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L'Avènement du Grand Monarque

L'Avènement du Grand Monarque

Révéler la Mission divine et royale de la France à travers les textes anciens.

Publié le par Rhonan de Bar
Victoire de France par Jean-Marc Nattier.
Victoire de France par Jean-Marc Nattier.

Victoire de France est la quatrième fille de Louis XV et de Marie Leszczynska. Née le 11 mai 1733 à Versailles. Morte le 7 juin 1799 à Trieste (Italie).

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Publié le par Rhonan de Bar
Publié dans : #CHEVALERIE

HISTOIRE DE LA CHEVALERIE.

DEUXIÈME PARTIE.

COUP D'OEIL GÉNÉRAL SUR LA CHEVALERIE A SON ÉPOQUE DE COMPLÈTE FORMATION : CÉRÉMONIES, MOEURS, USAGES. (XIIIeSIÈCLE.)

CHAPITRE VII.

  1. La chevalerie complète. — II. Éducation chevaleresque : le page, l'écuyer. — III. Armement du chevalier. — IV. Devoirs du chevalier.

I.

La chevalerie est complète au 13ième siècle. Esprit religieux, tempéré par un généreux esprit d'humanité, esprit amoureux et galant, empire des dames, esprit de vaillance et de point d'honneur, rite, règle morale, fêtes, tournois, étiquette, romans de chevalerie, tout cela existe, est rassemblé, épanoui, et forme un ensemble brillant qui mérite véritablement le nom de chevalerie. Vous ne voyez plus le chevalier batailleur du 11ième siècle, homme grossier, sans principe moral et sans culture extérieure. Vous ne voyez plus le chevalier féroce de la première croisade, sans autres sentiments que celui de sa force et celui d'une piété farouche et haineuse. Vous ne voyez plus le chevalier troubadour, galant, impie, ne faisant que l'amour, chantant, courant le monde.

Toutes ces figures, qui ont passé successivement sous nos yeux, se sont rapprochées, touchées, confondues, comme dans un songe, et transformées en une figure nouvelle, le chevalier du 13ième siècle, le chevalier complet. Car c'est ainsi que les choses humaines changent à chaque instant d'aspect et composent incessamment des types plus parfaits.

Il faut donc s'arrêter au 13ième siècle pour examiner la chevalerie, et parce qu'elle est complète alors, et parce qu'elle commence à s'altérer ensuite. Bientôt elle va s'imiter elle-même, se raffiner à dessein, tomber dans l'affectation et l'extravagance. Certes, elle sera grande et sérieuse jusqu'à la fin avec les hommes sérieux ; mais trop de fois elle deviendra jeu, spectacle, fantaisie bizarre. C'est le sort de tout ce qui végète en ce monde où tout végète, plantes, animaux, hommes, sociétés, moeurs, institutions, de n'arriver à la maturité que pour passer bientôt à la décomposition, de naître et mourir sans cesse.

II.

Il faut bien se figurer que les chevaliers étaient l'aristocratie au moyen âge; Il fallait, au 13ième siècle, quatre quartiers de noblesse pour être fait chevalier ; plus tard on fut moins exigeant. Il n'y avait point de rapport entre les titres féodaux et le titre de chevalier. Les premiers marquaient une puissance politique, le second une simple dignité militaire et sociale. Les ducs, les comtes, tous les possesseurs de fiefs, tous les riches hommes, comme on les appelait, recherchaient et acquéraient la chevalerie ; les cadets, les déshérités de la noblesse féodale l'obtenaient également. Elle rassemblait sous le même nom les puissants et les faibles, les riches et les pauvres, et mettait de l'égalité au moins dans l'aristocratie.

Le chevalier n'était pas seulement un soldat : c'était un gentilhomme qui tenait son rang dans le camp et dans le château, dans les combats et dans les fêtes, en face de l'ennemi et auprès des dames.

C'était à la fois l'aristocratie de l'armée et la haute société du monde féodal. Il était plus encore : un protecteur du faible, de la religion, un gardien de la paix publique. On verra un peu plus loin toute l'étendue de ses obligations.

L'éducation chevaleresque devait donc former à la fois un soldat, un galant homme et, si je l'ose dire, un magistrat. Nous formons dans nos lycées des hommes plus éclairés et plus instruits; nous n'y formons ni des hommes de société ni des hommes de guerre. L'éducation chevaleresque avait une tâche plus vaste.

Elle ne séquestrait pas l'enfant. A peine retiré des mains des femmes à l'âge de sept ans, et confié à celles des hommes, il devenait page et commençait parla pratique même son éducation. Il servait à table, versait à boire, exerçait ainsi ses mains à l'adresse, son corps aux mouvements gracieux et aux bonnes manières, ses lèvres à l'aisance, à l'agrément, à la convenance parfaite du langage, son esprit à l'attention, à l'empressement de rendre service. Attaché à quelque personnage de distinction, homme ou femme, il accompagnait son maître ou sa maîtresse, portait leurs messages. Qu'on ne dise point que c'était une éducation de laquais. Cette domesticité de noble à noble n'avait rien d'humiliant. Le jeune page était comme en famille ; c'était comme s'il eût servi son père ou quelqu'un des siens. D'ailleurs on ne bornait point là son éducation. On prenait grand soin de lui enseigner la décence, les bonnes moeurs, le respect de la chevalerie et des preux, l'amour de Dieu et des dames.

Des simulacres enfantins des tournois le préparaient aux luttes sérieuses d'un âge plus avancé. Il passait ainsi sept années, attendant avec impatience ses quatorze ans pour sortir de pages et porter le beau nom d'écuyer.

Devenir écuyer, c'était en quelque sorte devenir homme. C'était la toge, comme disait Tacite de la framée des jeunes Germains. L'écuyer recevait l'épée : c'était son insigne. On ne lui mettait pas entre les mains de quoi donner la mort sans lui faire comprendre par une certaine solennité l'usage sérieux qu'il en devait faire. Son père et sa mère, cierge en main, le conduisaient à l'autel. Le prêtre y prenait l'épée et la ceinture, les bénissait et les attachait au côté du jeune homme.

L'écuyer débutait par des services peu différents de ceux du page; c'étaient les services de la salle à manger et du salon. Il était écuyer tranchant, comme Joinville qui, dans sa jeunesse, à la cour de saint Louis, tranchait devant le roi de Navarre; ou bien écuyer d'échansonnerie, de paneterie ; ou bien il était chargé de dresser les tables, de donner à laver à la fin du repas, d'enlever les tables, de préparer la salle pour le bal, de faire les honneurs. Ici l'écuyer était à la fois acteur et serviteur.

Il dansait avec les demoiselles de la suite des hautes dames, et, dès que la fatigue suspendait la danse, il courait chercher les rafraîchissements.

Aujourd'hui un cavalier fait quelques pas pour enlever sur le plateau qui circule une glace qu'il apporte à sa danseuse. L'écuyer faisait bien davantage. C'était lui-même qui portait par toute la salle les épices, les dragées, les confitures, le vin au miel qu'on appelait claré, le piment, le vin cuit, l'hypocras, enfin tous les toniques rafraîchissements dont nos pères faisaient usage. Je pense que ces rafraîchissements pouvaient avoir un peu plus de saveur présentés par un jeune et bel écuyer que par un domestique, et ce n'était peut-être pas l'épisode le moins piquant du bal. Un service supérieur à celui-là, et plus noble dans l'opinion du temps, était celui de l'écurie. Des écuyers habiles et éprouvés tenaient école et enseignaient aux écuyers plus jeunes l'art de soigner et de dresser les chevaux. Cet art était fort important.

Dans les tournois, dans les combats singuliers, la plus légère faute du cheval pouvait compromettre toute la justesse du coup de lance et toute l'adresse du cavalier.

L'écuyer entretenait les armes de son maître en bon et bel état, lui tenait l'étrier quand il montait à cheval, portait les diverses pièces de son armure, menait derrière lui les chevaux de bataille ou de rechange. Un chevalier n'avait pas toujours le corps chargé de sa lourde armure. Il la quittait ordinairement quand il entrait dans une église ou dans une noble maison. Souvent même il se rendait au combat avec un simple chaperon sur la tête et son seul haubergeon sur le corps. Ses écuyers portaient derrière lui, l'un son heaume, l'autre son écu, d'autres ses brassards, ses gantelets, sa lance, son pennon, son épée : arrivés en présence de l'ennemi, tous se réunissaient autour de lui, lui ajustaient les diverses pièces de son armure et lui mettaient en main les armes offensives.

Ils ne le quittaient pas dans le combat, tenaient tout prêts derrière lui un cheval frais, de nouvelles armes, l'aidaient à se relever s'il tombait, paraient les coups dont il était menacé.

