OEUVRES COMPLETES DE JOSEPH DE MAISTRE
Contenant ses Œuvres posthumes et toute sa Correspondance inédite
TOME PREMIER
Considérations sur la France. — Fragments sur la France. — Essai sur le Principe générateur des Constitutions politiques. — Étude sur la Souveraineté.
NOTICE BIOGRAPHIQUE DE JOSEPH DE MAISTRE.
Le comte Joseph-Marie de Maîstre naquit à Chambéry en 1754 : son père, le comte François-Xavier, était président du sénat de Savoie et conservateur des apanages des princes. Le comte de Maîstre était l'aîné de dix enfants : cinq filles et cinq garçons, dont trois ont suivi la carrière des armes ; un entra dans les ordres, tandis que celui dont nous écrivons la notice biographique suivit l'état de son père dans la magistrature ; il s'adonna à l'étude dès sa plus tendre enfance, avec un goût marqué, sous la direction des révérends pères jésuites, pour lesquels il a toujours conservé la plus reconnaissante affection et la plus haute estime.
Son père jouissait d'une réputation très-grande dans la magistrature de Savoie; à sa mort le sénat crut devoir annoncer au roi la perte qu'il venait de faire par un message solennel, auquel Sa Majesté répondit par un billet royal de condoléance, comme dans une calamité publique. Le comte Joseph parcourut successivement les différents degrés de la magistrature : étant substitut de l'avocat général, il prononça le discours ,de rentrée sur le Caractère extérieur du magistrat, qui fut le premier jet de son talent comme écrivain et commença sa réputation. Il siégea comme sénateur sous la présidence de son père.
Le trait principal de l'enfance du comte de Maistre fut une soumission amoureuse pour ses parents. Présents ou absents, leur moindre désir était pour lui une loi imprescriptible. Lorsque l'heure de l'étude marquait la fin de la récréation, son père paraissait sur le pas de la porte du jardin sans dire un mot, et il se plaisait à voir tomber, les jouets des mains de son fils, sans qu'il se permit même de lancer une dernière fois la boule ou le volant. Pendant tout le temps que le jeune Joseph passa à Turin pour suivre le cours de droit à l'Université, il ne se permit jamais la lecture d'un livre sans avoir écrit à son père ou à sa mère à Chambéry pour en obtenir l'autorisation. Sa mère, Christine de Motz, femme d'une haute distinction, avait su gagner de bonne heure le coeur et l'esprit de son fils, et exercer sur lui la sainte influence maternelle. Rien n'égalait la vénération cl l'amour du comte de Maistre pour sa mère. Il avait coutume de dire : « Ma mère était un ange à qui Dieu avait prêté un corps ; mon bonheur était de deviner ce qu'elle désirait de moi, et j'étais dans ses mains autant que la plus jeune de mes soeurs. » Il avait neuf ans lorsque parut le funeste édit du parlement de Paris (1763); il jouait un peu bruyamment dans la chambre de sa mère, qui lui dit : « Joseph, ne soyez pas si gai il est arrivé un grand malheur ! » Le ton solennel dont ces paroles furent prononcées frappa le jeune enfant, qui s'en souvenait encore à la fin de sa vie.
Le comte de Maistre épousa en 1786 mademoiselle de Morand, dont il eut un fils, le comte Rodolphe, qui suivit la carrière des armes, et deux filles. Adèle, mariée à M. Terray, et Constance, qui épousa le duc, de Laval-Montmorency.
Il vivait à Chambéry, paisiblement occupé de ses devoirs, dont il se délassait par l'étude; et il était déjà père de deux enfants lorsque la révolution éclata.
Les opinions du comte de Maistre étaient pour ces libertés justes et honnêtes qui empêchent les peuples d'en convoiter de coupables. Celle manière de voir, qu'il ne cachait nullement, ne lui fut pas favorable dans un temps où les esprits échauffés et portés aux extrêmes regardaient la modération comme un crime. M. de Maistre fut soupçonné de jacobinisme et représenté à la cour comme un esprit enclin aux nouveautés, et dont il fallait se garder. Il était membre de la Loge réformée de Chambéry, simple loge blanche parfaitement insignifiante : cependant, lorsque l'orage révolutionnaire commença à gronder en France et à remuer sourdement les pays limitrophes, les membres de la loge s'assemblèrent et, jugeant que toutes réunions pourraient à celte époque devenir dangereuses ou inquiéter le gouvernement, ils députèrent M. de Maistre pour porter au roi la parole d'honneur de tous les membres qu'ils ne s'assembleraient plus, et la loge fut dissoute de fait.
L'invasion de la Savoie arriva : les frères de M. de Maistre rejoignirent leurs drapeaux, et lui-même partit pour la cité d'Aoste avec sa femme et ses enfants dans l'hiver de 1793. Alors parut ce qu'on appelait la loi des Allobroges, laquelle enjoignait à tous les émigrés de rentrer avant le 25 janvier, sans distinction d'âge ni de sexe, et sous la peine ordinaire de la confiscation de tous leurs biens. Madame de Maistre se trouvait dans le neuvième mois de sa grossesse : connaissant la manière de penser et les sentiments de son mari, elle savait fort bien qu'il s'exposerait à tout plutôt que de l'exposer elle-même dans celle saison et dans ce pays : mais, poussée par l'espoir de sauver quelques débris de fortune en demandant ses droits, elle profila d'un voyage que le comte de Maistre fit à Turin, et partit sans l'avertir. Elle traversa le grand Saint-Bernard le 5 Janvier, à dos de mulet, accompagnée de ses deux petits enfants, qu'on portait enveloppés dans des couvertures. Le comte de Maistre, de retour à la cité d'Aoste deux ou trois jours après, courut sans retard sur les pas de cette femme courageuse, tremblant de la trouver morte ou mourante dans quelque chétive cabane des Alpes. Elle arriva cependant à Chambéry, où le comte de Maistre la suivit de près. Il fut obligé de se présenter à la municipalité, mais il refusa toute espèce de serment, toute promesse même ; le procureur syndic lui présenta le livre où s'inscrivaient tous les citoyens actifs, il refusa d'écrire son nom ; et, lorsqu'on lui demanda la contribution volontaire qui se payait alors pour la guerre, il répondit franchement : « Je « ne donne point d'argent pour faire tuer mes frères « qui servent le roi de Sardaigne. » Bientôt on vint faire chez lui une visite domiciliaire; quinze soldats entrèrent, les armes hautes, accompagnant cette invasion de la brutale phraséologie révolutionnaire, de coups de crosse sur les parquets, et de jurons patriotiques. Madame de Maistre accourt au bruit, elle s'effraye : sur-le-champ les douleurs la saisissent, et le lendemain, après un travail alarmant, M. de Maistre vit naître son troisième enfant, qu'il ne devait connaître qu'en 1814. Il n'attendait que cet événement : il partit, l'âme pénétrée d'indignation, après avoir pourvu le mieux qu'il put à la sûreté de sa famille. Il s'en sépara, abandonna ses biens et sa patrie, et se retira à Lausanne. Il y fut bientôt chargé d'une mission confidentielle auprès des autorités locales, pour la protection des sujets du roi, et surtout d'une quantité de jeunes gens du duché de Savoie qui allaient en Piémont s'enrôler dans les régiments provinciaux. Ce passage leur fut bientôt fermé par la Suisse; mais les sentiers des Alpes étaient connus de ces braves gens, et leurs drapeaux furent toujours bien entourés. Ces corps furent ainsi maintenus au complet pendant la guerre par des enrôlements volontaires, malgré l'occupation du duché par les Français, et malgré la création de la république des Allobroges.
