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L'Avènement du Grand Monarque

L'Avènement du Grand Monarque

Révéler la Mission divine et royale de la France à travers les textes anciens.

j.peladan

Publié le par Rhonan de Bar
Publié dans : #J.PELADAN

SAR J. PELADAN

LA DÉCADENCE LATINE : ÉTHOPÉE

LE DERNIER BOURBON

II

AME DE FONCTIONNAIRE

Le fonctionnaire est-il un homme ?

— « Pourquoi ne faites-vous pas un roman sur les moeurs politiques ? vous auriez des documents humains curieux et multiples, avec cette élection monarchique. »

Ainsi, après le dîner, entre les bouffées de cigarette, Palude, préfet de Typhonia, s'adressait à Nergal.

C'était un homme correct, un peu professoral d'aspect et croyant à sa dignité.

— « Un roman politique, moi, je ne le lirais pas », s'exclama la préfète, très jolie femme, de mise élégante, blonde et élancée.

— « A la vérité, cela est trop difficile puisque personne ne l'a tenté. Le Député d'Arcis ne me réfute pas. Un collectif a une histoire, l'individu seul a un roman : il faudrait donc raconter une ambition.

Voyez les Employés, la plus terre à terre des études de Balzac : elle tient sur Rabourdin et sa femme, héros et héroïne d'honnêteté. Mais le véritable héros politique, s'il n'est pas l'agitateur le Rienzi, le chevalier — l'O'Connel —, est l'homme d'Etat.

Vous souvenez-vous de Z. Marcas, cette brève nouvelle de Balzac ? sans doute le plus grand des romanciers avait d'abord conçu un livre entier ; il n'a pu manier le sujet jusqu'au point esthétique. Le sentiment inné de l'homme, envisage comme inintéressant tout ce qui n'est pas humainement général.

Supposez Marcas amoureux, travaillant à conquérir par la politique une fiancée; voilà le roman. La politique n'est qu'un moyen, une forme véhiculante des idées les plus diverses. Chaque fois que j'ai rencontré un politicien c'est-à-dire un homme d'administration ou de gouvernement, j'ai trouvé un quelconque. Action ou geste ne prennent leur signification que du mobile. Or la politique considérée intrinsèquement s'appellera l'art ou la science du fait; et le fait en soi n'appartient qu'à la vie phénoménale.

Tel qu'on le pratique aujourd'hui le politicisme, semble jouer des intérêts personnels avec des cartes collectives, rien de plus. »

— « Vous ne connaissez pas le pays où vous êtes, cet Enclos-Rey où l'enfant confond en sa prière.

Dieu et le Roy, Henri V et le Pape, ni ces loges maçonniques où des ouvriers naïfs qui n'ont jamais lu que le journal jurent de venger Jacques de Molay.

Au-dessous de ces deux fanatismes, il y a encore l'obscur idéal de justice qui s'agite au coeur du peuple. »

— « Le peuple veut l'égalité qui est la négation de la justice. »

— « C'est sa façon de la comprendre. »

— « Dites plutôt que c'est l'hypocrisie de son espoir, il y a deux choses à différencier chez le peuple : ses besoins qui sont respectables, ses notions qui ne valent pas même le rire. Au lieu de se cantonner dans la réclamation de ses besoins, il veut l'illusion de participer au pouvoir, d'en faire partie, et les illusions de tout temps se sont payées très cher; il veut être l'Etat et il redevient le corvéable. Je gage que votre portier n'échangerait pas son bulletin de vote, son trente-six millionième de pouvoir pour plusieurs louis, — et moi j'offre tous mes droits de citoyen à qui sera assez niais pour les ramasser. »

— « Vous êtes un réfractaire intellectuel, et la société agit par enrégimentement régulier. »

— « Non, je suis un Esprit, et le peuple est une âme; esprit j'ai percé les fantasmagories sociales, et j'ai prudemment transporté ma sensibilité hors de l'atteinte des événements; j'ai mon au-delà de Religion, de Philosophie, de Magie ; sans cela, je m'élancerais comme les autres à la curée des contingences et des réalités. Or vous avez fermé toutes les baies, le peuple ne voit plus le ciel, ne sent plus les souffles bienfaisants d'aucune idéalité ; il se rabat sur les satisfactions immédiates, et comme on ne peut pas les lui donner, il se révolte, et survient le désordre inévitable, fatal. La démocratie est semblable au maire d'une ville qui dirait à ses administrés : « Citoyens, vous êtes trois mille, je n'en puis nourrir que trois cents : que les dégourdis se montrent et passent sur les autres. » Alors, ceux parvenus à s'attabler, forcés de défendre leur part contre les deux mille sept cents évincés, n'auront aucune paix ni aucune pitié; et la table sans cesse au moment d'être renversée, ne sera réconfortante pour personne. La bourgeoisie est attablée depuis un siècle, le peuple envahit la salle, et n'ayant pas assez de place, il renverse la table et même  l'édifice. La vraie question ainsi se pose : comment nommer celui qui excite et débride des appétits qu'il sait ne pouvoir satisfaire ? un inconscient ou un méchant.

Or, qui donc depuis Robespierre jusqu'à Ferry a été assez niais pour croire possible la satisfaction  de tous les appétits déchaînés? L'histoire, envisagée à perte de vue, enseigne que l'équilibre des Etats se base non pas sur une impossible répartition des biens, mais sur la renonciation volontaire d'une partie des ayants-droit; cette renonciation aux biens matériels ne s'obtient que par la culture de l'au-delà dans les âmes. Or, votre démocratie a ramené violemment le regard humain vers la terre : il la bouleversera. »

— « Considérations d'écrivain ! La France se divise en deux partis, ceux qui vivent du gouvernement et le maintiennent, ceux qui n'en vivent pas et qui l'attaquent.

Or la République étant la forme politique la plus « loterie pour tous », la plus propre à la multiplicité des emplois, est mieux appuyée que la Monarchie, donne satisfaction à un plus grand nombre et permet à n'importe qui de rêver les hauts emplois, comme avant on rêvait le Paradis. »

— « Avec cette constatation — car on ne peut pas appeler cela une théorie — quelle est votre opinion politique ? »

— « Mon traitement, mon logement, la situation prépondérante, où je suis. »

— « Votre opinion, c'est votre intérêt ? »

— « Croyez-vous que personne au monde en ait d'autre ?»

