Avertissement : Que le lecteur ne voit pas de fautes là où il s'agit de vieux français.
DE LA CHEVALERIE SOCIALE.
Les grands vassaux de la couronne, ayant rendu héréditaires, dans leurs familles, les grands fiefs qu'ils n'avaient tenus auparavant qu'à titre de bénéfice militaire et de gouvernement, furent imités dans cette usurpation, vers le milieu du dixième siècle, par une infinité de Seigneurs et de châtelains particuliers, qui firent fortifier leurs châteaux, établir des tourelles et creuser des fossés, pour résister aux attaques de l'autorité, qui pouvait revendiquer ses droits. Ils formèrent, en outre, des alliances entre eux, afin de lui opposer une masse plus forte, et se consolidèrent ainsi dans leur nouvelle position. Mais comme de l'usurpation à la tyrannie il n'y a qu'un pas, ces nouveaux Seigneurs, ainsi fortifiés, se crurent en état d'exiger des impôts et des taxes de tous ceux qui traversaient leur territoire ou qui naissaient leurs vassaux. De là les courses qu'ils faisaient à main armée sur les grandes routes, pour ruiner et maltraiter les voyageurs; de là les vexations de tous genres qu'ils exerçaient sur tous les habitans de leur contrée.
Le remède à tant de maux et à tant de désastres se rencontra précisément dans la classe élevée, où ils avaient pris leur source, et d'autres gentilhommes, prenant en pitié les misères et les larmes du peuple, se liguèrent de leur côté, pour s'opposer par la voie des armes, aux excès de cette foule de tyrans, qui avaient usurpé tous les droits du pouvoir souverain pour augmenter leurs richesses.
Cette association honorable et tout-à-fait philanthropique est l'origine de cette Chevalerie sociale, dont les membres, en se touchant réciproquement dans la main[1], et en invoquant Dieu et Saint-Georges, se vouèrent à la défense des faibles, des opprimés, des pauvres, de la veuve et de l'orphelin, en les plaçant sous la protection de leur épée. Simples dans leurs habits, austères dans leurs mœurs, humbles après la victoire, fermes et stoïques dans l'infortune, ils se créèrent en peu de temps une immense renommée. La reconnaissance populaire, dans sa joie naïve et crédule, se nourrit des merveilleux récits de leurs faits d'armes ; elle exalta et unit, dans sa prière, ses généreux libérateurs avec les puissances du ciel. Il est si naturel au malheur de diviniser ceux qui le consolent !
Dans ces vieux temps, comme la force était un droit, il fallait bien que le courage fût une vertu. Ces hommes à qui l'on donna, dans la suite, le nom de chevaliers, le portèrent au plus haut degré. La lâcheté fut punie parmi eux comme un forfait impardonnable, et c'en est un en effet que de refuser un appui à l'opprimé ; ils eurent le mensonge en horreur ; ils flétrirent le manque de foi et la perfidie, et les législateurs les plus célèbres de l'antiquité n'ont rien de comparable à leurs statuts.
Cette ligue de guerriers se maintint pendant plus d'un siècle dans toute sa simplicité primitive, parce que les circonstances au milieu desquelles elle était née ne changèrent que lentement ; mais, lorsqu'un grand mouvement politique et religieux annonça les révolutions qui allaient s'opérer dans l'esprit humain, la Chevalerie prit une forme légale et un rang parmi les institutions. Les croisades et l'émancipation des communes qui marquèrent l'apogée du Gouvernement féodal, sont les deux évènemens qui ont le plus contribué à le détruire.
La Chevalerie en tira aussi son plus grand éclat ; elle se fortifia des moeurs publiques et des idées de la nation sur le courage et l'honneur. Elle devint une loi de l’État quand elle eut débordé les autres institutions ; et elle devint une loi, parce qu'il y avait en elle toutes les conditions de convenance et de nécessité qui donnent aux institutions un caractère légal. Nous ne connaissons rien dans les souvenirs de la France de plus essentiellement français.
La Chevalerie a laissé après elle des traces profondes de son existence. Elle ne pouvait vivre que dans l'état social où elle était née. La confusion des pouvoirs, l'absence de la justice, presque toujours remplacée par une sordide fiscalité, l'inflexibilité des coutumes féodales légitimèrent son apparition. C'est sous ce rapport qu'elle a eu une importance qui ne méritait pas la dédaigneuse ingratitude de notre âge. Ses fastes seront long-temps l'objet d'une poétique admiration. On y retrouve tout ce que la valeur a de plus héroïque, la vertu de plus pur, la fidélité de plus admirable, le dévouement de plus désintéressé.
Cependant, comme tout ce qui porte l'empreinte de la volonté des hommes, la Chevalerie eut ses âges de vertu, de splendeur, et de décadence. Pauvre, énergique,
et redoutable aux oppresseurs dans la première période, qui fut son temps fabuleux, on la vit s'asseoir bientôt sur les marches du trône, et planer sur les créneaux des tours féodales. Elle fut la tutrice des peuples et la conseillère des Rois. Les nations étonnées reconnurent en elle le lien social, et le pouvoir lui-même. Elle créa, dans cette seconde période, la politesse et la douceur des manières; et triompha de la résistance d'un siècle rude et sauvage, où la noblesse se vantait de son ignorance; mais dans la troisième, malgré qu'elle se soit grossie de tous les désordres du temps, on voit pourtant sortir de son sein les Bavard et les Crillon, et une infinité de héros qui firent l'honneur de la France.