Madame de Maistre, son fils et sa fille aînée vinrent successivement rejoindre le comte à Lausanne; mais sa fille cadette, trop enfant pour être exposée aux dangers d'une fuite clandestine, demeura chez sa grand'mère.
Pendant son séjour à Lausanne, le comte de Maistre eut une correspondance amicale et suivie avec un bon serviteur de son maître qui résidait à Berne en qualité de ministre du roi, M. le baron Vignet des Étoles. Cette correspondance n'ayant trait qu'aux événements d'alors, à la guerre, aux difficultés de sa position, à la protection des sujets du roi, nous n'en avons que deux ou trois lettres d'un intérêt plus général, où l'on retrouve l'auteur des Considérations. Parmi celles que le temps a dépourvues d'intérêt, il en est une où il apprend à son ami que « ses biens sont confisqués, mais qu'il n'en dor mira pas moins, » Dans une autre, tout aussi simplement laconique, il s'exprime ainsi : « Tous « mes biens sont vendus, je n'ai plus rien. » Cette légère nouvelle n'occupe qu'une ligne au milieu des affaires générales, et n'est accompagnée d'aucune réflexion.
Le même oeil qui avait considéré la révolution française pénétra de bonne heure la politique de l'Autriche à l'égard du Piémont, et les fatales maximes qui dirigeaient à cette époque le cabinet de Vienne.
Ces maximes étaient :
1° De ne jamais prendre sur l'ennemi ce que l'Autriche ne pouvait pas garder ;
2° De ne jamais défendre pour l'ami ce qu'elle espérait reprendre sur l'ennemi.
C'est par une suite de la première de ces maximes que les Autrichiens ne voulurent jamais tirer un coup de fusil au delà des Alpes. Lorsque les troupes du roi entrèrent en Savoie dans l'été de 1793. les Autrichiens, qui avaient des troupes en Piémont, ne donnèrent pas un soldat, mais seulement le général d'Argentau, dont les instructions secrètes ne le furent pas longtemps. On trouvera dans deux lettres que nous citons le jugement de M. de Maistre sur la coalition en général, et sur l'Autriche en particulier. (Voyez les lettres des 6 et 15 août et du 28 octobre 1794 à M. le baron Vignet des Étoles. — Berne.)
Ce fut pendant son séjour en Suisse que le comte de Maistre publia les Considérations sur la France, les Lettres d'un royaliste savoisien, l'Adresse des émigrés à la Convention nationale, le Discours à la marquise de Costa, et Jean-Claude Têtu. Il travaillait aussi à deux autres ouvrages : l'un sur la Souveraineté, et l'autre intitulé Bienfaits de la Révolution ou la République peinte par elle-même. Ces deux ouvrages n'ont pas été achevés et sont restés à l'état de fragments. Les cinq Paradoxes, à madame la marquise N., datent aussi de cette époque.
En 1797, le comte de Maistre passa à Turin avec sa famille. Le roi, réduit à ses faibles forces, après' avoir soutenu pendant quatre ans l'effort de la France, succomba, et fut obligé de quitter ses Etats de terre ferme. Les Français occupèrent Turin : M. de Maistre était émigré, il fallait fuir. Muni d'un passe-port prussien comme Neufchâtelois, le 28 décembre 1798, il s'embarqua sur un petit bateau pour descendre le Pô et rejoindre à Casal la grande barque du capitaine Gobbi, qui transportait du sel à Venise. Le patron Gobbi avait sa barque remplie d'émigrés: français de haute distinction : il y avait des dames, des prêtres, des moines, des militaires, un évêque (Mgr l’évêque de Nancy); toutes ces personnes occupaient l'intérieur du navire, ayant pour leur domicile légal l'espace enfermé entre deux ou trois membrures du bâtiment, suivant le nombre des personnes dont se composait le ménage : cet espace suffisait strictement pour y coucher; la nuit, des toiles suspendues à des cordes transversales marquaient les limites des habitations. Au milieu régnait une coursive de jouissance commune, avec un brasier en terre où tous les passagers venaient se chauffer et faire la cuisine ; le froid était excessif. Un peu au-dessous de Casal Maggiore, le Pô prit pendant la nuit ; et, quoiqu'il fût libre encore vers le milieu, la barque se trouva enfermée d'une ceinture de glace. Le comte Karpoff, ministre de Russie, descendait aussi le Pô dans une barque plus légère; il accueillit à son bord le comte de Maistre, qui put ainsi continuer son voyage. Les deux rives étaient bordées de postes militaires.
