servoit de boire très-bien en ordre, et très-mignonnement se contenoit. »

Les premières leçons que les jeunes gentilshommes recevaient ordinairement, dans les châteaux des Seigneurs qui se chargeaient de leur éducation, étaient basées sur l'amour de Dieu et des Dames, c'est-à-dire, sur la religion, la politesse, et la courtoisie. Les préceptes de religion laissaient au fond de leur coeur une sorte de vénération pour les choses saintes, qui tôt ou tard y reprenait le dessus. Les préceptes de politesse et de courtoisie répandaient dans le commerce des Dames ces considérations et ces égards respectueux, qui, n'ayant jamais été effacés de l'esprit des Français, ont toujours fait un des caractères distinctifs de notre nation. Les instructions que ces jeunes gens recevaient, par rapport à la décence, aux moeurs, à la vertu, étaient continuellement soutenues par les exemples des Dames et des Chevaliers qu'ils servaient. Ils en tiraient des modèles pour les grâces extérieures, si nécessaires dans le commerce du monde, et dont le monde seul peut donner des leçons. Les soins généreux des Seigneurs, pour élever cette multitude de jeunes gens nés dans l'indigence, tournaient à l'avantage des premiers, parce qu'ils employaient utilement la jeune noblesse au service de leur personne, et qu'en outre leurs propres enfans y trouvaient des émules pour les exciter à l'amour de leurs devoirs, et des maîtres pour leur rendre l'éducation qu'ils avaient reçue. Les liaisons qu'une longue et ancienne habitude de vivre ensemble ne pouvait manquer de former entre les uns et les autres, étant resserrées par le double noeud du bienfait et de la reconnaissance, devenaient indissolubles. Les enfans étaient toujours dans la disposition d'ajouter de nouveaux bienfaits à ceux de leur père; et les autres, toujours prêts à les reconnaître par des services plus importans, secondaient dans toutes ses entreprises leur bienfaiteur, ou celui qui le représentait; et, se sacrifiant pour lui dans tout le cours de leur vie, ils croyaient ne pouvoir jamais s'acquitter. Mais ce qui était le plus important d'apprendre au jeune élève, et ce qu'en effet on lui apprenait le mieux, c'était à respecter le caractère auguste de la Chevalerie; à révérer dans les Chevaliers les vertus qui les avaient élevés à ce rang. Par-là, le service qu'il leur rendait était encore ennobli à ses yeux : les servir était servir tout le corps de la Chevalerie.

Les cours des Seigneurs étaient encore des écoles pour les jeunes demoiselles; elles y étaient instruites de bonne heure des devoirs les plus essentiels qu'elles auraient à remplir. On y cultivait, on y perfectionnait ces grâces naïves et ces sentimens tendres pour lesquels la nature semble les avoir formées. Elles prévenaient de civilité les Chevaliers qui arrivaient dans les châteaux. Suivant nos romanciers, elles les désarmaient au retour des tournois et des expéditions de guerre, leur donnaient de nouveaux habits, et les servaient à table. Les exemples en sont trop souvent et trop uniformément répétés, pour nous permettre de révoquer en doute la réalité de cet usage : nous n'y voyons rien d'ailleurs qui ne soit conforme à l'esprit et aux sentimens alors presque universellement répandus parmi les Dames ; et l'on ne peut y méconnaître le caractère d'utilité qui fut en tout le sceau de notre Chevalerie. Ces demoiselles, destinées à avoir pour maris ces mêmes Chevaliers qui abordaient dans ces maisons où elles étaient élevées, ne pouvaient manquer de se les attacher par les prévenances, les soins et les services qu'elles leur prodiguaient. Quelle union ne devaient point former des alliances établies sur de pareils fondemens ! Les jeunes personnes apprenaient à rendre un jour à leur mari tous les services qu'un guerrier distingué par sa valeur peut attendre d'une femme tendre et généreuse; et leur préparaient la plus sensible récompense et le plus doux délassement de leurs travaux. L'affection leur inspirait le désir d'être les premières à laver la poussière et le sang dont ils étaient couverts, pour une gloire qui leur appartenait à elles-mêmes. J'en crois donc volontiers nos romanciers, lorsqu'ils disent que les demoiselles et les dames savaient donner, même aux blessés, les secours ordinaires, habituels et assidus que le malheur peut attendre d'un sexe sensible et compatissant.

