NOTRE DAME DE REIMS.
CHAPITRE PREMIER. DEUXIEME EXTRAIT.
Notre Dame de Reims.
Cathédrale des Ve et IXe siècles.
Nous trouvons dans Flodoard et dans Marlot, sur la seconde cathédrale, quelques détails plus dignes de confiance. L'intérieur de l'église d'Ebon était orné de riches sculptures ; l'or y brillait de toutes parts. Aux jours de fête, des tapisseries précieuses recouvraient ses murs, et des reliquaires, des vases sacrés, chefs d'œuvre de l'art, ornaient les autels. Des peintures à fresque enrichissaient les voûtes ; d'ingénieuses mosaïques formaient le pavé de l'église ; des figures d'anges, de saints et de martyrs s'y faisaient remarquer. Les carreaux de marbre de diverses couleurs tapissaient le sol de la basilique ; des verrières étincelantes éclairaient l'édifice ; une toiture de plomb l'abritait. Des statues nombreuses décoraient le dedans et le dehors de l'édifice. Hincmar, auteur d'un ouvrage écrit sur la manière d'honorer les images du Seigneur et des Saints, ne les avait pas ménagées.
Dessous l'église était creusée une chapelle souterraine ; c'était encore la crypte de Saint-Nicaise et de Saint-Remi, On y célébrait l'office divin sur Un autel renfermant de vénérables reliques ; il était placé sous l'invocation de saint Pierre et de tous les Saints. Au milieu du chœur de l'église supérieure s'élevait un autel dédié à la Sainte-Trinité. Vers le fond de l'abside se trouvait le siège de saint Rigobert, cette stalle de pierre où nos Archevêques allaient s'asseoir en cérémonie, lors de leur réception.
On lui donnait même une antiquité plus reculée encore : on prétendait que saint Remi l'avait occupé.
Le peuple admirait dans cette église l'horloge et les orgues qu'avait faites ou fait faire le savant Gerbert, archevêque de Reims, depuis souverain pontife.
En 970, sous le pontificat d'Adalbéron, on démolit une chapelle qui devait se trouvera l'entrée de l'église, à peu prés sur le point où s'élève la fontaine située entre la cathédrale et l'archevêché.
Elle était placée sous le titre de Saint-Sauveur. Ses ornements étaient notables : dans sa crypte jaillissait une source d'eau limpide.
En 1165, était à Notre-Dame un autel Sainte-Croix, devant lequel pendait une couronne d'argent massif.
Au portail de l'église était sculpté le sacre de Louis le Débonnaire et d'Hernien garde son épouse. On y voyait le pape Etienne IV, qui avait lui-même béni le fils de Charlemagne le 28 janvier 814.
Ebon avait composé et fait tracer au-dessous de ce bas-relief l'inscription
suivante :
Ludovicus caesar factus, coronante stephano
Hac in sede papa magno. Tunc et Ebo pontifex
Fondamenta renovacit cuncta loci istuis:
Urbis jura sibi subdens, praesul auxit omnia.
Dans l'édifice, l'épitaphe de la mère d'Ebon et la sépulture de quelques archevêques postérieurs à saint Nicaise et antérieurs au XIIIe siècle attirait l'attention du voyageur.
Les dehors du temple étaient protégés par de sévères ordonnances. Il était défendu d'y déposer des ordures, et le ciel punit sévèrement un malheureux qui n'avait pas respecté le règlement de police. Le miracle que racontait à cet égard la tradition, faisait sans doute plus d'impression du temps de nos pères que la crainte d'une amende ou d'un jour de prison.
Sous les voûtes de l'église romane furent sacrés les derniers carlovingiens, Charles le Simple, Lothaire, Louis d'Outremer, après eux le chef de la troisième race Hugues Capet, son petit fils le belliqueux Henri, l'inconstant Philippe Ier, Louis VII dit le Jeune, Philippe-Auguste, le héros des croisades, le rival de Richard Coeur-de-Lion.
Dans la même église se tint le concile de 1119. Calixte II, Louis le Gros s'y trouvèrent. Ils s'assirent à côté l'un de l'autre, sous le crucifix qui décorait l'entrée du choeur. Les archevêques, évoques et abbés étaient rangés des deux côtés de la nef. Les investitures, les simoniaques, les usurpations faites sur les biens de l'Eglise, les désordres du clergé, les querelles de la France et de l'Angleterre occupèrent la grave assemblée.