Depuis la Polisela, la rive gauche du Pô était occupée par les Autrichiens, et la rive droite par les Français. A chaque instant la barque était appelée à obéissance, tantôt sur une rive, tantôt sur l'autre. Les glaçons empêchaient d'arriver, et les menaces de faire feu qui partaient des deux bords alternativement ne facilitaient pas la manœuvre. La voiture de M. Karpoff était sur le pont, et les deux enfants de M. de Maistre s'y étaient juchés. Tout à coup un poste français appelle, et l'équipage s'efforce d'obéir ; mais les courants et les glaçons retardent la manoeuvre : le poste prend les armes, et, à l'ordinaire, couche en joue les matelots. Enfin on aborde avec peine — Vos passe-ports? — On les présente; personne ne savait lire. Le chef de poste propose de retenir la barque, et d'envoyer les passe-ports à l'officier commandant à la prochaine ville; mais le caporal s'approche du sergent et lui dit : « A quoi cela sert-il? « on dira que lu es une... bêle, et voilà tout. » Sur celte observation, on laissa partir la barque ; mais un des soldats apostrophant le comte de Maistre : « Citoyen, vous dites que vous êtes sujet du roi de « Prusse; cependant vous m'avez un accent... Je « suis fâché de n'avoir pas envoyé une balle dans « cette voiture d'aristocrate. » — « Vous auriez fait « une belle action, » lui répondit M. de Maistre, « vous auriez blessé ou tué deux jeunes enfants,.et « je suis sûr que cela vous aurait causé du chagrin. »
— « Vous avez bien raison, citoyen, » répliqua le fusilier ; « j'en aurais été plus fâché que la mère. »
Arrivés au Papozze, les voyageurs se séparèrent. M. de Maistre, sur un chariot de village avec sa famille, traversa l'Adigetto sur la glace, et vint s'embarquer à Chioggia pour Venise.
Le séjour de Venise fut, sous le rapport des angoisses physiques, le temps le plus dur de son émigration. Réduit pour tout moyen d'existence à quelques débris d'argenterie échappés au grand naufrage, sans relations avec sa cour, sans relations avec ses parents, sans amis, il voyait jour par jour diminuer ses dernières ressources, et au delà plus rien. Parmi les nombreux émigrés français qui étaient à Venise, se trouvait le cardinal Maury. M. de Maistre a laissé par écrit quelques souvenirs de ses conversations avec ce personnage, dont les idées et la portée d'esprit l'avaient singulièrement étonné. (Voy. t. VIL S. E. le cardinal Maury ; Venise, 1799.)
Avant de partir pour Venise, le comte de Maistre avait écrit à M. le comte de Chalembert, ministre d’État, pour le prier de faire savoir à S. M. qu'il ne la suivait pas eu Sardaigne, de crainte d'être à charge dans ces tristes circonstances; mais qu'il mettait sa personne comme toujours aux pieds du roi, prêt, au premier appel, à se rendre partout où il pourrait lui consacrer sa vie et ses services.
Après la brillante campagne de Souwaroff, le roi de Sardaigne, rappelé dans ses États par la Russie et l'Angleterre, s'embarqua à Cagliari sur la foi de ces deux puissances, et revint sur le continent. Le comte de Maisire quitta alors Venise ; mais, en arrivant à Turin, il n'y trouva pas le roi. Le grand maréchal, par ses manifestes multipliés, rétablissait solennellement l'autorité du roi, énonçant même les ordres précis de l'empereur son maître sur ce point; mais l'Autriche s'y opposa avec tant d'ardeur et d’obstination, qu'elle fit plier ses deux grands alliés, et qu'elle arrêta le roi à Florence. C'est de là que le comte de Maistre reçut sa nomination au poste de régent de la chancellerie royale en Sardaigne (première place de la magistrature dans l'île). Cette nomination, en faisant cesser ses tortures physiques, lui préparait des peines d'un autre genre. Pendant les malheureuses années de la guerre, l'administration de la justice s'était affaiblie dans l'île de Sardaigne ; les vengeances s'étant multipliées, les impôts rentraient difficilement, et il régnait dans la haute classe une répugnance extrême à payer ses dettes. Le comte de Maistre eut à lutter contre de grandes difficultés, qu'il ne fut pas toujours à môme de vaincre; malgré cela, son départ fut accompagné des regrets publics d'un pays où sa mémoire fut encore longtemps en vénération.
Etant en Sardaigne, le comte de Maistre eut connaissance par les journaux du décret de 1802 sur les émigrés, qui enjoignait à tous les individus natifs des pays réunis à la France de rentrer dans un délai déterminé, et, en attendant, de se présenter au résident français le plus rapproché de leur domicile, pour y faire la déclaration prescrite et prêter serment de fidélité à la république. M. de Maistre adressa alors à M. Alquier, ambassadeur de la république française à Naples, un mémoire dans lequel il exposait « qu'il n'était pas né Français, qu'il ne voulait « pas l'être, et que, n'ayant jamais mis le pied dans « les pays conquis par la France, il n'avait pu le « devenir; que puisque, aux termes du décret du « 6 floréal, c'était dans ses mains qu'il devait prêter le serment requis, c'était aussi à lui qu'il croyait « déclarer qu'il ne voulait pas le prêter; qu'ayant a suivi constamment le roi son maître dans tous ses « malheurs, son intention était de mourir à son service ; que si par suite de cette déclaration il pouvait être rayé de la liste des émigrés comme étranger, et obtenir éventuellement la liberté de revoir ses amis, ses parents et le lieu de sa naissance, cette faveur ou plutôt cet acte de justice lui serait précieux. »
Dans cette même année 1802, il reçut du roi l'ordre de se rendre à Pétersbourg, en qualité d'envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire. Ce fut une nouvelle douleur, un nouveau sacrifice, le plus pénible sans doute que son dévouement à son maître put lui imposer. Il fallait se séparer de sa femme et de ses enfants sans prévoir un terme à ce cruel veuvage, entreprendre une nouvelle carrière et des fonctions que le malheur des temps rendait difficiles et dépouillées de tout éclat consolateur. Il partit pour Pétersbourg; c'était au commencement du règne d'Alexandre , jeune prince plein de douceur, de sentiments généreux et d'amour du bien. Il conservait au fond du coeur des principes sincèrement religieux, que son précepteur La Harpe n'avait pu étouffer. M. de Maistre parut dans la société avec l'humble fierté d'un haut caractère; son amabilité enjouée, son esprit naturel, ses connaissances profondes et variées, l'intérêt qui s'attache toujours à un dévouement sans bornes, lui attirèrent Cette considération personnelle, apanage du vrai mérite. Il eut, dans les hautes classes de la société, de nombreux cl de véritables amis. Connu bientôt et distingué par l'auguste souverain auprès duquel il était accrédité, l'empereur lui-même daigna lui donner de nombreuses preuves de son estime. Les officiers piémontais qui se rendirent en Russie pour continuer à Servir la cause de leur maître sous les drapeaux de son auguste allié, ressentirent les effets de la faveur personnelle dont le comte de Maistre jouissait : ils furent reçus avec leurs grades et leur ancienneté, et placés honorablement. L'un d'eux, le chevalier Vayra, étant malheureusement mort en route, et par conséquent avant d'être entré au service de Russie, sa veuve reçut cependant une pension qu'elle conserva toute sa vie. Parmi ces officiers, il en était un qui, après avoir servi en Italie comme officier d’état major dans l'armée de Souwaroff, avait accompagné le maréchal dans sa malheureuse retraite : c'était le frère du comte de Maistre ; il avait quitté le service et s'était relire à Moscou, charmant son exil par la société d'excellents amis, par la société tout aussi fidèle des sciences et des beaux-arts. Par une faveur souveraine, souverainement délicate, Alexandre réunit les deux frères en nommant le comte Xavier lieutenant-colonel directeur de la bibliothèque et du musée de l'Amirauté. Ce fut une joie sensible pour le comte de Maistre ; nous en trouvons l'expression dans la lettre qu'il adressa alors à l'empereur Alexandre, et que nous insérons ici avec la réponse de Sa Majesté Impériale :
A SA MAJESTÉ IMPÉRIALE L'EMPEREUR
DE TOUTES LES RUSSIES.
