Ière Partie.
DAUPHINS DE VIENNOIS.
Des prédécesseurs de Guigue IV, le plus ancien porte les surnoms de « senex, senior, vetus, vetulus. »
« Ego Guigo comes, qui nomine vocor senex, » est-il dit dans une charte de 1053 du Cartulaire d'Oulx (1).
Le second, Guigue II, est cité dans le même acte sous le nom de Guigue le Gras « Atque filius meus Guigo pinguis. » Ailleurs, il est appelé «Guigo crassus. »
Le troisième, Guigne III, n'a pas de surnom, mais il est assez souvent distingué par le rappel du nom de son père ou de celui de sa mère « Ego Guigo comes, filius Guigonis crassi (2); » « Guigo comes, filius Guigonis pinguis (3); « Guigo comes, filius PetroniIIe (4). »
Guigne IV (1132-1142) porte, du vivant de son père, le nom de « Delphinus. » Une charte de 1110 du Cartulaire de Chalais (5) le constate « Ego Guigo comes et uxor mea regina nomine Meheldis. Et laudaverunt similiter filii eorum Guigo Dalphinus et Humbertus. » Et, vers la même époque, une charte du Cartulaire de Domène (6) commence ainsi « Ego Guigo Delphinus decimas ecclesie Heronei quas pater meus Guigo, comes, mihi dimisit, dono… » De ces mentions, il résulte que le nom «Delphinus,» donné à un enfant du vivant de son père, ne saurait être un titre honorifique comme le prétendent Bullet et M. de Terrebasse.
Qu'est-ce donc ? Une charte du Cartulaire de Saint-Hugues va nous le dire. Elle est d'environ 1140 (7) ; Guigne IV y est ainsi désigné « Guigo comes qui vocatur Delphinus." Guigue comte surnommé Dauphin. Et le texte de la charte montre bien qu'il s'agit d'un surnom et non d'un titre, car, toutes les fois qu'il y est question de Guigue IV, qui y règle un différend avec Hugues II, évêque de Grenoble, le mot «comes » est opposé au mot « episcopus. »
Donc « Delphinus » est un surnom. Mais quel est le sens de ce surnom ? C'est ce que Duchesne, Salvaing de Boissieu et Valbonnais avaient à peu près deviné. Ce surnom est un prénom, peu répandu a ]a vérité, mais qui avait été glorieusement porté par un évêque de Bordeaux de la fin du IV° siècle, saint Delphinus (380-404), et par un évêque de Lyon du VII° siècle, saint Anemond, surnommé Dalfinus (650-659). Ce prénom fut porté après Guigne IV par son petit-fils Dauphin, comte de Clermont, souche des dauphins d'Auvergne, et plusieurs de ses descendants, par sainte Delphine de Sabran (1296-1360) et très vraisemblablement, nous le verrons plus loin, par le chef de la deuxième race des Dauphins de Viennois, André.
Est-il besoin de montrer par des exemples qu'au XII° siècle, époque où se forment les noms de famille, des prénoms, des noms de baptême ont été adoptés comme second nom! Dans le seul Cartulaire de Domène, on trouve à la même époque « Guigo Albertus, Guigo Geraldus, Wuigo Abbo, Guigo Garinus, Guigo Desiderius, etc. »
« Guigo Delphinus » est de même formation.
Ce surnom ou nom patronymique est gardé par Guigue V, fils de Guigue IV (1142-1162), qui porte dans les actes les titres suivants :
1146. Guigo coms, filius Guigonis Delfini (8).
1154. Dominus comes Albionensium Guigo scilicet Dalphinus (9).
1155. Wigo Delphinus cornes Atbionensis (10).
Et dans un diplôme de Frédéric 1er (1155) "Fidelis noster Gygo Delphinus, comes Albonensis (11)."
Pour Guigue V, comme pour son père, Delphinus est un surnom.
Guigue V, en qui s'éteint la première race des comtes d'Albon, meurt en 1168, ne laissant qu'une aile, Béatrix, pour héritière de ses états. Celle-ci se maria deux fois : d'abord avec Alberto Taillefer, fils de Raimond V, comte de Toulouse, qui prend dans les actes les titres suivants :
1178. Ego Talifers, Viennensium et Albonensium comes (12).
1183. Ego Taillafers, Viannensium et Albonensium comes (13).
En 1183, Béatrix, veuve de Taillefer, épouse en secondes noces Hugues III, duc de Bourgogne. Le nouveau souverain du Dauphiné se désigne ainsi