— « OElohil Ghuibor... »

— « OElohil Ghuibor n'est pas un citoyen, c'est un Saint-Bernard échoué parmi des butors, c'est un revenant du plus lointain passé : il est aux doctrines modernes identique à une armure du XIIIe siècle en face du fusil Lebel, c'est un homme de musée. Oui, on devrait le montrer et l'expliquer : « voici un cerveau du temps de Saint-Louis... » Au reste, vous ne voyez que des théories dans la politique ! vous, ne tenez jamais compte de l'administration. Vous la jugez sans aucune valeur... Oh ! je le sais; mais s'il vous fallait administrer un département, vous verriez qu'il y a là l'exercice de facultés spéciales et nécessaires, quelle que soit la nature du pouvoir central... Eh bien, la politique, c'est de l'administration centrale, et en grand, voilà tout. »

— «Vous faites de la théorie comme M. Jourdain, mais vous en faites, mon cher préfet, chaque fois que vous agissez en forme administrative. Si l'art vient à passer, vous l'appliquerez dans votre département et vous agirez comme athée et persécuteur. »

'— « Non, le persécuteur est celui qui oppose sa passion à une autre passion ; or, je suis indifférent aux événements tant qu'ils ne me lèsent pas, persuadé que l'inextricable réseau des petites causes voile toujours la vraie cause à notre esprit. Voulez-vous une définition de la politique? l'art du meilleur parti de toute circonstance publique à un but privé. »

— « Vous vous calomniez ; la politique pourrait s'appeler l'éthique collective; et raisonnant du miscrocosme au macrocosme, c'est-à-dire de l'homme à l'humanité locale et ethnique : cet art ou cette science, à votre choix, sera la meilleure panification de la vie pour le plus grand nombre. Or de même que l'homme s'élève par sa préférence des mobiles héroïques, ainsi la nation sera grande suivant qu'elle poursuivra des objectifs plus hauts. »

« Tout gouvernement s'impossibilise sans une religion d'Etat, ou pour ne pas exclure notre temps de la démonstration — sans athéisme d'Etat. Ce qui constitue un peuple, c'est sa morale, qui elle-même  se reflète dans son culte. La constitution du pays dépend de la religion comme le caractère de l'individu se subordonne à sa philosophie: peuple sans religion, peuple sans morale, partant sans moeurs,  partant sans devoirs. Le tribunal et la gendarmerie deviennent aussitôt la loi du plus fort et non du plus juste. Il n'y a alors ni bons ni méchants, mais vainqueurs et vaincus ; la civilisation s'obscurcit, une barbarie commence d'un moindre avenir que la horde d'Attila. »

— « Théocratie, alors? » s'écria Paludé.

— « Eh ! croyez-vous donc qu'il y ait jamais eu d'autre civilisation que la théocratie? Les cinq mille ans de l'histoire orientale et les dix-huit siècles qui précédèrent le nôtre prouvent que nous tournons actuellement, prétendus positivistes, le dos à l'expérience.

Ce qui permet aux Latins de se traîner, encore un peu, c'est un reste de vieilles et excellentes moeurs qui survivent, quoique affaiblies, à l'écroulement des institutions. Oh ! on a trouvé la sape invincible en son effet : l'instruction laïque et obligatoire.

On y ajoute l'usurpation de la femme aux emplois masculins c'est-à-dire l'opération de déclassement sur tout le peuple, et l'autonomie domestique de la femme. Quiconque lit peu et mal est un prochain révolté, et ces femmes qui envahissent les administrations ruineront l'équilibre antique du foyer; ce ne sera plus l'épouse, mais l'associée de l'homme. Un salut nous reste : la raréfaction des naissances. Les cours boursouflaient l'orgueil du Roi et l'appelaient Soleil; les collèges électoraux fomentent l'infatuation du peuple et le nomment souverain. Le courtisan d'aujourd'hui se prosterne devant une chambrée d'ouvriers qui exigent de pires bassesses que le monarque d'autrefois. Les contributions directes ou indirectes ne prennent-elles plus que la dîme? Quelle corvée de jadis équivaut au service militaire? Quelle loi plus féroce que celle sur le vagabondage ?

Le pauvre faisait partie de l'ancien monde, il y avait sa place; devant nos lois c'est un criminel. Seulement l'âme humaine paraît tellement faite que le poids du joug ne lui pèse plus, dès que ce joug pèse sur l'épaule générale; les Français se laisseraient couper les oreilles sans mot dire, s'ils étaient sûrs de les voir absentes des têtes concitoyennes. »

— « Vous êtes assommants l'un et l'autre, « s'écria la préfète ; » je voudrais oublier un instant que je suis femme de fonctionnaire. »

— « Ma chère, » dit l'époux, « vous l'oubliez aisément et si l'art vient à passer et à s'exécuter, je suis certain que mes agents vous trouveront dans

l'autre camp. »

— « Ce qui vous servira aux yeux des catholiques, mon cher, ne faites donc pas l'hypocrite! »

— « N'est-ce pas curieux», reprit M. Palude en s'adressant à Nergal, « que moi, sceptique endurci, je sois fils d'une paysanne de Provence, qui heureusement ne lit pas les journaux; sans quoi j'aurais quelque jour sa malédiction, tant elle est religieuse et monarchiste. »

— « Ah ! laissez votre politique ; de grâce revenons aux choses intéressantes. Si captivée que j'aie été par la course de taureaux, ces obsèques fabuleuses, dix mille personnes accompagnant à la gare le cercueil de El Cocolo l'histrion, me stupéfient, ils n'en auraient pas fait autant pour Fléchier, Sigalon... »

— « Ni pour Fabre d'Olivet qui fut de leur zone.»

— « Le Typhonien naît ennemi de toute intelligence, il grandit en haine de la beauté et de la science, et si Dante avait eu Typhonia pour Ravenne, les enfants l'eussent assommé à coups de pierre. Quand Pradier, ce sous-Praxitèle, passait en veste de velours bleu, on le huait. Il y a bien de la canaille en France; aucune plus méchante, plus féroce, plus sauvage que la canaille typhonienne. »

— « Vous avez vécu parmi eux ; si élevé à Lyon ou à Lille, vous en diriez autant des Lyonnais et des Lillois. »

« Voulez-vous ma théorie? » reprit le préfet. « Il n'y a pas de principe, il n'y a que des faits et un seul englobe toute civilisation : la régularité. Un pays n'est pas bien ou mal gouverné parce qu'il se trouve en monarchie ou en république, mais suivant qu'il est administré avec soin. Le débat des idées, des doctrines, ne concerne que le papier et l'imprimeur, du moins pour notre race et notre temps ; l'honnêteté du fonctionnaire identique, à celle du soldat, s'appelle la consigne. Le pouvoir central décrète-t-il l'expulsion des religieux, je l'exécute ; s'il décrétait un mois après leur rentrée triomphale, je l'exécuterais semblablement.