« Sire,
« Son Excellence monsieur le Ministre de la marine vient de me faire connaître que Votre Majesté avait daigné attacher mon frère à son service, en lui confiant la place de directeur de la bibliothèque et du musée de l'Amirauté.
« Votre Majesté Impériale, en me le rendant, me rend la vie moins amère. C'est un bienfait accordé à moi autant qu'à lui. J'espère donc qu'elle me permettra de mettre à ses pieds les sentiments dont cette faveur m'a pénétré. Si je pouvais oublier les fonctions que j'ai l'honneur d'exercer auprès de Votre Majesté Impériale, j'envierais à mon frère le bonheur qu'il aura de lui consacrer toutes ses fa cultés. Jamais au moins il ne me surpassera dans la reconnaissance, le dévouement sans bornes, et le très-profond respect avec lequel, etc.
« Saint-Pétersbourg, ce 18 avril 1805. « DE MAISTRE. »
RÉPONSE DE SA MAJESTÉ IMPERIALE.
« Monsieur le comte de Maistre,
« J'ai lu avec plaisir la lettre que vous m'avez écrite, à la suite de l'emploi que j'ai confié à votre frère. Il m'a été agréable d'avoir pu, par ce que j'ai fait pour lui, vous donner aussi une preuve de mes dispositions à votre égard. Le dévouement sans bornes avec lequel vous servez Sa Majesté Sarde est un litre à mon estime particulière, dont j'aime à vous réitérer ici le témoignage certain.
« Signé, ALEXANDRE.
« Saint-Pétersbourg, ce 19 avril 1805. »
M. de Maistre avait oublié tout à fait la déclaration envoyée à M. Alquier avant son départ de Sardaigne, lorsqu'il reçut une dépêche ministérielle avec un décret dont M. Cacault, consul de France à Naples, venait de donner communication officielle au premier secrétaire d’État de Sa Majesté. Ce décret portait, sans aucun considérant, que M. de Maistre était rayé de la liste des émigrés, et autorisé à rentrer en France sans obligation de prêter serment, avec liberté entière de rester au service du roi de Sardaigne, et de garder les emplois et décorations qu'il tenait de Sa Majesté, en conservant tous ses droits de citoyen français. Ce décret, transmis avec la solennité d'une note ministérielle, émut le ministère du roi, qui cherchait à se rendre compte des motifs qui pouvaient avoir amené une telle faveur d'exception. Le comte de Maistre fut formellement invité à donner des explications. — Il envoya copie du mémoire que nous avons cité plus haut.
En 1806, le comte de Maistre reçut une nouvelle preuve de la faveur impériale, bien plus précieuse encore que les précédentes. Il avait appelé auprès de lui son fils âgé de seize ans, et qu'il ne pouvait pas laisser à Turin, exposé par la conscription à servir contre son roi, sa famille et ses parents. Au mois de décembre 1806, Sa Majesté Impériale recevait, le comte Rodolphe à son service, comme officier dans le régiment des chevaliers-gardes. Quelques jours après il partait avec son corps pour la campagne de 1807, suivie de celle de 1808 en Finlande, et plus tard de celles de 1812, 13 et 14. On lira dans la correspondance quelques-unes des lettres que le comte de Maistre écrivait à son fils, dans ces absences aussi cruelles, pour un père que pour une mère. — Mais le comte de Maistre se soutenait en pensant que son fils faisait son devoir, et qu'il était à la place où l'appelaient l'honneur et la conscience.
Il paraît que, pendant son séjour en Russie, M. de Maistre avait conservé des relations amicales avec un fidèle serviteur de Louis XVIII, courtisan de l'exil: c'est au moins ce qu'indiquerait une lettre autographe de ce prince, ainsi que la réponse du comte de Maistre. Le comte de Blacas, représentant confidentiel du roi à Saint-Pétersbourg, était aussi très-lié avec M. de Maistre. Une similitude de position, d'infortune et de dévouement avait cimenté ces liens.
Le comte de Maistre, inflexible sur les principes, était, dans les relations sociales, bienveillant, facile, et d'une grande tolérance : il écoutait avec calme les opinions les plus opposées aux siennes, et les combattait avec sang-froid, courtoisie, et sans la moindre aigreur. Partout où il demeura quelque temps, il laissa des amis : a Lausanne, à Pétersbourg, aussi bien qu'à Rome et à Florence. Il se plaisait à considérer les hommes par leur côté louable.
