L'ICONOGRAPHIE EMBLEMATIQUE DE JESUS-CHRIST
LE BÉLIER & LE MOUFLON
La représentation du Bélier fut l'un des emblèmes religieux que préférèrent les plus anciennes civilisations historiques, héritières en cela, sans doute, de celles qui les ont précédées. On pourrait écrire un volume entier sur le rôle symbolique du Bélier dans le vieux monde ; disons ici seulement en quelques lignes comment il fut envisagé chez les derniers peuples préchrétiens de l'Orient et de l'Occident.
I. — LE BÉLIER DANS LES CULTES PRÉCHRÉTIENS
Chez les Mazdéens de Perse, dans les cultes du Touran et dans le plus ancien hindouisme, le Bélier fut l'emblème et le véhicule d'Agni, l'un des deux grands principes, L'Esprit pur, en opposition avec Soma, la Matière ou plus exactement la Nature ; Agni fut le dieu du Feu ou plutôt le régent du royaume du Feu, considéré le plus souvent comme foyer de chaleur animatrice présent dans les êtres vivants [1].
D'après les livres sacrés de l'Inde, le Rig-Veda et l'Evesta notamment, Agni apparaît bien parfois comme le feu matériel, le feu du foyer et surtout celui de l'autel du sacrifice, mais plus souvent comme le feu universel, celui du soleil et des autres astres incandescents, celui des feux follets et du fouet de l'éclair ; des liens étroits qui correspondaient à des pensées profondes rattachaient pour eux ces feux divers aux idées de la purification matérielle et spirituelle, de l'action, de la force, de l'ardeur, de l'amour et de la vie.
Aujourd'hui les Hindous boudhistes ont rabaissé Agni (Akkini), le dieu du feu pur et purificateur des Anciens, au rôle prosaïque de dieu du foyer culinaire, avec deux têtes et quatre mains qui portent d'ordinaire un éventail, une torche, une cuiller et une écuelle ; mais, par un traditionnisme tenace, on figure encore actuellement ce marmiton renforcé monté sur le vieux Bélier sacré des ancêtres.
(Fig 1). Le double Bélier sur chapiteau de Persépolis, d'après L. Ménard. Hist. Des Grecs, T. II, p. 675.
(FIG. 2). Le Bélier d'Ammon sur le tombeau du pharaon Séti I, — Lefébure, Annales du Musée Guimet, ann. 1886, T. IX, pl. XLVIII.
En Égypte, dès le temps des plus anciennes dynasties pharaoniques on adorait Ammon-Râ, le Soleil agissant, sous la forme du Bélier couronné du globe ou du disque solaire (FIG, 2). Le Bélier était l'animal emblématique de Kneph, un des plus anciens aspects du dieu créateur de la vie[2], que l'on représentait généralement avec une tête de bélier (FIG. 3). Celui d'Osiris avait quatre têtes et quatre cornes, une tête et une corne pour chacun des points cardinaux[3]. Plus tard, le Bélier finit par devenir, comme l'oiseau, le représentant sensible de l'idée de survivance humaine, et par avoir le sens d'Ame[4].
(FIG. 3). Le dieu Kneph, à tête de Bélier. Temple de Ramsès II, à Antinoé, Egypte. — Gayet, Annales du Musée Guimet, 1897, 3e Part, Pl. XVI.
Les Grecs empruntèrent aux Égyptiens le symbolisme du Bélier ; leur suprême expression de la Divinité, Zeus, fuit assimilée à l'Ammon d'Égypte et figurée avec un torse d'homme à cornes de bélier ; sur les monnaies de Lysimachos Alexandre le Grand fut ainsi représenté en Zeus-Ammon[5]. Les pièces d'or de là Cyrénaïque au contraire montrent le dieu Zeus, sous forme humaine normale, drapé et-debout près d'un bélier ; et ce dernier paraît seul sur les monnaies de Thessalie et de Cephalonia[6].
En Chypre, les figurations anciennes permettent de croire que le symbolisme égypto-phénicien du Bélier fut transposé, dans les vieux cultes de cette île, au Mouflon qui s'y trouvait autrefois plus répandu que le bélier et qui s'y rencontre encore communément. Il semble bien certain que dans
les premières chrétientés chypriotes les significations emblématiques du Bélier-Christ furent aussi attribuées au Mouflon ; l'analogie frappante des caractères entre les deux animaux autorisait, en effet, ce rapprochement[7]. (FIG. 4).