Quant aux jeunes gens, les jeux mêmes qui faisaient partie de leurs amusemens, contribuaient encore à leur instruction. Le goût naturel à leur âge d'imiter tout ce qu'ils voyaient faire aux personnes d'un âge plus avancé, les portait à lancer comme eux la pierre ou le dard; à défendre un passage que d'autres essayaient de forcer; et, faisant de leurs chaperons des casques ou des bassinets, ils se disputaient la prise de quelque place; ils prenaient un avant-goût des différentes espèces de tournois, et commençaient à se former aux nobles exercices des écuyers et des Chevaliers. Enfin, l'émulation, si nécessaire dans tous les âges et dans tous les états, s'accroissait de jour en jour, soit par l'ambition de passer au service de quelque autre Seigneur d'une plus éminente dignité, ou d'une plus grande réputation; soit par le désir de s'élever au grade d'écuyer dans la maison de la Dame ou du Seigneur qu'ils servaient; car c'était souvent le dernier pas qui conduisait à la Chevalerie.

Mais avant que de passer de l'état de page à celui d'écuyer, la religion avait introduit une espèce de cérémonie, dont le but était d'apprendre aux jeunes gens l'usage qu'ils devaient faire de l'épée, qui, pour la première fois, leur était remise entre les mains. Le jeune gentilhomme, nouvellement sorti hors de page, était présenté à l'autel par son père et sa mère, qui, chacun un cierge à la main, allaient à l'offrande. Le prêtre célébrant prenait de dessus l'autel une épée et une ceinture, sur laquelle il faisait plusieurs bénédictions, et l'attachait au côté du jeune gentilhomme, qui alors commençait à la porter.

Les écuyers se divisaient en plusieurs classes différentes, suivant les emplois auxquels ils étaient appliqués; savoir, l'écuyer du corps, c'est-à-dire, de la personne, soit de la dame, soit du Seigneur (le premier de ces services était un degré pour parvenir au second); l'écuyer de la chambre, ou le chambellan; l'écuyer d'écurie, d'échansonnerie, l'écuyer de panneterie, etc. Le plus honorable de tous ces emplois était celui d'écuyer du corps, par cette raison appelé aussi écuyer d'honneur. Dans ce nouvel état d'écuyer, où l'on parvenait d'ordinaire à l'âge de quatorze ans, les jeunes élèves, approchant de plus près la personne de leurs Seigneurs et de leurs dames, admis avec plus de confiance et de familiarité dans leurs entretiens et dans leurs assemblées, pouvaient encore mieux profiter des modèles sur lesquels ils devaient se former; ils apportaient plus d'application à les étudier, à cultiver l'affection de leurs maîtres, à chercher les moyens de plaire aux nobles étrangers, et autres personnes dont était composée la cour qu'ils servaient; à faire, aux Chevaliers et écuyers de tous les pays qui la venaient visiter, ce qu'on appelait proprement les honneurs.

Lorsque le Seigneur montait à cheval, les écuyers s'empressaient à l'aider, en lui tenant l'étrier ; d'autres portaient les différentes pièces de son armure, ses brassards, ses gantelets, son heaume, et son écu. A l'égard de la cuirasse, nommée aussi haubergeon ou plastron, le chevalier devait la quitter encore moins que les soldats grecs ou romains ne quittaient leurs boucliers. D'autres portaient son pennon, sa lance, et son épée; mais, lorsqu'il était seulement en route, il ne montait qu'un cheval d'une allure aisée et commode, roussin, courtaut, cheval ambiant ou d'amble, coursier, palefroi, haquenée; car les jumens étaient une monture dérogeante, affectée aux roturiers et aux Chevaliers dégradés; et, peut-être, par un usage prudent, on les avait réservées pour la culture des terres, et pour multiplier leur espèce.