On voit dans ses lettres de quel œil le sujet, le ministre du roi de Sardaigne considérait les succès de Bonaparte, qu'il appelle quelquefois Doemonium meridianum ; mais le génie et le capitaine furent toujours appréciés par lui à leur haute valeur. Il s'étonnait que l'on pût s'étonner de l'attachement du soldat français pour celui qui le menait à la victoire.
En passant à Naples en 1802, il s'entretint un jour longuement avec M, Alquier, ambassadeur de la république française : « Après avoir entendu très-attentivement ce que je lui dis sur les affaires en général et sur le roi de Sardaigne en particulier, M. Alquier me dit avec beaucoup de vivacité : — « Monsieur le comte, qu'allez-vous faire à Pétersbourg ? Allez à Paris dire ces raisons au premier consul, qui ne les a jamais entendues. » (Extrait d'une lettre confidentielle.)
Cette idée avait fait impression sur le comte de Maistre ; car, après la bataille de Friedland et la paix qui la suivit, il demanda une audience à Bonaparte comme simple particulier. Le mémoire qu'il écrivit à cette occasion exprimait en substance le désir de communiquer à l'empereur des Français quelques idées relatives aux intérêts de son souverain (voyez la lettre au chevalier de ...., 28 décembre 1807, et l'autre au même, mai 1808), et que, s'il voulait l'entendre personnellement sans l'entremise d'aucun ministre, il irait à Paris sans titre et par conséquent sans défense, se remettant absolument entre ses mains pour faire de lui tout ce qui lui plairait. Le comte de Maistre donnait de plus sa parole d'honneur que le roi son maître n'avait pas la moindre idée de sa détermination, et qu'il n'avait pour faire ce voyage aucune autorisation. Ce mémoire fut transmis et appuyé par le général Savary, dont la franchise et la fougue militaire étaient cependant très-accessibles au raisonnement calme, et très-susceptibles de sentir et d'apprécier l'honneur et le dévouement. Laissons parler le comte de Maistre : « Le général Savary envoie mon « mémoire à Paris, et l'appuie de toutes ses forces. « Vous me demanderez comment un homme tel que je vous l'ai dépeint est capable d'un procédé de telle nature? Cela arrive, comme dit Cicéron, « propter multiplicem hominis voluntatem. L'homme est un amas de contradictions et de volontés discordantes. Tout l'art est de savoir et de vouloir saisir celles qui peuvent vous être utiles.—Qu'arriverait t-il? Je n'en sais rien ! Si Bonaparte dit que non, tout est dit. S'il m'appelle, je ne sais en vérité, vu le caractère de l'homme et ce que je veux lui dire (ce que personne ne saura jamais), je ne sais, dis-je, s'il y a plus d'espérance que de crainte... Mais deux raisons me décident à prendre ce parti : 1° la certitude où je crois être que S. M. n'a pas seulement été nommée à Tilsitt. Le traité présenté par la victoire a été signé par l'effroi : voilà tout; 2° la certitude encore plus évidente où je suis que je puis être utile à S. M., et que je ne puis lui nuire, puisque j'ai donné ma parole d'honneur écrite qu'elle n'avait pas seulement le plus léger soupçon de ma détermination. S'il m'arrivait malheur, veuillez prier S. M. de faire arriver ici ma femme et mes deux filles; elles vivront bien ou mal avec mon fils et mon frère. Jacta est alea! rien ne peut être utile au roi qu'une sage témérité, jamais on n'a joué plus sagement une plus terrible carte. Bonaparte ne fit aucune réponse ; mais les égards singuliers dont le comte de Maistre fut l'objet à Pétersbourg, de la part de l'ambassade française, firent voir que sa démarche n'avait pas déplu.
En suivant pas à pas le comte de Maistre, on remarque deux traits caractéristiques qui ont dirigé toute sa carrière politique : un dévouement à toute épreuve à son souverain, et une espérance, ou plutôt une foi constante dans une restauration inévitable, dont il faisait profession de n'ignorer que la date. Ni l'exil loin de sa patrie, ni une longue et douloureuse séparation d'avec sa femme et ses enfants, ni la perte de sa fortune, ne lui semblèrent des obstacles; l'assurance d'une position brillante qui lui fut plusieurs fois offerte ne lui parut pas digne d'attention. La reconnaissance ne put l'attirer, ni l'ingratitude le repousser. La presque certitude d'un avenir amer pour lui et pour sa famille entière était sans doute un long et continuel tourment pour son cœur ; mais rien ne put le détacher du service de son roi, ni amortir un instant son zèle. Après les conférences de Tilsitt et d'Erfurt, un ministre de l'empereur Alexandre lui demanda : « A présent, qu'allez-vous faire? » — « Tant qu'il y aura une maison de Savoie et qu'elle « voudra agréer mes services, je resterai tel que « vous me voyez. » Ce fut sa réponse.
Le comte de Maistre ne réservait pas ces maximes de fidélité pour son usage personnel. Voici en quels termes il expliquait à ses compatriotes la doctrine du dévouement au roi dans une des lettres qu'il leur adressait, en 1793, de son exil de Lausanne :
« Sujets fidèles de toutes les classes et de toutes les provinces, sachez être royalistes. Autrefois c'était un instinct, aujourd'hui c'est une science.Serrez-vous autour du tronc, et ne pensez qu'à le soutenir : si vous n'aimez le roi qu'à titre de bienfaiteur, et si vous n'avez d'autres vertus que celles qu'on veut bien vous payer, vous êtes les derniers des hommes. Élevez-vous à des idées plus sublimes, et faites tout pour l'ordre général. La majesté des souverains se compose des respects de chaque sujet. Des crimes et des imprudences pro longées ayant porté un coup à ce caractère auguste, c'est à nous à rétablir l'opinion, en nous rapprochant de cette loyauté exaltée de nos ancêtres : la philosophie a tout glacé, tout rétréci ; elle a diminué les dimensions morales de l'homme, et si nos pères renaissaient parmi nous, ces géants auraient peine à nous croire de la même nature. Ranimez dans vos coeurs l'enthousiasme de la fidélité antique, et cette flamme divine qui faisait les grands hommes. Aujourd'hui on dirait que nous craignons d'aimer, et que l'affection solennelle pour le souverain a quelque chose de romanesque qui n'est plus de saison : si l'homme distingué par ces sentiments vient à souffrir quelque injustice de ce souverain qu'il défend, vous verrez l'homme au coeur desséché jeter le ridicule sur le sujet loyal, et quelquefois même celui-ci aura la faiblesse de rougir : voilà comment la fidélité n'est plus qu'une affaire de calcul. Croyez-vous que, du temps de nos pères, les gouvernements ne commissent point de fautes? Vous ne devez point aimer votre souverain parce qu'il est infaillible, car il ne l'est pas ; ni parce qu'il aura pu répandre sur vous des bienfaits, car s'il vous avait oubliés, vos devoirs seraient les mêmes. Il est heureux, sans doute, de pouvoir joindre la reconnaissance individuelle à des sentiments plus élevés et plus désintéressés : mais quand vous n'auriez pas cet avantage, n'allez pas vous laisser corrompre par un vil dépit qu'on appelle NOBLE ORGUEIL. Aimez le souverain comme vous devez aimer l'ordre, avec toutes les forces de votre intelligence ; s'il vient à se tromper à votre égard, vengez-vous par de nouveaux services : est-ce que vous avez besoin de lui pour être honnêtes ? ou ne l'êtes-vous que pour lui plaire?