1186. Ego Hugo, Dei gratia, Burgundie dux et Albonii comes (14).
De son côté, Béatrix porte les titres de « Beatrix, ducissa Burgundie et Albonii comitissa (15), ou « Béatrix, Dei gratia ducissa Burgundie et Albonii ducissa (16). »
Ni Béatrix, ni l'un ni l'autre de ses deux maris ne prennent le nom ou titre de Dauphin, ce qu'ils n'auraient pas manqué de faire si ce nom était devenu déjà synonyme de souverain des comtés de Vienne et d'Albon. « Delphinus » était considéré comme le surnom du comte Guigue V, de même que Taillefer était celui du comte Albéric, premier mari de Béatrix. C'est ce que montre l'extrait ci-après d'un acte de 1184 ou ces deux noms Delphinus et Taillefer sont opposés « Cum Hugo, Divionensis dux, filiam comitis Dalphini, viduam Taillefer in uxorem duxisset et comitatum Albonensem teneret (17). »
Remarquons encore, et cette conclusion découle de la précédente en même temps qu'elle la confirme, –que les états de Béatrix ne portent pas le nom de Dauphiné; c'est le « comitatus Albonensis, » ce sont les « comitatus Viennensium et Albonensium. »
Beatrix n'eut pas d'enfants de son premier mariage. De son union avec Hugues III elle eut an Bis, qui lui succéda, et deux filles. A ce fils, âgé de huit ans, qu'elle ramenait de Bourgogne en Dauphiné, elle avait donné le nom ou surnom de « Delphinus » pour bien marquer sa descendance des anciens comtes d'Albon, descendance que les deux mariages de la Bile de Guigue V auraient pu faire oublier. Le nom de ce prince a été défiguré par la plupart des historiens dauphinois qui l'ont appelé Guigne-André. Or, aucun acte ne lui donne le nom de Guigue. Dans tous ceux que j'ai consultés, et j'en ai vu de chacune des années de son règne (1198-1237), il est appelé tantôt « Delphinus » comme son cousin le comte de Clermont, tantôt « Andreas Delphinus. »
Il porte le nom de « Delphinus dans les suscriptions ou mentions ci-après :
1193. Beatrix, ducissa Burgundie et AIbonii comitissa, et filius meus Dalphinus, cum mecum primo ad Ulciensem ecclesiam accessisset (18)…
1210. Ego Dalfinus, comas, dono... omne id quod Guigo comes de Albione, peravus meus, et regina, uxor ejus nomine Mathildis, et Guigo Dalfinus filius eorum donaverunt…(19)
1216. Dom. cornes Delphinus (20).
1219. Ego Delphinus, comes Albonii et Vienne palatii (21).
1222. Dom. Delphinus, comes Viennensis (22).
1230. Nos Delphinus, Viennensis et Albonensis comes (23)
1234. Dom. Delphinus, cornes Alhonii et Vienne (24).
Dans son testament, daté de 1228, Béatrix appelle constamment son fils Delphinus « Dono tibi Beatrici, comitisse, uxori filii mei Delphini… »
Enfin, dans un hommage rendu par André-Dauphin au chapitre de Saint-Maurice de Vienne (acte sans date), il s'intitule « Nos Dalphinus, cornes Albonis et Vienne (25) ».
Cet acte est muni d’un sceau d'André-Dauphin qui a été décrit par M. E. Pilot de Thorey (26) dans son inventaire des sceaux relatifs au Dauphiné. Ce sceau reproduit au recto un cavalier galopant à gauche, et au revers les murs de la ville de Vienne. La première partie de la légende manque sur environ les 2/5 de la circonférence; le reste, très nettement conservé, doit être lu :
…INI. COMITIS. ALBONIS, et au revers : ET. VIENNE. P….
M. Pilot, d'après Valbonnais, a restitué ainsi cette légende : Sigillum Guigonis Andree Dalphini comitis Albonis. Vienne palatini. Cette restitution est inadmissible, d'abord parce qu'André n'a jamais porté le nom de Guigne et ensuite parce que dans la partie du sceau qui est enlevée il serait impossible de placer les mots Sigillum Gui onis Andree Dalph… Les capitales de la légende sont en effet très grosses et dans la partie qui reste, il n'y a aucune abréviation; on ne peut donc raisonnablement en introduire dans la première partie. Après avoir calculé le nombre de lettres qui occupent les 3/5 de la légende encore visibles, on est amené par une opération arithmétique à conclure que les mots emportés étaient Sigillum Dalf, et que la légende doit être ainsi restituée Sigillum Dalfini, comites Albonis et Vienne palatini, ce qui correspond exactement à la suscription de l'acte citée plus haut « Nos Dalfinus, comes Albonis et Vienne, » et à la légende de Dauphin, comte de Clermont, cousin d'André et son contemporain : S. Dalfini, comitis, is Claromontensis.