Après ces divers services, l'écuyer arrivait enfin à celui qui était le plus estimé de tous, parce qu'il le rapprochait plus intimement de la personne même du seigneur ; et mieux valait, ce semble, soigner le seigneur que soigner ses chevaux. L'écuyer de corps était appelé écuyer d'honneur. Il accompagnait son maître dans sa chambre, l'habillait et le déshabillait. Au combat il portait sa bannière et poussait son cri de guerre. J'ai dit son maître, et maître était le mot consacré. C'était une domesticité dérivée des moeurs de la Germanie et changée par le changement des moeurs. Le compagnon rie déshabillait point son chef, qui ne quittait guère ses vêtements grossiers, et ne le couchait pas, faute de lit. Mais de la forêt germaine au luxueux château seigneurial du 13ième siècle, la distance était grande : le moyen âge était fort bien couché. Il inventa les grands, hauts, larges et bons lits qu'on ne voit plus que dans les musées. Pour les vêtements, ils étaient encore amples au temps de saint Louis; mais, cinquante ans plus tard, ils devinrent si justes et si compliqués qu'il était bon d'être aidé pour s'en défaire ou pour les mettre. Et qui eût voulu laisser aux valets le soin délicat de la personne du seigneur? On a vu se conserver jusque dans les cours modernes cette domesticité de la noblesse, mais avec d'autant plus de servilité que les mœurs s'en éloignaient davantage.

L'écuyer de quatorze ans, tout fier de porter l'épée encore lourde pour sa main, n'était qu'un apprenti. Mais l'écuyer de corps était accompli; il ne lui restait plus qu'à voyager pour compléter l'éducation chevaleresque. Permission obtenue, il se rendait dans les cours des pays éloignés, attentif à suivre partout les tournois, à observer les armes, les manières de combattre, les usages. C'était une étude sérieuse. L'écuyer diligent prenait des notes sur ses tablettes. Après cela, le noviciat de la chevalerie était terminé pour lui : les chevaliers le considéraient presque à l'égal d'un d'entre eux. Il était digne de devenir chevalier lui-même. Mais souvent il éloignait volontairement cet honneur, soit à cause de la dépense, soit pour attendre quelque occasion solennelle ; les plus pieux ne se croyaient pas dignes avant d'avoir combattu les infidèles; quelques-uns, conscience ou timidité, redoutaient d'aborder un rôle plus difficile que celui d'écuyer : car, comme dit un vieux livre de chevalerie, « vaut mieux être bon écuyer que un pauvre chevalier. »

III.

Sept ans poupon, sept ans page, sept ans écuyer, et le jeune noble était majeur; le bourgeois, à quatorze ans. Cette grande différence montre combien la profession de chevalier était jugée exiger plus de force et de sens que les humbles professions du peuple. On pouvait donc devenir chevalier à vingt et un ans. On vit dès l'origine quelques rares exceptions, et des chevaliers de dix-sept ou même de quinze ans; c'est qu'un développement précoce du corps et de l'esprit, peut-être quelques actions héroïques, les en rendaient dignes.

Dans la décadence de la chevalerie, on fit sans aucune raison des chevaliers de huit ans. Quant aux souverains et aux princes du sang, on pense bien qu'ils n'avaient que la peine de naître : ceux-là gagnaient la chevalerie sur les fonts de baptême. On faisait toucher à la petite main du petit être inerte une épée nue, et voilà un chevalier. Du Guesclin fit ainsi chevalier le duc d'Orléans, frère de Charles VI.

C'était une belle cérémonie que l'ordination d'un chevalier. A celle-là était réservé tout l'éclat, toute la pompe; à celle-là tout l'appareil, toute la minutie des rites, toute la rigueur des préceptes. L'Église ne consacrait pas seule le chevalier, comme l'écuyer; mais elle avait les prémices de cette consécration. La prise d'armes du chevalier commençait comme une prise de froc monacal. Par cette intervention dans un acte aussi important, l'Église se flattait de dominer l'esprit de la société militaire.

On doit reconnaître que, si elle cessa bientôt de le dominer, elle avait contribué beaucoup à l'élever.

Voici le postulant, un beau jeune homme, dans la force de l'âge, vigoureux, en belle chair et bonne santé. Il faut mortifier un peu cette chair : d'abord des jeûnes rigoureux, des nuits passées en prière dans la vaste et sombre église, ou dans la chapelle du château, en compagnie de ses parrains et d'un prêtre : c'est la veille des armes. Là son esprit se recueille, s'isole du monde, se prépare aux pensées sérieuses. Après cette retraite et cette pénitence, il se confesse, il communie. La purification des sacrements ne suffit point, on veut encore y ajouter des symboles visibles de pureté ; on lui fait prendre un bain, on le revêt d'habits blancs : double toilette du corps et de l'âme. Mortifié, confessé, lavé, voilà, ce semble, les espiègleries du page ou les méfaits de l'écuyer suffisamment effacés. Il est bon maintenant de lui renouveler un peu son catéchisme, car il faut que le chevalier sache bien ses devoirs de chrétien et qu'il ait présents à l'esprit les dogmes qu'il doit défendre. On ne lui épargne point les sermons, on lui explique les principaux articles de la foi et de la morale chrétienne. Après cela la préparation est complète : il prend son épée, la pend à son cou, se rend à l'église, et se présente à l'autel après la messe chantée; le prêtre célébrant prend l'épée, l'épée déjà bénie autrefois quand l'écuyer la reçut : mais depuis, qui sait les péchés qu'elle a commis ? il la bénit encore et la lui rend.

Le postulant a fini avec l'Église; maintenant c'est à la société laïque et militaire qu'il va demander une autre consécration. Le seigneur, assis dans sa chaire, l'attend, en grande réunion, soit dans l'église, soit dans la cour ou la grande salle du château. Le postulant le va trouver à pas lents et graves, les mains jointes, l'attitude recueillie, l'épée toujours pendue au cou. Arrivé devant le seigneur, il s'agenouille. « A quelle intention, lui demande

celui-ci, souhaitez-vous d'obtenir la chevalerie ? Si c'était pour être riche, vous reposer et vous faire honneur à vous-même plutôt qu'à la chevalerie, vous en seriez indigne et seriez à l'ordre de la chevalerie ce que le clerc simoniaque est à la prélature. » Il répond qu'il ne cherche ni la richesse, ni le repos, ni un vain éclat, mais qu'il travaillera à honorer la chevalerie. On lui lit un Serment en vingt-six articles, il les jure, et le seigneur lui accorde la chevalerie. Aussitôt un chevalier, plusieurs même s'approchent de lui. Ils lui attachent les éperons, en commençant par la gauche, ils lui passent le haubert, lui ajustent la cuirasse, les brassards, les gantelets, enfin lui ceignent l'épée.

Il se laisse faire, toujours à genoux, levant vers le ciel ses mains et ses yeux corporels et spirituels.

Alors le seigneur se lève de son siège et, prononçant ces paroles : « Au nom de Dieu, de saint Michel et de saint Georges, je te fais chevalier, » il lui donne trois coups du plat de son épée sur les épaules ou sur le cou. C'est la colée ou accolade. Quelquefois un léger coup de la paume de la main sur la joue remplaçait le coup de l'épée : c'était la paulmée. Les paroles pouvaient varier aussi, et le postulant désigner le saint de sa dévotion particulière.

Par la vertu de l'accolade, le chevalier est créé, adoubé (adopté). On lui donne le heaume, l'écu, la lance, qu'il peut porter désormais, et on lui amène son cheval. Il s'y élance et le fait caracoler avec la joie naïve de ce jeune héros de roman qu'Alexandre vient d'armer chevalier. « Adonc regarde haut et bas, et lui est advis que c'est belle chose d'un homme quand il est armé. Il prend son heaume, son écu, saute sur son cheval, se dresse et s'affermit sur ses étriers, se rassemble dans ses armes et se met à brandir sa lance autour de sa tête, souhaitant de tout son coeur d'avoir quelqu'un avec qui jouter. » -

Après avoir témoigné sa joie et son orgueil par une brillante parade, le nouveau chevalier doit chevaucher parmi la ville, se montrer à tous, pour que chacun sache qu'il est chevalier et désormais obligé de défendre et maintenir l'honneur de la chevalerie.

La cérémonie tout à fait achevée, les fêtes commencent à la cour du seigneur ; grands festins, joutes, tournois, tous les divertissements des fêtes de chevalerie ; grande distribution de présents : le seigneur ne s'y doit point épargner : riches robes, manteaux fourrés, armes, joyaux, tout le monde, chevaliers et écuyers conviés à la fête, se pare de ses largesses. Le nouveau chevalier aussi serait honni s'il ne se montrait pas en ce jour aussi généreux qu'il peut l'être. Il doit bien faire des cadeaux, lui qui vient de recevoir le magnifique cadeau de la chevalerie.

L'ordination du chevalier était à elle seule le sujet d'une fête brillante. Mais ordinairement elle recevait encore un bien plus grand éclat de la circonstance solennelle que le futur chevalier avait soin de choisir. C'était quelque grande fête de l'Église, surtout la Pentecôte, quelque grande solennité de la cour, publication de paix ou trêve, sacre ou couronnement des rois, naissance, baptême, fiançailles, mariages des princes ; on choisissait encore volontiers le jour où quelque prince recevait la chevalerie. Philippe, fils de Philippe le Bel, fit chevalier, à la Pentecôte, ses trois fils, et ceux-ci firent aussitôt quatre cents chevaliers. Ce fut une grande fête, comme on le pense bien, et par la solennité religieuse, et par la qualité des trois principaux impétrants, et par le nombre des autres. Le chevalier aimait à dater sa chevalerie de quelque journée importante. C'est pour la même raison qu'on faisait beaucoup de chevaliers sur les champs de bataille.