Nos rois avaient senti les premiers tout le parti qu'ils pouvaient tirer d'une association armée, qui tenait le milieu entre la couronne et les puissans vassaux qui en usurpaient toutes les prérogatives. Dès lors, ils firent des Chevaliers et les lièrent à eux par toutes les formes usitées pour l'investiture féodale ; mais le caractère particulier de ces temps reculés, c'était l'orgueil des privilèges, et la couronne ne pouvait en créer aucun sans que la noblesse ne s'arrogeât la même faculté.
Les possesseurs des grands fiefs s'empressèrent d'imiter les rois : non-seulement ils s'attribuèrent le droit de faire des Chevaliers, mais ce titre, cher à la reconnaissance de la nation, devint pour eux une prérogative héréditaire. Cet envahissement ne s'arrêta pas là : les seigneurs imitèrent leurs souverains, et la Chevalerie, perdant son ancienne unité, ne fut plus qu'une distinction honorable dont les principes eurent longtemps encore une heureuse influence sur le sort des peuples.
Mais, outre la défense du faible et de l'opprimé, les Chevaliers prenaient encore celle de l'honneur des femmes : « Le désir naturel de plaire au sexe, dit le célèbre Montesquieu, produit la galanterie qui n'est point l'amour, mais le délicat, le léger, le perpétuel mensonge de l'amour. » Cet esprit de galanterie dut prendre des forces dans le temps de nos combats judiciaires. La loi des Lombards ordonne aux juges de ces combats de faire ôter aux champions les herbes enchantées qu'ils pouvaient avoir. Cette opinion des enchantemens était alors fort enracinée, et dut tourner la tête à bien des gens. De là, le système merveilleux de la Chevalerie; tous les romans se remplirent de magiciens, d’enchantemens, de héros enchantés; on faisait courir le monde à ces hommes extraordinaires pour défendre la vertu et la beauté opprimée; car ils n'avaient en effet rien de plus glorieux à faire. De là naquit la galanterie dont la lecture des romans avait rempli toutes les têtes; et cet esprit se perpétua encore par l'usage des tournois.
Les dames étaient assujetties à avoir les mœurs pures et honnêtes, et à s'observer scrupuleusement dans toutes les démarches de leur vie, si elles prétendaient à l'honneur d'être défendues par un Chevalier, lorsque leur réputation était attaquée ; c'était, dit Sainte-Palaye, un nouveau service que la Chevalerie rendait à la société.
Brantôme s'en explique ainsi : « Si une honnête dame veut se maintenir en sa fermeté et constance, il faut que son serviteur n'épargne nullement sa vie pour la maintenir et défendre, si elle court de moindre fortune au monde, soit ou de sa vie, ou de son honneur, ou de quelque méchante parole, ainsi que j'en ai vu en notre cour plusieurs qui ont fait taire les médisans tout court, quand ils sont venus à détracter leurs maîtresses et dames, auxquelles, par devoir de Chevalerie, et par ses lois, nous sommes tenus de servir de champions à leurs afflictions. »
Une demoiselle, dont Gérard de Nevers entreprit la défense, ayant vu l'empressement avec lequel il s'y porta, prit son gant senestre, le lui donna, en lui disant : «Sire, mon corps, ma vie, mes terres, mon honneur, je les mets en la garde de Dieu et de vous, auquel je prie Dieu qu'il doint à vous telle grace octroyer, que au-dessus en puissiez venir, et nous ôter au danger où nous sommes. »
Il n'y a point d'honneur que ces preux Chevaliers ne rendissent aux dames et demoiselles qui avaient bonne renommée. S'il s'en trouvait parmi elles dont la conduite fût équivoque, ces bons Chevaliers, sans égard à leur naissance, aux richesses, au rang des pères ou des époux, ne craignaient point de venir à elles, et de placer celles qui avaient une bonne réputation devant celles qui n'en jouissaient pas. Par cette distinction, les unes étaient honorées autant qu'elles devaient l'être et les autres humiliées comme elles le méritaient.
En temps de paix, les Chevaliers donnaient aux dames des fêtes, des joutes, des tournois, et ils leur présentaient les champions qu'ils avaient vaincus et renversés, ainsi que les chevaux dont ils avaient fait vider les garçons ; et, lorsque les Chevaliers, dans le combat, avaient leurs vêtemens déchirés, de telle manière qu'on ne pouvait plus les reconnaître à leurs blasons, les dames spectatrices, pour les distinguer dans la mêlée, leur envoyaient des bannières ou timbres pour leurs heaumes, des écus chargés de parures, et leurs propres mantelets fourrés.
Un baiser respectueux était parfois le prix d'un tournois celui de l'Isle, en 1433, fut remporté par M. le Prince de Charolais. Les officiers d'armes lui amenèrent deux demoiselles, qui étaient les princesses de Bourbon et d'Estampes, qu'il embrassa.