Lorsqu'une fois les Chevaliers étaient montés sur leurs grands chevaux, et qu'ils en venaient aux mains, chaque écuyer, rangé derrière son maître, à qui il avait remis l'épée, demeurait spectateur du combat. Mais dans le choc terrible des deux haies de Chevaliers qui fondaient les uns sur les autres, les lances baissées, les uns blessés ou renversés se relevaient, saisissaient leurs épées, leurs haches, leurs masses, ou ce qu'on appelait leurs plommées ou plombées, pour se défendre et se venger; et les autres cherchaient à profiter de leur avantage sur des ennemis abattus. Chaque écuyer était attentif à tous les mouvemens de son maître, pour lui donner, en cas d'accident, de nouvelles armes; parer les coups qu'on lui portait; le relever et lui donner un cheval frais, tandis que l'écuyer de celui qui avait le dessus secondait son maître par tous les moyens que lui suggéraient son adresse, sa valeur et son zèle; et se tenant toujours dans les bornes étroites de la défensive, l'aidait à profiter de ses avantages, et à remporter une victoire complète. C'était aussi aux écuyers que les Chevaliers confiaient, dans la chaleur du combat, les prisonniers qu'ils faisaient.

Ce spectacle était une leçon vivante d'adresse et de courage, qui, montrant sans cesse au jeune guerrier de nouveaux moyens de se défendre, et de se rendre supérieur à son ennemi, lui donnait lieu en même temps d'éprouver sa propre valeur, et de connaître s'il était capable de soutenir tant de travaux et tant de périls. On jugera par le récit de l'historien du maréchal de Boucicaut, des exercices par lesquels les jeunes gentilshommes préparaient leurs corps au métier de la guerre : « Dans sa jeunesse, dit-il, il s'essayoit à saillir sur un coursier, tout armé; puis autrefois couroit et alloit longuement à pied pour s'accoutumer à avoir longue haleine, et souffrir longuement travail; autrefois férissoit d'une coignée ou d'un mail, grande pièce et grandement. Pour bien se conduir au harnois, et endurcir ses bras et ses mains à longuement férir, et pour qu'il s'accoutumast à légèrement lever ses bras, il faisoit le soubresaut armé de toutes pièces, fors le bacinet, et en dansant se faisoit armé d'une cotte d'acier; sailloit, sans mettre le pied à l'estrier, sur un coursier, armé de toutes pièces. A un grand homme monté sur«un grand cheval, sailloit derrière à chevauchon sur ses épaules, en prenant ledit homme par la manche à une main, sans autre avantage... en mettant une main sur l'arçon de la selle d'un grand coursier, et l'autre emprès les oreilles, le prenoit par les creins en pleine terre, et sailloit par entre ses bras de l'autre part du coursier... Si deux parois de piastre fussent à une brasse l'une près de l'autre, qui fussent de la hauteur d'une tour, à force de bras et de jambes, sans autre aide, montoit tout au plus haut sans cheoir au monter ne au devaloir. Item ; il montoit au revers d'une grande échelle dressée contre un mur, tout au plus haut sans toucher des pieds, mais seulement sautant des deux mains ensemble d'échelon en échelon, armé d'une cotte d'acier, et ôté la cotte, à une main sans plus, montoit plusieurs échelons... Quant il estoit au logis, s'essayoit avec les autres écuyers à jeter la lance ou autres essais de guerre; celà ne cessoit.»

L'âge de vingt-un ans était celui auquel les jeunes gens, après tant d'épreuves, pouvaient enfin être admis à la Chevalerie; mais cette règle ne fut pas toujours constamment observée. La naissance donnait à nos Princes du sang, et à tous les Souverains, des privilèges qui marquaient leur supériorité.