Là toute la cérémonie se bornait à l'accolade. On en fit quatre cent soixante-sept avant celle de Rosebecque, cinq cents avant celle d'Azincourt. Mais je ne crois pas que cet usage ou au moins cette prodigalité se rencontre au 13ième siècle. Il y avait quelques inconvénients à faire des chevaliers avant la bataille. Deux armées se trouvèrent un jour en présence. Le combat étant retardé, on fit par passetemps des chevaliers ; puis le combat n'eut pas lieu et l'on se sépara sans avoir fait autre chose. Un lièvre passa devant le front de l'armée française : les chevaliers de ce jour furent appelés chevaliers du lièvre. Brantôme, au 16ième siècle, était aussi d'avis qu'il valait mieux donner la chevalerie après qu'avant le combat ; car tel recevait alors l'accolade qui ensuite « s'enfuyait à bon escient de la bataille.... et voilà une chevalerie et une accolade bien employées. »

IV.

Le bruit des fêtes dissipé, le chevalier se trouvait en présence de ses devoirs : Chevaliers en ce monde-cy Ne peuvent vivre sans soucy.

C'était une sorte de magistrature publique dont on venait de l'investir, et même une sorte de sacerdoce. Les écrivains ecclésiastiques qui ont écrit sur la chevalerie aiment à comparer l'ordre de la chevalerie avec celui de la prêtrise, les ornements du prêtre à l'autel avec les armes du chevalier. Ils comparent aussi la société à un corps dont l'Église est la tête, les chevaliers les bras, et les artisans les membres inférieurs. Les bras doivent défendre la tête, d'où ils tirent leur influence, et les membres inférieurs, qui leur donnent la nourriture.

A la messe, pendant l'évangile, le chevalier tenait son épée nue, la pointe en haut, prêt à défendre par le fer le livre et la doctrine. Ces mêmes écrivains exigent des chevaliers sept Vertus dont trois théologales : foi, espérance et charité, et quatre cardinales : justice, prudence, force et tempérance. Un romancier plus mondain exige à son tour largesse et courtoisie : pour lui ce sont les vertus principales, les deux ailes de la chevalerie.

Voici quelques vers d'Eustache Deschamps, poète du 14ième siècle, qui résument avec concision tous les devoirs de la chevalerie :

Vous qui voulez l'ordre de chevalier,

Il vous convient mener nouvelle vie,

Dévotement en oraison veiller,

Péché fuir, orgueil et vilainie ;

L'Église devez défendre,

La veuve, aussi l'orphelin entreprendre (protéger) ;

Être hardis et le peuple garder,

Prud'hommes loyaux, sans rien de l'autrui prendre :

Ainsi se doit chevalier gouverner.

Humble coeur ait, toujours doit travailler

Et poursuivre faits de chevalerie,

Guerre loyale ; être grand voyagier,

Tournois suivre, et jouter pour sa mie.

Il doit à tout honneur tendre

Pour qu'on ne puisse en lui blâme reprendre,

Ni lâcheté en ses oeuvres trouver ;

Et entre tous se doit tenir le moindre :

Ainsi se doit chevalier gouverner.

Il doit aimer son seigneur droiturier,

Et dessus tout garder sa seigneurie;

Largesse avoir, •être vrai justicier;

Des prud'hommes suivre la compagnie,

Leurs dits ouïr et apprendre,

Et des vaillants les prouesses comprendre,

Afin qu'il puisse les grands faits achever,

Comme jadis fit le roi Alexandre :

Ainsi se doit chevalier gouverner.

Admirables commandements de la chevalerie ! Honneur à ce vieux et mâle langage dont chaque vers trace un devoir, non pas seulement d'honnêteté, mais de vertu militante et infatigable, de protection des faibles, de recherche constante de l'honneur et de la gloire légitime, de noble galanterie, de libéralité, de modestie, de loyauté, de fidélité, d'étude des bonnes moeurs, d'empressement à s'instruire. C'est dans ce moule que furent jetées ces vieilles maximes héroïques dont l'accent retentit encore trois siècles plus tard dans le grand écho de Corneille :

Fais ce que dois, advienne que pourra.

Et cette autre, à la fois de loyauté dans le combat et de modestie dans la victoire :

Un chevalier, n'en doutez pas,

Doit férir haut et parler bas.

Et cet admirable cri des hérauts d'armes dans les tournois en l'honneur des vainqueurs :

Honneur aux fils des preux !

Non pas honneur aux preux! car, dit un vieux livre, « nul chevalier ne peut être jugé preux si ce n'est après le trépassement. Nul n'est si bon chevalier au monde qu'il ne puisse faire une faute, voire si grande, que tous les biens qu'il aura faits devant seront annihilés. »

Preux était un noble adjectif ; le preux n'était pas seulement le vaillant, c'était celui qui remplissait tous les devoirs de la chevalerie.

C'est par cette belle règle de conduite et ces principes élevés que se formèrent ces types de chevaliers dont la France s'est honorée depuis le 13ième siècle jusqu'au 16ième.

On est émerveillé de voir apparaître une telle beauté morale au milieu de la barbarie féodale. Qui donc dompta et adoucit le féroce batailleur? Qui, de la belle féodale, fit un chevalier? Deux grandes puissances du temps : l'Église et les dames. Nous avons assez parlé de l'Église; parlons des dames.

CHAPITRE VIII

Les dames. — L'amour. — Le mieux de tout bien.

Les femmes, qu'on appelle la plus belle moitié du genre humain, ont toujours obtenu l'amour, quelquefois l'obéissance des hommes. La dure antiquité païenne ne s'était guère laissé séduire. Elle avait joui de la femme par le droit du plus fort, sans lui rien céder. La bonté d'âme des peuples germaniques, la douceur de l'Évangile, un état politique différent, ouvrirent à la pauvre opprimée une carrière qu'elle parcourut bientôt en triomphe.

La loi salique est la seule des lois barbares qui exclue la femme de quelque partie de l'héritage paternel. On en a fait, une très-fausse application au trône de France. Dans tous les autres codes barbares, la fille succède, à défaut des fils, à tous les biens paternels. Quand ces biens, avec le régime féodal, devinrent des fiefs, l'héritière reçut avec la terre les titres, la puissance militaire, les droits de justice. De telles héritières étaient respectées

comme une puissance et courtisées comme une fortune. Éléonore de Guyenne épousa le roi de France et le roi d'Angleterre. Elle aurait épousé, si elle eût voulu, tous les rois de l'Europe. Les Sarrasins s'étonnèrent quand leur prisonnier, Louis IX, traitant pour sa rançon, leur demanda d'écrire d'abord à la reine. Il leur dit que c'était bien raison qu'il fît ainsi, puisqu'elle était « sa dame et sa compagne. »

Héritière féodale, châtelaine, compagne et égale du seigneur, associée à son existence et à ses titres, duchesse s'il était duc, comtesse s'il était comte, et même chevaleresse (equitissa, militissa) s'il était simplement chevalier, la femme tenait un noble rang dans la société féodale.

Elle obtint de bonne heure davantage : sa faiblesse gracieuse lui valut une déférence qu'on est assez surpris de trouver d'abord dans les cloîtres.

A Fontevrault, plus tard au Paraclet, et dans la plupart des lieux où se trouvèrent réunis un couvent d'hommes et un couvent de femmes, les femmes avaient la supériorité sur les hommes, et l'abbesse sur l'abbé, au moins pour les choses temporelles. La charte de Bigorre, dès 1097, favorisait une dame autant qu'une église ou un monastère : celui qui se réfugiait auprès d'elle était en sûreté pour sa personne, à la condition de restituer le dommage.

Cette nouvelle situation de la femme rendit l'amour de l'homme plus respectueux; le mysticisme chrétien le rendit plus idéal. C'est au commencement du 12ième siècle qu'Héloïse et Abélard s'aimèrent. Tout le monde sait comment ils s'aimèrent, avec quel dévouement audacieux, avec quelle délicatesse profonde et quelle rare noblesse de sentiments. Abélard offre à Héloïse la réparation du mariage : Héloïse la refuse. Elle veut demeurer amante et non devenir épouse, afin que son amour soit toujours un libre don de son âme, et non une nécessité de l'union conjugale. Ce désintéressement étrange, ce sacrifice suprême, c'est l'héroïsme de l'amour féminin. A cette hauteur, On est dans le sublime. On est tout surpris de voir jusqu'où atteignit le plus délicat des sentiments humains au commencement du XII° siècle, en ces temps barbares. Héloïse et Abélard n'appartiennent point, il est vrai, au monde chevaleresque; ils vivent à l'ombre de l'église et du cloître, dans les travaux les plus purs de la pensée. Mais ces deux mondes, celui qui méditait et celui qui combattait, n'étaient pas si complétement séparés. Abélard, sans aller plus loin, n'était-il pas, par sa naissance, noble et destiné à porter les armes, si son grand esprit n'eût dédaigné ce métier brutal ? Il était l'aîné de sa famille ; il se fit le cadet, et il se jeta dans ces superbes luttes de la parole - et de la pensée, si supérieures aux combats de la lance et de l'épée.

