SOUVENIRS D’UNE VISITE À L’ABBAYE DE SAINT-ANTOINE.
M. VICTOR ADVIELLE.
« Où sont, colonnes éternelles
Les mains qui taillèrent vos flancs ?
Caveaux, répondez ! Où sont-elles ?... »
A De Lamartine.
Nous croyons être utile aux nombreux touristes qui visitent, chaque année, l'église de Saint-Antoine et le trésor qu’elle renferme, en livrant à l'impression la notice qu’on va lire. Nous avons résumé les faits aussi brièvement que possible, afin qu’on pût, en un instant, connaître l'histoire de l'ordre illustre des Antonins et celle du monument qu’ils ont élevé. Pour les étrangers surtout et les touristes, nous avons écrit ces lignes, dans l'espoir qu’elles aideront à propager dans d’autres contrées de la France, la connaissance d’un monument qualifié de Merveille du Dauphiné, par un célèbre archéologue, et à rappeler le souvenir d’un ordre éminemment charitable, que protégèrent hautement les papes, les rois de France et un grand nombre de princes et de Seigneurs puissants
HISTOIRE.
Une sainte légende précède l’origine de l'abbaye de Saint-Antoine. Vers le milieu du XIe siècle, Guillaume, surnommé le Cornu, seigneur de Châteauneuf de l’Albenc, avait résolu de se rendre en Palestine, pour s'agenouiller devant le tombeau du Sauveur. Les préparatifs du voyage étaient faits, quand Guillaume, atteint d’une fièvre, succombe après plusieurs jours de souffrance, laissant à son fils Jocelin le soin d'accomplir son vœu. Mais on était à une époque où la réalisation des serments les plus sacrés devenait souvent impossible. Jocelin, cependant, plein d'amour comme son père pour tout ce qui rappelait la terre sainte, se disposait à partir, lorsqu’un cri de guerre se fit entendre : la Bourgogne allait lutter contre l’Hélvétie! Jocelin se mit à la tête de ses vassaux, rejoignit le gros de l’armée et combattit avec tant de vaillance, que, pliant sous le nombre, il fut laissé pour mort sur le champ de bataille.
Le soir de cette terrible journée, ses compagnons le découvrirent, dépouillé de son armure, couvert de blessures et ne donnant plus aucun signe de vie. On le transporta dans une chapelle voisine et on se préparait à célébrer ses funérailles. Mais, ajoute la légende, quelle ne fut pas la surprise des gens d’armes du baron Jocelin, quand, le lendemain matin, ils s'aperçurent que leur seigneur était revenu à la vie. Ils le questionnèrent, et Jocelin raconta que, dans une vision qu’il avait eue, saint Antoine, après l’avoir retiré des mains des démons qui l’entrainaient en enfer pour n'avoir pas accompli le vœu de son père et lui avoir touché les plaies, lui avait dit:
« Je te guéris par la volonté de Dieu ; pars, mon fils, sans retard, pour la ville sainte et ne rentre pas à Châteauneuf sans avoir recueilli les ossements de ton a libérateur. »
La même année (1070), Jocelin partit, accompagné de nombreux pèlerins. Dans sa route, ayant eu occasion de rendre un signalé service à Romain Diogène, dans la guerre qu’il soutenait contre un terrible rival, l’empereur d'Orient ne crut pouvoir mieux faire pour récompenser la valeur de la légion dauphinoise, que de remettre à son chef les reliques du bienheureux saint Antoine. Jocelin était donc dégagé de ses serments, puisqu'il avait réalisé le vœu de son père expirant !...
Jocelin revint en France, chargé de son précieux trésor. Les miracles qui s’opérèrent par la suite dans le lieu où avaient été primitivement déposées les reliques de saint Antoine, portèrent le riche seigneur de Châteauneuf à ériger au saint ermite de la Thébaïde un temple digne de son nom. Alors (1080) furent jetés les fondements de la Maison de l’Aumône, dans sa ville de la Motte, qui, plus tard, prit le nom de Saint-Antoine. Les successeurs de Jocelin conservèrent une profonde dévotion pour les reliques de Saint-Antoine et contribuèrent puissamment à l’édification de la basilique qui les renfermait.
