Le " champ des martyrs" de l'île Madame.
La croix et le pèlerinage de Port-des-Barques.
Voici, en effet, qu'à nouveau ils ont comme crié dans la nuit, et rappelé à quelques Ames qui en ont tressailli le devoir envers les morts auquel toujours et partout les hommes ont cru qu'on ne manquait pas impunément.
Est-ce une inspiration de Dieu à son Eglise plus persécutée à la fois et plus libre aujourd'hui qu'hier ?... ou la levée, enfin, du grain semé ?... Mais depuis deux ans, sous une poussée si extraordinaire qu'elle en paraît bien surnaturelle, le sol et les hommes ont remué ensemble, et se sont soulevés...
Déjà, tandis que dans la Revue de Saintonge et d’Aunis, fondée par Louis Audiat, M le chanoine Lemonnier, de Rochefort, publiait d'excellents travaux sur la persécution religieuse en Saintonge, tandis que les prêtres du doyenné de Saint-Agnant-les-Marais, qui comprend Brouage et l'île Madame, faisaient admirablement réussir un bulletin cantonal, le Réveil, très judicieusement nourri d'histoire locale, deux paroisses, Marennes et Fouras, partaient en barque faire pèlerinage à l'île d'Aix. Puis Saint-Nazaire, Moëze, Echillais, les paroisses voisines de l'île Madame, ont tressailli presque en même temps. L'heure de Dieu apparemment était venue.
Sans bruit, tout naturellement, un laïque très humble, de Rochefort, qui n'avait probablement pas lu les gros livres ni les revues savantes, mais qui avait la vraie foi, celle qui agit, fit ce qu'encore personne depuis cent quinze ans n'avait su faire j en vingt-quatre heures, il acheta ce qui n'était pas à vendre, la ruine du petit bastion Louis XIV, qui est à l'entrée de la Passe-aux-Boeufs, avec l'ancienne poudrière et la maisonnette où logeait, en 1791, le pourvoyeur des déportés, et là, sur ce terre-plein qui lui fait un piédestal en saillie sur la mer, à frais communs, avec le curé de Saint-Nazaire et quelques-uns de ses paroissiens, on dressa une croix très simple, mais robuste, haute, blanche, et qui domine..
Pour faire le reste, le nouveau « pourvoyeur» d'aujourd'hui compte sur le grand Pourvoyeur de là-haut qui, déjà, voyant qu'on s'aidait, est venu à l'aide.
Comme, il y a dix-huit mois, eu effet, on réparait le bastion et construisait cette première croix du Calvaire, voici que, par un phénomène d'un à-propos saisissant un apport « naturel » de sables et de galets a exhaussé la passe el en a fait un chemin viable et carrossable à toute heure. Ici, au pied du fort, les barques auparavant passaient à marée haute. A marée basse il restait une lagune vaseuse qu'on ne traversait point à pied bien sec ; et il ne fallait pas s'attarder dans l’ile jusqu'au flot montant: je sais deux personnes qui, revenant en voiture, ont failli être emportées par le courant A présent, la procession, partie de la croix, peut sans crainte s'en aller jusqu'au champ du martyre. L'hiver, sur lequel comptaient les incrédules pour détruire en un raz de marée ce que les marées avaient fait, a deux fois continué le même travail... Et voici que les gens du pays se remémorent un dicton de leurs anciens, d'après lequel les morts avaient dit «qu'ils feraient le chemin quand on voudrait venir à eux ». Les plus fervents de merveilleux ajoutent qu’« il doit se passer des choses extraordinaires pour la France, quand on honorera les saints de l'île... »
Mais, n'est-ce pas déjà un fait extraordinaire et merveilleux, que cet éveil spontané, populaire, d'un culte qui s'organise soudain sur place et par en bas, quand toutes les tentatives d'eu haut s'étaient perdues en parades vaines ?
Non que rien se fasse, bien entendu, sans les conseils et le concours de l'évêque, trop heureux de ce réveil et tout dévoué à l'oeuvre. Il a lui-même présidé le premier pèlerinage, qui a eu lieu, il y a deux ans. Au 18 août 1910, à la date juste où commencèrent ensemble, en 1791, le débarquement et l'inhumation, sur un rendez-vous du curé de Saint-Nazaire, de tout le pays, qui n'est pas dévotieux, et par tous véhicules on vit une foule accourir pour la bénédiction de la croix, et la fêle s'instituer magnifiquement
En 1911, c'est Mgr de Saint-Flour qui, donnant un exemple que ses confrères de l'épiscopat ne pourront pas ne pas suivre, accourait à l'appel de ses martyrs d'Auvergne et présidait à côté de Mgr Eyssautier la fête.
Il avait déjà recommandé à ses prêtres la très belle prière qu'un des déportés de son diocèse avait composée pour suppléer d'intention au saint sacrifice de la messe.