L'amour, animé d'une tendresse si sublime dans l'obscure retraite des bords de la Seine, s'inspirait, à la même époque, dans le monde chevaleresque et brillant du midi de la France, des plus nobles pensées. Les troubadours l'ennoblirent en le chantant. Ils ne le représentèrent pas seulement comme un plaisir, mais comme le ressort de l'âme et le mobile des belles actions. « Quiconque veut aimer, disait déjà Guillaume de Poitiers, doit

être prêt à servir tout le monde ; il doit savoir faire de nobles actions et se garder de parler bassement en cour. » Cette théorie se répandit et se compléta.

Un siècle après, Raimbaud de Vaqueiras l'exprimait admirablement par ses vers et par toute sa vie.

Ce troubadour, né près d'Orange en Provence, était fils d'un vieux chevalier pauvre et idiot ; il laissa le triste héritage paternel, et se lança à la cour brillante de Boniface, marquis de Montferrat.

Il y fut fait chevalier. Bientôt il s'éprit de la soeur du marquis. Elle n'était pas mariée et, portait ce nom de Béatrix, si commun dans ces contrées, mais depuis environné par Dante des rayons de la gloire céleste. Raimbaud célébrait sa Béatrix dans de tendres chants; il l'appelait, par quelque allusion que j'ignore, son beau chevalier.

Pourtant il n'osait lui avouer son amour. Il imagina d'explorer, par une voie détournée, l'esprit de la princesse, et de chercher à reconnaître d'avance l'accueil qu'il en pouvait espérer. Il lui de manda un entretien, des conseils dans une situation difficile. Quand ils furent seuls, il lui confia qu'il aimait une grande dame de la cour, une sévère beauté, qui le tenait, sans le savoir, dans une dure souffrance; car il n'avait pas encore osé lui parler, et pourtant il se sentait mourir. Que devait-il faire? Parler, et affronter une réponse redoutable, ou se taire, et mourir dans le silence?

« Bien convient-il, Raimbaud, lui répondit Béatrix d'une voix douce et rassurante, que tout fidèle ami qui aime une noble dame craigne de lui montrer son amour. Mais plutôt que de mourir, je lui conseille de parler et de prier la dame de le prendre pour serviteur et pour ami. Et je vous assure bien que, si elle est sage et courtoise, elle ne tiendra pas la demande à mal ni à déshonneur, et qu'au contraire elle n'en estimera que davantage celui qui l'aura faite. Je vous conseille donc de dire à la dame que vous aimez ce que ressent votre cœur, et le désir que vous avez d'elle, et de la prier de vous prendre pour son chevalier. Tel que vous êtes, il n'y a dame au monde qui ne vous retînt volontiers pour chevalier et pour serviteur. »

Béatrix parlait pour elle-même, et le savait bien.

Fidèle à sa promesse indirecte, elle adopta Raimbaud pour son chevalier. Cette union de coeur, si gracieusement nouée, ne dura pas : je ne sais à qui fui la faute, mais Raimbaud fut inconsolable.

Un regret mélancolique anime toutes ses chansons, et les dernières de sa vie parlent encore de son beau chevalier. Il choisit bien d'abord une autre dame : elle fut infidèle au bout d'un an ! Ainsi maltraité par l'amour, un chevalier n'était qu'un matelot sans étoile. Raimbaud chercha des distractions, un but, dans les travaux de la vie chevaleresque. « Ma dame et mon amour ont beau m'avoir faussé leur foi et mis à leur ban, s'écrie-t-il, ne croyez pas que je renonce aux entreprises glorieuses et que j'en laisse déchoir mon honneur. Galoper, trotter, sauter, courir, les veilles, les peines et les fatigues, vont être désormais mon passe-temps. Armé de bois, de fer, d'acier, je braverai chaleur et froidure; les forêts et les sentiers seront ma demeure ; les sirventes et les descorts mes chants d'amour, et je maintiendrai les faibles contre les forts. Néanmoins.... « Oh! la chose difficile en chevalerie que de se passer d'amour! Raimbaud ne peut se faire à cette idée qui le tourmente sans relâche. « Néanmoins.... ce serait un honneur pour moi de trouver une noble dame", belle, avenante et de haut prix, qui ne se fit pas un plaisir de mon mal, qui ne fût point volage, ni crédule aux médisants, et ne se fît pas prier trop longtemps; je m'accorderais volontiers à l'aimer, s'il lui plaisait... » Entendez-vous ses griefs discrètement exprimés? Mais il triomphe enfin, il brusque, il rompt avec l'amour. « Ma raison surmonte enfin la folie qui m'a possédé tout un an, pour une infidèle de coeur

bas. La gloire me plaît tant qu'elle suffit pour me donner de la joie et dissiper mon chagrin en dépit d'amour, de ma dame et de mon faible coeur : je suis affranchi de tous les trois, et j'apprendrai à noblement agir sans eux. J'apprendrai à bien servir en guerre, parmi les empereurs et les rois, à faire parler de ma bravoure, à bien faire de la lance et de l'épée. Vers Montferrat, vers Forcalquier, je vivrai de guerre, comme un chef de bande. Puisqu'il ne me revient aucun bien de l'amour, je m'en dégage, et que le tort en soit à lui. » A la profondeur des regrets et du dépit du chevalier, mesurez celle de sa déchéance, telle qu'il la ressentait dans son âme. Renoncer à l'amour!... c'est sagesse, disent à leurs fils les pères vénérables. O anciens de ce temps-ci, vous ne l'entendez point comme les anciens de ce temps-là ! Renoncer à l'amour, pour tout chevalier, vieux comme jeune, c'était folie, et la sagesse était dans l'amour.

Qui ne sait que l'homme trouve toujours une théorie prêle pour se justifier? Ainsi fait Raimbaud.

Il imagine un paradoxe, oui, un paradoxe antichevaleresque, et le voici : « Un homme peut bien, s'il veut s'en donner la peine, être heureux et monter en prix, sans amour : il n'a qu'à se garder de bassesse et mettre tout son pouvoir à bien faire. »

Mais il sent si bien la témérité, la fausseté de ce qu'il avance, qu'il y revient aussitôt et confesse enfin la vertu de l'amour dans cette strophe remarquable : «Toutefois, si je renonce à l'amour, je renonce, je le sais, au mieux de tout bien. L'amour améliore les meilleurs et peut donner de la valeur aux plus mauvais. D'un lâche, il peut faire un brave; d'un grossier, un homme gracieux et courtois ; il fait monter maint pauvre en puissance. »

Jeté dans la quatrième croisade, à la suite du marquis de Montferrat, qui devint roi de Thessalonique, comblé par lui de terres et de richesses, il se sentait toujours chevalier imparfait, parce qu'il n'avait, plus d'amour. Il voyait bien chaque jour de belles armures, de bons hommes d'armes, des machines de guerre, des combats, des sièges ; il entendait crouler tours et murailles ; il courait par tout sur son beau destrier,- en belle armure, cherchant combats et prouesses et s'avançant en pouvoir et en honneur: mais tout cela n'était rien.

« C'en est fait; j'ai perdu mon beau chevalier! Ah! je me sentais bien plus puissant quand j'aimais et j'étais aimé, quand mon coeur était exalté d'amour! »

Veut-on savoir comment finit le désolé Raimbaud ?

Il fut tué dans un combat contre les Turcs ou les Bulgares, et termina sa triste existence bien loin des lieux où avait commencé son malheur.

On ne saurait trouver ailleurs une plus parfaite expression des sentiments de la chevalerie sur l'amour. L'antiquité, par ses traditions, ses poètes, avait méprisé l'amour de la femme, comme la femme elle-même. Hercule, aux pieds d'Omphale, prend la quenouille; Pâris, le ravisseur d'Hélène, n'est qu'un homme de peu de valeur ; Énée ne s'arrête au rivage de Carthage que par une malédiction de Junon. Même dans l'histoire, le sort d'Antoine et de Cléopâtre était devenu comme un apologue qui prouvait les funestes effets de l'amour sur la vertu de l'homme. L'homme, en aimant la femme, devenait femme, perdait sa virilité et sa vertu. Et voici maintenant que le moyen âge honore l'amour de la femme comme la femme elle-même. Cet amour devient un sentiment qui ennoblit l'homme au lieu de l'avilir, le transforme en bien, le transfigure par une sorte de magie, exalte et élève ses forces au-dessus de l'ordinaire. Sans l'amour, il n'est ni méchant ni bon, il n'est rien; il est comme mort. L'amour le conduit au mieux de tout bien, suivant la belle expression du poète, l'anime du feu sacré et de cette noble exaltation que les Provençaux appelaient le joy ; on disait qu'un chevalier devait être joyeux, c'est-à-dire exalté, héroïque. Le joy est le

masculin de la gioia, la joie, la gaieté, qui est aussi un épanouissement de l'âme. « J'entends par joie, dit Spinoza, une passion par laquelle l'âme passe à une perfection plus grande, et par tristesse une passion par laquelle l'âme passe à une moindre perfection. » Voilà les troubadours d'accord avec le plus rigoureux des philosophes.

CHAPITRE IX.

De la pureté de l'amour chevaleresque.