A cette époque, des maladies terribles, qu’on désignait sous des noms différents, vinrent affliger l’humanité: c’était la peste, le mal des ardents, le feu Saint-Antoine, le feu sacré, etc... Les Dauphinois se souvenant des miracles produits par l’intercession de saint Antoine, redoublèrent de ferveur; les pèlerinages devinrent plus fréquents, et bientôt, le petit oratoire [1] qui abritait les reliques de ce bienheureux anachorète, ne fut plus assez grand pour contenir les nombreux malades qui venaient s'agenouiller devant elles. Les historiens du monastère placent ici une belle et naïve légende, que les bornes restreintes de cette notice nous empêchent de citer en entier. Nous nous bornerons à dire qu'un noble pèlerin, Gaston, seigneur de la Valloire, eut une vision dans laquelle saint Antoine lui apparut, lui ordonna de vendre ses biens et de les consacrer au soulagement des malades et des infirmes. Gaston communiqua à Gérin, son fils. les ordres qu’il avait reçus de l’envoyé de Dieu; tous deux vendirent leurs châteaux et leurs terres, et, devant les reliques de saint Antoine, firent le serment de se consacrer jusqu’à la mort à soigner les malades atteints du feu sacré. Huit personnages distingués s'adjoignirent peu de temps après aux travaux de Gaston et de Gérin, et commencèrent ainsi l’ordre des Antonins.
La Maison de l’Aumône ne fit, dès ce moment, que prospérer : le nombre des religieux que Gaston avait appelés de l’abbaye de Montmajour, pour leur confier la direction spirituelle de l’établissement, s'accrut aussi considérablement; les largesses des seigneurs et les donations de terres avaient enrichi la communauté, qui, sous l'abbé Etienne (1120-1151), put construire un second hôpital et envoyer plusieurs religieux fonder des maisons de leur ordre dans les pays étrangers. De sorte que, moins d’un siècle après sa création, l’ordre de Saint-Antoine était déjà représenté dans diverses parties de l’Europe [2].
Cependant l’esprit du mal vint troubler la tranquillité du monastère et fomenter des dissentions entre le prieur et le grand maître, chef des hospitaliers, au sujet de certains droits et prérogatives. Pour les apaiser, l’illustre pontife Innocent III envoya à Saint-Antoine le savant évêque de Tournay, Etienne, avec mission de réprimer les abus existants et de poser en un corps de doctrine les devoirs ct les obligations respectifs des membres de la société antonienne. Cette sage réforme (1202) produisit les plus heureux fruits. Sous l’administration paternelle et éclairée de Falques, le 1er des grands maîtres de ce nom, la renommée de la puissante abbaye de Saiut-Antoinz se répandit au loin et des hospitaliers allèrent fonder des couvents de leur ordre, en Angleterre, en Hongrie, à Constantinople et sur plusieurs points du globe. Le pape Honorius III voulut même témoigner à Falques toute la satisfaction qu’il éprouvait de voir ainsi prospérer l’abbaye de Saint-Antoine et lui envoya, à cet effet, une bulle par laquelle il plaçait les Hospitaliers sous la protection particulière du Saint-Siège. C’était rendre un éclatant hommage à des hommes qui, par leur courageuse conduite à soigner les pestiférés, avaient donné au monde l’exemple du plus sublime dévouement.
Les années qui suivirent furent marquées par de douloureuses épreuves. Nous avons raconté plus haut les dissentions qui s'étaient élevées entre les Hospitaliers et les Bénédictins. Ces querelles se renouvelèrent, mais cette fois, on ne peut y voir d'autre motif que l’ambition des deux partis et l’intention bien arrêtée de la part des premiers (quoique cachée dans leurs actes), de se soustraire à la dépendance de l’abbaye de Montmajour. En 1285, à l’occasion de l'achat du château de la Motte-Saint-Didier fuit par le grand maître, Aymond de Montagny, sans l’assentiment du prieur et de la communauté des Bénédictins, les rivales jalousies recommencèrent avec plus de fureur. On en vint aux armes; les châtelains du voisinage et leurs vassaux se mêlèrent dans l’affaire ; le sang coula... Tout faisait craindre de bien grands malheurs, quand un ordre exprès du Dauphin Humbert 1er prescrivit de suspendre les hostilités et d'attendre la décision qu’il allait provoquer de son tribunal établi à Romans. Le 25 mars 1292 il était jugé : qu’Aymon de Montagny demeurait maître unique du château qu’il avait acquis, de la seigneurerie, du prieuré, de ses dépendances et de l’église de Saint-Antoine. Cinq ans après, à la suite de nouveaux démêlés et de protestations émanées de l’abbé Etienne, une bulle du pape Boniface VIII intervint, qui ordonna que Saint-Antoine serait rayé de la liste des prieurés dépendant de l’abbaye de Montmajour, et que, pour indemniser cette dernière, une rente de 1,500 florins d’or lui serait servie chaque année.