Le bras ne délibère pas, il obéit à la tête et ainsi accomplit son devoir de bras. »

— « Autant dire, » s'écria Nergal, « que l'humanité se divise en administrée et administrante d'un côté, et quelques cerveaux indépendants qui méprisent à l'écart. »

— « Ceux-là, mon cher Nergal, ne comptent pas pour leur temps ; l'avenir seul bénéficie du génie présent. »

— " Hein ? quelle âme celle du fonctionnaire, » fit la préfète en offrant une tasse de thé au romancier qui conclut :

— « Le monde latin a été décapité par l'égalitarisme, et la France n'est plus que poumons et ventre, sans tête. »

LE DERNIER BOURBON. J.PELADAN
LE DERNIER BOURBON. J.PELADANLE DERNIER BOURBON. J.PELADAN

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SAR J. PELADAN

LA DÉCADENCE LATINE : ÉTHOPÉE

LE DERNIER BOURBON

AVEC UN ARGUMENT.

ARGUMENT

Sur la couverture du Vice Suprême furent annoncés, en 1884, l'Oarystis parisien et l'Enclos Rey.

Le premier est devenu à l'exécution : A Coeur perdu.

Voici le second sous le titre du Dernier Bourbon.

La XIIe persécution contre les chrétiens, si curieuse par les formes semblablement légales de l'attentat et de la résistance, a été la première et la plus forte impression sociale de l'éthopoète.

Nul doute que l'Enclos Rey ou le Dernier Bourbon écrit à l'époque où le fut Vice Suprême (81-82), n'eût vibré d'un tout autre accent que le roman d'aujourd'hui.

Les spectateurs de ces scènes indicibles, les ont presque oubliées, leur indignation est morte, l'habitude opère même sur le plus vif souvenir. L'auteur n'a pas oublié, certes, mais trop d'autres abominations, trop d'infamies se sont succédé, pour qu'il retrouve maintenant le primesaut fanatique et indigné.

Tant que vécut son auguste père, le chevalier Adrien Péladan, le Sar ne pouvait dire, sans le blesser, la vérité et son mépris sur le comte de Chambord ; il devait aussi garder la marche qu'il s'était assignée, et peindre sa fresque en suivant les cartons.

Il y a très peu de fantaisie ou d'invention propre dans le Dernier Bourbon ; les faits, les personnages, les noms eux-mêmes à part une douzaine sont  exacts.

En lisant les épreuves, il a paru que les personnages étaient insuffisamment modelés, mais en bonne foi, ce flou n'est-il pas la caractéristique des médiocres militants, des Huss, des Lapert, des gentilshommes et des avocats de province.

Chatironner d'un trait ressenti, modeler, motiver, particulariser un Mérodack, un Nébo, un Samas, l'art le commande; mais le quelconque, devient caricatural, s'il est minutieusement traité.

César Birotteau est une création admirable, seulement on appelle ce procédé : l'héroïsation.

Homais ne ressemble pas plus au voltairien commun que le dragon tué par saint Georges ne ressemble au caïman.

Il y a un ennui indicible à créer de vaines ou méchantes gens, semblable à celui de les fréquenter.

Est-ce une aristie de l'homme ?

Homère de Balzac sut réaliser Louis Lambert et Camusot, Séraphita un ange et les notaires du Contrat de mariage. Voici des arguments pour ceux

qui ont voulu enterrer la décadence latine, sous l'Amphithéâtre des sciences mortes, et qui maintenant vantent le théâtre de la Rose+Croix pour nier l'Amphithéâtre.

Une oeuvre ne se défend que par une autre oeuvre.

La preuve de la puissance littéraire, sera toujours la variété.

Le goût de l'auteur ou son impéritie l'éloignent des peintures banales et des types courants; ne doit-il pas, sagement s'interdire les occasions de péché esthétique.

Il n'a plus à donner que la Lamentation d'Itou où le lyrisme domine et la Vertu suprême qui fait pendant au Vice suprême, pour avoir tenu la promesse des quatorze romans.

L'éthopée finira ainsi ; non pas la Décadence latine, qui se continuera sous une nouvelle forme, l'oestrie.

Donner une esthétique avant l'oeuvre qui la manifeste serait oiseux : on indiquera seulement la bifurcation de l'oeuvre.

Considérant d'abord Balzac, comme le plus grand et le vrai maître de ce temps, Le Sar l'a suivi; il ne lui appartient ni de se louer, ni de se blâmer.

Wagner lui est apparu plus grand que Balzac ; il l'a suivi encore.

Au temps de juger Babylone et La Promethéïde, Orphée, Le Mystère du Graal, Sémir amis, le Fils des Etoiles.

L'auteur croit avoir trouvé une forme d'art, qui permet d'inscrire encore LA DÉCADENCE LATINE. — XVe volume sans mentir à l'œuvre accomplie, ni rééditer les défauts déjà vus.

Puisse-il rencontrer quelquefois la même honnêteté de lettres qu'il a toujours manifestée.

 

SAR PELADAN.

LA DÉCADENCE LATINE : ÉTHOPÉE

DOUZIÈME ROMAN

LE DERNIER BOURBON[1]

I.

AU-DESSOUS DES BÊTES

 

"Il y a, dans l'espèce humaine, des, individus aussi inférieurs aux autres que le corps l'est à l'âme et que la bête l'est à l'homme" (ARISTOTE).

 

C'était un de ces dimanches de juillet où la cessation du travail quotidien et le feu de l'atmosphère se combinent pour créer en Languedoc, quelques heures d'Orient.

Un ciel sans nuance, sans nuage, étendait son dur outremer, comme un immense vélum neuf, au-dessus de la ville, éblouissante et torpide.

Du pavé aux murs, la lumière réverbérée jaillissait; et des formes harassées de chiens haletaient dans l'ombre courte et oblique des porches.