Le roi n'est pas seulement le souverain, il est l'ami de la Savoie ; servons-le donc comme ses « pères furent servis par les nôtres. Vous surtout, « membres du premier ordre de l’État, souvenez-vous de vos hautes destinées. Que vous dirai-je? Si l'on vous avait demandé « votre vie, vous l'auriez offerte sans balancer : eh « bien, la patrie demande quelquefois des sacrifices d'un autre genre et non moins héroïques, peut être précisément parce qu'ils n'ont rien de solennel, et qu'ils ne sont pas rendus faciles par les jouissances de l'orgueil. Aimer et servir, voilà votre rôle. Souvenez-vous-en, et oubliez tout le reste. Comment pourriez-vous balancer? vos ancêtres ont promis pour vous . »
Quant à la chute de Bonaparte et à la restauration des maisons souveraines de France et de Savoie, il y a peu de ses lettres particulières ou officielles où il ne les annonce avec assurance ; seulement, il n'espérait pas en être témoin. Nombre des compatriotes du comte de Maistre, sans faire des conjectures aussi raisonnées, partageaient cet espoir d'une manière instinctive. On leur donnait en Piémont le sobriquet de coui d' la semana ch' ven (messieurs de la semaine prochaine). Enfin la semaine arriva. Aussi la chute de Bonaparte ne surprit qu'à demi M. de Maistre. Cet événement rétablissait le souverain auquel il avait consacré tous les instants de sa vie; il ramenait dans ses bras sa famille, après une absence, de douze ans, et lui permettait de voir et d'embrasser pour la première fois une fille de vingt ans, qu'il ne connaissait pas encore. Cet événement, dis-je, dans le premier moment dut le remplir de joie et combler ses longues espérances; mais la publication du traité de Paris vint détruire en grande partie son bonheur. Nous croyons qu'on lira avec plaisir un discours que le comte de Maistre composa dans ce premier moment d'exaltation, mais qui ne fut pas prononcé, comme il nous l'apprend lui-même, dans la notice dont il a fait précéder le manuscrit de ce discours. ( Voyez t. VIII,).
Comme tout homme éminent, M. de Maistre ne pouvait manquer d'avoir à la cour d'officieux amis occupés à le desservir auprès du roi, et à saisir les moindres bagatelles pour en faire des défauts et des torts. Les occupations, les préoccupations, les chagrins l'avaient rendu sujet, pendant les dernières années de son séjour en Russie, à de cruelles insomnies, et à la suite de ces nuits fatigantes il lui arrivait fréquemment de s'endormir en société. C'était un sommeil subit et de quelques instants. Cette légère indisposition fut représentée à la cour comme un affaiblissement des facultés intellectuelles. Voici comment le comte de Maistre s'expliquait à ce sujet avec le ministère du roi :
« On m'a mandé plus d'une fois qu'à Turin et même à Paris il a été dit qu'à la suite d'une grande maladie que j'avais faite, l'esprit m'avait totalement baissé. Voici la base de cette narration. Depuis une demi-douzaine d'années, plus ou moins, j'ai été sujet à des accidents de sommeil entièrement inexplicables, qui me surprenaient souvent dans le monde et dont je riais le premier : ce n'était qu'un éclair, et, ce qu'il y a d'étrange, c'est que ce sommeil n'avait rien de commun avec celui de la nuit. Par nature, je dors très-peu ; trois heures sur les vingt-quatre, et même moins, me suffisent, et la moindre inquiétude m'en prive. Dans l'état douloureux où m'ont jeté les déterminations prises à mon égard, il m'est arrivé de passer deux et même trois nuits sans dormir. D'où venait donc ce sommeil subit et passager d'une minute ou deux ? c'est ce que je n'ai jamais compris. Depuis plusieurs mois, ces coups de sommeil (car je ne sais pas dire autrement) ont fort diminué, et j'ai tout lieu d'espérer que bientôt j'en serai entièrement délivré. Souvent je disais en riant : Bientôt on écrira au roi que je suis apoplectique. Mais je vois que mes protecteurs ont mieux aimé dire radoteur. Si jamais je le suis, V. E., qui lit mes « lettres, en sera avertie la première; et S. M. en attendant me rendra le sommeil, si elle le juge convenable.» Le comte de Maistre écrivait alors les Soirées.