C’en était donc fait de ces divisions monacales et les Bénédictins devaient succomber et laisser la place aux Hospitaliers, les seuls vrais fondateurs du monastère[3]. La Maison de l’Aumône fut, dès ce jour et par une clause de la bulle précitée, érigée en abbaye, les frères soumis à la règle de Saint-Augustin et désignés sous le nom de Frères de l’Hôpital. On peut voir au sujet des modifications apportées alors dans l’organisation et la discipline du monastère, la curieuse bulle du pape Boniface VIII, donnée à Orvietto, le 10 juin 1297 [4].
Mais ce n'était pas assez d'avoir mis fin aux longues querelles surgies à l’instigation de l’ennemi du genre humain, (Bulle précitée), il fallait encore assurer l'avenir du monastère par des mesures qui ne passent être éludées, ni donner prise à la critique et aux chicanes. Le 15 avril 1298, les maîtres de chaque commanderie dépendant de l'abbaye de Saint-Antoine, se réuniront dans l’une des salles de ce monastère, pour examiner et discuter les points de législation intérieure qui devaient former les nouvelles constitutions de l’ordre et rappeler les saintes intentions des fondateurs. Ces constitutions reçurent la sanction pontificale et furent suivies pendant près de deux siècles : les modifications qu’on y apporta dans la suite n’en affectèrent en rien l’esprit. Ce ne fut qu’à l’époque des troubles religieux qu’une reforme générale devint indispensable pour empêcher la chute du monastère et qu’on dut, des lors, toucher sensiblement aux règles établies.
En l’année 1565, le roi Charles-le-Sage, la reine son épouse et un cortège nombreux dc princes, d’évêques et de seigneurs, vinrent en pèlerinage à Saint-Antoine; ils y restèrent deux jours et laissèrent une forte somme d'argent comme souvenir de leur passage.
L’année suivante, fut conclu dans l’abbaye de Saint-Antoine le mariage de Philippe-le-Hardi, duc de Bourgogne, fils du roi Jean, avec Elisabeth de Hongrie. Philippe, le roi de Bohème, et plusieurs princes allemands qu’il avait emmenés à sa suite, assistèrent à cette conférence.
Sous l'abbé Bertrand Mitte, vers 1580, l'abbaye reçut également la visite de Jean Galéas, due de Milan, qui lit don d’un riche reliquaire et de plusieurs milliers de florins.
A la fin de l'année 1117, ou au commencement de l’année suivante, le saint pontife Martin V se rendit à Saint-Antoine, accompagné d’un grand nombre de pères qui avaient assisté au concile de Constance; le but principal de leur visite fut l’accomplissement d'un vœu fait en temps de peste, par la ville de Constance, au grand faiseur de miracles.
Jean-François Pic, prince de la Mirandole, neveu du célèbre linguiste de ce nom, vint aussi en dévotion à l'abbaye de Saint-Antoine et composa à cette occasion un petit poème dans le goût oriental[5].
L'abbaye dc Saint-Antoine jouissait depuis plusieurs siècles d’une paix à peu près continue, quand des dissidents s’élevèrent entre elle et Montmajour (1489) à l’occasion du payement de la rente de 1,500 florins d’or, constituée au profit de ce dernier [monastère par le pape Boniface VIII. Antoine de Brion, ayant résolu de briser la dernière chaîne qui tenait le monastère sous la dépendance des Bénédictins, venait de refuser de se rédimer et de réclamer la fusion de l’abbaye de Montmajour dans celle de Saint-Antoine. Bien qu’ils reconnussent leur infériorité et que l’abbaye de Montmajour fut tombée en commende, les religieux bénédictins ne perdirent pas courage, entrèrent résolument dans la lutte et portèrent leurs remontrances aux pieds du Saint-Siège; puis, profitant des difficultés qui surgissaient de toutes parts, ils soutinrent, dans le seul espoir, pensons-nous, de déplacer la question, que les reliques du pieux ermite d’Egypte reposaient dans leur monastère. Enfin, pour donner plus de force encore à leurs assertions , ils firent garder par des hommes armés l’édifice qui renfermait les prétendues reliques et renouvelèrent leurs protestations contre la mesure que, dans l’intervalle de ces débats, le pape Honorius VIII avait prise pour dispenser les Antonins du payement de la moitié des 4,500 florins d’or dont ils étaient tenus envers les Bénédictins de Montmajour. - Il fallut toute la prudence et l’énergie du souverain pontife pour arrêter les effets d’une opposition à laquelle avaient pris part la ville d’Arles, un archevêque et plusieurs seigneurs languedociens et provençaux...
