XVI.
LE MYSTICISME AU XVe SIÈCLE.
Les deux courants, naturaliste et mystique, qui ont une source commune en Giotto, loin de couler après lui dans des lits toujours séparés, se sont souvent mélangés jusqu'au XVIe siècle. Si l'on observe Masaccio dans ses fresques; de Saint-Clément, à Romey on le trouvera bien voisin dû Beato Angelico; et celui-ci n'est point demeuré étranger aux progrès techniques dont les fresques du Carminé, à Florence, sont une si étonnante manifestation pour l'époque. D'ailleurs, Masaccio n'a rien mis, sans doute, dans ces célèbres peintures, qui atteigne le sentiment religieux jusqu'à l'élan de l'âme et au dégagement des sens; mais il faut convenir aussi que la nature de son sujet le demandait peu. L'histoire de saint- Pierre et do saint Paul pouvait être très-convenablement traitée avec une gravité plus solennelle qu'émouvante; et' si le sentiment chrétien n'y est pas vivement exprimé, il n'y est pas non plus sacrifié; mais ce sentiment n'eut bientôt que trop à souffrir d'un sensualisme qui coïncida dans plus d'un artiste avec une réelle corruption des mœurs. Les aventures de Fra Filippo Lippi en sont la preuve, bien que le scandale ait été moindre que ne le ferait supposer cette qualification de Frate ; qui lui est restée, et l'enlèvement de Lucrezia Buti, la jeune novice dont il fit son épouse, et qu'il délaissa dans la suite. Ils n'étaient engagés ni l'un ni l'autre par aucuns voeux. Mais on ne peut lui pardonner de l'avoir prise comme modèle pour représenter la Vierge des vierges. Les circonstances "de son histoire seraient oubliées, que l'on ne pourrait encore méconnaître dans l'art chrétien un esprit de décadence morale et religieuse, dès lors que l'on croirait pouvoir trouver sur la terre une figure de femme capable d'être donnée pour celle de la Mère de Dieu.
Le fait est bon à saisir, il aide à faire comprendre le caractère affecté par le naturalisme au XVe siècle. II n'était pas le même au XIVe : alors, dans ses exagérations, il tendait plutôt au trivial qu'au sensuel. Voyez par exemple ces figures qui grimacent, dans leur désolation, au pied de la croix, et surtout quand le Sauveur en est descendu ; Rarement, dans les traits de la sainte Vierge elle-même, éplorée et défaillante, on avait su conserver, à cette époque, la noblesse qui en devait être inséparable, dans l'excès même de la plus grande douleur. Quand l'art échappait à cette pente, dans un pareil sujet, c'était en se relevant dans l'ordre des idées, plutôt que dans celui des sentiments. Il est, en effet, telles Vierges de Giotto ou de son école, qui, loin de défaillir au moment où s'accomplit le divin sacrifice surmontent héroïquement leur affection maternelle, offrant elles-mêmes, pour le salut du monde, la victime sacrée.
Au XVe siècle, recueil est bien dans le sensuel, et c'est par la pureté des affections, que l'artiste mystique, non content d'éviter le danger, s'élève, comme sentiment, à des hauteurs jusque-là inconnues. Alors on verra moins de compositions riches d'imagination, vastes et complexes par l'enchaînement des pensées ; les sujets qui répondent le mieux à l'esprit du temps sont d'un caractère simple et paisible : c'est le Sauveur naissant avec Marie et Joseph, souvent des bergers, agenouillés autour de lui ; souvent des saints privilégiés, dont la présence serait un anachronisme, si elle ne nous invitait, nous-mêmes, à nous transporter près de la crèche : car tous les saints ont pu, comme nous le pouvons à leur exemple, se rendre présents, par leurs affections, dans l'établé de Bethléem, Nous sommes avertis, par la composition même, qu'il s'agit de tout autre chose que de représenter les circonstances rigoureuses du fait historique. C'est encore le couronnement de Marie, rendu, non plus avec puissance, avec éclat, mais plutôt avec une céleste douceur, une ineffable sérénité. La douleur même chez le Beato Angelico, est douce et sereine, autant qu'elle est aimante. Voyez plutôt Ses Mater dolorosa.