Une heure après midi sonnait successivement aux horloges, heure de sieste et de digestion lente au plus frais des maisons. Cependant, de minute en minute de petites gens endimanchées, ouvriers et commis, surgissaient, prenant tous la même direction, gais, animés, malgré la dissolvante chaleur. Ils s'interpelaient, criards et gesticulants, et dans leur patois hurlaient « Vivent les boeufs ! »

Au tour de ville, ceinture de boulevard qui entoure Typhonia[2], chaque rue versait de nouveaux groupes, des femmes âgées, des vieillards conduisant des enfants par la main, des familles entières, des pensionnats. On eut dit la bestiale foule d'une fête nationale allant à des revues ou à des régates.

Du côté de la gare, un flot de gens à gibecières à jumelles en bandoulière, tout un train venait augmenter le défilé et s'y fondre, et les Typhoniens se

rengorgeaient fiers de voir l'étranger accouru. Cette houle humaine vint battre les grilles de l'énorme amphithéâtre : comme si les vingt mille places du mauvais lieu romain ne devaient pas suffire à l'empressement des Barbares.

A l'écart, un jeune homme brun, vêtu de blanc, regardait, appuyé aux grilles, comme s'il dénombrait les arrivants, et par instant, sans quitter la foule des yeux, il mâchait quelques mots de violente humeur, au grand ennui de son compagnon, plus jeune et visiblement sympathique à ce peuple.

— « On ne pourrait rien tirer de cette canaille, rien, entends-tu Marestan [3]» disait le contemplateur.

— « Tu te trompes : leurs passions sont violentes mais ils prennent, à ce que tu appelles des barbaries, une combattivité qu'ils emploient noblement à l'occasion…... Ce peuple-là a saisi le fusil, quand la municipalité protestante faisait enlever les croix de mission.... Chaque lieu a ses coutumes ; et tu ne sais pas encore le dramatique poignant, la plastique admirable de ces courses.

— « Tu n'es qu'un poète ou qu'une femme : tu vibres au lieu de penser, provençal, patriote de clocher, presque aussi détestable que le citoyen de

frontière ».

Celui qui biffait si aisément de dédain la notion de patrie et se révélait penseur, au cours d'une conversation banale ressemblait à un oriental. Malgré la douceur de ses grands yeux aux paupières lentes, son visage encadré de cheveux noirs et d'une barbe déjà abondante accusait un âge différent au moral des vingt-cinq ans physiques. La catégorisation primordiale d'un être ressort de sa faculté abstractive. Cette foule représentait pour le comtempteur des nationalités non pas un accident pittoresque, mais un douteux moyen de réaliser une idée. Il pesait en esprit

l'application des forces inconscientes qui grouillaient là, devant lui ; comme un ingénieur devant une chute d'eau, un confluent de rivière, estimerait le dynamisme, son application et son transfert.

L'interlocuteur, presque imberbe, présentait l'extériorité du rêveur, soumis aux continences, s'élevant sur le plan esthétique, sans atteindre la région sereine du concept : pour lui la vie devait représenter des émotions plus ou moins nobles.

— « Que faire de cette race qui concilie la messe et le cirque, à la fois païenne et chrétienne ; j'ai vu ce matin, à la grand'messe, plusieurs de ceux-là qui attendent, l'ouverture du jeu sanguinaire.

« Ah ! le catholicisme a oublié, dans sa charité, l'animal. Sept siècles plus tôt, Siddartha avait dit à son disciple : « Ne tue ni ne blesse aucun être vivant » .

— « Tu oublies ton dessein qui n'est pas de douceur, il te faut des soldats, il te faut des courages et des brutalités, » répliqua le Provençal.

— « Je ne peux pas être entendu de ces êtres ; les habitudes de ma pensée m'éloignent trop de l'expression qui leur convient. »

— « La plus grande difficulté est autre ; tu n'aurais aucun prestige à leurs yeux : tu n'es ni riche, ni titré: ce peuple-là, comme tous les peuples, n'écoute en politique que ceux qui, ayant bien mené leurs intérêts, lui paraissent habiles ou les descendants des anciens seigneurs. »

— « Le Brahme ne doit jamais paraître parmi l'action; il conçoit, il dirige, il inspire; mais il parle par le bras du Kchatrya, quand la parole ne traite pas du Divin. »

— « Ni le prince de Courtenay[4], ni Balthazar des Baux ne voient dans la politique autre chose qu'une obligation de race. Ils vont au cercle royaliste, en temps de paix comme ils prennent du service en temps de guerre, pour l'honneur de leur nom ; ils deviennent députés comme officiers, par ressouvenir éloigné du rôle ancestral ; aucun ne voit plus loin que l'éclat ranimé de son blason; Frosdorff les fascine non pas le Vatican: ce sont gendarmes du roi et non chevaliers de l'Eglise.

« A Typhonia, un seul te comprendra, OElohil Ghuibor ! Celui-là, voix clamante dans le désert monarchique est un auguste illuminé, respecté mais écarté du parti, éloquent comme un nabi, vertueux comme un moine, implacable comme un dogme, sublime pour qui le regarde en spectateur, ingénu pour ceux qui penseraient le suivre ; mystique de l'autel et du trône, enfermé dans les formules des de Maistre, des Bonald, des Saint-Bonnet. »

— « Ne m'as-tu pas dit qu'il était affilié au Temple? »

— « Oui, il appartient à la néo-Templerie des Genoude, des Lourdoueix, qui échoua par la pusillanimité du clergé et la mauvaise volonté de la comtesse de Chambord. »

— « Pourquoi les derniers Roses-Croix ne se sont-ils pas unis aux Templiers ? Simon Brugal reste seul, n'est-ce pas, avec le Docteur Phégor, de la branche de Toulouse, qui comptait, il y a trente ans, les vicomtes de Lapasse, les Arcade d'Orient, les Aroux, les Antares, les Brugal? »

— « Les Roses-Croix étaient gnostiques, alchimistes; leur recherche de la vérité inquiétait le catholicisme littéral et strict des Templiers. Les deux courants ne pouvaient se fondre qu'entre les mains d'un Grand Maître capable de balancer équitablement les libertés rosicruciennes, l'individualisme qui les inspire et les obligations templières.

« Le Temple présente les qualités et défauts de la Compagnie de Jésus, il prend sa puissance du collectif ; La Rose-Croix met sa force dans l'individu.