La cour de Rome s’était avec raison emparée de cette affaire. L'examen de la question fut minutieux et le résultat des conférences se fit longtemps attendre. Enfin, il fut constaté par les légats envoyés par le pape, en présence de deux ambassadeurs du roi Charles VIII et d’une assemblée fort nombreuse, composée de seigneurs de distinction, que l'abbaye de Saint-Antoine pouvait seule prétendre à la possession des reliques du bienheureux ermite de la Thébaïde[6]. Le pape Innocent III approuva cette décision, condamna, comme supposées, les reliques dont les Artésiens faisaient tant de bruit et ordonna la fusion de l’abbaye de Montmajour dans celle de Saint-Antoine. Qu’on ne croit pas que les ordres du souverain pontife furent de suite exécutés et que les religieux de Montmajour s’y soumirent, - leur haine contre les Antonins ne fit que redoubler ; on parla de violences, d’exactions, bientôt on recourut aux armes, et, sans les ordres impératifs et les formidables menaces du roi Charles VIII, l’étendard de la révolte était arboré dans toutes les provinces du midi de la France.
Sous l’abbé Théodore Mitte (11495-1503), l’abbaye jouit enfin d’une parfaite tranquillité; la victoire sur les Bénédictins de Montmajour la mit plus en honneur auprès des princes étrangers, de la cour de Rome et des hauts seigneurs du royaume. Mais cette situation favorable ne devait être que passagère ct bientôt nous verrons pour l'abbaye de Saint-Antoine se dérouler une suite d’épreuves non moins longues et plus terribles encore.
Les doctrines de Luther et de Calvin avaient remué le monde et pénétré jusqu'au sein même du catholique Dauphiné. On vit alors ce riche pays, naguère si paisible, devenir l’un des théâtres principaux sur lesquels les partis religieux exercèrent leur fureur; tour-à-tour au pouvoir des catholiques, des religionnaires et des calvinistes, il fut en proie à de continuelles dissensions et essuya les haineuses représailles des chefs des divers partis. Les tableaux que nous ont laissés les chroniqueurs de cette malheureuse époque nous représentent les habitants du Dauphiné livrés aux horreurs de la guerre civile et à tous les maux qu’elle engendre. A cette époque, apparaît aussi le cruel et fanatique baron des Adrets, qu’un historien a justement qualifié d’homme le plus féroce de son siècle. L’abbaye de Saint-Antoine, par son importance et ses richesses, ne pouvait manquer d'attirer l’attention de ce sectaire. Le 21 juin 1562, une bande détachée de son armée se rendit à Saint-Antoine, et réussit, par la ruse de l’un des chefs, de Frize, à se faire ouvrir les portes qui donnaient accès dans l’enclos du monastère. Alors commencèrent des scènes de carnage: les religieux furent chassés de leur demeure, les bâtiments conventuels livrés aux flammes, les sanctuaires violés, les reliquaires mis en pièces, les objets précieux, les tombes, les statues de la façade impitoyablement brisées. L’église elle-même ne fut préservée de la destruction que sur l’observation faite par de Frize , qu’elle pourrait leur servir.