Les fils des rois de France reçurent, dans la suite, dès leur berceau, l'épée, qui était la marque distinctive de la chevalerie.

D'autres aspirans à la Chevalerie l'obtinrent aussi parfois, avant l'âge prescrit, lorsqu'ils avaient fait quelque action d'éclat susceptible de leur mériter cette noble récompense.

Des jeûnes austères, des nuits passées en prières avec un prêtre et des parrains, dans des églises ou des chapelles (ce qu'on appelait la veille des armes), les sacremens de la pénitence et de l'eucharistie reçus avec dévotion; des bains qui figuraient la pureté nécessaire dans l'état de la Chevalerie ; des habits blancs pris à l'imitation des néophytes, comme le symbole de cette même pureté; un aveu sincère de toutes les fautes de sa vie; une attention sérieuse à des sermons où l'on expliquait les principaux articles de la foi et de la morale chrétienne, étaient les préliminaires de la cérémonie par laquelle le novice allait être ceint de l'épée de Chevalier.

Après avoir rempli tous ces devoirs, il entrait dans une église, et s'avançait vers l'autel avec cette épée en écharpe au col ; il la présentait au prêtre célébrant, qui la bénissait. Le prêtre la remettait ensuite au col du novice : celui-ci, dans un habillement très simple, allait ensuite, les mains jointes, se mettre à genoux aux pieds de celui qui devait l'armer. Cette scène auguste se passait aussi dans la salle ou dans la cour d'un palais ou d'un château, et même en pleine campagne. Le Seigneur à qui le novice présentait l'épée lui demandait à quel dessein il désirait entrer dans l'ordre, et si ses voeux ne tendaient qu'au maintien et à l'honneur de la Chevalerie. Le novice faisait les réponses convenables; et le Seigneur, après avoir reçu son serment, consentait à lui accorder sa demande. Aussitôt le novice était revêtu par un ou par plusieurs Chevaliers, quelquefois par des dames ou des demoiselles, de toutes les marques extérieures de la Chevalerie. On lui donnait successivement les éperons, en commençant par la gauche, le haubert ou la cotte de maille, la cuirasse, les brassards et les gantelets; puis on lui ceignait l'épée. Quand il avait été ainsi adoubé (c'est le terme dont on se sert pour marquer qu'il était reçu), il restait à genoux avec la contenance la plus modeste. Alors le Seigneur qui devait lui conférer l'ordre se levait de son siège du de son trône, et lui donnait l'accolade ou l'accolée, en prononçant ces paroles : « Au nom de Dieu, de saint Michel et de saint Georges, je te fais Chevalier ; » auxquelles on ajoutait quelquefois ces mots : « Soyez preux, hardi et loyal, » il le baisait ensuite sur la joue gauche (osculum pacis), et lui donnait la paumée, ainsi qu'il a déjà été dit.

La cérémonie de réception était des plus brillantes, et occasionnait des fêtes magnifiques, des festins somptueux, où l'on distribuait aux Chevaliers des robes, et des manteaux de riches étoffes, des fourrures précieuses, des armes, des chevaux, des présens de toute espèce : l'or et l'argent s'y répandaient avec profusion.

Le nouveau Chevalier, à cette réception, faisait serment de servir la religion et de la défendre jusqu'à la mort; de servir le Roi et de défendre le pays au péril de sa vie; de soutenir les droits des plus faibles, des opprimés et ceux de la veuve et de l'orphelin ; de soutenir l'honneur des dames et de combattre pour elles; d'aimer et honorer les autres Chevaliers, et de garder la foi à ses compagnons ; de ne prendre jamais gages ou pensions de Princes étrangers; de maintenir une discipline exacte et sévère à la guerre, et de mener une vie privée exempte de tout reproche ; de ne jamais manquer à sa parole, etc.