— «Au fond, interrompit Mérodack[5], l'un se subordonne à l'Eglise et l'autre s'associe seulement. Le Templier apparaît exclusivement moderne et chrétien : le Rose-Croix date de plus loin, il complique ou complète la notion de reliquats orientaux. Ils sont aussi différents que le prêtre l'est du Mage. La pensée du premier borne son expérience à l'évolution évangélique ; le second pèse sa décision d'une façon  osmique, oecuménique il fait la preuve du présent par l'équation du passé. Tout principe religieux s'inspire de la démocratie et tout principe philosophique de l'Aristie. L'équilibre du monde repose  entier sur une simple formule; le prêtre simple exécutif du mage, son incontestable supérieur.

« Un prêtre peut être patriote, partial, puisqu'il officie la sensibilité dans sa plus haute orientation; le Mage qui épouserait les passions locales ne mériterait que le poison justicier.

« La propagation de la Foi ne se mêle-t-elle pas ignomineusement à ces vilenies nommées intérêts coloniaux? Un Lavigerie apparaît agent français, il prétend apporter la vérité, et il n'amène avec lui que la servitude. Derrière le missionnaire, il y a le soldat voleur et tueur et l'Eucharistie, ô profanation ! s'enveloppe du drapeau. La conversion d'un Hindou coûte en moyenne vingt-cinq mille francs à l'Angleterre, et ne représente pour elle qu'une hypocrisie nécessaire, à son goût de respectabily. Le Mage dévoué non à un pays, à une race mais à la Justice

incrééé barrerait la route à Lavigerie comme au clergymann, au nom de la seule doctrine des honnêtes gens, l'humanisme. Quiconque préfère quelqu'un ou quelque chose ou soi-même à la justice, est un méchant.»

On ouvrait les grilles et une clameur soulagée s'exhala de la foule, suffoquée sous le soleil. Des poussées violentes suivies de cris, de jurons se produisaient.

Les Typhoniens appellent esquichade le fait d'écraser quelqu'un en l'acculant à un mur, et la perfection de ce jeu consiste à agir sur une grappe

humaine, à la renverser ou l'aplatir à l'instar de capucins de cartes. Quand il y a des femmes et des enfants en jeu, leur barbarie exulte, aux pleurs et aux cris.

— « Pourquoi se bousculent-ils? craignent-ils de manquer de place? » demanda Merodack.

— « Ils veulent tous les places d'ombre, » répondit Marestan; « quand la course commence, les deux tiers de l'hémicycle sont de la pierre ardente et il y a des insolations et des apoplexies. »

— « Puisse mourir ainsi, sans confession, quiconque se plaît à l'infamie espagnole ! » — « Eh ! prends garde et vois ! » dit Marestan, en montrant à l'écart de la foule, entouré d'un état-major bruyant de félibres, Frédéric Mistral, ce comte de Provence, plus légitime que ceux du passé puisqu'il incarne l'âme de sa terre et plus coupable aussi de pactiser avec les infamies de sa race.

— « Encore un patriote, encore un que déforme la passion locale, moins illogique que celui qui épouse la géographie politique, mais encore inférieur. Ce poète catholique qui dédie un poème à l'ange Gabriel n'ignore pas qu'il est en état d'excommunication majeure ; mais le provençal obscurcit en lui le chrétien.

Toute passion contraire à la justice, est un vice; et la passion du sol et de la race s'élève à la négation de toute justice.

« J'ai vu un colonel qui avouait avoir brûlé vifs six cents femmes et enfants, dans les gorges de la Chiffa. Devant mon indignation, il dit seulement :

« C'était pour la Patrie ! »

 « Ainsi la Patrie transfigure en une vertu le plus grand crime. »

— « Mais la religion », s'écria Marestan, « que tu défends par-dessus tout, n'engendre-t-elle pas ces mêmes horreurs ? la plupart des guerres ne sont-elles pas nées de la foi ? Le catholicisme a jeté les statues païennes dans le Tibre et ensanglanté l'Espagne et les Flandres. Torquemada te dirait simplement :

« C'était pour la Foi ! »

— « Crois-tu que j'estime complète en son expression la religion qui n'enseigne pas la douceur envers les animaux ? Saint-Grégoire, l'iconoclaste, a été un barbare au même titre qu'Omar; mais si tu cherches

où s'allume la torche qui brûla la bibliothèque d'Alexandrie, comme celle des auto-da-fé, tu verras le foyer d'enfer : la patrie arabe, la patrie espagnole, toujours la patrie, c'est-à-dire l'Antéchrist. »

— «Mais que veux-tu mettre à la place de la nation ?»

— " L'Humanité ! vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ! Qu'on cesse de laisser Pascal aux mains des lycéens si on veut leur enseigner que la définition du bien, c'est nommer son pays et que l'imbécillité commence à la frontière.

« L'Etat est libre-penseur ! Eh bien ! Je pense que la qualité de Français ne signifie rien devant la raison, non plus que la qualification étrangère: contre l'éternelle vérité, il n'y a pas de drapeau ni de latitude.

J'appelle vertu et mérite, ce qui vaut ce nom pour tous, toujours et partout ; et, vice et délit, ce qui paraît tel à l'universalité intelligente. L'homme qui viole, s'appelle un monstre, qu'il soit uhlan, horse-guard ou zouave. Voler au Palais d'Eté un bijou sera une gloire et voler un pain, par défaillance, déshonneur! »

— « Voilà Samas[6] », s'exclama Marestan, et il alla à un très jeune homme, qui lisait le nez sur son livre.

— « Merodack, voilà un de tes frères » !

Samas leva son beau regard sur Merodack et celui-ci,

séduit et charmé par le rayonnement de cette intelligence :

— « Avec de tels yeux on a une belle âme ! »

— « Il faut éteindre ceci, pour sauver cela » dit le jeune homme d'une voix sombre.

— « Comment ?» fit Merodack n'osant comprendre.

Alors, simplement, Samas sortit de sa poche ses lunettes aux verres épais, aux verres d'aveugle.

— « Je passe le conseil de révision dans six mois » ! Merodack pâlit et tendant ses deux mains :

— « Eteignez donc l'éclat que Dieu mit dans vos paupières mais restez pur, restez libre pour le jour où vous verrez se ternir aussi jusqu'à disparaître ces couleurs homicides que les peuples agitent au-dessus de leur déraison. »

— « Quel espoir de triomphe ?»

— « La Toute-Puissance du Verbe par qui toute chose a été, est et sera. »

— « Ex Deo natus es », dit Samas répliquant à

l'évocation de la plus grande page évangélique.

« Fuit homo missus a ipso, cui nomen erat Merodack » fit Marestan.

— «Vous allez au... » et Samas montre les arènes à Merodack.