Dans cette Chevalerie, tout Chevalier avait droit de créer d'autres Chevaliers, mais on choisissait toujours celui qui était le plus ancien et le plus illustre pour recevoir les autres.
Cette Chevalerie avait ses lois, ses statuts, ses usages; je vais en rapporter quelques fragmens.
Dès qu'un jeune gentilhomme avait atteint l'âge de sept ans, on le retirait des mains des femmes pour le confier aux hommes. Une éducation mâle et robuste le préparait de bonne heure aux travaux de la guerre, dont la profession était la même que celle de la Chevalerie.
Au défaut des secours paternels, une infinité de cours de princes et de châteaux offraient des écoles toujours ouvertes, où la jeune noblesse recevait les premières leçons du métier qu'elle devait embrasser, et où la générosité des seigneurs fournissaient abondamment à tous ses besoins. Cette ressource était la seule dans ces siècles malheureux, où la puissance et la libéralité des Souverains, également restreintes, n'avaient point encore ouvert une route plus noble et plus utile pour quiconque voulait se dévouer à la défense et à la gloire de leur État et de leur couronne. S'attacher à quelque illustre Chevalier n'avait rien, dans ce temps-là, qui pût avilir, ni dégrader ; car chaque grand Seigneur avait une maison composée des mêmes officiers que celle du Roi, et une cour qui parfois ne cédait en rien à celle du monarque. D'autres Seigneurs subalternes, par une espèce de contagion trop ordinaire dans tous les siècles, en cherchant de plus en plus à se rapprocher de ceux-ci, s'efforçaient également d'élever l'état de leurs maisons, et d'y recevoir des jeunes gens à qui ils donnaient des titres de Pages et de Valets.
Les fonctions de ces pages étaient les services ordinaires des domestiques auprès de la personne de leur maître et de leur maîtresse; ils les accompagnaient à la chasse, dans leurs voyages, dans leurs visites ou promenades, faisaient leurs messages, et même les servaient à table, et leur versaient à boire.
Cette coutume subsistait encore du temps de Montaigne; il en fait l'éloge en ces termes : « C'est un bel « usage de notre nation, qu'aux bonnes maisons, nos enfans soient reçeus pour y être nourris et élevés pages comme en une eschole de noblesse, et est discourtoisie, dit-on, et injure d'en refuser un gentilhomme.»
Le jeune Bayard, ayant été place par ses parens dans la maison de l'évêque de Grenoble, son oncle, accompagna celui-ci à la cour de Savoie, où le prélat fut invité à la table du Duc. « Durant le dîner, dit l'historien de Bayard, estoit son nepveu le bon Chevalier (Bayard), qui le servoit de boire très-bien en ordre, et très-mignonnement se contenoit. »
Les premières leçons que les jeunes gentilshommes recevaient ordinairement, dans les châteaux des Seigneurs qui se chargeaient de leur éducation, étaient basées sur l'amour de Dieu et des Dames, c'est-à-dire, sur la religion, la politesse, et la courtoisie. Les préceptes de religion laissaient au fond de leur coeur une sorte de vénération pour les choses saintes, qui tôt ou tard y reprenait le dessus. Les préceptes de politesse et de courtoisie répandaient dans le commerce des Dames ces considérations et ces égards respectueux, qui, n'ayant jamais été effacés de l'esprit des Français, ont toujours fait un des caractères distinctifs de notre nation. Les instructions que ces jeunes gens recevaient, par rapport à la décence, aux moeurs, à la vertu, étaient continuellement soutenues par les exemples des Dames et des Chevaliers qu'ils servaient. Ils en tiraient des modèles pour les grâces extérieures, si nécessaires dans le commerce du monde, et dont le monde seul peut donner des leçons. Les soins généreux des Seigneurs, pour élever cette multitude de jeunes gens nés dans l'indigence, tournaient à l'avantage des premiers, parce qu'ils employaient utilement la jeune noblesse au service de leur personne, et qu'en outre leurs propres enfans y trouvaient des émules pour les exciter à l'amour de leurs devoirs, et des maîtres pour leur rendre l'éducation qu'ils avaient reçue. Les liaisons qu'une longue et ancienne habitude de vivre ensemble ne pouvait manquer de former entre les uns et les autres, étant resserrées par le double noeud du bienfait et de la reconnaissance, devenaient indissolubles. Les enfans étaient toujours dans la disposition d'ajouter de nouveaux bienfaits à ceux de leur père; et les autres, toujours prêts à les reconnaître par des services plus importans, secondaient dans toutes ses entreprises leur bienfaiteur, ou celui qui le représentait; et, se sacrifiant pour lui dans tout le cours de leur vie, ils croyaient ne pouvoir jamais s'acquitter. Mais ce qui était le plus important d'apprendre au jeune élève, et ce qu'en effet on lui apprenait le mieux, c'était à respecter le caractère auguste de la Chevalerie; à révérer dans les Chevaliers les vertus qui les avaient élevés à ce rang. Par-là, le service qu'il leur rendait était encore ennobli à ses yeux : les servir était servir tout le corps de la Chevalerie.