En 1131, Notre-Dame de Reims voyait encore dans son sein le concile tenu contre l'antipape Pierre de Léon. Saint Bernard, saint Norbert y assistèrent : ils y firent reconnaître les ordres qu'ils avaient fondés. Innocent III présidait.
En 1148, Eugène III convoqua dans notre vieille église un nouveau concile. Onze cents prélats s'y réunirent. On y combattit l'hérésie de Guillaume de la Porée et les abus des institutions religieuses.
L'église d'Hincmar, comme Celle de Saint-Nicaise, avait donc ses grands souvenirs. Mais elle n'était pas arrivée jusqu'au XIIIe siècle telle qu'on l'avait construite. Anquetil, d'après la chronique de Wansonn, raconta ce qui suit ! Le trop fameux Herbert, comte de Vermandois, avait un frère nommé Eilbert.
Celui-ci, vers 927, avait acheté un cheval à un chanoine de Reims : en attendant qu'il put en payer le prix, il avait remis en gage au vendeur un précieux collier. Plus tard le noble acheteur apporta la somme due, et réclama ses joyaux. Le chanoine protesta qu'il n'avait rien reçu. Le clergé, le peuple prennent fait et cause pour lui : Eilbert est forcé de se retirer.
Mais il rassemble ses parents, ses vassaux, rentre dans Reims l'épée à la main et livre la ville au pillage. Le chanoine se réfugie dans la cathédrale. On te cherche eu vain. Eilbert veut l'avoir mort ou vif. Il fait mettre le feu à l'édifice : une partie de la ville fut brûlée en cette circonstance. Cette anecdote n'est rien moins qu'authentique. Ce que nous admettons sans peine, ce sont les excès des comtes de Vermandois et la nécessité de les justifier, où s'est trouvé sans doute le chroniqueur cité par Anquetil. A cette époque la ville de Reims tenait encore pour les successeurs de Charlemagne. Elle luttait avec eux contre les grands vassaux qui reconnaissaient par des usurpations les bienfaits de la monarchie carlovingienne. Reims fut donc pillée et incendiée. La cathédrale fut elle-même en tout ou partie la proie des flammes. Il est un fait qui vient à cet égard justifier de la légende; c'est que plus tard on voit le comte Eilbert faire de riches fondations pour expier ses violences.
Depuis encore, en 989, Charles de Lorraine, le dernier descendant de Charlemagne, prit Reims d'assaut et saccagea le temple des sacres. Toutes ces dévastations durent être réparées avant la chute définitive de l'église.
La cathédrale actuelle présente encore de nos jours un fragment d'architecture des plus curieux, qui se rattache sans doute à l'édifice dont nous parlons. Prés de la grande sacristie est une autre salle plus petite, et qui, comme elle, a sa porte dans l'église. La boiserie ciselée qui la décore fait pendant à l'ancienne porte du Trésor. Pénétrez dans cette pièce; allez au fond, retournez-vous et vous apercevrez ce qui reste d'un petit portail qui jadis servait de voie de communication entre l'église et le Chapitre.
Les sculptures qui la décorent ont un caractère particulier : il frappe les personnes les plus étrangères à l'étude des monuments du moyen-âge. Elles n'ont rien de commun avec celles qui font la gloire de la grande église.
Commençons par les décrire : Le portail est encadré dans une arcade ogivale élancée et sans profondeur. La sommité de l'ogive présente une peinture à fresque : on y voit le Christ assis ; il tient un sceptre. De chaque coté se trouve un ange à genoux et portant un flambeau. Ce sujet a pour base une frise sculptée, et parallèle au sol. Dessous cette frise commence une arcade à plein cintre : elle a peu de saillie.
Les ornements qui la distinguent sont sculptés sur une surface plate. Sa ligne la plus éloignée du centre est dessinée par une guirlande de fleurs semblables à la partie supérieure du lys héraldique. Viennent ensuite des anges aux ailes déployées; il y en a quatre de chaque côté. Au sommet de cette décoration curviligne, deux anges à genoux portent une figure nue, les mains jointes sur une nappe. D'une main chacun d'eux lui montre le ciel : c'est sans doute l'Ame d'un bienheureux.
Le dessous de l'arcade est plat. Sur cette surface sont sculptés des rinceaux, qui viennent aboutir de chaque côté sur une frise d'ornement semblable à la guirlande dont nous avons parlé, et parallèle au sol.
L'arcade ogivale, est supportée par des colonnes aux chapiteaux corinthiens; au-dessus de ces chapiteaux se prolonge la frise fleurie.