Cet amour, père des nobles actions, devait, selon les bonnes règles de la chevalerie, demeurer un amour pur. Ce n'était autre chose qu'une vassalité, un hommage à la manière féodale. Seulement le suzerain était une femme ; les titres de suzeraineté, la beauté et la grâce; le fief, l'amour; et les services, des actes d'héroïsme et de courtoisie. La cérémonie de cet hommage était tout à fait semblable à celle de l'hommage féodal. Le chevalier se mettait à genoux devant sa dame, plaçait ses mains dans les siennes, et se déclarait ainsi son chevalier; elle, de son côté, s'avouait la dame du chevalier et lui donnait son amour. Quelquefois aussi l'amour chevaleresque prenait la forme, non moins chaste, d'un voeu monastique. Au milieu du 13ième siècle, cent chevaliers se tonsurèrent pour la comtesse de Rodez.

Le chevalier exigeant n'entend rien à l'amour, si j'en crois un troubadour. Ce n'est plus amour, ce qui tourne à la réalité. C'est assez qu'un ami ait de sa dame anneaux et cordons, il doit s'estimer l'égal du roi de Castille. Belle théorie, beau troubadour ! L'avez-vous bien pratiquée ? Je ne le pense pas, car vous avez composé, ou, si ce n'est vous, c'est quelqu'un des vôtres, certain chant bien joli, mais d'un usage bien profane. Quand un chevalier passe la nuit dans les bras de sa maîtresse, il laisse au pied de la tour un ami dévoué qui guette la venue du jour et lui chante l’aubade à la première aube. L'ami veille au pied de la tour et prie Dieu et le fils de Marie de protéger son compagnon en adultère : «Roi de gloire, vraie lumière, Dieu puissant, secourez, s'il vous plaît, fidèlement mon compagnon; je ne l'ai pas vu depuis la nuit tombée, et voici bientôt l'aube. Beau compagnon, dormez-vous encore? C'est assez dormir.... J'ai vu, grande et claire à l'orient, l'étoile qui amène le jour. J'entends gazouiller l'oiseau qui va cherchant le jour par le bocage et j'ai peur que le jaloux ne vous surprenne, car voici bientôt l'aube. Beau compagnon, mettez la tête à la petite fenêtre, regardez le ciel et les étoiles qui s'effacent.... » Longtemps le guetteur chante en vain. Enfin il est entendu, et une douce voix murmure dans le silence : « Ah ! plût à Dieu que la nuit n'eût pas de fin, et que la guette ne vît ni jour ni aube! mon ami ne s'éloignerait pas de moi. O Dieu! ô Dieu! que l'aube vient vite! Beau doux ami, encore un jeu d'amour dans ce jardin où chantent les oiseaux !... 0 Dieu ! ô Dieu! que l'aube vient vite! »

CHAPITRE X.

L'amour chevaleresque et le mariage.

Amour et mariage étaient considérés comme deux choses, non-seulement distinctes, mais contradictoires. Le mari qui eût voulu être le chevalier de sa femme eût fait une sottise, une chose inutile, sans objet et même contraire à l'honneur, suivant un troubadour. Car, dit-il, la bonté ni de l'un ni de l'autre ne pourrait s'en accroître ; il n'en résulterait pour eux rien de plus que ce qui existait déjà. Faveurs d'amour peuvent se mettre à haut prix; faveurs d'épouse sont exigibles et ne s'appellent plus faveurs.

Une noble dame mariée était courtisée par deux chevaliers ; elle préféra l'un d'eux et le prit pour son chevalier, promettant à l'autre de le prendre à son tour, si le premier venait à mourir ou était infidèle : il n'était pas permis à une dame d'avoir deux chevaliers. Ce fut l'époux qui mourut, et le chevalier de la dame devint son époux. L'autre se présenta et rappela la promesse. « Quoi! Lui dit la dame, n'ai .je pas toujours mon chevalier

Il n'y voulut point entendre. « Ce n'est plus voire chevalier, lui disait-il ; c'est votre époux. On ne peut être à la fois époux et chevalier de la même dame. Il meurt comme chevalier de sa dame, celui qui devient son époux. » Le cas était litigieux : il fut porté à Éléonore de Guyenne, qui avait une grande réputation d'habileté à juger les procès d'amour; elle donna raison au plaignant, et obligea la dame de le nommer son chevalier.

Si le mariage est une nécessité sociale et l'amour une nécessité naturelle, et si pourtant ils ne peuvent se confondre, il faut trouver moyen de les faire vivre l'un à côté de l'autre : nos ancêtres y avaient réussi. A l'union grave, tranquille, indissoluble, consacrée par l'Église, la société chevaleresque adjoignait ou opposait une autre union passionnée, volontaire et libre. Les deux sexes étaient unis par deux liens différents : celui de la loi et celui de l'amour, toujours séparés. C'étaient comme deux mariages d'espèces diverses : l'un pour engendrer des enfants, l'autre de belles actions. La contrefaçon chevaleresque du mariage avait le plus grand succès en dépit de l'Église, parce qu'elle était d'accord avec les passions. L'Église et l'époux défendaient le mariage consacré ; la société chevaleresque prenait fait et cause pour l'amour. On en a déjà vu plus d'un exemple. En voici un célèbre qui flotte entre l'histoire et la légende.

Guillaume de Cabestaing était le plus charmant des pages, le mieux appris, le plus courtois, enfin une promesse du plus accompli chevalier. Il devint écuyer au service de Raimond, seigneur du château de Roussillon. Un jour de belle humeur et d'aveuglement conjugal, ce seigneur voulut faire une galanterie à sa femme, et lui donna Guillaume comme écuyer d'honneur. La dame était jeune et belle : elle fut touchée du présent. La vue du bel écuyer troublait Marguerite; la vue de Marguerite troublait le bel écuyer. Il célébrait dans des chansons une châtelaine qu'il n'osait nommer. Un jour il rencontra Marguerite au détour d'une allée, tomba à ses pieds, avoua tout. Marguerite s'évanouit sur un banc de gazon : en rouvrant les yeux elle vit le bel enfant à genoux près d'elle, confus et pleurant son extrême audace; enivrée, elle l'attira sur ses lèvres, et Guillaume, la prenant pour sa dame, lui jura un pur et éternel amour. Si le serment fut gardé de tout point, je ne sais. Un jour, des propos médisants arrivent à l'oreille de Raimond; la colère s'empare de lui, il monte à cheval et court vers un de ses domaines où Guillaume s'exerçait à la chasse au faucon.

« Le nom de la dame que tu aimes ? lui crie-t-il du plus loin qu'il l'aperçoit.

–Seigneur, vous savez que les lois de la chevalerie ordonnent que l'on ne cache rien à sa dame et que jamais on ne parle d'elle.

– Son nom ! » répond Raimond en fureur en portant la main à son épée.

Forcé de parler, l'écuyer nomme Agnès, soeur de Marguerite. Raimond, douteux, le mène chez Agnès. Celle-ci s'étonne d'abord, puis devine l'embarras de Guillaume et s'avoue sa dame. Le jaloux était joué, tout allait bien. Marguerite perdit tout par un excès d'amour. Elle fut jalouse d'Agnès, et lui envia ce court instant où Guillaume l'avait nommée sa dame. Elle exigea des chansons où elle fût elle-même clairement désignée par son nom de Marguerite. Ces chansons tombent aux mains de Raimond. Il feint d'ignorer, il emmène Guillaume en chasse, tout seul avec lui, dans une forêt voisine. Le ciel est sombre, la forêt est sombre, le chevalier est sombre. Il chevauche en silence, vite, longtemps, dans des lieux déserts : Guillaume le suit. Tout à coup il se retourne, et, d'une voix tonnante : « Traître et déloyal écuyer, s'écrie-t-il, tu as attenté à l'honneur de ton seigneur légitime ! voici ton châtiment; » et il lui plonge son épée dans le sein. Puis il lui coupe la tête, l'éventre et lui retire le foie; il rentre : « Prépare, dit-il au cuisinier, ce foie de sauvagine; c'est le mets favori de ma femme. » La dame prend son repas ; l'époux la suit des yeux avec une joie féroce. Quand elle a fini :

« Comment avez-vous trouvé ce gibier, madame ?

— Excellent, monseigneur.

— Je le crois bien, dit le barbare en montrant la tête livide du pauvre écuyer, car c'est ce que vous avez le mieux aimé.

— Oui, excellent, reprend Marguerite, folle de douleur, et ce mets est si délicieux que je n'en veux plus manger d'autre.»

Elle s'élance par la fenêtre et tombe morte au pied des murs.

Un cri d'horreur s'éleva dans tout le Midi. Seigneurs, chevaliers, dames et damoiselles crièrent vengeance contre le monstre qui avait violé toutes les lois de la chevalerie par un acte d'épouvantable férocité. Alfonse, roi d'Aragon et comte de Provence, fit arrêter Raimond, son vassal, comme félon et traître, ravagea ses terres, incendia son château et fit réunir dans un même et somptueux tombeau les restes de la belle Marguerite, dame de Roussillon, et ceux du bel écuyer Guillaume de Cabestaing.

Les Grecs se sont coalisés pour Ménélas ; les chevaliers auraient pris les armes pour Paris, à condition que Paris eût été bon chevalier!