Pendant son long séjour à Pétersbourg, dans les intervalles que la politique lui laissait, M. de Maistre se livra de nouveau aux éludes philosophiques et religieuses, pour lesquelles il avait toujours eu du penchant. Il est probable que les conversations sur les articles controversés, qui sont fort communes dans tous les pays catholiques, eurent une influence directe sur les travaux du comte de Maistre, qui se trouva ainsi porté à réunir et coordonner dans un but déterminé le fruit de ses longues études et le résultat de ses entretiens journaliers. Ce fut à Pétersbourg qu'il composa : Des délais de la justice divine; — Essai sur le principe générateur des. institutions humaines;— Du Pape; — De l’Église gallicane; — les Soirées de Saint-Pétersbourg ; — Examen de la philosophie de Bacon (posthume). Cependant ces quatre derniers ouvrages ne reçurent les derniers coups de lime qu'après le retour de l'auteur à Turin. Plusieurs autres opuscules sortirent aussi de sa plume dans le même espace de temps : Les deux lettres à une dame protestante et à une dame russe; — Les lettres sur l’Éducation publique en Russie ; — Lettres sur l'Inquisition espagnole; —l'Examen d'une édition des lettres de madame de Sévigné. Ces ouvrages ont été en partie provoqués par des personnes dé la société, qui s'adressaient au comte de Maistre pour éclaircir une question, pour avoir son avis, pour résumer des conversations intéressantes et fixer l'enchaînement des idées. Il lisait beaucoup, et il lisait systématiquement, la plume à la main, écrivant, dans un volume relié posé à côté de lui, les passages qui lui paraissaient remarquables, et les courtes réflexions que ces passages faisaient naître; lorsque le volume était à sa fin, il le terminait par une table des matières par ordre alphabétique, et il en commençait un autre. Le premier de ces recueils est de 1774, le dernier de 1818. Celait.un arsenal où il puisait les souvenirs les plus variés, les citations les plus heureuses, et qui lui fournissait un moyen prompt de retrouver l'auteur, le chapitre et la page, sans perdre de temps en recherches inutiles.
Depuis que les guerres, les voyages, les négociations, avaient mis les Russes plus en contact avec les autres peuples européens, le goût des études sérieuses et de la haute littérature s'infiltrait peu à peu dans les classes élevées. Dès que la science paraît dans un pays non catholique, tout de suite la société se divise, la masse roule au déisme, tandis qu'une certaine tribu s'approche de nous. Il ne pouvait en arriver autrement en Russie ; la science, injectée dans le grand corps de l’Église nationale, en avait commencé la désorganisation ; et, tandis que les systèmes philosophiques de la nébuleuse Allemagne dissolvaient sans bruit les dogmes dans les cloîtres et les universités, la logique limpide et serrée de l’Église catholique entraînait quelques cœurs droits, fatigués de chercher inutilement cette vie spirituelle dont leur âme sentait le besoin. Toutes les Églises séparées ayant pour dogme commun la haine de Rome, ce retour de quelques personnes à la vérité excita une fermentation dont on pouvait déjà prévoir les suites funestes à l'époque du célèbre traité de la Sainte-Alliance; et cet acte, dont la tendance mystique, d'après l'esprit qui le dicta, devait être favorable à la liberté de conscience, fut immédiatement suivi, dans l'empire du rédacteur, de mesures violentes d'intolérance et de spoliation. Le comte de Maistre, reçu partout avec plaisir parce qu'il ne choquait personne et louait avec franchise tout ce qui était bon, avait pourtant contracté des liaisons plus amicales avec les personnes qui partageaient plus ou moins ses doctrines. Sa supériorité d'ailleurs dans toutes les branches de la philosophie rationnelle et dans l'art de la parole n'était pas contestable, et, de plus, on lui accordait assez généralement des connaissances particulières dans le genre qui faisait peur à cette époque. Il n'est donc point surprenant que le comte de Maistre se soit trouvé alors en butte à quelques soupçons, et que les ennemis du catholicisme, et surtout le prince Galitzin, ministre des cultes, se soient imaginé qu'il exerçait une sorte de prosélytisme, attribuant à lui, autant qu'aux jésuites, les nombreuses conversions qui s'opéraient chaque jour. Ils s'arrêtaient à une cause locale et imaginaire pour expliquer un mouvement européen auquel la Russie participait à son insu. Le fait est que le comte de Maistre, comme il eut l'honneur de l'assurer de vive voix à l'empereur lui-même, « ne se permit jamais d'attaquer la foi d'aucun de ses sujets ; maïs que, si par hasard quelqu'un d'eux lui avait fait certaines confidences, la probité et la conscience lui auraient défendu de dire qu'il avait tort. » L'empereur parut convaincu, mais la situation du comte de Maistre était changée : « Le simple soupçon pro duit une inquiétude, un malaise qui gâte la vie. Dans tous les pays du monde et surtout en Russie, il ne faut pas qu'il y ait le moindre nuage entre le maître et un ministre étranger. Les catholiques, du moins ceux de cette époque, étaient devenus aux yeux de l'empereur une espèce de caste suspecte. Toutes les choses de ce monde ont leurs inconvénients ; la souveraineté, qui est la plus précieuse de toutes, doit subir les siens. La lutte des conversations est au-dessous d'elle : d'un côté, sa grandeur défend à son égard non-seulement la dispute, « mais la discussion même; de l'autre, elle ne peut, elle ne doit pas même lire, puisque tout son temps appartient aux peuples. Qui donc la détromperait sur des matières que les passions et l'erreur ont embrouillées à l'envi ? » Le comte de Maistre, attaché personnellement à l'empereur par les liens d'une sincère reconnaissance, tout à fait habitué à ce pays où le retenaient des liens multipliés, et où il avait souvent formé le voeu de finir ses jours..., demanda son rappel. Le roi daigna le lui accorder avec le litre et le grade de premier président dans ses cours suprêmes. Au mois de mai 1817, Sa Majesté Impériale envoyait dans la Manche une escadre de bâtiments de guerre pour ramener les soldais dont elle déchargeait la France. Ces vaisseaux partaient dans la plus belle saison pour la navigation. Sa Majesté Impériale permit au comte de Maistre de s'embarquer sur celle escadre avec touie sa famille. Ce fut le 27 mai qu'il monta à bord du vaisseau dé 74 le Hambourg, pour revenir dans sa patrie, après vingt-cinq ans d'absence, en passant par, Paris. Il arriva à Calais le 20 juin, et le 24 à Paris.
Le comte de Maistre se trouvait alors le chef d'une famille, l'une des plus nombreuses de l'ancien duché de Savoie, qui était demeurée tout entière au service du roi pendant tout le cours de la révolution, qui avait suivi sa cause, et toujours, et sans intérêt, et contre ses intérêts, sans qu'un seul de ses membres fût entré au service du vainqueur. A l'époque du traité de 1814, le chevalier Nicolas, son frère, qui, après avoir fait brillamment la guerre, était rentré en Savoie lorsque ses services ne pouvaient plus être utiles à son maître, se dévoua de nouveau, et partit pour Paris avec MM. d'Oncieux et le comte Costa, comme députés de la Savoie, pour demander aux souverains alliés la restitution de leur patrie à ses anciens maîtres. Heureusement la demande fut accueillie, sans quoi il aurait dû, avec ses deux compagnons, émigrer de nouveau et s'exiler volontairement.