Des Adrets partit aussitôt après ce triomphe, rejoignit son armée et se dirigea sur Grenoble, semant sur son passage la terreur et la désolation. Les Antonins ne rentrèrent dans leur abbaye que six mois plus tard. Des Adrets avait alors perdu tout crédit auprès du prince de Condé et des généraux calvinistes effrayés eux-mêmes de ses cruautés; Vienne était au pouvoir des catholiques, les populations désiraient le rétablissement du culte de leurs pères : on devait donc espérer que les hostilités cesseraient enfin. - Pendant quatre ans, aucun événement ne vint troubler la tranquillité des bons religieux Antonins, qui, confiants dans l’avenir, avaient repris, du moins ceux qui étaient revenus, leurs travaux apostoliques et leur mission de dévouement. Mais le 8 septembre 1566, la ville de Saint-Marcellin, attaquée à l’improviste par des forces supérieures, dut capituler et subir de nouveau le joug des réformés: de Saint-Marcellin à Saint-Antoine il n’y avait qu’un pas. Le souvenir des précédents pillages était encore trop récent pour ne pas exciter la convoitise des pillards huguenots. Un jour de mars 1567, une troupe assez nombreuse de soldats arrivèrent à Saint-Antoine, s'emparèrent des religieux, les renfermèrent et ne leur rendirent la liberté qu’après avoir tiré de chacun d’eux une rançon considérable. Les résultats de cette fatale journée achevèrent la ruine du monastère. Cette fois, rien ne fut épargné : un immense bûcher fut élevé avec les titres et les papiers de l’abbaye et les statues qui avaient échappé à la colère du baron des Adrets; les vitraux volèrent en éclats, les reliquaires furent impitoyablement brisés, les ornements sacerdotaux mis en pièces; enfin, pour ajouter à leurs iniquités, les soldats Huguenots jetèrent à la voirie les cendres de toute une génération d’Antonins. Le même jour, le respectable et vertueux Charles d’Arzag, périt pendant qu’il célébrait le saint sacrifice de la Messe, frappé d'un coup de hallebarde par un soldat Huguenot. La place où fut renversé ce généreux martyr est indiquée par un marbre blanc au pied de l’autel majeur.
Les Antonins ne purent rentrer dans leur abbaye que quelques années plus tard. Ils la firent réparer, mais ce ne fut qu'en 1620 que l’on peut dire que réellement l’abbaye était sortie de ses ruines. Pendant cette période de temps, les soldats de l’hérésie revinrent encore piller le monastère, et une fois même, leur chef, le féroce Duverdet, mit à mort, avec une barbarie révoltante, quatre religieux Antonins qu’il avait emmenés à sa suite !... Ces jours de deuil, ces jours de sanglante mémoire n'avaient que trop duré !... Que restait-il de la splendeur de l’antique abbaye? Après la sixième invasion, dit l’un des annalistes, « l’église ressemblait à une écurie, le monastère à un désert, les hôpitaux à des chaumières ravagées, où aucun était maître. »
Il fallut bien des années pour ramener l’ordre et la discipline parmi les religieux rentrés au monastère. Sans l’abbé Antoine Tholosain, que le ciel semble avoir choisi pour accomplir cette divine mission, c'en était fait de l’ordre illustre des Antonins. Mais que de peines, que d'embarras ce bon abbé eut-il-à supporter? Que de révoltes et d’oppositions; que de conspirations ourdies dans le silence des cloitres contre la vie même du réformateur! L'abbé Tholosain mourut (12 juillet 1615) sans avoir, à la vérité, réalisé les réformes qu’il voulait opérer; mais il les facilita à son successeur, Pierre Sancjan, qui, au milieu d'entraves sans nombre, parvint à introduire d’importantes améliorations dans la discipline du monastère confié à ses soins.
Malgré l’activité de ces derniers abbés, tout semblait concourir à précipiter la décadence de l’abbaye : le nombre des novices diminuait sensiblement, la religion était moins ferme dans les cœurs, l’esprit philosophique s’insinuait dans les masses. Le fameux édit de 1768, œuvre digne de son auteur, l’archevéque de Toulouse, Léoménie de Brienne, acheva la ruine de l’ordre fondé par Jocelin. L'abbaye de Saint-Antoine ne pouvant, aux termes de cet édit, justifier d’un personnel de 20 religieux, fut englobée dans la mesure générale qui supprima tant d’illustres maisons. En vain opposa-t-on l’antique origine et les services rendus par la communauté; rien ne put, pas même les humbles remontrances présentées par le clergé de France à l'assemblée générale de 1780, motiver une exception en faveur de l’ordre des Antonins. Abattus et découragés, les religieux Antonins s’incorporèrent, non sans difficulté, aux chevaliers de Malte Quelque temps après, des membres de cette dernière corporation prirent possession de l’abbaye de Saint Antoine; mais leur séjour n’y fut pas de longue durée: en 1787, des dames chanoinesses du même ordre, vinrent les remplacer jusqu’au jour où éclata cet orage politique qui devait, d’un seul coup, changer les destinées de la France et des ordres monastiques.
Telle fut la fin de la célèbre et illustre abbaye de Saint-Antoine, qui, pendant sept siècles, brilla d’un si vif éclat par la charité, la vertu et la science de plusieurs de ses membres. Les derniers Antonins restèrent fidèles à leur Dieu et à leurs croyances, et plusieurs d’entre eux périrent sur l’échafaud révolutionnaire.