En Gaule, le Bélier joua un rôle important dans le culte encore mal connu des Druides : une tête de bélier sert d'attribut au dieu à trois têtes ; c'est ainsi que nous la voyons près de la divinité tricéphale du Musée Carnavalet, à Paris ; sur une stèle, aussi, de la collection Duquenelle, à Reims, et sur deux autres stèles gauloises trouvées dans la même ville.
Une statue gauloise provenant de Sommérécourt (Haute-Marne), porte sur la tête la trace de scellement de deux cornes en métal et tient en main le Serpent à tête de bélier[8], emblème vraisemblable des idées réunies de force et de souplesse, de courage et d'habileté, d'audace et de prudence, allusion à certain pouvoir curatif que d'antiques et obscures croyances attachaient respectivement au bélier et au serpent.
(FIG. 4). Tête hiératique de mouflon, d'après une ancienne urne chypriote. (Rev. archéol. sér. T. IX, (1887), p. 78. 3888, p. 279.
Dans le culte familial des Gaulois le Bélier était le dieu du foyer : les chenets gallo-romains d'argile cuite, à l'effigie du Bélier, sont assez nombreux dans nos régions françaises de l'Ouest [9] et ailleurs[10] (FIG. 5).
Le Bélier a part aussi dans l'archéologie religieuse et pré-chrétienne de la Germanie, de l'Ibérie, de l'Italie et de l'Afrique du Nord ; c'était trop pour que cet animal marqué par tant de faveur dans tout l'ancien monde, put être négligé par les symbolistes chrétiens, aussi l'ont-ils fait entrer dans la faune hiératique du Christ avec presque tous les sens que les paganismes lui avaient attribués.
(FIG.5) Chenet gaulois à tête de bélier, d'après Déchelette, Rev. archéol., 1898.
II —LE BÉLIER, SIMPLE EMBLÈME DE LA PERSONNE DU CHRIST
Souvent le Bélier fut peint ou sculpté dans l'art chrétien primitif pour figurer emblématiquement Jésus-Christ sans que l'idée particulière et précise d'aucun de ses divers caractères y ait été attachée ; c'est Jésus, simplement.
Une terre cuite chrétienne et romaine nous montre ainsi le Bélier qui chemine en portant sur ses épaules son monogramme, XPistos, placé dans un nimbe entre l'Alpha et l'Oméga symboliques[11] (FIG. 6). Sur l'épitaphe d'Eumorphiès découverte à Rome, et qui est aujourd’hui à Strasbourg[12], le Bélier-Christ paraît entre deux Poissons-fidèles.
(Fig 6) : Le Bélier-Christ aux premiers temps chrétiens.
C’est simplement Jésus-Christ, Dieu et Homme, aussi sur une lampe très singulière de Carthage où le bélier, dont la laine et la queue sont caractéristiques, porte un buste d'homme chargé de la croix (FIG. 7). Comme en tous les êtres hybrides à demi corps humain, les Centaures, par exemple, quand ils servent d'hiéroglyphes à Jésus-Christ, le buste d'homme, « créé à l'image de Dieu[13] », est image de la Divinité du Sauveur, et le corps de quadrupède, qui relie l'être à la terre, est image de son Humanité.
III. — LE BÉLIER EMBLÈME DU CHRIST-PASTEUR
Si, comme nous l'avons vu précédemment, les textes sacrés et après eux les arts figuratifs ont fait de l'agneau l'emblème du Christ pasteur, le bélier, qui est agneau adulte, devait, plus naturellement encore, partager la même fonction : l'habitude qu'a le bélier de prendre, aux pâturages, la tête du troupeau, et celle qu'ont les brebis de marcher à sa suite, ont fait du bélier, depuis que l'homme élève des troupeaux, l'image du pasteur lui-même.
La littérature hébraïque comme celle de toutes les anciennes civilisations a usé de cette comparaison. Un seul texte en preuve : « Les princes de Sion, dit Jérémie, sont devenus comme des béliers qui ne trouvent point les bons pâturages[14]. »
D'autres prophètes assimilent aussi les conducteurs de peuples au bélier.