Les cours des Seigneurs étaient encore des écoles pour les jeunes demoiselles; elles y étaient instruites de bonne heure des devoirs les plus essentiels qu'elles auraient à remplir. On y cultivait, on y perfectionnait ces grâces naïves et ces sentimens tendres pour lesquels la nature semble les avoir formées. Elles prévenaient de civilité les Chevaliers qui arrivaient dans les châteaux. Suivant nos romanciers, elles les désarmaient au retour des tournois et des expéditions de guerre, leur donnaient de nouveaux habits, et les servaient à table. Les exemples en sont trop souvent et trop uniformément répétés, pour nous permettre de révoquer en doute la réalité de cet usage : nous n'y voyons rien d'ailleurs qui ne soit conforme à l'esprit et aux sentimens alors presque universellement répandus parmi les Dames ; et l'on ne peut y méconnaître le caractère d'utilité qui fut en tout le sceau de notre Chevalerie. Ces demoiselles, destinées à avoir pour maris ces mêmes Chevaliers qui abordaient dans ces maisons où elles étaient élevées, ne pouvaient manquer de se les attacher par les prévenances, les soins et les services qu'elles leur prodiguaient. Quelle union ne devaient point former des alliances établies sur de pareils fondemens ! Les jeunes personnes apprenaient à rendre un jour à leur mari tous les services qu'un guerrier distingué par sa valeur peut attendre d'une femme tendre et généreuse; et leur préparaient la plus sensible récompense et le plus doux délassement de leurs travaux. L'affection leur inspirait le désir d'être les premières à laver la poussière et le sang dont ils étaient couverts, pour une gloire qui leur appartenait à elles-mêmes. J'en crois donc volontiers nos romanciers, lorsqu'ils disent que les demoiselles et les dames savaient donner, même aux blessés, les secours ordinaires, habituels et assidus que le malheur peut attendre d'un sexe sensible et compatissant.
Quant aux jeunes gens, les jeux mêmes qui faisaient partie de leurs amusemens, contribuaient encore à leur instruction. Le goût naturel à leur âge d'imiter tout ce qu'ils voyaient faire aux personnes d'un âge plus avancé, les portait à lancer comme eux la pierre ou le dard; à défendre un passage que d'autres essayaient de forcer; et, faisant de leurs chaperons des casques ou des bassinets, ils se disputaient la prise de quelque place; ils prenaient un avant-goût des différentes espèces de tournois, et commençaient à se former aux nobles exercices des écuyers et des Chevaliers. Enfin, l'émulation, si nécessaire dans tous les âges et dans tous les états, s'accroissait de jour en jour, soit par l'ambition de passer au service de quelque autre Seigneur d'une plus éminente dignité, ou d'une plus grande réputation; soit par le désir de s'élever au grade d'écuyer dans la maison de la Dame ou du Seigneur qu'ils servaient; car c'était souvent le dernier pas qui conduisait à la Chevalerie.
Mais avant que de passer de l'état de page à celui d'écuyer, la religion avait introduit une espèce de cérémonie, dont le but était d'apprendre aux jeunes gens l'usage qu'ils devaient faire de l'épée, qui, pour la première fois, leur était remise entre les mains. Le jeune gentilhomme, nouvellement sorti hors de page, était présenté à l'autel par son père et sa mère, qui, chacun un cierge à la main, allaient à l'offrande. Le prêtre célébrant prenait de dessus l'autel une épée et une ceinture, sur laquelle il faisait plusieurs bénédictions, et l'attachait au côté du jeune gentilhomme, qui alors commençait à la porter.
Les écuyers se divisaient en plusieurs classes différentes, suivant les emplois auxquels ils étaient appliqués; savoir, l'écuyer du corps, c'est-à-dire, de la personne, soit de la dame, soit du Seigneur (le premier de ces services était un degré pour parvenir au second); l'écuyer de la chambre, ou le chambellan; l'écuyer d'écurie, d'échansonnerie, l'écuyer de panneterie, etc. Le plus honorable de tous ces emplois était celui d'écuyer du corps, par cette raison appelé aussi écuyer d'honneur. Dans ce nouvel état d'écuyer, où l'on parvenait d'ordinaire à l'âge de quatorze ans, les jeunes élèves, approchant de plus près la personne de leurs Seigneurs et de leurs dames, admis avec plus de confiance et de familiarité dans leurs entretiens et dans leurs assemblées, pouvaient encore mieux profiter des modèles sur lesquels ils devaient se former; ils apportaient plus d'application à les étudier, à cultiver l'affection de leurs maîtres, à chercher les moyens de plaire aux nobles étrangers, et autres personnes dont était composée la cour qu'ils servaient; à faire, aux Chevaliers et écuyers de tous les pays qui la venaient visiter, ce qu'on appelait proprement les honneurs.
Lorsque le Seigneur montait à cheval, les écuyers s'empressaient à l'aider, en lui tenant l'étrier ; d'autres portaient les différentes pièces de son armure, ses brassards, ses gantelets, son heaume, et son écu. A l'égard de la cuirasse, nommée aussi haubergeon ou plastron, le chevalier devait la quitter encore moins que les soldats grecs ou romains ne quittaient leurs boucliers. D'autres portaient son pennon, sa lance, et son épée; mais, lorsqu'il était seulement en route, il ne montait qu'un cheval d'une allure aisée et commode, roussin, courtaut, cheval ambiant ou d'amble, coursier, palefroi, haquenée; car les jumens étaient une monture dérogeante, affectée aux roturiers et aux Chevaliers dégradés; et, peut-être, par un usage prudent, on les avait réservées pour la culture des terres, et pour multiplier leur espèce.