 

Saint Matthias 2016.

HISTOIRE DE LA CHEVALERIE. J.LIBERT
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Publié le par Rhonan de Bar
Publié dans : #CHEVALERIE

HISTOIRE

DE LA CHEVALERIE.

PREMIÈRE PARTIE.

NAISSANCE DE LA CHEVALERIE. — ÉPOQUE RELIGIEUSE DE LA CHEVALERIE. — CHEVALERIE PROVENÇALE.

(XIe, XIIe ET XIIIe SIÈCLES.)

CHAPITRE I.

Origines. — Les Germains.

            Tout le monde sait à peu près ce que c'est que la chevalerie ; mais personne ne sait bien comment elle a pris naissance. C'est un point d'histoire encore obscur. Est-elle fille de l'Europe ou de l'Asie? Les romans arabes ont fasciné quelques savants, ils voient la chevalerie sortir du désert. Il n'est peut-être pas besoin d'un examen bien approfondi de ces romans pour reconnaître qu'ils se trompent. Suivons le bon sens : il indique l'Europe, où la chevalerie est devenue quelque chose de complet, tandis que la meilleure volonté du monde n'en pourrait trouver ailleurs que des rudiments forts grossiers et forts douteux. Quand une institution atteint son plus complet développement dans un lieu et dans une race, il est probable que c'est là qu'elle est née ; car c'est là qu'elle a dû rencontrer le plus de circonstances favorables pour naître comme pour se développer. Ce pays, pour la chevalerie, c'est l'Europe, et cette race, la germanique. C'est donc en Europe et chez les anciens Germains qu'il faut chercher les germes primordiaux du développement moral et social qui, mille ans plus tard, s'est produit sous le nom de chevalerie. Nous avons des anciens Germains un portrait de maître, de Tacite. Il suffit d'y jeter les yeux pour y reconnaître tout de suite des traits de mœurs et de caractère dont on sait, dont on verra bientôt que les analogues se retrouvent dans la chevalerie : l'habitude d'être toujours en armes ; la solennité avec laquelle on en revêt le jeune homme comme du signe de sa virilité et de son avènement civique ; son empressement à chercher un chef illustre qui le mène aux aventures ; la formation de la bande ; les expéditions lointaines ; la noble émulation du chef et des compagnons ; le libre engagement de ceux-ci , suivi de l'inviolable devoir de mourir avec lui ; les chevaux, les framées, les banquets qu'il leur donne sous le feuillage; l'amour passionné de la guerre, seule occupation de ce monde, délicieuse espérance pour le Walhalla; l'isolement dans le combat, la fougue frénétique, l'impatience de toute discipline, au point que les Cattes, voulant imiter un jour celle des Romains, ne conçurent d'autre moyen qu'une chaîne de fer serrant leur premier rang ; l'estime et la préoccupation de soi-même; l'horreur des coups et le droit de frapper l'homme libre refusé au chef ; l'horreur de l'infamie jusqu'à se tuer pour s'y soustraire; le respect de la parole donnée jusqu'à se vendre ; la passion des jeux aléatoires jusqu'à se jouer soi-même; de l'emportement; de la générosité, même pour les esclaves ; de la générosité et du respect pour les femmes. Ce dernier trait est capital et il y faut insister. La femme, dans les sociétés grecque et romaine, si elle n'était pas tout à fait une esclave, n'était guère qu'une domestique sans gages attachée au logis et donnant des enfants légitimes. Au contraire, il est avéré que la femme du Germain était l'égale de son époux, sa compagne à la vie et à la mort; elle le suivait à la guerre, se tenait debout sur les chariots derrière la mêlée, le renvoyant au combat par la honte s'il venait à fuir, l'exhortant, l'enflammant par la vue de ses enfants et d'elle-même, ardente, les cheveux épars, le sein découvert, prête à partager sa captivité ou sa mort. Plus d'une fois les femmes germaines rétablirent le combat et rendirent leurs époux victorieux. Après la lutte, elles pansaient avec dévouement et avec amour des blessures reçues sous leurs yeux et reçues pour elles : car rien ne causait aux Germains une plus profonde douleur que de voir leurs femmes captives, et rien ne les touchait plus que leurs éloges. L'insouciance des époux lais sait aux femmes tout le soin des affaires domestiques. Il y a plus : l'assemblée publique les appelait souvent dans son sein pour obtenir leurs avis ; elle écoutait leurs voix comme des voix inspirées. Ces hommes, dont l'esprit déréglé par des alternatives continuelles de fureur, d'orgie et d'oisiveté, était souvent troublé, croyaient voir dans le sang-froid et le bon sens de leurs femmes une sorte de sainteté et de providence. Si quelques-unes partageaient l'esprit enthousiaste de la race, c'était un enthousiasme si supérieur à celui du sang et de l'orgie, que les Germains, se sentant vaincus, leur vouaient un culte : telles furent les Veleda, les Aurinia et beaucoup d'autres.

            C'était là, s'il est permis de s'exprimer ainsi, une assez belle barbarie. Cette barbarie devint hideuse après l'invasion de l'empire romain. Vengeance, cupidité, orgie, tous les mauvais instincts furent déchaînés. Les vices d'une civilisation décrépite s'accouplèrent à ceux de l'état barbare. On ne vit que perfidies, trahisons, basses tyrannies. La première chose que les conquérants apprirent des vaincus, ce fut le mépris de la femme dans l'intérêt de la débauche. Son sort fut déplorable sous les Mérovingiens.

            Après cette période, durant laquelle les barbares semblèrent avoir dégénéré, il en vint une autre où ils parurent avoir été travestis. Ce fut lorsque quelques-uns de leurs chefs, d'un grand esprit, principalement Charlemagne, essayèrent de refaire un empire romain. Chacun sait que Charlemagne n'est devenu le roi des chevaliers que dans l'imagination populaire, au 11ième et au 12ième siècle. Il n'y a sur Roland, pour mille volumes de fantaisies inspirées depuis par son nom, qu'une ligne d'histoire contemporaine.

            Enfin Charlemagne mourut.

 

CHAPITRE II.

Féodalité. — Premiers rudiments de la chevalerie.

 

            Après sa mort, les peuples germains sortirent brusquement de la voie où il les avait poussés et qui n'était pas la leur. Ils rentrèrent en possession de l'indépendance de leurs aïeux. 11s en firent à la vérité le plus mauvais usage, et ce fut du sein de l'anarchie et des plus profonds malheurs que sortit ce régime de guerre et de sang qu'on a appelé féodal. Ce régime, si inférieur par l'idée à celui que Charlemagne avait voulu établir, lui était supérieur par la réalité : il convenait au temps et aux hommes ; en un mot, il était possible. Si mauvais qu'il fût, d'ailleurs, il comportait une certaine amélioration qui se produisit en effet plus tard, et qui fut justement la chevalerie.

            Pour comprendre toute l'étendue de cette amélioration, il faut jeter un rapide coup d'oeil sur l'état de la société au moment de la formation féodale. On y verra d'ailleurs apparaître les premiers rudiments de la chevalerie.

            Il n'y avait plus de roi, ou il n'y en avait plus qu'une ombre. Les méridionaux pensaient vivre « sous le règne de Dieu. » Si je l'ose dire, Dieu régnait bien mal, car jamais les peuples ne furent plus malheureux. Plus de grand pouvoir public, de grandes armées publiques pour défendre le territoire contre les ravageurs venus du Nord.

          Que peuvent les hommes seuls ? Quelques-uns résistèrent vaillamment. Presque partout on fuyait les bords des fleuves, devenus les chemins du meurtre et du pillage. A défaut d'armée, on imagina de bâtir des forteresses. Les hauteurs se couvrirent de châteaux forts, d'épais donjons; quand on n'eut plus à se défendre contre les pirates, on continua d'en construire contre le voisin. La France, qui n'avait guère que quelques forteresses romaines en ruine, compta dès lors les châteaux forts par milliers. Dans un temps où il n'y avait guère de machines de siège, un donjon était inexpugnable : tube énorme d'épaisse maçonnerie, dressé tout debout en un lieu choisi, sans autre jour que de longues fentes, passage des flèches, et une porte étroite, passage des hommes ; porte élevée souvent fort au-dessus du sol et praticable seulement avec une échelle. Si elle était au niveau du sol, un fossé la défendait, et l'on ne traversait le fossé que sur un point étroit et en zigzag, sans pouvoir éviter de prêter le flanc. Un homme qui avait un donjon' et de quoi soudoyer quelques soldats pouvait tout braver.

            C'est ainsi que l'indépendance rentra dans les moeurs des peuples germains, modifiées d'ailleurs, comme on le voit, par le changement de lieu, de temps, d'état politique, et par les événements de plusieurs siècles.

            Longtemps le donjon ne fut qu'un repaire de malfaiteurs. Brigandages, routes interceptées, incendies sans nombre, combats sans autre cause que la cupidité et sans autre loi que la force, voilà sous quelles couleurs les chroniqueurs contemporains nous peignent cette époque. L'étal de guerre était si profondément enraciné dans les moeurs, que deux ou trois cents ans plus tard les sages coutumes de Beaumanoir étaient encore obligées de reconnaître à tout gentilhomme le droit de guerroyer. Elles réduisirent au quatrième degré de parenté la solidarité des querelles; mais, au commencement, tous les parents de deux hommes qui se querellaient étaient impliqués, et même tous ceux qui se trouvaient présents.