CRUCIFIEMENT MYSTIQUE
En voici une qui est à genoux au pied de la croix (Pl XIII[1]). Jésus, mourant, vient de prononcer ces paroles : Mulier, ecce filius tuus ; la divine Mère se retourne, non pas vers saint Jean, mais vers saint Cosme, qui est aussi à genoux, à côté d'elle. Pourquoi saint Cosme ? Parce qu'il était le patron de Cosme de Médicis, le protecteur du couvent de saint Marc, où notre pieux artiste se formait à la sainteté, sous la discipline de saint Antonin. Saint Jean lui-même est à genoux, mais de l'autre côté de la croix, avec saint Dominique ou un autre saint dominicain ; tous sont vivement attendris, et dans un sentiment de profonde contemplation, les yeux dirigés vers le divin crucifié. Marie, seule, en détourne ses regards, pour nous dire tout à la fois l'excès de sa douleur et la plénitude de son sacrifice ; pour nous dire aussi, dans la personne du saint qui l'avoisine, que nous sommes tous les enfants de ses larmes. Selon sa touchante habitude, le pieux artiste a eu soin de faire ruisseler des pieds du Sauveur, de longs flots de sang, et l'un d'eux vient atteindre, avec intention, la tête de mort traditionnelle, qui gît en avant du tableau, pour annoncer la vie qu'il lui rendra. Ce tableau résume assez bien tout ce qui caractérise la manière mystique de son auteur, dans ses compositions les plus vastes. Voyez, par exemple, dans ce même couvent de Saint-Marc, la peinture murale du Chapitre ; voici de même le crucifix, mais le crucifix vivant, offert, comme objet de méditation, à de saints personnages, qui ne furent jamais transportés sur le Calvaire que par leurs pieuses affections. Liés entre eux par les rapports bien réels de leur piété même, ils n'en eurent aucuns pour la plupart, si l'on considère uniquement les réalités de leur vie mortelle. C'est, du reste, dans les deux tableaux, la même piété contemplative, la même sensibilité, la même tendresse appliquées aux mystères de notre foi et non plus le symbolisme qui s'attache dans le domaine des idées au triomphe par la croix. Une part considérable cependant est, ici encore, accordée aux idées, mais afin qu'elles servent d'aliment à la piété affective.
Saint François doit être considéré comme le génie inspirateur du mysticisme, c'est-à-dire des pénétrantes expressions de la piété dans l'art chrétien ; sous toutes les formes; mais le séraphin d'Assise n'a rien accompli dont on ne puisse dire que son saint ami, le chérubin d'Osma, n'y ait participé. Et c'est un des enfants de saint Dominique, Fra Angelico, qui portera le plus haut, dans, l'art chrétien, le sentiment mystique. Les églises des Dominicains le disputent, en Italie, à celles des Franciscains, pour l'accumulation des chefs-d’œuvres du moyen âge les plus fortement empreints de ce genre de beauté. Mais, pour peu que l'on ait égard aux nuances d'après lesquelles on peut apprécier le partage des dons de Dieu entre ces hommes qui les ont tous réunis jusqu'au sublime, on reconnaîtra cependant que le patrimoine de l'éloquence et du savoir étant laissé principalement à saint Dominique, celui de la poésie revient à saint François. Or, l'art n'est, à le bien prendre, qu'une forme de poésie, comme l'a si bien senti l'un de ses plus heureux interprètes.
Les élans de saint François ont fait ceux des artistes. Si Giotto a exécuté ses plus grands travaux chez les Franciscains , à Santa-Groce de Florence, dans la basilique même d'Assise, etc., c'est aussi aux alentours de ces collines bénies d'Assise, que la flamme des inspirations élevées et pures s'est le plus vivement propagée, de Cortone, où le Beato Angelico a laissé de nombreuses traces de sa résidence, à Pérouse, où Raphaël devait trouver son maître. C'est là qu'elle s'est le mieux soutenue dans l'école Ombrienne.
A Florence le naturalisme l'emporta plus tôt, nonobstant les efforts de Savonarole et l'empire qu'il exerça bien réellement sur les premiers artistes de cette Athènes du XVe siècle. On serait même tenté de croire, en voyant la marche des disciples qui lui restèrent fidèles, comme Baccio délia Porta, devenu Fra Bartolomeo, que ses réformes tendaient à préserver l'art des corruptions sensuelles et profanes qui l'envahissaient, plutôt qu'à le relever dans le sens du mysticisme.
Il est vrai que, mis à l'abri de ces envahissements, les artistes, imprégnés à l'avancé d'un système de compositions qui recevait principalement son application dans la prière, devaient en conserver les saveurs ; mais les peintres de cette catégorie, comme Lorenzo di Credi, redevables à l'ardent dominicain de leur persévérance, auraient-ils bien pu recevoir de lui seul leurs inspirations, si sereines et si calmes dans les saintes affections? Le Pérugin, quand il devint l'un de ses partisans enthousiastes, avait certainement déjà puisé à d'autres sources le caractère si original et si pénétrant qu'il sut leur imprimer. Mais, chose prodigieuse, un artiste dont les œuvres sont si admirablement chrétiennes n'en laisse pas moins planer des doutes terribles sur la sincérité de ses sentiments religieux. Si, comme on a lieu même de le craindre, il mourut en impie, il faut que, instrument de Dieu, il ait bien abusé, au dedans de lui-même, de ces dons précieux qu'il avait reçu la mission de répandre et qu'il répandit effectivement avec tant de succès.