Si le Chevalier violait ses sermens, on le dégradait de la manière la plus rigoureuse et la plus humiliante ; parfois même il était condamné à mort, lorsque la justice du Prince intervenait dans le procès, et que la trahison concernait l'intérêt de l’État.

Palliot dit que, pour la cérémonie de la dégradation : « on assembloit vingt ou trente anciens Chevaliers sans reproche, devant lesquels le Gentilhomme ou Chevalier traistre estoit accusé de trahison et foy mentie par un Roy ou Héraut d'armes qui déclaroit le fait tout au long, et nommoit ses tesmoins, les tenants et aboutissants. L'accusé estoit par lesdits Chevaliers ou anciens nobles, condamné à la mort, et qu'auparavant icelle il seroit dégradé de l'honneur de Chevalerie, et ses armes renverseez et briseez. Pour l'exécution de ce iugement estoient dressez deux théâtres ou eschaffaux, sur l'un desquels estoient assis les nobles et Chevaliers iuges, assistez des Rovs, Hérauts et poursuivants d'armes avec leurs cottes d'armes et esinaux ; sur l'autre estoit le Chevalier accusé, armé de toutes pièces, et son écu blasonné et peint de ses armes, planté sur un pal devant luy, renversé et la pointe en haut : d'un costé et d'autre à l'entour du Chevalier estoient assis douze prestres revestus de leurs surplis, et le Chevalier es toit tourné du costé de ses iuges. En cet estat lesdits prestres commençoient les Vigiles des morts, depuis Dilexi iusques à Miserere, et les chantaient à haute voix après que les Hérauts avaient publié la sentence des iuges. A la fin de chacun pseaume, les prestres faisaient une pause, durant laquelle les officiers d'armes dépoüilloient le condamné de quelque pièce de ses armes, commençans par le heaume, continuans iusques à ce qu'ils eussent parachevé de le désarmer pièce à pièce, et à mesure qu'ils en ostoient quelqu'une, les Hérauts crioient à haute voix : Cecy est le bascinet du traistre Chevalier! » et faisoient et disoient tout de mesme du collier ou chaisne d'or, de la cotte d'armes, des gantelets, du baudrier, de la ceinture, de l'espée, des esperons, bref de toutes les pièces de son harnois, et finalement de l'escu de ses armes, qu'ils brisoient en trois pièces avec un marteau. Après le dernier pseaume, les prestres se levoient et chantaient sur la teste du pauvre Chevalier le cent neufviesme pseaume de David : Deus laudem meam ne tacueris, auquel sont contenues les imprécations et malédictions fulmineez contre le traistre et détestable IUDAS et ses semblables. Et comme anciennement ceux qui devoient estre reçeus Chevaliers, devoient le soir auparavant entrer dans un bain, et estre lavez pour estre plus nets, passer la nuict entière en prières dans l'église, et se préparer l'ame et le corps à recevoir l'honneur de la Chevalerie, ainsi le pseaume des malédictions estant parachevé, un Poursuivant d'armes tenoit un bassin doré plein d'eau chaude, et le Roy ou Héraut d'armes demandoit par trois fois le nom du Chevalier dépouillé, que le Poursuivant nommoit par nom, surnom et seigneurie ; auquel le Roy ou Héraut d'armes demandoit qu'il se trompoit, et que celuy qu'il venoit de nommer estoit un traistre, desloyal et foy-mentie ; et pour monstrer au peuple qu'il disoit la vérité, il demandoit tout haut l'opinion des iuges; le plus ancien desquels respondoit à haute voix, que par sentence des Chevaliers présents, il estoit ordonné que ce desloyal, que le Poursuivant venoit de nommer, estoit indigne du tiltre de noble, et de Chevalier, et pour ses forfaits dégradé de noblesse, et condamné à mort. Ce qu'ayant prononcé, le Roy d'armes renversoit sur la teste du condamné ce bassin plein d'eau chaude, aprez quoy les Chevaliers iuges descendoient de l'eschaffaut, et se revestoient de robes et chapperons de deuil, et s'en alloient à l'église. Le dégradé estoit aussi descendu de son eschaffaut, non par le degré, mais par une corde qui estoit attachée sous ses aisselles, et puis on le mettoit sur une civière, et on le couvroit d'un drap mortuaire, et estoit ainsi porté à l'église, les prestres chantant dessus luy les Vigiles et les Orémus pour les trépassez : ce que estant parachevé, le dégradé estoit livré au iuge royal, et à l'exécuteur de la haute justice, qui l'exécutoit à mort suivant ce qui a voit esté ordonné; que si le Roy luy donnoit grace de la vie, on le bannissoit à perpétuité ou pour un certain temps hors du royaume. Après cette exécution, les Roys d'armes déclaroient les enfans et descendans du dégradé ignobles et roturiers, indignes de porter les armes, et de se trouver et paroistre ès iouste, tournois, armeez, cours et assembleez du Roy, des Princes, Seigneurs et Gentilshommes, sur peine d'estre despoüillez nuds et estre battus de verges, comme vilains et infames qu'ils estoient. »