Dans la décoration chrétienne de la crypte de l’Ardéatine, ainsi qu'en d'autres sanctuaires romano-chrétiens, on voit parfois le Bélier porter, ainsi que l'Agneau, les attributs du berger : le bâton pastoral et le vase à traire.
Parce que le Christ est, ainsi que le bélier, le chef et le guide du troupeau, souvent les pontifes de son Église, qui est son troupeau, ont placé l'image emblématique du Bélier dans la volute de leur bâton pastoral. Je reproduis en exemple la belle crosse d'ivoire, du XIe siècle, qui passe pour être celle du pape Grégoire VII, Hildebrand, dont elle est en effet contemporaine, et que l'on conserve au monastère de Saint-Grégoire du Coelius, à Rome [15], (FIG. 8).
(FIG. 7). Le Bélier-Christ sur une lampe de Carthage.
De nombreuses autres crosses, en tous les siècles, nous présentent ainsi le Bélier ou l'Agneau combattant le Serpent ou le Dragon, double imagé du Christ et de Satan[16].
IV. — LE BÉLIER EMBLÈME DE LA PATERNITÉ MYSTIQUE DU CHRIST.
De même que certains autres animaux mâles, le taureau et le cerf par exemple, le Bélier fut aussi, pour nos pères de l'Église primitive, l'un des emblèmes de la fécondité mystique du Christ qui a dit : « Comme le Père a la Vie en soi, ainsi a-t-il été aussi donné au Fils d'avoir en Soi la Vie » ; et ailleurs : « Je suis la Vie ».
Ce n'était pas du reste une idée nouvelle aux premiers siècles chrétiens, que celle d'unir le Bélier symbolique à l'idée de la propagation de la vie : les cultes préchrétiens du bassin oriental de la Méditerranée et de l'Asie Occidentale ont admis et répandu comme des symboles du mystère de la génération chez l'Homme et chez les Animaux, des amulettes en forme de tête de bélier ou de mouflon, comme d'autres, aussi, représentant la tête du taureau[17]. Certaines de ces amulettes criocéphales, d'origine phénicienne cypriote ou mycénienne sont tellement stylisées qu'on les a prises souvent pour des représentations du poulpe, stylisées aussi à plaisir, et dont elles se rapprochent en effet, mais avec lesquelles toutes ne peuvent être confondues[18] (FIG. 9).
(Fig 8). Crosse d'ivoire, XIe siècle, du monastère de St-Grégoire, à Rome.
En Égypte la statue sacrée du Bélier, dans le temple de Mendès passait pour pouvoir procurer aux femmes la fécondité, car il était regardé comme recelant en quelque sorte l'âme d'Osiris ; son nom, Bâ, est en effet synonyme du mot « âme [19]».
L'application au Bélier-Christ de ces idées attachées au Bélier emblématique païen était chose toute simple. Le Fils, n'est-il pas, au même titre que le Père et « l'Esprit Créateur », l'auteur et le mainteneur de toutes vies physiques, la source de toute vie spirituelle dans l'Eglise et dans les âmes, de toute vie intellectuelle et instinctive chez tous les êtres vivants ?
N'oublions pas que sur- le Cercle du Zodiaque, transmis, semble-t-il, par les Chaldéens aux Phéniciens, aux Grecs, puis aux Égyptiens [20], le signe du Bélier, Aries, chevauche sur nos mois de Mars et d'Avril, et que celui du Taureau, Taurus, règne sur les mois d'Avril et de Mai, donnant ainsi, par moitiés successives, les trois mois du printemps qui sont l'époque de l'année où la vie bouillonne plus fort en toute la nature : le sang dans les artères des animaux, la sève sous l'écorce des végétaux, et, dans l'air, les premières tiédeurs vivifiantes ; alors les graines se gonflent et germent en terre, les bourgeons crèvent leur enveloppe, les premières fleurs font éclater leurs boutons ; dans les eaux, les œufs s'accumulent autour des roseaux ou des algues, et, sur terre, les nids s'agrafent aux fourches des ramures : c'est « le temps de la merlaison », disaient jadis les vieux paysans du Poitou.
(FIG. 9).— I) Poulpe (Perrot et Chypiez, Hist. de l'Art, T. VI, p. 932. — 2) Tête de Mouflon (Chantre, Recherches anthropolog. dans le Caucase. T. II, 145 ; et Atlas, pl. LVII, fig 4.