Ici, devant la mer, il se fit, lui, l'évêque de la montagne, la voix éloquente des trois mille pèlerins qui, par un vrai soleil de Judée, se pressaient autour d'un pauvre figuier, seul ombrage poudreux de cette église en plein air. Sous l'ostensoir brûlant de midi, on chanta la grand'messe et, tandis que l'abbé Lemonnier officiait, intrépide, vêtu des ornements que les déportés de Saint-Martin, plus heureux, purent se fabriquer avec des lambeaux d'uniformes de soldats, la foule, pendant près d'une heure, défila pour baiser la relique du crucifix de bois taillé au couteau.
Puis, après le repas pittoresquement pris sous la tente ou dans l'ombre des charrettes par une foule pour qui Dieu dut multiplier encore les cinq pains de l'Evangile, on processionna, non sans quelque désordre, vers l'île ; on pria, on récita le Credo sur le terrain plein de morts où, le malin, j'avais vu des bœufs dormir.
Consurget templum: gens ad te confluet omnis...
J'y fus, moi aussi, moi qui avais eu mon enfance bercée de cette histoire mystérieuse de l'île Madame, et qui, depuis longtemps, longtemps, n'avais plus entendu parler de rien. J'y fus sans l'avoir prémédité, sans avoir su qu'un nouvel ordre de choses naissait ainsi en mon pays, amené la veille par un hasard — ou par autre chose — sur la côte d'en face. «Or, apprenez, comme dit Pascal, le chemin de ceux qui le savent Suivez la manière par où ils ont commencé. »
On m'avait traité de poète, quand je demandais si tous les bateaux de Fouras, de la Rochelle et ceux des ports de la côte et ceux des îles n'allaient pas, le lendemain malin, comme pour les régates, couvrir l'eau d'une flottille blanche et amener pour une messe en mer, que je comparais déjà à celles de la Révolution décrites par Brizeux, et tous les marins, et tous les baigneurs de tous pays en ce moment pullulant sur nos plages.
Pour prouver combien cela était pratique autant qu'aimable, je suis très délicieusement venu par un bateau qui m'a directement amené à la grève de l'ile.
Sans doute j'ai dû finir d'aborder presque à des d'homme pendant quelques pas, moi aussi, comme les pauvres prêtres il y a cent dix-sept ans à pareil jour, et comme Napoléon, quand il partit de Fouras, où je m'étais embarqué. Un beau troupeau de boeufs, descendu vers l'eau pour se rafraîchir, gardait la place, immobile, sous le soleil déjà chaud, et formant la plus inattendue pastorale marine, Je passai au milieu d'eux; je repassai plus tard, après avoir fait le tour de 'l'île, et ne vis point les cailloux dessinant vaguement une croix en quelque part de la lande. Je ne vis rien, rien qu'un peu d'herbe rare et jaunie, entre les deux plaines d'eau, miroitantes et bleues...
Et c'est durant cette promenade solitaire du matin que j'ai cru sentir dans le vent lourd du sud-ouest qui me venait au visage, le vent de honte qui souffle tait en moi l'indifférence dont nous avons tous jusqu'ici été coupables. Un flot d'indignation s'est mêlé h tous les sentiments qui roulaient en moi. Et foulant, sans les reconnaître, ces restes sacrés, j'ai entendu la voix d'outre-tombe qui parla jadis à mon père, qui parle à tous ceux qui viennent ici et je me suis promis de faire à mon tour quelque chose...
J'ai assisté à toute la fête, dans le flamboiement du soleil et la vibration de la foule. Puis, au déclin du jour, de Port-des-Barques, où il y a à toute heure un passeur, le bateau m'a, à cause de la marée contraire, déposé précisément au Fort Vaseux, si bien que j'ai ainsi fait complet le tour du cimetière des abandonnés...
Et, seul pèlerin, de ce genre, j'ai pu mieux, à l'aller et au retour, recueillir rocs souvenirs, mes émotions, et me demander, au soir tombant, si cette belle journée aurait un lendemain, si le clergé de France, enfin, n'allait pas se lever, et, par terre ou par mer, se mettre en marche pour rendre visite à ses morts, faire cesser une grande honte, et remplir un devoir très facile.
Or, j'y suis retourné au commencement de l'automne, entre deux rafales... Je convoyais un pèlerin de Lourdes qui avait donné à son diocèse l'exemple de faire en revenant celte pointe vers nos morts. Cette fois je suis venu à l'île par la terre et à bicyclette. La tempête la veille et toute la nuit avait démonté la mer et précipité des cataractes. Au matin, et juste à l'heure de se mettre en route, le temps s'éclaira. Le soleil restait pâle, mais le ciel bien lavé enveloppait le décor de ce pays de l'air limpide qui fait valoir ses tons délicats. De Rochefort, en roulant doucement, il faut trois quarts d'heure à peine pour être à Port-des-Barques. On passe le bac de la, Charente, on salue, en traversant le pittoresque bourg de Soubise, le souvenir des Rohan ; et l'on se rappelle que c'est ici que Victor Hugo, en prenant dans une auberge un journal, apprit la mort tragique de sa fille Léopoldine.