Le même Palliot dit encore :

« qu'au temps du roy François Ier les mesmes cérémonies furent pratiqueez contre le capitaine Franget, vieil gentilhomme, qui ayant esté estably gouverneur de Fontarabie par le mareschal de Chabannes, et honoré par le Roy de la charge de capitaine de cinquante hommes d'armes pour la garde de cette place importante, très-bien munie de gens et de vivres, et de toutes choses nécessaires à soubstenir un long siége, la rendit au connestable de Castille, sans avoir soubstenu aucun assaut, ny fait aucune résistance, par une lasche et honteuse capitulation ; de laquelle s'eslant voulu venir excuser à Lyon ou le Roy estoit, n'ayant pû iustifier son dire; au contraire, estant convaincu de trahison, il fut sur l'eschaffaud désarmé de toutes pièces, son escu portant ses armes, cassé, brisé en pièces par les Hérauts d'armes, baptisé du nom de traistre et de perfide , et ietté du haut de l'eschaffaud, la vie sauve à cause de sa vieillesse, mais dégradé de noblesse, déclaré roturier, luy et tous ses descendants taillables et incapables de porter les armes. »

Il y avait des délits qui n'entraînaient pas de peines capitales, et qui étaient punis moins sévèrement, ainsi qu'il sera expliqué dans ce chapitre.

Avant que les Chevaliers tenans et assaillans, convoqués pour les tournois, ou autres fêtes, pussent s'y rendre, ils portaient au cloître de la principale église, leurs armes ornées de leurs casques, bourlets, mantelets, lambrequins et cimiers, avec leurs noms et devises. Les juges du camp, les Rois d'armes, ou les Hérauts, conduisaient ensuite les dames dans ce cloître; et si une d'elles reconnaissait le nom, la devise ou les armes de quelque Chevalier qui se fût mal expliqué sur son compte, ou qui lui eût manqué de respect et de fidélité, les juges ou Hérauts d'armes renversaient son écu, et excluaient le Chevalier du nombre des combattans.

Lorsqu'un Chevalier se présentait pour combattre, sans avoir l'honneur d'être gentilhomme, ou avec des armes fabriquées ou usurpées, on le condamnait à faire le tour du camp, la tête découverte, le casque et l'écu renversés; quelquefois on suspendait son écu, son casque et ses armes renversées à un pilier, qu'on appela aussi pilori : ses armes y étaient exposées à la risée de tous les spectateurs, tandis que les autres combattans étaient couverts d'applaudissemens. Les Hérauts d'armes tranchaient quelque partie de l'écu, ou y ajoutaient quelque pièce infamante. On taillait ordinairement la pointe droite du chef de l'écu.

Lorsque quelque Chevalier était convaincu d'avoir tué un prisonnier de guerre, on raccourcissait et arrondissait son écu par le bas de la pointe.