— « Comme le savant va une fois, aux cérémonies des sauvages, pour sonder leur âme et éclairer sa pensée. »

— « Je plains vos yeux, à mon tour... Moi, je suis ici pour m'abîmer la vue. Je profite de la réverbération... Vous voyez ce colonel qui passe... il a refusé

à un de ses hommes de le laisser suivre l'enterrement de son père... il est du reste commandeur de la Légion d'Honneur... Mieux vaut être aveugle n'est-ce pas, que de ne pouvoir suivre le cercueil d'un père... A vous revoir avec des yeux d'aveugle, seigneur, à vous revoir, avec des yeux d'aveugle. »

Et Samas s'éloigna, le visage enfoui dans son livre, détruisant ses yeux pour sauver sa vie !

— « Je gage » dit Mérodack après un silence, « que Samas est un cerveau. »

— Et une érudition ; il a fait un traité sur la Balistique des anciens et un commentaire sur la Poliocertique de Polybe pour les donner à signer à des

colonels, en cas de danger. »

— «.Pro Patria » serait donc la devise infernale », murmura Mérodack.

— « Non, » dit Marestan, « c'est une devise comme les autres, qui devient infernale lorsqu'on l'impose à des êtres supérieurs. Galilée eût été mis à la torture sans une double hernie. Les Espagnols au Nouveau-Monde, criaient : « Pro Christo », accumulant leurs infamies. Le méfait ne réside pas dans l'idée patriotique mais dans l'idée égalitaire. Tu démontreras mieux que le devoir social ne saurait être le même pour tous que de nier la solidarité de race et de lieu. Tu ressembles au passant qui s'interpose entre le bâton de Sganarelle et les épaules de Martine.

La Martine nationale se tournera contre toi en disant :« Eh! s'il me plaît d'être battue ! » Or, tu interrogerais cette foule, sans trouver peut-être un seul qui pensât comme toi, comme Samas. »

— «La caste, voilà donc l'équation de l'homme touchant à l'ange, en face de l'homme avoisinant la bête. »

Bruyants, les Typhoniens s'engouffraient dans les vomitoires colossaux, escaladant les marches raides cherchant d'une précinction à l'autre, les places que le soleil quitterait bientôt ; car déjà tout l'orient de l'amphithéâtre fourmillait, de chapeaux de paille et de manches de chemises éclatante, les vestes déjà quittées ; la canaille humaine prenait ses aises, se sentant chez elle.

Mérodack et Marestan guettaient maintenant devant le vomitoire qui sert de passage aux autorités. Les gens des premières places, les gens à un louis qui viennent en retard à OEdipe ou à la Walkyrie arrivaient déjà, une heure avant la course, les femmes en toilettes claires très voyantes, les hommes portant des jumelles.

— « La préfète » indiqua Marestan au passage d'une très jolie femme à l'allure vive.

— « Et celui qui l'accompagne et qui a l'air peu enthousiaste?»

— « C'est Nergal [7], le romancier: je crois qu'ils vivent ensemble un roman, car l'auteur des Plaintes vaines, est déjà venu séjourner à la Préfecture. »

Les généraux en grande tenue, leurs femmes en gants blancs, défilaient comme à une parade; les autorités par couples, avec leurs filles, se succédaient.

— « La course de taureaux doit toucher à quelque immonde luxure : sans cela comment expliquer la présence de tant de femmes? »

— « Elles admirent le courage », fit Marestan.

— « Elles n'admirent qu'avec leurs sens», répliqua l'autre.

— « Les voici tous deux, les chefs royalistes, » s'écria Marestan; « le grand blond, Courtenay; l'autre, qui ressemble à un Arabe, Balthazar des Baux. »

Ils présentaient les signes extérieurs de la race, le port de tête, l'oeil mi-clos sur le regard tombant de haut, le geste lent; tous deux semblaient moralement las et gênés sous le manteau du passé qui les écrasait. L'un eût pu prétendre au trône de France, les Courtenay descendant du sixième fils de Louis-le-Gros; l'autre, pouvait se souvenir d'avoir marché bannière déployée, des Alpes au Rhône, et de Vienne à la Méditerranée, pendant onze siècles, à travers ses soixante-dix-neuf châteaux.

— « Que d'histoire en deux hommes, » s'écria Mérodack respectueux. »

Derrière les princes, de haute stature et maigres, se hâtait un gros homme trapu, rouge, suant, semblable au Sancho suivant des Don Quichotte.

— « Ce Falstaff est un mystique », dit Marestan,

« un mystique pratique né dans cet Enclos Rey, le dernier boulevard de la Légitimité où Blanc de Saint-Bonnet serait compris s'il pouvait y être lu a conçu très jeune l'idée de restaurer la monarchie, et à cette fin il est devenu riche, il est devenu banquier. D'une grande force de travail, sans autre passion que celle du Roy, il espère jeter des millions, comme une épée de brenn dans la balance du Destin français. Il déjeune d'olives et dîne d'un anchois ; mais il lui faut voir des gentilhommes, ces monnaies de roi. C'est lui qui défraye ici les élections, la propagande, en ce temps extraordinaire et démocratique, où la moindre élection coûte le revenu d'un million. Celui-ci te comprendrait mieux qu'un autre : quel économe pour un ordre de Templiers? Il m'aime car je l'ai appelé un jour, « argentier du roy » et cette appellation archaïque l'a transporté.

Le trompette de ville sonna et les deux amis gagnèrent les gradins supérieurs. Dix-huit mille civilisés au moins s'étagaient dans le vieil édifice et cent mille francs étaient entrés dans la bourse des tenanciers de ce mauvais lieu. Le matador recevait quinze mille francs pour lui et son quadrille; il en retenait les deux tiers à lui seul. Les taureaux venaient des

manades d'un duc d'Espagne; il y avait seize chevaux pour les quatre picadors. Tous ces renseignements odieux étaient proférés autour des jeunes gens.

— « Ecoute », dit tout à coup Marestan.

Et un homme taillé en hercule, d'une voix qu'il avait peine à modérer, d'une voix pour réunion publique, soufflait à l'oreille d'un vieux beau corseté, sanglé, à la moustache pointue et cirée d'impérialiste :

— « Nul ne sait comme cette course sera drôle.

Parmi les huit taureaux, un crèvera le matador.