M. Rio a cru pouvoir distinguer dans sa vie deux périodes : l'une, où il serait demeuré chrétien fidèle ; l'autre, où il n'aurait pas su résister à l'épreuve imposée à Sa foi par le supplice de Savonarole. Nous en croyons quelque chose ; mais il nous est impossible d'apercevoir en ce sens une ligne de partage correspondante dans ses œuvres et de constater dans les dernières l'absence des qualités éminentes qui respirent dans les premières. Il n'est pas toujours égal à lui-même, nous l'accordons; à le considérer de près, il vous arrivera de le trouver guindé là où il est obligé de feindre, faute de sentir. Rien de semblable chez le Beato Angelico : plus on pénètre dans ses œuvres, plus on les contemple, plus on reconnaît combien elles sont senties, combien elles répondent à toutes les fibres de l'âme la plus chrétienne.
Nous ne donnons pas cependant le pieux artiste comme ayant réuni tous les genres de supériorité. Comparé au Pérugin, il n'a pas son élan contemplatif; comparé à Giotto, il n'a pas son abondance épique, ni le jet de ses figures enlevées au ciel. Quanta Raphaël, il est au-dessus de toute comparaison, par l'élévation et l'étendue de son génie. Mais ce qu'il est loin d'avoir, dans ses meilleurs temps au même degré que le Beato Angelico, c'est l'expression pieuse dans sa profondeur et sa vérité telle que l'humble dominicain a su la rendre. Sous ce doux pinceau, elle apparaît non-seulement telle qu'on peut la rencontrer chez les saints sur la terre, mais telle qu'on peut l'imaginer dans le ciel. « Les saints qu'il a faits, dit Vasari, ressemblent plus à des saints que ceux d'aucun autre peintre » ; et, pour les faire aussi ressemblants, il fallait assurément qu'il fût saint lui-même.
Quant à la vérité d'imitation dans les formes et les contours, dans les attitudes et -les mouvements, chez les uns et chez les autres, elle suit en général la progression du temps. La placidité est plus dans le génie et le goût du XVe siècle que dans celui du XIVe, par ce seul fait, qu'il ambitionne plus de correction dans le dessin, et qu'il voit plus de difficulté à l'obtenir. On comprend par là même qu'il ait préféré les sujets paisibles, dans lesquels le XIVe siècle lui-même s'est montré placide. Car il en est peu de traités au XVe siècle qui n'aient des précédents dans cette époque plus inventive; et ces sujets seront pendant longtemps à peu près les mêmes, et pour les mystiques qui partent de là pour s'élever dans les régions les plus sublimes des affections chrétiennes, et pour les naturalistes, qui demandent leurs modèles et leurs inspirations à l'observation des hommes et des choses mises journellement sous leurs yeux.
Le pas était glissant dans les voies d'un progrès où l'imitation de la nature allait devenir le but principal. Envisagée comme moyen, l'observation des lois naturelles de l'imitation, pourvu qu'on sache choisir et régler toutes choses, eu égard aux sentiments et aux idées, n'a rien qui ne soit conforme à l'idéal de l'art le plus chrétien. Que les artistes les mieux inspirés aient cherché comme les autres à mettre à leur service la régularité des proportions, le relief des formes, le jeu exact des articulations, la vérité dans la perspective: rien de mieux, ils le devaient faire, et l'on ne prouvera jamais que, systématiquement, ils s'y soient refusés. Ils profitaient des études accomplies, des procédés acquis. Appliqués cependant à maintenir l'art chrétien dans son rôle fondamental de prédicateur, par le moyeu des yeux riches surtout des dons de l'âme, ils paraissent quelquefois plus lents que les autres à atteindre le niveau commun, quant aux progrès de l'art dans ses parties extérieures: c'est qu'ils ne partagent pas un enivrement qui va jusqu'à subordonner le but au moyen. Ils ne cèdent pas à la vogue passagère qui précipite dans un genre, uniquement parce qu'on le croit plus propre à faire valoir une conquête nouvelle. Ils ne cherchent pas l'occasion de faire des raccourcis, d'étaler des muscles; mais ils rendent leurs personnages dans les altitudes douces et placides où ils ont de bonnes raisons pour les maintenir, avec autant et plus de vérité que d'autres pourront en mettre dans la vivacité de certains mouvements : mouvements quelquefois aussi contraires à la réalité de l'action, qu'ils sont peu-en rapport avec l'immobilité du monument.
Ces considérations nous amènent à l'époque de transformation définitive où le naturalisme dans l'art et le mysticisme consommèrent leur séparation, l'un pour régner seul comme une brillante couronne de la civilisation moderne, l'autre pour aller attendre dans la région des anges le retour de jours meilleurs.
[1] On observera que sur notre planche la tête du Christ est trop petite : cela provient de la photographie d'après laquelle cette planche a été faite, et qui, étant mal venue en cette partie, elle n'a pas été suffisamment bien interprétée. Cette photographie rend au contraire le mélange de douleur et de la résignation de Marie avec une finesse que le burin n'a pas pu atteindre.