Celui que l'on convainquait de mensonge et de flatterie voyait couvrir la pointe de son écu de gueules (rouge), et effacer les figures qui étaient peintes. Un Chevalier qui s'était exposé témérairement, et avait causé, par cette imprudence, quelque perte dans son parti, avait le bas de son écu marqué d'une pointe échancrée.

On peignait deux goussets de sable (noir) sur les flancs de l'écu d'un chevalier qui avait rendu un faux témoignage, ou commis un adultère.

On couvrait d'un gousset échancré et arrondi en dedans le flanc de l'écu de celui qui était convaincu de lâcheté.

Quand un Chevalier avait manqué à sa parole, on peignait une tablette ou quarrée de gueules (rouge), sur le coeur (milieu) de son écu.

L'écu de celui qui avait violé ou ravi une fille, était peint renversé sur un drapeau noir.

Dans d'autres circonstances, on retranchait quelques pièces des armes du coupable, ainsi que le fit pratiquer saint Louis, dans les armes de Jean d'Avesnes.

Les Chevaliers étaient toujours richement habillés, et leurs chevaux magnifiquement harnachés. Dans les tournois et autres fêtes publiques, l'or, travaillé en étoffe, enrichissait leurs robes, leurs manteaux, et toutes les parties de leurs vêtemens et de leurs équipages. Mais à la guerre, une lance forte et difficile à rompre; un haubert ou haubergeon, c’est-à-dire, une double cotte de mailles tissue de fer, à l'épreuve de l'épée, étaient les armes assignées aux Chevaliers exclusivement. La cotte d'armes, faite d'une simple étoffe armoriée, était l'insigne de leur prééminence.

DES VOEUX DE CHEVALERIE.

C'étaient des engagemens que prenaient les Chevaliers de former quelque entreprise d'honneur ou de témérité, soit pour l'attaque ou la défense d'une place de guerre; soit de se trouver en pleine campagne, en face de l'ennemi; soit encore de visiter les lieux saints; de faire quelque pèlerinage ; de déposer leurs armes ou celles des ennemis qu'ils avaient vaincus, dans le sanctuaire de quelque église; de planter les premiers leurs pennons ou bannières sur les murs ou sur la plus haute tour d'une place assiégée; de se jeter au milieu des ennemis, et de leur porter le premier coup, etc.

Bertrand Duguesclin, avant de partir pour soutenir un défi d'armes proposé par un Anglais, entendit la messe; et, lorsqu'on fut à l'offrande, il fit à Dieu celle de son corps et de ses armes, qu'il promit d'employer contre les Infidèles s'il sortait vainqueur de ce combat. Bientôt après il en eut encore un autre à soutenir contre un Anglais, qui, en jetant son gage de bataille, avait juré de ne point dormir au lit sans l'avoir accompli; et Bertrand, en relevant le gage, fit voeu de ne manger que trois soupes au vin, au nom de la Sainte- Trinité, jusqu'à ce qu'il eût combattu ce même Chevalier.

Duguesclin, étant devant la place de Moncontour, que Clisson assiégeait depuis longtemps sans pouvoir la forcer, jura de ne manger de viande, et de ne se déshabiller qu'il ne l'eût prise : « Jamais ne mangerai chair, « ne me dépouillerai ne de jour ne de nuict. »

Une autre fois il fit voeu de ne prendre aucune nourriture après le souper qu'il prenait, jusqu'à ce qu'il eût vu les Anglais pour les combattre. Son écuyer d'honneur, au siège de Bressuire, en Poitou, promit à Dieu de planter, dans la journée, sur la tour de cette ville, la bannière de son maître, qu'il portait en criant : Duguesclin , ou de mourir plutôt que d'y manquer.