Lorsqu'une fois les Chevaliers étaient montés sur leurs grands chevaux, et qu'ils en venaient aux mains, chaque écuyer, rangé derrière son maître, à qui il avait remis l'épée, demeurait spectateur du combat. Mais dans le choc terrible des deux haies de Chevaliers qui fondaient les uns sur les autres, les lances baissées, les uns blessés ou renversés se relevaient, saisissaient leurs épées, leurs haches, leurs masses, ou ce qu'on appelait leurs plommées ou plombées, pour se défendre et se venger; et les autres cherchaient à profiter de leur avantage sur des ennemis abattus. Chaque écuyer était attentif à tous les mouvemens de son maître, pour lui donner, en cas d'accident, de nouvelles armes; parer les coups qu'on lui portait; le relever et lui donner un cheval frais, tandis que l'écuyer de celui qui avait le dessus secondait son maître par tous les moyens que lui suggéraient son adresse, sa valeur et son zèle; et se tenant toujours dans les bornes étroites de la défensive, l'aidait à profiter de ses avantages, et à remporter une victoire complète. C'était aussi aux écuyers que les Chevaliers confiaient, dans la chaleur du combat, les prisonniers qu'ils faisaient.
Ce spectacle était une leçon vivante d'adresse et de courage, qui, montrant sans cesse au jeune guerrier de nouveaux moyens de se défendre, et de se rendre supérieur à son ennemi, lui donnait lieu en même temps d'éprouver sa propre valeur, et de connaître s'il était capable de soutenir tant de travaux et tant de périls. On jugera par le récit de l'historien du maréchal de Boucicaut, des exercices par lesquels les jeunes gentilshommes préparaient leurs corps au métier de la guerre : « Dans sa jeunesse, dit-il, il s'essayoit à saillir sur un coursier, tout armé; puis autrefois couroit et alloit longuement à pied pour s'accoutumer à avoir longue haleine, et souffrir longuement travail; autrefois férissoit d'une coignée ou d'un mail, grande pièce et grandement. Pour bien se conduir au harnois, et endurcir ses bras et ses mains à longuement férir, et pour qu'il s'accoutumast à légèrement lever ses bras, il faisoit le soubresaut armé de toutes pièces, fors le bacinet, et en dansant se faisoit armé d'une cotte d'acier; sailloit, sans mettre le pied à l'estrier, sur un coursier, armé de toutes pièces. A un grand homme monté sur«un grand cheval, sailloit derrière à chevauchon sur ses épaules, en prenant ledit homme par la manche à une main, sans autre avantage... en mettant une main sur l'arçon de la selle d'un grand coursier, et l'autre emprès les oreilles, le prenoit par les creins en pleine terre, et sailloit par entre ses bras de l'autre part du coursier... Si deux parois de piastre fussent à une brasse l'une près de l'autre, qui fussent de la hauteur d'une tour, à force de bras et de jambes, sans autre aide, montoit tout au plus haut sans cheoir au monter ne au devaloir. Item ; il montoit au revers d'une grande échelle dressée contre un mur, tout au plus haut sans toucher des pieds, mais seulement sautant des deux mains ensemble d'échelon en échelon, armé d'une cotte d'acier, et ôté la cotte, à une main sans plus, montoit plusieurs échelons... Quant il estoit au logis, s'essayoit avec les autres écuyers à jeter la lance ou autres essais de guerre; celà ne cessoit.»
L'âge de vingt-un ans était celui auquel les jeunes gens, après tant d'épreuves, pouvaient enfin être admis à la Chevalerie; mais cette règle ne fut pas toujours constamment observée. La naissance donnait à nos Princes du sang, et à tous les Souverains, des privilèges qui marquaient leur supériorité.
Les fils des rois de France reçurent, dans la suite, dès leur berceau, l'épée, qui était la marque distinctive de la chevalerie.
D'autres aspirans à la Chevalerie l'obtinrent aussi parfois, avant l'âge prescrit, lorsqu'ils avaient fait quelque action d'éclat susceptible de leur mériter cette noble récompense.
Des jeûnes austères, des nuits passées en prières avec un prêtre et des parrains, dans des églises ou des chapelles (ce qu'on appelait la veille des armes), les sacremens de la pénitence et de l'eucharistie reçus avec dévotion; des bains qui figuraient la pureté nécessaire dans l'état de la Chevalerie ; des habits blancs pris à l'imitation des néophytes, comme le symbole de cette même pureté; un aveu sincère de toutes les fautes de sa vie; une attention sérieuse à des sermons où l'on expliquait les principaux articles de la foi et de la morale chrétienne, étaient les préliminaires de la cérémonie par laquelle le novice allait être ceint de l'épée de Chevalier.