Cette reconstitution nous permet d'affirmer ce fait absolument nouveau que dans son grand sceau André-Dauphin ne prend que le seul nom de « Dalfinus. »
Il prend ou reçoit le nom d' « Andreas-Dalphinus » dans les actes ci-après :
1204. Tibi Beatrici, comitisse Albionii et tibi Andree-Dalphino, ejus filio et successoribus vestris, qui comites Albionn erunt (27).
Notons en passant cette incidente significative qui comites Albionii erunt. Si le nom de Delphinus avait été le titre distinctif des souverains du pays, n'aurait-on pas écrit, comme on le fera un siècle plus tard, sous Humbert Ier : au lieu de qui COMITES ALBIONII erunt, qui DALPHINI erunt ?
1213. Andréas dictus Dalphinus, comes Aibionii et Vienne palatii (28).
1215. Ego Andréas dictus Delphinus, cornes Albionii et Vienne palatii (29).
1223. Andreas-Dalphinus, Albonis comes et Vienne (30).
1223. Andreas-Delfinus, comes Albionis et palatinus Vienne (31).
1236-1237. Dominus Andreas-DeIpninus, Vienne et Albonis comes (32).
Je pourrais multiplier ces exemples; mais ceux que je viens de citer suffisent, il me semble, à prouver que, sous le règne d'André. Dephinus est encore considéré comme un nom ou surnom et, par conséquent, qu'il convient de rectifier une fois de plus le nom de ce prince et de l'appeler André-Dauphin.
A André succéda son fils Guigne VI (1237-1870), lequel prend dans les actes tantôt le nom de « Guigo Dalphinus, » tantôt celui de « Guigo Dalphini. » J'observerai à ce sujet que les éditeurs de cartulaires et autres recueils d'actes n'ont pas toujours assez fait attention à ces différences et qu'il leur est arrivé fréquemment d'imprimer Guigo Dalphinus, et même Guigo dalphinus Vienensis et Albonis comes, là où le texte portait Guigo Damphini, Vienne et Albonis comes. ll est vrai d'expliquer à leur décharge que parfois les scribes ont abrégé la suscription sous cette forme : Nos G. Dalph. Vien. et Albon. comes, ce qui prête aux deux interprétations; mais, à coté de ces suscriptions douteuses, il en est un grand nombre, -les actes de cette époque abondent, qui sont d'une lecture indiscutable...
A suivre.
(1.)Cart Oulx. ch. 152.
(2.)Gall christ. XVI. Instr ; c 52.
(3.) Cart d’Oulx. ch. 243.
(4.)Ibid, ch. 227.
(5.)Arch. de l’Isère. Charte de Chalais. Cf Pillot de Thorey, Cart de Chalais p. 13-15.
(6.)Monteynard, Cart. de Domène, Lyon, 1859, in-8°, n°13.
(7)Marion, CarT. De Saint-Hugues, p 243.
(8)Arch. De l’Isère. Chartes de Chalais.
(9)Giraud, Cart. de Saint-Bernard de Romans, art. 307.
(10) U. Chevalier. Cart. De Saint-André-les-Bas, p. 293.
(11). Arch de l’Isère, B 3162.
(12). Cart d’Oulx, ch 45.
(13). Gucihemon, Bibli Sebusiana, p 5.
(14). Oulx, ch. 35.
(15). Oulx, ch. 37.
(16). Ibid, ch. 33.
(17). Gall. christ., XVI. Instr., c. 90. Valb., I, 181.
(18). Oulx, ch. 50.
(19). Arch. de l'Isère, série H. Chartes de Chalais.
(20). Oulx, ch. 40.
(21). Charte de Charlais.
(22). Oulx, ch. 34.
(23). Obit. de l’Eglise de Lyon, p. 206.
(24). Oulx, 42.
(25). Arch. de l’Isère, série G., fonds du chapitre Saint-Maurice de Vienne.
(26). E. Pilot de Thorey, Inventaire des sceaux relatifs au Dauphiné, conservés dans les archives départementales de l’Isère. Grenoble, 1879, in-8°, p 33.
(27). Valbonnais, I, 121.
(28). Arch. de l'Isère, série G. Cart. d'Aymon de Chissé, fol. 315.
(29). Arch. de l'Isère, B. 3162.
(30). Auvergne, Cart de Saint-Robert de Cornillon, p. 2. (Bull. de l’Ac. delph. Doc. Inédits, T1)
(31). Arch. de l'Isère, série H. Chartes de Chalais.
(32).Testament d'André-Dauphin. Arch. de l'Isère, B. 3162.