Tout est amour, tout est vie ; et sur tout cet amour et toute cette vie dont la manifestation est autant une résurrection qu'une naissance, domine la grande fête de la Résurrection du Christ qui est amour et germe de toute vie et de toute résurrection.
De millénaires traditions accordaient aussi au sang du Bélier, et même à la râpure de ses cornes, d'étranges propriétés curatives ; même encore en notre moyen-âge, par assimilation morphologique avec la corne du bélier, le fossile qu'on appelait alors de ce nom, puis au XVIIIe siècle, « corne d'Ammon », l'ammonite actuelle de nos géologues, passait pour un efficace remède. On trouve encore le reflet de cette croyance au temps de Louis XIV[21] ; faut-il chercher en elle ou dans un rapport avec l'idée de vie —- de vie continuée au-delà de la tombe — le pourquoi de la présence de l'ammonite fossile dans le mobilier de sépultures mérovingiennes ou je l'ai constaté deux fois, notamment à Cerizay (Deux-Sèvres), en 1896, où deux petites ammonites de 13 et de 15 millimètres de diamètre, percées d'un trou central, avaient été suspendîtes au col d'un inhumé du VIe siècle ou du VIIe. Le Christ est guérisseur aussi, pour les âmes et pour les corps ; les maîtres premiers de notre symbolisme chrétien n'eurent donc pas à hésiter pour transposer à sa Personne, sous l'aspect emblématique du Bélier, les idées reçues avant eux à l'endroit des qualités prolifiques et curatives plus ou moins réelles de cet animal.
À Suivre...
Loudun (Vienne).
L. CHARBONNEAU-LASSAY.
[1] Cf. R. Guenon, l'Homme et son devenir d'après le Vedanta, p. 132. [2] Cf. Maspéro, Etudes de Mythologie. T. II, p. 273-275.[3] Cf. Maspéro, Le Livre des Morts, in Revue de l'Histoire des- Religions, an. 1887, p. 278.[4] Cf. Maspéro. Les Hypogées royaux de Thèbes, in Rev. Hist. des Religions.[5] Cf. Louis Ménard, Hist. des Grecs. T. II, p. 726. [6] Voir A. de Barthélémy, Numismatique ancienne, Edit. Roret, pl. VIII,N° 266, 267 et. 272. — L. Ménard: Hist. des Grecs. T. I, p. 7. [7] Dans l'art égyptien les cornes du bélier rapprochent de celles du mouflon. [8] Cf. Alex Bertrand, Rev. archéologie. 3e sér, T. IV, 1884, p. 303. [9] Cf. Baudry et Ballereau, Puits funéraires du Bernard, p. 231. — P. C. de la Croix, Notes sur des chenets gallo-romains, in Bull. Soc. Antiq. de l'Ouest, an, 1909, p. 830, etc.[10]Cf. J. Déchelette, Man. d'Archéol., T. II, 3e Part. p. 1401, et Revue Archéologie. Ann. 1898. [11] Garucci, Storia, T. VI, pl. 465. [12] Cf, Diction, d'archéol. chrétienne, Fasc. LXXVI, cal 2020, fig. 6055. [13] Genèse I, 27. [14] Jérémie, Lamentation I, 6. 86 Doctrine. [15] Cf. Mgr Barbier de Montault, La poésie liturgique au Moyen-Age, in Rev. de l'art chrétien. Mars 1857, p. 125.p. 180. 198, 237. [16] Voir Arth. Martin, Des crosses pastorales, m Mélanges Archéologiques, T. IV, p. 198, 237. [17] L. Ch. L., Vitulus Christvs, Taurus Christus, in Regnabit, juin 1926, p. 40, fig. 1 et 2.[18] Cf. Pottier, Observations sur la céramique mycénienne, in Rev. Archéolog-, 3 ser T. XXVIII, p. 17-33. [19] Cf. Lefébure, Bull, critiq. des Religions de l'Egypte, in Rev. Hist. des Relig. T. LXVII, n° 1, 1913, p. 3. [20] Abbé Moreux, La science mystérieuse des Pharaons, p. 106. [21] Voir Boccone, Recherches et observations naturelles, p. 306, (Amsterdam, 1674).