Après avoir rempli tous ces devoirs, il entrait dans une église, et s'avançait vers l'autel avec cette épée en écharpe au col ; il la présentait au prêtre célébrant, qui la bénissait. Le prêtre la remettait ensuite au col du novice : celui-ci, dans un habillement très simple, allait ensuite, les mains jointes, se mettre à genoux aux pieds de celui qui devait l'armer. Cette scène auguste se passait aussi dans la salle ou dans la cour d'un palais ou d'un château, et même en pleine campagne. Le Seigneur à qui le novice présentait l'épée lui demandait à quel dessein il désirait entrer dans l'ordre, et si ses voeux ne tendaient qu'au maintien et à l'honneur de la Chevalerie. Le novice faisait les réponses convenables; et le Seigneur, après avoir reçu son serment, consentait à lui accorder sa demande. Aussitôt le novice était revêtu par un ou par plusieurs Chevaliers, quelquefois par des dames ou des demoiselles, de toutes les marques extérieures de la Chevalerie. On lui donnait successivement les éperons, en commençant par la gauche, le haubert ou la cotte de maille, la cuirasse, les brassards et les gantelets; puis on lui ceignait l'épée. Quand il avait été ainsi adoubé (c'est le terme dont on se sert pour marquer qu'il était reçu), il restait à genoux avec la contenance la plus modeste. Alors le Seigneur qui devait lui conférer l'ordre se levait de son siège du de son trône, et lui donnait l'accolade ou l'accolée, en prononçant ces paroles : « Au nom de Dieu, de saint Michel et de saint Georges, je te fais Chevalier ; » auxquelles on ajoutait quelquefois ces mots : « Soyez preux, hardi et loyal, » il le baisait ensuite sur la joue gauche (osculum pacis), et lui donnait la paumée, ainsi qu'il a déjà été dit.
La cérémonie de réception était des plus brillantes, et occasionnait des fêtes magnifiques, des festins somptueux, où l'on distribuait aux Chevaliers des robes, et des manteaux de riches étoffes, des fourrures précieuses, des armes, des chevaux, des présens de toute espèce : l'or et l'argent s'y répandaient avec profusion.
Le nouveau Chevalier, à cette réception, faisait serment de servir la religion et de la défendre jusqu'à la mort; de servir le Roi et de défendre le pays au péril de sa vie; de soutenir les droits des plus faibles, des opprimés et ceux de la veuve et de l'orphelin ; de soutenir l'honneur des dames et de combattre pour elles; d'aimer et honorer les autres Chevaliers, et de garder la foi à ses compagnons ; de ne prendre jamais gages ou pensions de Princes étrangers; de maintenir une discipline exacte et sévère à la guerre, et de mener une vie privée exempte de tout reproche ; de ne jamais manquer à sa parole, etc.
Si le Chevalier violait ses sermens, on le dégradait de la manière la plus rigoureuse et la plus humiliante ; parfois même il était condamné à mort, lorsque la justice du Prince intervenait dans le procès, et que la trahison concernait l'intérêt de l’État.
Palliot dit que, pour la cérémonie de la dégradation : « on assembloit vingt ou trente anciens Chevaliers sans reproche, devant lesquels le Gentilhomme ou Chevalier traistre estoit accusé de trahison et foy mentie par un Roy ou Héraut d'armes qui déclaroit le fait tout au long, et nommoit ses tesmoins, les tenants et aboutissants. L'accusé estoit par lesdits Chevaliers ou anciens nobles, condamné à la mort, et qu'auparavant icelle il seroit dégradé de l'honneur de Chevalerie, et ses armes renverseez et briseez. Pour l'exécution de ce iugement estoient dressez deux théâtres ou eschaffaux, sur l'un desquels estoient assis les nobles et Chevaliers iuges, assistez des Rovs, Hérauts et poursuivants d'armes avec leurs cottes d'armes et esinaux ; sur l'autre estoit le Chevalier accusé, armé de toutes pièces, et son écu blasonné et peint de ses armes, planté sur un pal devant luy, renversé et la pointe en haut : d'un costé et d'autre à l'entour du Chevalier estoient assis douze prestres revestus de leurs surplis, et le Chevalier es toit tourné du costé de ses iuges. En cet estat lesdits prestres commençoient les Vigiles des morts, depuis Dilexi iusques à Miserere, et les chantaient à haute voix après que les Hérauts avaient publié la sentence des iuges. A la fin de chacun pseaume, les prestres faisaient une pause, durant laquelle les officiers d'armes dépoüilloient le condamné de quelque pièce de ses armes, commençans par le heaume, continuans iusques à ce qu'ils eussent parachevé de le désarmer pièce à pièce, et à mesure qu'ils en ostoient quelqu'une, les Hérauts crioient à haute voix : Cecy est le bascinet du traistre Chevalier! » et faisoient et disoient tout de mesme du collier ou chaisne d'or, de la cotte d'armes, des gantelets, du baudrier, de la ceinture, de l'espée, des esperons, bref de toutes les pièces de son harnois, et finalement de l'escu de ses armes, qu'ils brisoient en trois pièces avec un marteau. Après le dernier pseaume, les prestres se levoient et chantaient sur la teste du pauvre Chevalier le cent neufviesme pseaume de David : Deus laudem meam ne tacueris, auquel