Les vers de Villequier vous bourdonnent autour des tempes. A Saint-Nazaire on prend comme guide le curé qui a les martyrs pour paroissiens, et qui vend au profit de leur mémoire des cartes postales. Un petit port plein de bonhomie, un semblant de falaise avec quelques villas, d'où l'on a une vue charmante sur le fleuve aussi blond que le Tibre, sur Fouras et les îles ; un peu de sable avec des pins que le veut soufflant ici de tous côtés, ne veut pas bien hauts ; et l'on voit devant soi la croix toute neuve qui se dresse, blanche et noble, sur son terre-plein planté de tamaris. Par derrière, au bout de la passe, se profile sur le ciel l'île Madame. On prie à la croix ; on va au champ des morts : on y médite en regardant la mer tout le temps qu'on veut ; ouest bien seul ; on voit l'île d'Aix, on devine La Rochelle : on peut penser à Richelieu, à Napoléon, à la Révolution, à l'Océan, à la Mort, à l'Infini...
Qui donc, revenant les yeux pleins de ces images, l'âme riche de ces rêves, et la conscience heureuse de se sentir en paix avec ces morts, aurait le sentiment d'avoir perdu sa journée? Qui donc ne voudrait, par plaisir ou devoir, faire au moins une fois en sa vie ce poétique et pieux pèlerinage ?...
Pour la troisième fois, je l'ai refait, au printemps suivant, par un clair et frais matin d'avril.
Nous étions six ensemble à genoux ce matin-là et c'est un signe : le signe d'un réveil de notre mémoire endormie j; mieux que cela peut-être, une espérance, et le symptôme que ces héros de la liberté de l'Eglise et du catholicisme romain intégral, sans compromission avec le siècle, sont les apôtres et les saints de l'heure, ceux qu'il convient d'évoquer enfin et d'invoquer, pour qu'ils mettent dans l'âme de tous, prêtres et laïques, un peu de leur âme de foi pure, intransigeante et fière.
Plus tôt sans doute, c'était trop tôt, puisque avait échoué tout ce qu'on avait tenté jusqu'ici Huysmans n'eût pas manqué d'expliquer que le Diable sentant qu'il y avait là pour l'Eglise de France «une source de grâces... formidable, un trésor d'indépendance, de force et de vertu qu'à aucun prix il ne devait laisser déterrer, avait mis en oeuvre ses maléfices coutumiers pour brouiller les cartes et faire avorter lamentablement des projets trop magnifiques... »
Mais peut-être qu'enfin l'heure de Dieu est venue.
N'est-ce pas un signe de résurrection et de victoire que tout d'un coup, sans préméditation et sans bruit, au lendemain de la Séparation, qui a achevé de mettre en ruines nos deux pauvres diocèses de Saintonge et d'Aunis, une belle croix blanche se dresse, dominant d'aussi près qu'elle a pu ce vaste reliquaire national, attirant les regards de tous les marins qui passent en cette rade historique de la Charente, appelant à ses degrés les pèlerins qui ne craignent pas d'avoir à faire un voyage charmant pour venir prier dans un lieu unique.
Nous sommes six, ai-je dit, ce matin-là, et sans l'avoir combiné exprès, il se trouve que chacun de nous six représente sous une forme différente un acte de foi, un effort de bonne volonté, quelque chose de ce qui depuis quelques mois s'est fait par et pour les «martyrs ».
Par la route de voitures qui vient de Rochefort, coulante et facile, j'amène, en effet une maman qui a connu par ce que j'en ai déjà écrit cette sublime histoire. Récemment comme le père de ses sept enfants avait été déclaré en péril de mort, le soir même où en hâte on appelait pour les derniers sacrements le prêtre, d'une inspiration toute spontanée et singulière, elle a entrepris une neuvaine aux « martyrs » de l’île Madame ; et c'est le neuvième soir, à minuit, que la fièvre maudite enfin est tombée -—le graphique est là qui l'atteste — et pour ne plus revenir. Son malade bien guéri l'accompagne et hasarde en souriant cette remarque qu'on a tout profit à choisir des intercesseurs peu demandés, peu occupés, empressés à faire valoir leur crédit tout neuf et d'autant plus efficace. Use qui voudra de l'idée et de l'exemple.