ARCHÉOLOGIE
Des preuves irrécusables fixent l’âge de la basilique antonienne au XIe siècle[7]. M. l’abbe Dassy, qui a fait de ce monument une étude approfondie, était contrairement à l'avis émis par un célèbre archéologue, (M. de Montalembert) que « l'église de Saint-Antoine est la même qui fut fondée en 1080, consacrée par le pape Calixte II en 1119 ; qu’elle a été agrandie, terminée longtemps après, mais jamais rebâtie. » Nous nous rangeons du côté de ce savant ecclésiastique et, nous appuyant sur l’histoire qui, toujours, doit être l’œil de l’archéologie, nous pensons comme lui: que cet édifice est l’un des premiers monuments de style ogival qui aient été construits en France.
S'il fallait entrer dans le détail des formes architectoniques, caractériser les parties de l’édifice qui appartiennent aux différents siècles, signaler les beautés que présente l’ensemble du monument, la tâche que nous imposerait ce travail dépasserait les limites d’une simple notice. Nous nous bornerons donc à recommander aux touristes de porter leur attention sur le portail principal, enrichi de figures et d’ornements variés, d’une grande richesse; sur le portail plus petit, situé du côté méridional de l’édifice, sur les ornements de quelques chapiteaux et les moulures et feuillages, dont plusieurs sont d’une grande beauté. A l’angle de la 3ième travée méridionale extérieure, près du grand comble, un angle délicatement ciselé, tient en main un cartouche sur lequel est figuré le symbole de la corporation.
L’église de Saint-Antoine est bâtie sur une éminence fort élevée; on y accède de deux côtés, mais le plus souvent par un escalier de 35 marches qui conduit à un large perron que soutient une muraille de construction cyclopéenne. L'église se compose d’une grande nef, de deux collatéraux, de seize chapelles et d‘autres dépendances. Deux rangs de tribunes règnent autour de la grande nef et donnent à l’édifice un caractère des plus imposants. Du haut de ces ouvertures, l’œil plonge dans la vieille basilique, aujourd’hui souvent déserte, autrefois retentissante des chants des vénérables Antonins. En présence de cette grandeur passée, aux souvenirs que réveillent ces murs de huit siècles, l’âme se sent émue, une vague inquiétude s’empare du spectateur et lui fait entrevoir le néant des choses humaines !...
Les bâtiments conventuels, convertis depuis la révolution en établissements industriels et publics, datent du 17ième siècle et sont séparés des murs d’enceinte du monastère par une cour de 133 mètres de longueur.
Avant de parler des richesses que possède encore, après tant de bouleversements, l’église de Saint-Antoine, il nous semble nécessaire de jeter un coup d’œil en arrière. L’un des plus savants hommes qu'ait produits le monastère, l’abbé Etienne Galland, voyant que l’abbaye ne recevait plus de novices, résolut de la régénérer, en appelant dans son sein, des religieux, qui, comme ceux de l’ordre des Bénédictins, se fussent plus particulièrement voués à l’étude. Il réunit à grands frais des objets d’une haute valeur artistique, se proposait de compléter ses collections au moyen d'achats successifs et de former ainsi un musée qui put servir utilement au but qu’il se proposait. La louable entreprise de ce bon religieux ne fut pas malheureusement couronnée de succès.
Lors de la suppression du monastère en 1775, le médailler, le musée de l’abbaye furent donnés à la bibliothèque de Grenoble et servirent de premier fonds au cabinet des Antiques. Quant aux tableaux, dont plusieurs étaient d'excellentes reproductions des chefs-d’œuvre des grands maîtres, ils ne parvinrent qu’en partie à leur destination: une main infidèle en détourne plusieurs dans le trajet de Saint-Antoine à Grenoble.
Plus tard, la cupidité de quelques-uns, le prétendu patriotisme de quelques autres, l'ignorance enfin des derniers venus, aidèrent au dépouillement de la basilique de Saint-Antoine. Malgré ces enlèvements successifs, il reste encore dans le trésor de l’église un certain nombre d’objets précieux préservés de la destruction pendant les guerres de religion ou à l’époque révolutionnaire. C'est ici le lieu de signaler la courageuse conduite de M. Glandut, qui, maire de Saint-Antoine en 1793, parvint à sauver des mains des Vandales, la belle fierté de Saint-Antoine et les curieux reliquaires qui font aujourd’hui la principale richesse de l’église.