Les piliers qui ont dû supporter l'arcade à plein-cintre n'existent plus; leurs chapiteaux seuls ont survécu: ils sont à deux faces droites. Sur celles qui sont extérieures sont représentes des rinceaux dans lesquels s'entrelacent des figurines d'hommes, d'oiseaux et de quadrupèdes; dans la face intérieure sont creusées des niches où sont des statuettes d'un grand fini. Leurs draperies sont remarquables.
Au centre du plein-cintre est la Vierge assise, couronnée, tenant l'enfant Jésus sur ses genoux ; il porté une robe à manches ; la Vierge est vêtue d'un costume religieux, d'un voile passant sur la tête, sous le menton et cachant le cou. Les deux figurines sont entourées du limbe aux célestes rayons : il est plat et circulaire.
Le tronc est placé entre deux colonnes auxquelles se rattachent des draperies qui y sont nouées ; elles semblent tomber de dessous une arcade à trois cintres surmontés de tours crénelées. Au sommet est un édifice dont le centre porte un dôme, et ressemble à l'abside d'une église; de chacun de ses côtés sont une petite coupole et une tour à créneaux.
L'origine, la date de ce portail méritent examen. Suivant quelques antiquaires, ce portail aurait été fait au XVe siècle uniquement pour la commodité des chanoines; et ils font remarquer à l'appui de leur opinion que les figures d'anges qui le décorent ont une grande analogie avec celles que présentent les sculptures faites à Notre-Dame, et à Saint-Remi, au portail latéral, vers la fin du XVe siècle, Suivant d'autres, lorsqu'on rebâtit Notre-Dame dans la première partie du XIIIe siècle, l'architecte, Robert de Coucy, aurait d'abord préféré le vieux style-roman au style gothique, alors nouveau, puis l'aurait abandonné pour adopter sans réserve la mode du moment. Ce système a aussi son point d'appui : on fait remarquer au-dessous des rosaces qui ornent la façade des transepts du côté du Chapitre et du côté de l'archevêché, trois arcades à plein-cintre, renfermant des rosaces circulaires, et l'on rattache ces détails au petit portique dont il s'agit ; Nous n'admettons aucune de ces deux hypothèses y et nous pensons que ce débris de l'art ancien est une relique de la seconde cathédrale.
Le petit portail est encadré dans des lignes ogivales, il est vrai, mais simples, privées de sculptures, mais faites pour le contenir, et sans rapport avec les riches arcades qui l’avoisinent.
La pièce qui le renferme présente de toutes parts des lignes ogivales pures et allongées, qui lui donnent une existence antérieure au XVe siècle. Elle servait de passage entre l'église et le Chapitre. Les chanoines n'auraient pas fait sculpter à l'intérieur un portail que personne n'aurait vu : si on l'eût fait, on eût décoré la pièce dans le même style : il n'en est rien. Les piliers ne sont même pas dessinés jusqu'au bas. S'il est vrai que les figures d'anges aient dû l'analogie avec celles sculptées sous Robert de Lenoncourt, il faut remarquer aussi que cette similitude existe entre elles et les statues qui ont décoré la cathédrale dès le XIIIe siècle. Les monuments de l'architecture romane nous offrent des figures d'anges identiques pour la coupe des vêtements et la pose des ailes déployées. Ce genre de statues est même un des caractères de ce style. Ces sculptures ont été peintes; leurs couleurs sont encore bien conservées. Les pierres qui les entourent n'ont pas été peintes, et sont étrangères au monument d'art qu'elles encadrent, Celui-ci, revêtu de nuances brillantes, dut être illustré pour voir le grand jour : c'était l'usage dans les Ixe, Xe et XIe siècles. Si ce portail datait du règne de Louis XII, on eût peint toute la pièce dans le même goût.
Les ornements qui enrichissent les chapiteaux des piliers supportant l'arcade à plein-cintre, ont de grands rapports avec les rinceaux d'un, candélabre donné, suivant- la tradition y à l'église Saint-Remi par Frédéronne, reine de France, dans le Xe siècle. Nous avons publié le dessin des fragments qui en restent, dans nos recherches sur les trésors dés églises rémoises. Ce sont les mêmes enlacements de branches et de figures de tous genres.
En étudiant les détails de cette curieuse porte, nous avons cherché une ligue, une idée spéciale au XVe siècle, une inspiration qui n'appartienne qu'à lui ; nous n'en avons pas trouvé.