sont contenues les imprécations et malédictions fulmineez contre le traistre et détestable IUDAS et ses semblables. Et comme anciennement ceux qui devoient estre reçeus Chevaliers, devoient le soir auparavant entrer dans un bain, et estre lavez pour estre plus nets, passer la nuict entière en prières dans l'église, et se préparer l'ame et le corps à recevoir l'honneur de la Chevalerie, ainsi le pseaume des malédictions estant parachevé, un Poursuivant d'armes tenoit un bassin doré plein d'eau chaude, et le Roy ou Héraut d'armes demandoit par trois fois le nom du Chevalier dépouillé, que le Poursuivant nommoit par nom, surnom et seigneurie ; auquel le Roy ou Héraut d'armes demandoit qu'il se trompoit, et que celuy qu'il venoit de nommer estoit un traistre, desloyal et foy-mentie ; et pour monstrer au peuple qu'il disoit la vérité, il demandoit tout haut l'opinion des iuges; le plus ancien desquels respondoit à haute voix, que par sentence des Chevaliers présents, il estoit ordonné que ce desloyal, que le Poursuivant venoit de nommer, estoit indigne du tiltre de noble, et de Chevalier, et pour ses forfaits dégradé de noblesse, et condamné à mort. Ce qu'ayant prononcé, le Roy d'armes renversoit sur la teste du condamné ce bassin plein d'eau chaude, aprez quoy les Chevaliers iuges descendoient de l'eschaffaut, et se revestoient de robes et chapperons de deuil, et s'en alloient à l'église. Le dégradé estoit aussi descendu de son eschaffaut, non par le degré, mais par une corde qui estoit attachée sous ses aisselles, et puis on le mettoit sur une civière, et on le couvroit d'un drap mortuaire, et estoit ainsi porté à l'église, les prestres chantant dessus luy les Vigiles et les Orémus pour les trépassez : ce que estant parachevé, le dégradé estoit livré au iuge royal, et à l'exécuteur de la haute justice, qui l'exécutoit à mort suivant ce qui a voit esté ordonné; que si le Roy luy donnoit grace de la vie, on le bannissoit à perpétuité ou pour un certain temps hors du royaume. Après cette exécution, les Roys d'armes déclaroient les enfans et descendans du dégradé ignobles et roturiers, indignes de porter les armes, et de se trouver et paroistre ès iouste, tournois, armeez, cours et assembleez du Roy, des Princes, Seigneurs et Gentilshommes, sur peine d'estre despoüillez nuds et estre battus de verges, comme vilains et infames qu'ils estoient. »
Le même Palliot dit encore :
« qu'au temps du roy François Ier les mesmes cérémonies furent pratiqueez contre le capitaine Franget, vieil gentilhomme, qui ayant esté estably gouverneur de Fontarabie par le mareschal de Chabannes, et honoré par le Roy de la charge de capitaine de cinquante hommes d'armes pour la garde de cette place importante, très-bien munie de gens et de vivres, et de toutes choses nécessaires à soubstenir un long siége, la rendit au connestable de Castille, sans avoir soubstenu aucun assaut, ny fait aucune résistance, par une lasche et honteuse capitulation ; de laquelle s'eslant voulu venir excuser à Lyon ou le Roy estoit, n'ayant pû iustifier son dire; au contraire, estant convaincu de trahison, il fut sur l'eschaffaud désarmé de toutes pièces, son escu portant ses armes, cassé, brisé en pièces par les Hérauts d'armes, baptisé du nom de traistre et de perfide , et ietté du haut de l'eschaffaud, la vie sauve à cause de sa vieillesse, mais dégradé de noblesse, déclaré roturier, luy et tous ses descendants taillables et incapables de porter les armes. »
Il y avait des délits qui n'entraînaient pas de peines capitales, et qui étaient punis moins sévèrement, ainsi qu'il sera expliqué dans ce chapitre.
Avant que les Chevaliers tenans et assaillans, convoqués pour les tournois, ou autres fêtes, pussent s'y rendre, ils portaient au cloître de la principale église, leurs armes ornées de leurs casques, bourlets, mantelets, lambrequins et cimiers, avec leurs noms et devises. Les juges du camp, les Rois d'armes, ou les Hérauts, conduisaient ensuite les dames dans ce cloître; et si une d'elles reconnaissait le nom, la devise ou les armes de quelque Chevalier qui se fût mal expliqué sur son compte, ou qui lui eût manqué de respect et de fidélité, les juges ou Hérauts d'armes renversaient son écu, et excluaient le Chevalier du nombre des combattans.
Lorsqu'un Chevalier se présentait pour combattre, sans avoir l'honneur d'être gentilhomme, ou avec des armes fabriquées ou usurpées, on le condamnait à faire le tour du camp, la tête découverte, le casque et l'écu renversés; quelquefois on suspendait son écu, son casque et ses armes renversées à un pilier, qu'on appela aussi pilori : ses armes y étaient exposées à la risée de tous les spectateurs, tandis que les autres combattans étaient couverts d'applaudissemens. Les Hérauts d'armes tranchaient quelque partie de l'écu, ou y ajoutaient quelque pièce infamante. On taillait ordinairement la pointe droite du chef de l'écu.
Lorsque quelque Chevalier était convaincu d'avoir tué un prisonnier de guerre, on raccourcissait et arrondissait son écu par le bas de la pointe.