Depuis quelques années les pérégrinations ont redoublé à Saint-Antoine: chaque jour de nombreux touristes, parcourant la contrée, viennent s’agenouiller sur les dalles antiques et maudire la main dévastatrice qui a passé par-là. C’est pour ces derniers, avons-nous dit en tête de cette notice, que nous avons recueilli les faits qu’on vient de lire; c’est pour eux également que nous énumèrerons brièvement les objets sur lesquels, après tant de vicissitudes, ils peuvent encore jeter les yeux.
DANS L’ÉGLISE
Les chapelles, autrefois ornées d’élégants mausolées que la fureur des huguenots et l’insouciance de quelques Pères Antonins ont anéanties; on distingue encore sur les murailles de plusieurs d’entre elles, des traces de peintures à fresque représentant l’ange Gabriel, le Christ en croix et la figure colossale de saint Christophe. Les fenêtres de ces chapelles ont conservé les débris des riches vitraux qui les décoraient jadis. - Plusieurs pierres tumulaires des XIV‘, XV’ siècles, etc. - L'autel majeur en marbre noir et en bronze, exécuté en 1667, par Mimerel, sculpteur lyonnais; les statues et les ornements qui le décoraient, ont été enlevés en partie à une époque de dévastation, et sont depuis, pour la plupart, passés dans le creuset du fondeur. Une ouverture grillée, pratiquée dans l’un des côtés de ce mausolée, permet de voir un remarquable morceau d’orfèvrerie qui renferme les précieuses reliques de saint Antoine d’Egypte. Ce reliquaire, en bois de pommier imitant l’ébène, orné de plaques d’argent travaillées au marteau, fut donné à l’abbaye, en 1648, par Jean du Vache, seigneur de Châteauneuf, président en la cour des comptes du Dauphiné. - Les boiseries de chêne qui entourent le chœur et forment 100 stalles: œuvre du sculpteur lyonnais, Jacques Hanard, qui les exécuta en 1650. - Les grands tableaux du chœur, dont sont de Marc Chabry, peintre et sculpteur lyonnais du 17° siècle. - Celui du père Manière, antonin de l'abbaye, représentant le cortège des Saints autour de Jésus en croix. - Enfin, les caveaux où repose une longue génération d’Antonins. Les corps les mieux conserves se trouvent dans un caveau situé près de la principale porte d'entrée de l’église: l’endroit par lequel on y descend, est indiqué par une dalle numérotée IIII.
DANS LA GRANDE SACRISTIE
Un grand nombre de chasses ct de reliquaires, en bois de diverses essences, enrichis de plaques d'argent, de sculptures en ivoire et de pierres précieuses. Cet ossuaire n'a pas son égal en France. - Un morceau de l’étoffe de moire d'or tendre, sur laquelle reposa, depuis sa canonisation jusqu'en 1705, le corps de saint François de Sales. - Plusieurs christs, dont un, en ivoire, magnifique de travail et d'expression. - La Tentation de saint Antoine, tableau d'après celui de David Téniers. - La Madeleine repentante, peinture sur cuivre, d’un maître italien. - Plusieurs autres tableaux de diverses écoles. - 10 pièces de tapisserie de laine, exécutées en 1623, par Léonard de Niallay, maître tapissier de la ville d'Aubusson. - 5 tapis turcs ou persans, etc., etc.
DANS LA PETITE SACRISTIE
La boiserie de chêne, à ornements délicats, qui revêt les murs. -- Des ornements sacerdotaux, en velours, à broderies or et soie, dont plusieurs d’un travail achevé, paraissant remonter au 17e siècle. Les crédences, qui les renferment, méritent quelque attention par leur disposition et la délicatesse du travail. - Un grand nombre de livres de chant, manuscrits in-folio, du XVIII‘ siècle, dont la couverture en cuir conserve encore les armoiries, en cuivre repoussé, qui furent données à l'abbaye de Saint-Antoine par l’empereur Maximilien. - 28 hallebardes et plusieurs fusils anciens de gros calibre, dont on se sert encore, chaque année, à la procession des reliques. Enfin, à l’une des fenêtres, un vitrail historié de la fin du XVIIe siècle.
Il y aurait de l'ingratitude à clore cette notice sans mentionner les noms de deux hommes auxquels l'archéologie et l'histoire doivent un tribut de reconnaissance: l'un, M. Bouvarel, avec un désintéressement qui l'honore, a recueilli, classé avec soin et inventorié les débris des vieilles archives de l'abbaye; l'autre, M. Vicat, veille depuis 50 ans, avec un culte religieux et un amour passionné à la conservation des objets composant l’ancien trésor de l’église.