Arrivé à Turin, M. de Maistre s'occupa à donner la dernière main aux ouvrages qu'il avait apportés en portefeuille de Pétersbourg. Il fit paraître successivement le Pape, l'Eglise gallicane, et les Soirées de Saint-Pétersbourg, ouvrages qui ont produit une véritable explosion dans le monde littéraire. Malgré les nombreuses éditions, ces livres sont toujours recherchés, et l'auditoire de M. de Maistre grandit encore de jour en jour : c'est un fait remarquable qu'à la tribune, comme dans la chaire ou dans les livres, dès qu'on aborde les matières théologiques ou philosophiques traitées par le comte de Maistre, on est forcé de le citer, ou pour.le combattre, ou pour s'appuyer de son autorité. Parmi les nombreuses lettres d'admiration et d'approbation sur le livre du Pape, nous en avons trouvé une d'un style badin, écrite par un saint prélat bien connu en France par ses talents autant que par ses travaux apostoliques, Mgr Rey, évêque d'Annecy, qui honorait la famille de Maistre d'une amitié particulière. Nous croyons qu'elle intéressera par son esprit et par son originalité. (Voyez aux Annexes, t.XII, la lettre du 5 février 1820 de M. le vicaire général Rey.)
Le comte de Maistre, nommé chef de la grande chancellerie du royaume avec le titre de ministre de l'Etat, fut arrêté dans sa carrière littéraire par les affaires publiques, dont il s'occupait avec ardeur. Il avait esquissé l'épilogue des Soirées de Saint-Pétersbourg dans les derniers jours de sa vie. On trouve encore, dans celte première ébauche, la verve de son style. Nous croyons faire plaisir à nos lecteurs en publiant ce fragment.
Le comte de Maistre était d'un abord facile, d'une conversation enjouée, constant dans sa conduite comme dans ses principes, étranger à toute espèce de finesse, ferme dans l'expression de ses opinions ; du reste méfiant de lui-même, docile à la critique, sans autre ambition que celle d'un accomplissement irréprochable de tous ses devoirs. Il refusa longtemps de se charger de la mission de Pétersbourg, et voilà comment il racontait à un de ses amis sa promotion inattendue :
« Élevé dans le fond d'une petite province, livré de bonne heure à des études graves et épineuses, vivant au milieu de ma famille, de mes livres et de mes amis, peut-être n'étais-je bon que pour la vie patriarcale, où j'ai trouvé autant de bonheur qu'un homme en peut goûter sur la terre : la révolution en a ordonné autrement! Après quelques expériences malheureuses, je m'étais arrangé pour terminer paisiblement ma carrière en Sardaigne : « me tenant pour mort, ce pays me plaisait assez comme tombeau. Point du tout, il a fallu venir représenter sur ce grand théâtre. »
Cependant les fatigues de l'âme, les travaux de l'esprit, les peines de coeur avaient usé peu à peu une constitution des plus robustes. Le comte de Maistre perdit, dans l'année 1818, son frère André (évèque nommé d'Aoste), ecclésiastique d'une haute distinction par ses talents et son caractère ; ce fut une immense douleur. Depuis lors sa santé, qui avait résisté au climat de Pétersbourg comme à celui de Sardaigne, devint chancelante, sa démarche incertaine : sa tête conservait seule toute sa force et sa fraîcheur, et il continuait l'expédition des affaires avec la même assiduité. Au commencement de 1821, lorsque de sourdes rumeurs annonçaient déjà l'ignoble échauffourée révolutionnaire du Piémont, le comte de Maistre assistait au conseil des ministres, où l'on agitait d'importants changements dans la législation. Son avis était que la chose était bonne, peut-être même nécessaire, mais que le moment; n'était pas opportun. Il s'échauffa peu à peu, et improvisa un véritable discours. Ses derniers mots furent : « Messieurs, la terre tremble, et vous voulez bâtir! »
Le 26 février, le comte de Maistre s'endormit dans le Seigneur, et le 9 mars la révolution éclatait. Le comte de Maistre succomba à une paralysie lente, après une vie de soixante-sept ans de travaux, de souffrance et de dévouement ; il pouvait dire avec confiance : Bonum certatem certavi, fidem servavi. Son corps repose dans l'église des Jésuites, à Turin. Sa femme et un de ses petits-fils ont déjà été le rejoindre dans le froid caveau, ou plutôt dans le séjour bienheureux.
Le comte de Maistre, en entrant au service à l'âge de dix-huit ans, avait une fortune suffisante pour jouir d'une honnête aisance dans sa ville natale. Après avoir servi son roi pendant cinquante ans, il rentra en Piémont dans une honorable et complète pauvreté. Tous ses biens ayant été vendus, il eut part à l'indemnité des émigrés ; mais une bonne partie des terres qu'il avait possédées, étant situées en France, ne fut point portée en compte. Avec la modeste compensation qui lui fut allouée, et un millier de louis que lui prêta le comte de Blacas, il acheta une terre de cent mille francs environ, seul héritage matériel qu'il légua à ses enfants.
Deux motifs puissants m'ont engagé à la publication des lettres du comte de Maistre : d'abord l'utilité dont elles peuvent être par les vérités qu'elles défendent, par les saines doctrines qu'elles contiennent; ensuite le désir de tracer du comte de Maistre un portrait vivant et animé qui le fasse aimer de ceux qui ne l'ont qu'admiré. Rien, sans doute, ne fait mieux connaître un homme que de se trouver ainsi introduit dans son intimité, de l'observer librement et sans témoins, d'entendre le père parler de ses enfants, l'époux de la douce compagne de sa vie; d'écouter l'homme d'Etat, le sujet fidèle s'adressant à son roi, l'ami s'entretenant avec ses amis. Il m'a paru que c'était élever un simple et noble monument à la mémoire d'un père vénéré, que c'était mettre en lumière l'élévation de son génie, l'étendue de ses connaissances, l'ingénuité de ses vertus.
Le comte Rodolphe DE MAISTRE.