Si notre curieux portail eût été élevé dans le XVe siècle, il aurait pris la place d'une troisième arcade qui nécessairement avait dû exister pour compléter la façade du nord : pourquoi le Chapitre aurait-il supprimé un magnifique morceau de sculpture, altéré un ensemble parfait ? Qu'y pouvait-il gagner? Si cependant il eût commis ce sacrilège artistique, ne trouverait-on pas les traces de l'ancienne arcade ? Au contraire le moindre examen (des lieux suffit pour convaincre qu'elle n'a jamais existé, La seconde opinion dont nous avons parlé ne nous parait pas plus admissible. L'artiste qui a fait Notre-Dame de Reims n'était pas un homme à l'esprit incertain. Il a travaillé d'une main ferme; il a su ce qu'il voulait et n'a pas choisi d'abord un plan pour l'abandonner ensuite. Nous ne connaissons pas de bâtiments d'architecture purement romane élevés à neuf dans le XIIIe siècle ; des réparations ont eu lieu sans doute dans ce style, mais non des créations. Los trois arcades à plein-cintre placées au-dessous de la grande rosace ne prouvent rien. Robert de Coucy n'a pas voulu reproduire la légère galerie qui décore le grand portail ; il a cherché du neuf, n'en a pas trouvé, et, comme tant d'autres, il a fait un emprunt au passé. Ces trois arcades sont hors de proportion avec le petit portail; il eût été plus grand, s'il eût été destiné à leur servir de support. Les ornements sculptés qui décorent les trois arcades, se reproduisent dans tout l'édifice, au dedans comme au dehors, et n'ont rien de commun avec ceux que nous avons signalés.
On le rencontre nulle part ceux du petit portail; de plus, en supposant que Robert de Coucy eût abandonné son premier plan après avoir fait poser quelques pierres, est-ce que les finies abandonnées auraient été déjà parfaites, sculptées et peintes ?
L'architecte ne perfectionne le monument que quand il est achevé : l'ensemble d'abord, les détails après.
Souvent, les architectes du moyen-âge, quand ils reconstruisaient une église, avaient soin de conserver un fragment du monument qu'ils détruisaient y et de l'enchâsser, pour ainsi dire, dans celui qu'ils élevaient. C'était un hommage rendu par eux à l'art ancien ; c'était une preuve, d'existence consacrée à l'édifice qu'ils renversaient. L'histoire les a maintes fois remerciés de cette pieuse et prévoyante coutume. Dans la cathédrale de Reims on cherche vainement ailleurs que dans la petite sacristie les reliques de l'église romane.
Robert de Coucy a fait comme tous ses contemporains: il a démoli l'église d'Hincmar; mais il en a réservé quelques pierres.
Il a sauvé peut-être le morceau le plus élégant, le plus intact. Il le destinait à la postérité comme un monument de l'histoire des arts et de celle des hommes. Grâces en soient rendues à Robert de Coucy laquelle date est notre petit portail? A-t-il été fait sous Ebon, sous Hincmar, dans le Xe, le XIe siècle ? Cette question est plus difficile à trancher que les précédentes. Nous n'osons pas affirmer qu'il remonte à la fondation de l'église. Il est peut-être trop riche d'ornements et de sculptures coquettes pour remonter aussi loin. Cependant, sous Louis le Débonnaire, l'Italie et Rome étaient encore soumises à là France : Ebon, protégé par l'empereur, a pu faire venir du Midi les artistes qui manquaient à nos contrées, ils pouvaient, ils devaient être plus habiles que les autres.
Dans le Xe siècle, Reims fut prise quatre fois d'assaut et la cathédrale dévastée. Le trésor, les archives devaient se trouver du côté du Chapitre, qui no fut pas lui-même toujours épargné ; des violences de toute espèce y furent commises. La grande église dut être réparée plusieurs fois : il serait possible que notre portail pût remonter à l'époque où les carlovingiens descendaient du trône sur lequel montaient les descendants de Robert le Fort.
Conservons pieusement ces pierres vénérables, derniers témoins de tant de faits déjà si loin. Qu'elles restent debout pour aider la science à renouer la chaîne des temps à retrouver l'histoire généalogique de l'architecture, pour attester que dans nos murs les arts furent toujours florissants, qu'ils furent toujours prêts à décorer les temples du Seigneur, à dire avec le peuple : Hosannah ! salut et gloire au plus haut des cieux!