[1] En attendant la construction de la grande église, un petit oratoire fut élevé sur l’emplacement qu’occupe aujourd’hui l’autel majeur, pour recevoir provisoirement les reliques de Saint-Antoine. [2] L’abbaye de Saint-Antoine comptait en 1472, 42 commanderies générales et 160 subalternes ? –En 1775, lors de sa réunion à l’ordre de Malte, elle ne possédait plus que 12 maisons ? [3] Il nous paraît utile de présenter en quelques mots la cause de cette désunion. L'abbaye de Saint-Antoine était dirigée par deux corps religieux, d'origine et de caractère différents: les FRERES HOSPITALIERS de la MAISON DE L’AUMONE, dont la mission consistait à soigner les malades atteints du feu sacré, et les BENECITINS , tirés de la maison de Montmajour, près d'Arles, qui administraient le spirituel de l’abbaye et dirigeaient les travaux artistiques de l’église fondée par Jocelin. Les haines que produisit le contact de ces deux autorités puissantes, rivales l’une de l’autre, amena les événements qui surgirent à la fin du XIIe siècle, dont l’issue fut le renvoi des Bénédictins dans leur maison-mère de Montmajour et l’indépendance complète des Hospitaliers qui purent, dès ce jour, administrer les sacrements tout en restant chargés du soin des malades. - Les annales Antoniennes nous ont conservé le nom d'un célèbre chirurgien du grand hôpital qui a écrit vers 1710 des mémoires restés manuscrits, et dont les cures merveilleuses, dit l'auteur d’un manuscrit que nous avons sous les yeux, ont tenu du prodige et causé l’admiration de la province du Dauphine. » [4] L'original de cette pièce est conservé à la bibliothèque publique de la ville de Grenoble. [5] Nous ajouterons encore quelques noms de hauts personnages qui, dans les années suivantes, se rendirent à l’abbaye de Saint-Antoine. Le prince Jacques de Bourbon, roi de Hongrie, de Jérusalem et de Sicile - les ducs de Savoie Philippe et Charles ; - Charles VII le Victorieux; - le roi, Louis XI1, qui fut d'une prodigalité excessive à l’égard de l’abbaye; - le bon roi René, comte de Provence, son épouse et un grand nombre de seigneurs : - Raymond, comte de Toulouse, patriarches des Albigeois, hérétique, mort excommunié ; - Le roi Charles VIII et son épouse, Anne de Bretagne ; - l’infortuné Zizim, frère et rival de Bajazet; - un ambassadeur extraordinaire de Maximilien 1er empereur d’Allemagne, qui vint, de la part de ce souverain, présenter à l’abbé Théodore Mitte, la décoration des armes impériales et offrir de riches présents au monastère; - le 24 novembre 1533, François 1er et toute sa cour; - sous l’abbé Danton, les bénédictins Dom Martène et Dom Durand, qui relatèrent dans leur propre voyage littéraire ce qu’ils avaient vu et admiré. Les papes Grégoire IX, Boniface VIII, le dauphin de Viennois Guigues VII, les empereurs Maximilien et Sigismond se plurent particulièrement à placer sous leur protection immédiate l’abbaye de Saint-Antoine et à lui accorder des immunités et des bénéfices importants. [6] Les prétentions de la ville d'Arles se sont réveillées de nos jours, mais un savant ecclésiastique, M l’abbé Dassy, a soutenu victorieusement la question d'authenticité des reliques conservées dans l’église de Saint-Antoine. -Ces prétentions, qui subsistent toujours, ne peuvent que faire taxer les Arlésiens d'aveuglement ou de mauvaise foi. [7] Quand nous disons que l’église de Saint-Antoine date du XIe siècle, nous entendons parler seulement de quelques assises de pierres : car, à n'en pas douter, les fenêtres du chœur accusent logive du XIIIe siècle. Dans son intéressant itinéraire des Chemins de fer du Dauphiné, en cours de publication, le savant professeur d'histoire de la faculté des lettres de Grenoble, M. Antonin Macé, est d'un avis contraires celui de M. l’abbé Dassy et au nôtre. Il y aurait là toute une polémique à entreprendre. et l’espace nous manque pour la hasarder. Nous recommandons aux savants les remarquables écrits de M. l’abbé Dassy, sur l’église de Saint-Antoine et sur les reliques qui y sont conservées.