On connaît plusieurs autres voeux faits par des Chevaliers assiégés, comme de manger tous les animaux qui se trouvaient dans la place; et, pour dernière ressource, de se manger eux-mêmes, par rage de faim, plutôt que de se rendre. On jurait, de la part des assiégeans, de tenir le siége toute sa vie, ou de mourir en bataille, si l'on venait la présenter, ou de donner tant d'assauts qu'on emporterait la place de vive force. «J'ai fait voeu à Dieu et à saint Yves, dit Duguesclin aux habitans de Tarascon, que par force d'assauts vous au roi. »

L'institution de la Chevalerie reposait donc sur des principes d'honneur, de bravoure, de gloire militaire, d'humanité, et de politesse, qui ne pouvaient tendre qu'à l'amélioration de l'ordre social, à une époque surtout ou nos moeurs et nos coutumes avaient encore quelque chose de barbare et de grossier. Et si l'imagination de nos romanciers a transformé ces anciens Preux en Chevaliers errans, courant des aventures, ou ridicules ou peu morales, il faut leur abandonner le fruit de leurs fictions, et ne conserver de cette institution que le souvenir des services signalés qu'elle a rendus à la France, et à l'Europe entière, et dans l'art militaire et dans l'ordre social, soit par la pratique de toutes les vertus civiles, soit par les actes de la bravoure la plus héroïque.

[1]Mémoires sur l'ancienne Chevalerie, par La Curne de Sainte-Palaye, édition de M. Ch. Nodier.

DE LA CHEVALERIE.DE LA CHEVALERIE.
DE LA CHEVALERIE.DE LA CHEVALERIE.

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Publié le par Rhonan de Bar
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LES CHEVALIERS-BANNERETS.

L'étymologie du mot banneret vient de Banner-Herren, qui signifiait, en langue celtique, un Seigneur à bannière : d'autres le font dériver du mot ban, qui veut dire Proclamation publique d'aller à la guerre , ou de celui de bandière, dont on a fait depuis celui de bannière, bandum signum dicitur militare, parce que les bannerets étaient ceux qui possédaient des fiefs qui donnaient le droit de lever bannière, et dont les propriétaires pouvaient mettre sur pieds, à leurs dépens, des troupes qu'ils conduisaient, sous leur bannière, au service du Roi.

L'origine des bannerets remonte à l'an 383, ou Conan, commandant les légions romaines en Angleterre, se révolta, sous l'empire de Gratien, et se rendit maître de ce royaume et de la Bretagne, qu'il distribua à plusieurs bannerets. C'est de cette dernière province que cette dignité passa depuis en France, lorsque l'introduction du gouvernement féodal fit aussi transporter aux fiefs et aux domaines, les titres qui auparavant n'avaient été décernés qu'aux personnes. Ainsi, les Ducs, les Marquis, les Comtes firent ériger leurs terres en Duchés, Marquisats et Comtés, et les Chevaliers firent ériger les leurs en fiefs de bannière, lorsqu'elles fournissaient le nombre de vassaux voulu par les coutumes.

Le titre de Chevalier-Banneret était le plus considérable et le plus élevé de l'ordre de la Chevalerie; il n'appartenait qu'à des gentilshommes qui avaient d'assez grands fiefs pour leur donner le droit de porter la bannière dans les armées royales. Il fallait, pour obtenir ce titre, être gentilhomme de nom et d'armes, c'est-à-dire, de quatre quartiers, ou lignes paternelles et maternelles.

Ducange cite un ancien cérémonial manuscrit qui indique la manière dont se faisait le Chevalier-Banneret et le nombre d'hommes qu'il devait avoir à sa suite. « Quand un bachelier, dit ce Cérémonial, a grandement servi et suivi la guerre, et que il a terre assez, et qu'il puisse avoir gentilshommes ses hommes et pour accompagner sa bannière, il peut licitement lever bannière en bataille, et non autrement; car nul homme ne doit lever bannière en bataille s'il n'a du moins cinquante hommes d'armes, tous ses hommes, et les archiers et les arbalestriers qui y appartiennent ; et, s'il les a, il doit, à la première bataille où il se trouvera, apporter un pennon de ses armes