Voyez-vous, presque accoudée sur le mur du podium, en mantille, cette véritable Espagnole à éventail rouge? C'est une ancienne maîtresse de El Cocolo qui vient voir mourir son amant infidèle. »

— « El Cocolo n'a jamais été blessé. »

— « El Cocolo, comme tout ce qu'il y a d'épées ou de manteaux en Espagne n'a encore combattu que des taureaux neufs n'ayant jamais couru... Or, la Dona en question a obtenu, au prix ses charmes, qu'un manadier habituât le taureau à la muleta. »

— « En ce cas », dit l'interlocuteur, « El Cocolo est perdu. »

— « Je vais aller au café d'en face torcher un récit de sa mort et de sa vie, et nous vendons ce soir avec notre programme d'élection, au dos. Hein? suis-je un homme d'Etat? »

Et le duc de Nîmes cambra sa taille, fit tournoyer sa badine et descendit de la précinction aussi vite que ses sous-pieds trop tendus le lui permettaient.

Mérodack n'avait pas compris.

— « Le taureau qui a couru, fut-ce une fois », expliqua Marestan, « ne se lance plus sur le manteau et fond sur l'homme : ce qui prouve un fameux travail de réflexion pour un animal. Aussi jamais le toréador n'accepte de travailler avec une bête initiée pourrai-je dire. »

— « Lâcheté ! » s'écria Mérodack.

L'alguazil à cheval entrait dans l'arène suivi des picadors, puis venaient El Cocolo et son quadrille.

Ils ne semblaient pas ces jeunes chevaliers sans cuirasse dont parle Florian, mais des clowns d'un cirque sinistre.

— « Regarde la seule chose qui te plaira ici. »

Le matador jurait de tuer le taureau dans les règles ou de mourir; et, d'un élégant mouvement lançait en manière finale son bonnet dans la tribune des autorités, adroitement, sur les genoux de la préfète.

L'alguazil jeta à El Cocolo la clé symbolique du toril, le trompette de ville sonna, les chulos remontèrent au milieu de l'arène. Un grand silence se fit;

un battant étroit venait de s'ouvrir à côté de la porte qui avait livré passage aux cruels histrions et, tout à coup, un splendide animal aux cornes terribles se précipita dans la vaste arène, puis s'arrêta brusquement aveuglé par le soleil ; il leva sa tête énorme vers cette foule attentive, et inquiet, écorchant le sol de ses sabots, il mugit et brusque se retournant, il

s'élança vers le toril.

Une huée immense striée de sifflets éclata.

L'animal sentit qu'il était pris en un. piège; il fit face à ses ennemis ; des étoffes voyantes s'agitaient vers lui, il baissa la tête et se précipita ; ses cornes frappèrent le vide; alors, furieusement, il fit le tour de l'arène, cherchant une issue. Derrière les planches, les toréadors l'injuriaient.

Soudain, deux pointes de fer ensanglantèrent son garrot : vainement il secoua les banderilles, pandeloques géantes ; elles étaient à fusées, éclatèrent, l'écorchant, mettant sa chair à nu. Sans répit, les loques éclatantes tournoyaient autour de lui; et ses élans inutiles lui faiblissaient le jarret. Cependant, malgré les capes que les chulos jetaient devant lui, évitant la lance des picadors, de sa terrible corne il crevait les chevaux; et vite des toréadors avec un gros bouchon de paille, revulsaient les entrailles jaillissantes; et le cavalier, une dernière fois, piquait sa monture agonisante ; au nouveau coup de corne les entrailles se dévidaient et on voyait le noble animal s'y embarrasser comme dans des liens et tomber.

Alors le public délirait d'acclamations : " Bravo Toro ! »

Mérodack était livide; un tremblement remuait ses lèvres pâlies ; Marestan regardait, fasciné. De nouvelles banderilles hérissaient le cou du sublime animal dont la robe se zébrait des coulées de sang.

— « La Mort! la Mort ! » hurla la foule.

El Cocolo commença son travail ; la muleta rouge à la main, l'épée tenue de l'autre derrière le dos comme une canne, il fit passer et repasser l'étoffe éclatante devant le taureau ahuri, augmentant son vertige un quart d'heure durant, et puis, triomphalement, il planta la lourde épée au défaut de l'épaule, à la bonne place : l'animal tomba à genoux, foudroyé.

Alors, l'homme continua à remuer la muleta devant ses yeux expirants,

— « La Croix! la Croix! ô Sacrilège! » mâchonnait Mérodack et il montrait du doigt l'épée plantée dans la nuque brune et dont la garde étincelante, sous la lumière, formait le signe rédempteur. Déjà les 'cigares, les chapeaux, les mouchoirs volaient dans l'arène. Si ces dix-huit mille chrétiens avaient pu jeter leur âme, ils l'eussent fait.

Près de lui, Mérodack voyait des femmes qui se pâmaient, la gorge haletante, l'oeil révulsé, au paroxysme de la jouissance.

— « Le rut de la mort ! oh ! j'ignorais cela ! » fit-il.

Deux chevaux arrivaient attelés à une claie, on y attacha le taureau qui fut traîné dans la poussière la corne étalée labourant le sol ; puis les quatre chevaux furent ainsi traînés, semblables à de pauvres baudruches peintes et derrière eux, les entrailles faisaient un sillage régulier dans la poussière.

— « Sept fois encore, ils subiront ce spectacle de sauvages : je te laisse avec ces brutes, je vais me cacher dans un coin ; je reviendrai pour la revanche,

du taureau,» s'écria Mérodack.

Arrivé à l'étage jadis destiné aux esclaves, il s'assit et prenant sa tête dans ses mains, il voulut chasser l'impression hideuse et réfléchir, mais l'énervement saccadait sa pensée ; il eut souhaité une armée, cruel à son tour, pour chasser ces cannibales. Si un voeu ardent fait de tout l'être, peut surcharger la fatalité d'un événement et y participer, il envoya au Cocolo un fluide de péril et de mort.

Son admiration pour Mistral, son amitié pour Marestan, et le mystérieux espoir pour lequel il était venu peser ce que valait ce peuple Typhonien, tout sombrait dans un mépris aigu de l'occitanien.

Ah ! comme à ce moment il admirait la constance d'âme des Manou, des Boudha, de tous ceux qui entreprirent la bonification de l'homme ; comme il sentait, évidente, la divinité de Jésus! et en face le paganisme éternel, la réclamation de l'instinct initial et mauvais, pire que celui de la brute.

Encadré par l'arcade où il s'était réfugié, s'étendait un mur morne, et à une lucarne, une face humaine regardait le ciel : c'était la maison d'arrêt. Un sourire intérieur d'une ironie navrée lui plissa l'âme.