            Il y avait au pays de Sens, vers le commencement du 11ième siècle, une famille noble dont la prospérité excitait l'envie des seigneurs du voisinage.

            L'acquisition d'une nouvelle terre mit le comble à leur haineuse jalousie, et l'un d'eux, quand la vendange de ce domaine fut mûre, s'y précipita avec ses hommes d'armes pour en disputer la récolte aux légitimes propriétaires. Combien dura cette querelle, qui d'abord semble comique? Trente ans et plus, et onze membres de la famille attaquée y perdirent la vie ; sans doute la famille des agresseurs ne fit pas de moindres pertes. Voilà un exemple de ce qui se passait partout, et j'ai cité à dessein ce trait à cause de l'obscurité des personnages et de l'exiguïté du débat. On en ajouterait aisément beaucoup d'autres.

            Dans ce désordre universel se forma et se consolida lentement la  hiérarchie féodale, qui le régla un peu. Certaines obligations lièrent le vassal au seigneur, mais assez légères pour ne point diminuer sensiblement l'indépendance de chacun. Ainsi les vingt, trente ou quarante jours que le vassal devait aux querelles de son seigneur lui laissaient onze mois pour les siennes ; il en restait dix au vavasseur, et ainsi de suite. Ainsi les obligations pécuniaires n'étaient point de véritables impôts, mais de simples aides dans les circonstances les plus importantes de la vie du seigneur ou de celle de sa famille. Ainsi encore le vassal pouvait renoncer l'obéissance due au seigneur, si celui-ci lui manquait de justice. Le seigneur était donc, du moins à l'égard de ses vassaux nobles, et réserve faite des vilains et des serfs, un peu le chef de bande de la Germanie et un peu un chef de famille.

            Ce double titre désignait le seigneur au vassal quand celui-ci, ou quand son fils, ou quelqu'un des siens voulait recevoir ses premières armes d'une main respectée. Cette cérémonie n'était jamais tombée tout à fait en désuétude. Charlemagne fit venir d'Aquitaine son fils Louis pour lui donner solennellement l'épée. Louis le Débonnaire la ceignit à son tour à Charles le Chauve. Cette cérémonie, ne pouvant plus se faire, comme au temps de Tacite, dans des assemblées publiques qui n'existaient plus, devait être naturellement transportée, comme la justice, comme le ban militaire, à la cour du seigneur tenant sa cour plénière, son tinel. Le rite compliqué de l'hommage et de l'investiture féodale lui fut appliqué, et son importance s'accrut chaque jour. Le seigneur se plut à acquérir de nouveaux droits au respect et au dévouement du vassal. Le vassal fut ravi d'attirer l'attention sur son entrée dans la carrière des armes par une scène où le seigneur et lui étaient les acteurs en présence d'une foule nombreuse.

            Simple encore et toute militaire au 11ième siècle, la cérémonie de l'armement avait pourtant assez d'importance pour être un signe d'aristocratie militaire. Le titre acquis était, dans l'idiome vulgaire, celui de chevalier. Il y a aujourd'hui une grande différence entre un chevalier et un cavalier : on voit beaucoup de chevaliers qui ne sont jamais montés à cheval et beaucoup de cavaliers qui sont très-peu chevaliers. Dans l'origine, chevalier voulait dire simplement homme de cheval; puis le mot s'anoblit et ne fut plus appliqué qu'à ces guerriers choisis et consacrés qui formaient la cavalerie par excellence.    Ils n'étaient pas toute la cavalerie d'une armée : le chapelain de Godefroy de Bouillon, qui a vu et raconté la première croisade, distingue déjà parfaitement les chevaliers (milites, il écrit en latin) de ceux qui, sans porter ce titre, étaient pourtant à cheval. Quant à l'infanterie, elle ne recrutait plus que les vilains, les communiers.

            Le noble guerrier était inséparable de son cheval et ne combattait jamais à pied qu'en une nécessité. En guerre, en paix, il chevauchait toujours : on ne pouvait pas mieux appliquer le nom de chevalier.

            Ce nom fut, je pense, dans le principe, donné avec les premières armes. Plus tard, par cet esprit hiérarchique qui envahit au moyen âge les institutions et les moeurs, le vassal ne reçut plus avec l'épée que le simple titre d'écuyer. Celui de chevalier, désormais plus haut, fut réservé pour les guerriers éprouvés et se donna avec la lance.

            Un trait qui reparut vivement alors dans le caractère des Germains, quand la cupidité et les passions basses commencèrent à se modérer, ce fut ce farouche orgueil et cette fougue emportée qui les poussaient à un perpétuel emploi de leur épée sans aucun but ni noble ni vil, pour le seul plaisir d'exercer leur force exubérante et de rendre leur nom terrible. Il semblait qu'ils voulussent faire descendre sur la terre le Walhalla chassé des cieux ; ils s'enivraient de provocations et de défis ; ces hommes du Nord semblaient toujours avoir sur les lèvres le moi de Médée, femme scythe, ce moi héroïque, souvent insensé, qui aime à braver le monde pour se sentir supérieur à lui. Quand les chefs de la première croisade parurent, pour prêter hommage, devant le trône d'Alexis, empereur de            Constantinople, eux debout sous leurs armures de fer et leurs cottes d'armes brillantes , lui assis dans la pourpre et l'or, un certain Robert, comte de Paris, sortant de la foule et montant les degrés du trône , vint s'asseoir sans façon auprès du monarque de l'Orient. Baudoin de Flandre, qui était un seigneur de beaucoup d'éducation, le tira par le bras, l'engageant à plus de convenance et au respect des usages du pays. « Vraiment, répondit le chevalier, voilà un plaisant rustre, qui est assis pendant que tant d'illustres capitaines sont de bout.» L'empereur se fit expliquer ces paroles et ne dit mot ; après la cérémonie, il retint Robert et l'interrogea sur sa naissance et son pays. Je ne sais si l'insolent chevalier prit pour un cartel la curiosité d'Alexis : « Je suis, répondit-il bravement, je suis Français, de la noblesse la plus illustre. Je ne sais qu'une chose, c'est que dans mon pays on voit près d'une église une place où se rendent tous ceux qui veulent signaler leur valeur. J'y suis allé souvent sans que personne ait osé se présenter devant moi. »

            On se battait alors devant les églises ; on y danse aujourd'hui : cela vaut mieux. C'était partout comme au pays de Robert ; une place, un carrefour étaient le rendez-vous connu des vaillants hommes de la contrée. Tel qui, en se levant le matin, avait fantaisie d'acquérir de la gloire ce jour-là, s'en allait sous son armure et sur son grand cheval s'y poser en faction. Les chevaliers qui passaient étaient provoqués : les uns acceptaient, les autres refusaient le défi, selon leur valeur et la réputation du provocateur.

            De ces défis aux tournois, il n'y a qu'un pas. Au lieu de combattre dans la solitude ou devant des manants attroupés, on devait préférer de combattre devant une société choisie et sous les yeux de juges compétents. D'ailleurs à toute société naissante il faut des fêtes. Le seigneur terrien du 11ième siècle ne pouvait faire moins pour ses chevaliers que le chef germain pour ses compagnons. Il devait quelques divertissements à ses vassaux. Une société guerrière veut des fêtes guerrières. Les Germains en avaient toujours eu. Dans les forêts de la Germanie, les jeunes guerriers donnaient à tous le spectacle de leur adresse en sautant nus par-dessus des épées nues. C'était un simple tour de force. On trouve au 9ième siècle la trace de fêtes militaires un peu plus savantes. Après la bataille de Fontanet, Charles le Chauve et Louis de Germanie se donnèrent le spectacle d'un combat simulé : les deux armées alliées et le peuple du voisinage formaient un vaste cercle ; deux troupes égales marchèrent l'une contre l'autre ; l'une prit la fuite, l'autre la poursuivit ; les deux rois, à cheval avec leur troupe favorite, se chargèrent en agitant leurs lances et leurs javelots. On admira, comme un rare exemple de politesse et de douceur, qu'il n'y eût ni un coup porté, ni une injure prononcée. Ce fut un divertissement militaire et point un combat. Nos soldats font ainsi la petite guerre. Ce n'était pas encore le tournoi.

            Les hommes du 11ième siècle, affranchis de la discipline romaine qui pesait sur les sujets des Carlovingiens, rendus à toute l'irrégularité, à tout le caprice, à toute la violence de moeurs des Germains primitifs, ne se fussent point contentés d'un spectacle si pâle. Il leur fallait de plus sérieuses images de la guerre, où ne manquât ni le danger, ni le sang, ni l'orgueil de la victoire. Il paraît que les tournois consistèrent d'abord dans les combats à la foule.