Mais le cas n'est pas unique Sans parler de la chaussée de la Passe-aux-Boeufs qui continue son exhaussement, les uns et les autres citent des faits singuliers, des guérisons, des succès inespérés obtenus par leur intervention, des mouvements d'âmes merveilleux dont il semble bien qu'ils ont été les auteurs. Ainsi à la piété des humbles qui les appelle à son tour ils répondent par toutes sortes de grâces…
Un autre pèlerin est Georges Gourdon, le trouvère lauréat de nos vieilles Chansons de geste rajeunies, le poète héroïque de cette brillante Jeanne d'Arc qui est en train de faire son tour de France. Voilà trente ans qu'il habile Rochefort comme rédacteur des Tablettes : et c'est la première fois qu'il fait visite aux « saints » de l'île qui est à trois quarts d'heure de là, avec une voiture publique et une roule d'accès toujours libre à marée basse connue à Noirmoutiers.
Il représente ici le Saintongeais tardif, mais aussi le Français qui s'émeut et va se mettre en branle : mais il est tout acquis à l'oeuvre naissante : il en sera le premier secrétaire, et, je pense aussi, le poète Décidément quelque chose a bougé.
Ce « quelque chose », c'est le coeur du petit vieillard et grand chrétien, M. Daunas, qui le premier s'est avisé — comme j'ai dit — d'acheter un journal de terrain, de l'enclore, d'y dresser une croix et de dire : « Ceci est aux Martyrs ». Par lui, le scandale a cessé d'un péché où tout le monde eut sa part. Il est juste et il nous est très agréable qu'il nous fasse les honneurs de ce reliquaire national dont il est le premier ouvrier.
En route, nous prendrons le curé de la paroisse, qui fut avec lui l'instigateur de celte réparation. Il a travaillé de ses mains, déblayé, nivelé, planté. Il a ramassé quelque menue monnaie, organise les pèlerinages.
Encouragé par son évêque, qui n'a, qui ne peut avoir que des bénédictions pour cette belle oeuvre, il bâtit présentement un oratoire où l'on puisse en tout temps dire, faire dire, ou entendre la messe. Nous en posons en quelque sorte la première pierre : on va
l'inaugurer cet été.
L'argent, presque sans qu'on le sollicite, est venu de l'élan des uns, de la gratitude des autres, ou comme paiement des voeux accomplis. C'est la bonne méthode. Et l'oeuvre ainsi va par une étape nouvelle affirmer sa vitalité.
Le chanoine Lemonnier, lui, travaille et sollicite des pierres pour un autre monument Fouilleur habile des archives de la marine et écrivain de bon aloi, c'est lui que Mgr Eyssautier a chargé de réunir le dossier du procès de canonisation, de recueillir dans tous les diocèses, dans tous les ordres religieux, et, s'il se pouvait, dans toutes les paroisses et dans toutes les familles intéressées, leurs documents. Il s'est voué tout entier à sa tâche et a juré de ne pas mourir avant de l'avoir menée à terme Qui ne voudrait l'aider à tenir son serment ?
A son appel el à celui de son évêque, déjà des diocèses ont répondu. Des prêtres en divers endroits ont été officiellement désignés pour réunir les textes et pièces utiles au procès. Un postulateur a été choisi.
Une pieuse supplique est allée vers Rome : et il en est revenu une grande espérance. En mai dernier, Mgr de La Rochelle en rapportait la bénédiction de S.S. Pie X « pour tous ceux qui travaillent à préparer la béatification des prêtres-martyrs ». La marche sera peut-être longue: mais on marche et c'est l'essentiel.
Et que suis-je, moi, parmi ces bons ouvriers ? Avec le poète j'aurais pu dire : « Je ne suis, moi, qu'un sonneur de clairon. »
Mais j'ai plus d'une raison de «sonner» pour les martyrs de la déportation. Fervent pour eux par atavisme, héritier adouci des saintes indignations de mon père contre le crime d'oubli séculaire commis à leur égard, ému par leur histoire qu'il avait commencé d'écrire, ayant ma dette aussi, je leur ai voué sur ma parole et ma plume une hypothèque de premier rang.
Une grande injustice est à réparer ; cela est certain.
Tombés victimes de la persécution et soldats du catholicisme indépendant il semble qu'ils sont les patrons nécessaires de l'Eglise de France affranchie et du clergé meurtri. Pourtant, nous ne demandons pas pour eux des basiliques, Humbles et libres quêteurs, nous ne demandons à chacun qui craint le Diable et croit eu eux que ce qu'il peut donner, de la curiosité, de la sympathie, des prières, des documents pour leur histoire et leur procès de canonisation, s'il en a, des neuvaines pour leur acheter des grâces —- et surtout qu'on songe, la belle saison étant venue, à prendre le bâton et à faire comme nous le pieux pèlerinage.
Gabriel AUBRAY.
A suivre…