Qu'avait pu faire ce prisonnier qui égalât le crime des dix-huit mille scélérats de l'Amphithéâtre? Quelque contrebandier, un vagabond, le voleur d'une mince somme, un malheureux, sans doute, si poussé par la vie qu'il avait été irresponsable ! Qu'était-ce ce délit auprès du sadisme et de la bestialité ? Le premier président, avec sa femme et ses filles, assistait à la torture des taureaux, honorable, honoré.

Longtemps il égrena le chapelet d'écœurantes pensées.

Le soleil disparu, il pensa que le moment de la dernière course était venu, et il descendit à la percinction la plus proche.

Un taureau noir s'élançait du toril, d'un bond éventrant le seizième et dernier cheval, chargeant le picador désarçonné, recevant deux banderilles, mais encornant la cuisse du chulo, et arrivant jusqu'à la tribune d'honneur, l'ébranler d'un coup, un coup terrible, vengeur, conscient, sans souci des capes, courant sus à l'homme. En un clin d'ceil, tout le quadrille fut derrière les barrières.

Mérodack, palpitant de vengeance, projetait toute sa force, s'identifiait au taureau et croyait lui prêter son âme.

Devant la retraite inquiète de ces hommes, El Cocolo essaya de jouer de la cape : le taureau se dérobait, réfléchi ; on eût dit qu'il évitait de se lasser.

Quelques sifflets éclatèrent, le public sentait les histrions désorientés. Vainement El Cocolo criait : «La bête a déjà couru: je refuse,» Le sifflet se

doubla de huées : ce peuple ivre de sang versé n'entendait rien. Le quadrille se consultait; planté comme un bronze au milieu de l'arène, le taureau attendait et cette posture lui valut un tonnerre de bravos. Enfin les manieurs de cape se hasardèrent, à chaque instant forcés de sauter la barrière sous la poursuite lucide de l'animal. Le combat devenait égal : seize hommes contré une bête !

Les cannes et les ombrelles volaient à leur tour sur le quadrille à chaque passe manquée. Soudain une clameur d'effroi ; un banderillero gisait la poitrine trouée, perdant son sang abondamment; et comme la bête s'acharnait, tous s'élancèrent pour dégager le blessé. Le taureau noir renversa encore un homme et le ramassant d'un coup de corne l'envoya en l'air, rouler sans connaissance. Sept heures avaient sonné ; l'arène s'assombrissait, l'assistance crispée et morne retournait sa férocité sur les Espagnols, les envoûtant.

Mérodack, portant le nom d'un dieu Kaldéen, se réclamant d'une race où le taureau ailé à face humaine représente le suprême symbole, pouvait se passionner pour l'animal; mais le public, lui aussi, envoyait inconsciemment sa force à la bête. Sept taureaux, seize chevaux, trois toreros blessés, cette hécatombe demandait un couronnement. Dans l'âme du spectateur, un désir s'élevait de la force de dix-huit mille hommes-dynamisme : la mort de l'espada.

Celui-ci se comprit condamné, aussi nettement que le gladiateur interrogeant le pouce des Vestales; parmi les cris, il distinguait les injures et les fouettantes expressions de la maja penchée sur le mur du podium et vociférante. Son ancienne maîtresse lui parut un mauvais génie implacable. Il ordonna à son quadrille de sauter la barrière et sans un regard à la Maja, derrière lui, il s'avança seul l'épée d'une main, la muleta de l'autre vers l'animal: celui-ci mugit formidablement et attendit, refusant de s'élancer. La pourpre fouettait son mufle sans qu'il bougeât. On entendit alors El Cocolo s'écrier :

— « Ce n'est pas un taureau, c'est le diable ! »

L'animal en effet semblait deviner toutes les ruses et les déjouait ; désorienté, El Cocolo résolut d'attaquer.

Il leva l'épée, pointa, fléchissant sur les jarrets pour prendre un élan et, merveilleusement rapide, il planta l'épée dans le dos de la bête ; mais celle-ci, blessée seulement, renversa son adversaire, et avant que les chulos accourus pussent le dégager,  a terrible corne plongeait comme une pertuisane dans la poitrine du matador.

L'animal ne s'acharna pas, comme sûr du coup porté ; il redressa sa tête, et on vit l'épée à moitié hors de son flanc qui vacillait déchirant les chairs. Il laissa relever le cadavre de El Cocolo ; mugissant de douleur mais retenant ses forces. L'estocade du fameux matador était mauvaise selon la tauromachie, et à part les femmes qui crièrent, le public s'émut peu. Sitôt, la seconde espada se présenta, profitant de ce que l'animal était près de la barrière, il s'y cramponna pour le frapper. L'estocade n'atteignit que les côtes ; l'animal perdait du sang mais, encore redoutable, se fouettant violemment, de sa queue. Les compétents en la matière hurlaient d'indignation, ce procédé s'éloignant encore plus de la règle que celui de El Cocolo. Le même homme revint avec une troisième épée et tandis que tout le quadrille agitait ses capes éclatantes comme des papillons démesurés autour du taureau noir, il reçut le taureau agacé sur sa lame qui s'enfonça en plein poitrail. Alors la bête secouant les trois épées fichées dans sa chair, courut vers le toril, refusant de prolonger le combat.

L'énervement atteignait un paroxysme incroyable ; tout le monde était debout vociférant, les trois quarts de huit heures sonnaient; d'une extrémité à l'autre de l'arène, on ne voyait plus. Alors un Espagnol vint par derrière et avec un poignard, d'un seul coup, il tua la vaillante bête qui tomba sur les genoux et rendit son âme de héros en un mugissement plus qu'humain.

Et comme Mérodack chancelant d'horreur se détournait, il vit deux prêtres, en costume sacerdotal, qui buvaient cette agonie de leurs yeux de brutes thyphoniennes...

 

[1] Dans l'économie de l'éthopée, la Dernier Bourbon postérieur, à l'Androgyne est antérieur au Vice Suprême et aux quatorze autres. [2]  V. Typhonia, XI Roman de l'éthopée. [3]  V. Vice Suprême. [4] (I) V. Vice Suprême. [5] (I) V, Vice Suprême, A Cœur Perdu [6] V. L'Androgyne. [7] V. Istar et l'Initiation Sentimentale, V et III de l'Ethopée.

 

LE DERNIER BOURBON. J.PELADAN

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