Celui que l'on convainquait de mensonge et de flatterie voyait couvrir la pointe de son écu de gueules (rouge), et effacer les figures qui étaient peintes. Un Chevalier qui s'était exposé témérairement, et avait causé, par cette imprudence, quelque perte dans son parti, avait le bas de son écu marqué d'une pointe échancrée.
On peignait deux goussets de sable (noir) sur les flancs de l'écu d'un chevalier qui avait rendu un faux témoignage, ou commis un adultère.
On couvrait d'un gousset échancré et arrondi en dedans le flanc de l'écu de celui qui était convaincu de lâcheté.
Quand un Chevalier avait manqué à sa parole, on peignait une tablette ou quarrée de gueules (rouge), sur le coeur (milieu) de son écu.
L'écu de celui qui avait violé ou ravi une fille, était peint renversé sur un drapeau noir.
Dans d'autres circonstances, on retranchait quelques pièces des armes du coupable, ainsi que le fit pratiquer saint Louis, dans les armes de Jean d'Avesnes.
Les Chevaliers étaient toujours richement habillés, et leurs chevaux magnifiquement harnachés. Dans les tournois et autres fêtes publiques, l'or, travaillé en étoffe, enrichissait leurs robes, leurs manteaux, et toutes les parties de leurs vêtemens et de leurs équipages. Mais à la guerre, une lance forte et difficile à rompre; un haubert ou haubergeon, c’est-à-dire, une double cotte de mailles tissue de fer, à l'épreuve de l'épée, étaient les armes assignées aux Chevaliers exclusivement. La cotte d'armes, faite d'une simple étoffe armoriée, était l'insigne de leur prééminence.
DES VOEUX DE CHEVALERIE.
C'étaient des engagemens que prenaient les Chevaliers de former quelque entreprise d'honneur ou de témérité, soit pour l'attaque ou la défense d'une place de guerre; soit de se trouver en pleine campagne, en face de l'ennemi; soit encore de visiter les lieux saints; de faire quelque pèlerinage ; de déposer leurs armes ou celles des ennemis qu'ils avaient vaincus, dans le sanctuaire de quelque église; de planter les premiers leurs pennons ou bannières sur les murs ou sur la plus haute tour d'une place assiégée; de se jeter au milieu des ennemis, et de leur porter le premier coup, etc.
Bertrand Duguesclin, avant de partir pour soutenir un défi d'armes proposé par un Anglais, entendit la messe; et, lorsqu'on fut à l'offrande, il fit à Dieu celle de son corps et de ses armes, qu'il promit d'employer contre les Infidèles s'il sortait vainqueur de ce combat. Bientôt après il en eut encore un autre à soutenir contre un Anglais, qui, en jetant son gage de bataille, avait juré de ne point dormir au lit sans l'avoir accompli; et Bertrand, en relevant le gage, fit voeu de ne manger que trois soupes au vin, au nom de la Sainte- Trinité, jusqu'à ce qu'il eût combattu ce même Chevalier.
Duguesclin, étant devant la place de Moncontour, que Clisson assiégeait depuis longtemps sans pouvoir la forcer, jura de ne manger de viande, et de ne se déshabiller qu'il ne l'eût prise : « Jamais ne mangerai chair, « ne me dépouillerai ne de jour ne de nuict. »
Une autre fois il fit voeu de ne prendre aucune nourriture après le souper qu'il prenait, jusqu'à ce qu'il eût vu les Anglais pour les combattre. Son écuyer d'honneur, au siège de Bressuire, en Poitou, promit à Dieu de planter, dans la journée, sur la tour de cette ville, la bannière de son maître, qu'il portait en criant : Duguesclin , ou de mourir plutôt que d'y manquer.
On connaît plusieurs autres voeux faits par des Chevaliers assiégés, comme de manger tous les animaux qui se trouvaient dans la place; et, pour dernière ressource, de se manger eux-mêmes, par rage de faim, plutôt que de se rendre. On jurait, de la part des assiégeans, de tenir le siége toute sa vie, ou de mourir en bataille, si l'on venait la présenter, ou de donner tant d'assauts qu'on emporterait la place de vive force. «J'ai fait voeu à Dieu et à saint Yves, dit Duguesclin aux habitans de Tarascon, que par force d'assauts vous au roi. »
L'institution de la Chevalerie reposait donc sur des principes d'honneur, de bravoure, de gloire militaire, d'humanité, et de politesse, qui ne pouvaient tendre qu'à l'amélioration de l'ordre social, à une époque surtout ou nos moeurs et nos coutumes avaient encore quelque chose de barbare et de grossier. Et si l'imagination de nos romanciers a transformé ces anciens Preux en Chevaliers errans, courant des aventures, ou ridicules ou peu morales, il faut leur abandonner le fruit de leurs fictions, et ne conserver de cette institution que le souvenir des services signalés qu'elle a rendus à la France, et à l'Europe entière, et dans l'art militaire et dans l'ordre social, soit par la pratique de toutes les vertus civiles, soit par les actes de la bravoure la plus héroïque.
[1]Mémoires sur l'ancienne Chevalerie, par La Curne de Sainte-Palaye, édition de M. Ch. Nodier.