            Deux troupes égales engageaient une lutte confuse, une mêlée qui flottait et tournoyait dans l'arène : d'où le nom de tournoi. Ce mode fut conservé ; mais généralement les combats d'un petit nombre contre un petit nombre et, mieux encore, d'un contre un, furent préférés. On était plus en vue dans le combat singulier, et la victoire n'était pas partagée. Les tournois existaient sans doute depuis longtemps, lorsque Geoffroy de Preuilly, seigneur de Touraine, en donna les règles en 1066. Il passe ordinairement pour les avoir fondés. Allemands, laissez-lui cette gloire. Le tournoi ne devint un trait des mœurs de l'Europe qu'après qu'il eut subi les règles de l'ingénieux seigneur de Touraine. Ces règles distinguaient déjà trois exercices, le pas d'armes, la joute, le tournoi proprement dit. Elles donnèrent à un spectacle toujours féroce plus d'ordre, de diversité et d'élégance. Cinquante ans après, tout l'Occident raffolait des tournois. Un siècle et demi plus tard, les Français en portèrent l'usage dans l'empire grec. Le tournoi à la mode de France eut toujours une sorte d'excellence chez les autres peuples. Des chroniqueurs l'appellent même combat gaulois.

CHAPITRE III.

Chevalerie religieuse. — Première croisade.

            La chevalerie naissait en Occident. Déjà elle avait des fêtes. Tout à coup un grand mouvement religieux la conduisit en Orient. Il satisfit ce besoin d'aventures qui devait être un de ses traits caractéristiques. Les chevaliers n'étaient encore, à vrai dire, que des batailleurs féroces. La croisade eut deux bons effets : le premier fut d'élever leurs pensées, de marquer à leurs entreprises un but plus noble ; le second fut de les arracher tous aux habitudes étroites du manoir, et de leur donner cette riche et féconde éducation des voyages, si propre à détruire les préjugés et à éclairer les esprits.

            Une étrange émotion religieuse régnait dans le peuple depuis plus d'un siècle. Elle se manifestait par des bruits d'une grandiose absurdité, comme ceux qu'enfante ou adopte l'imagination populaire : tantôt le monde allait périr en l'an 1000, et tout chrétien faisait sa dernière prière ; tantôt c'était l'antechrist, qui, à la fin de ce même siècle, dont on n'avait pas espéré de voir le commencement, devait arriver de l'Orient. Le peuple naïf se leva pour aller repousser le maudit au pays ténébreux de Gog et de Magog. Les porteurs de lances furent un peu moins empressés. Ils faisaient bien des donations à l'Église, mais en expiation; plus d'un se retirait dans les cloîtres, mais à la fin d'une vie usée dans le brigandage. Ils aimaient mieux se repentir de leurs fautes que de ne les pas commettre. La puissance du mouvement les entraîna. Voyons-les sur cette nouvelle scène. Nous retrouverons la plupart du temps les mêmes hommes, mettant leur valeur toute barbare au service d'une cause pieuse; nous en trouverons pourtant aussi de meilleurs.

            Les chefs chrétiens commencent la croisade,-devant les murs de Nicée, en faisant couper et lancer dans la ville par les machines mille têtes d'ennemis morts. Ils la terminent dans les murs de Jérusalem par un épouvantable massacre. Leurs coups d'épée sont admirables et hideux. Robert de Normandie, devant Antioche, fend à un Turc casque, tête et dents, jusqu'à la poitrine, « aussi aisément qu'un boucher coupe en deux un agneau. » Exploit de boucher, en effet. Mais Robert fait mieux; il ajoute ces paroles encore plus atroces que son coup d'épée : « Païen ! je dévoue ton âme féroce aux démons de l'enfer ! » Godefroy de Bouillon a l'âme trop haute pour maudire ; il se borne à faire voler une foule de têtes. Il coupe par le milieu du corps un Turc qui s'est approché trop près; le tronc tombe, les jambes restent, le cheval se sauve à travers l'armée avec la moitié de son cavalier. Que dire de ce coup, sinon que l'empereur Conrad en fit voir, à la seconde croisade, une variante trop remarquable pour qu'on puisse se retenir de la citer ? Certain Turc rôdait autour de lui dans la bataille. Or, Conrad avait pris justement ce jour-là son épée la meilleure entre les meilleures. Il lève ce fer redoutable et l'abaisse avec tant de force et d'adresse qu'entamant le corps entre l'épaule gauche et le cou, il fendit en écharpe le tronc dans toute sa longueur jusqu'au flanc droit. La cuirasse, la clavicule, les six côtes y passèrent. Les jambes, la moitié du tronc, l'épaule et le bras gauche du Turc restèrent à cheval; l'autre moitié du tronc, l'épaule droite et la tête tombèrent à terre en un bloc.

            On renvoie aux romans ces grands coups d'épée; mais tous les historiens du temps les racontent en détail. Ils racontent aussi mille sottises. Mais ils ne pouvaient guère être trompés sur ces exploits, fidèlement recueillis dans la mémoire des guerriers qui les avaient vus. Celui de Conrad a pour autorité Suger lui-même, un grand ministre, probablement doué de sens et bien informé. De puissantes armes offensives et des bras constamment exercés à frapper expliquent tout. Qu'elle est primitive, grossière, brutale, cette manière de combattre !

            C'était le temps. Ces hommes étaient féroces et pieux. Le dogme triomphait, point la doctrine évangélique; la foi, point la morale. L'humanité était respectée comme la chasteté : les courtisanes remplissaient le camp; un archidiacre qui se récréait avec l'une d'elles sous un bocage fut sur pris et tué par les Turcs. Un moine eut une vision et Dieu lui dit : « La vapeur de vos orgies est montée jusqu'au ciel. »

            Un jour pourtant l'un de ces pourfendeurs se promenait dans un bois ; il ne chassait pas, il se promenait : plaisir surprenant pour de tels hommes. Celui-ci était Godefroy de Bouillon : bras de fer, âme rêveuse et mystique. Un pauvre homme, qui venait de faire du bois, accourt tout haletant, poursuivi par un ours énorme. Godefroy va droit à l'ours. Son cheval, déchiré par la griffe de la bête, tombe sous lui; il se relève à pied, tire son épée; l'ours le saisit, le déchire, l'étouffe; Godefroy périssait, mais un dernier effort dégage son épée et il la plonge dans le flanc de la bête. Il tomba lui-même, presque mourant, auprès du vaincu. On le reporta au camp, où le bûcheron avait donné l'alarme. Sa vie, longtemps en danger, fut sauvée. L'armée témoigna par sa joie son affection pour ce chef et peut-être son admiration pour un trait où l'Évangile était pratiqué.

            On vit plus tard le même Godefroy refuser la couronne de Jérusalem, pour ne pas porter une couronne d'or là où le Christ en avait porté une d'épines. Il y avait en lui du chevalier et du moine.

            Ce sont neuf chevaliers de sa suite qui ont fondé l'ordre du Temple.

       Les chevaliers du Temple étaient des gentils hommes, qui, tout en restant guerriers, s'imposèrent la vie monastique, ajoutant aux trois voeux de pauvreté, de chasteté et d'obéissance, celui de combattre les infidèles. Le chef du chapitre, en recevant chacun d'eux, lui disait : « Les règles de l'ordre sont sévères; vous vous exposez à de grandes peines, à d'imminents dangers ; quand vous voudrez dormir, il faudra que vous veilliez ; il faudra supporter les fatigues quand voudrez-vous reposer ; souffrir la soif et la faim quand vous voudrez boire et manger ; passer dans un pays quand vous voudrez rester dans un autre. » Le récipiendaire disait : « Je jure de consacrer mes discours, mes forces et ma vie à défendre la croyance de l'unité de Dieu et des mystères de la foi. Quand les Sarrasins envahiront les terres des chrétiens, je passerai les mers pour délivrer mes frères. Tant que mes ennemis ne seront que trois contre moi, je les combattrai et ne prendrai point la fuite. A ces obligations fut ensuite ajoutée celle de veiller à la sûreté des chemins et de protéger les pèlerins contre les attaques des brigands.

            Avant l'ordre des Templiers avait été fondé celui des chevaliers hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem. Ceux-ci avaient des devoirs plus humbles encore et moins éclatants : accueillir, soigner, escorter les pèlerins qui venaient à Jérusalem.

          Leur origine, antérieure à la Croisade, différait de celle des chevaliers du Temple. Les frères hospitaliers de Saint-Jean étaient d'abord de simples moines bénédictins : ces moines s'armaient pour escorter les pèlerins. C'est d'un côté des guerriers qui se font moines, de l'autre des moines qui se font guerriers. Toute différence s'effaça après la Croisade, et les Hospitaliers de Saint-Jean, devenus plus tard chevaliers de Rhodes, puis chevaliers de Malte, n'eurent plus alors d'autre attribution que de combattre les infidèles et de servir de rempart à la chrétienté. Leur existence fut longue et honorable.

            Celle des Templiers fut plus courte. Les pauvres chevaliers, comme ils s'appelaient eux-mêmes à l'origine, se perdirent par la richesse et l'orgueil.

            Au début, deux Templiers n'avaient qu'un cheval : trente ans après, un Templier avait trois chevaux.

            Le sceau de l'ordre conserva seul le souvenir de la simplicité primitive : on y voyait un cheval monté  par deux cavaliers. Un article du règlement des Templiers leur laissait, en leur qualité de chevaliers, le droit d'avoir des maisons, des terres et des hommes selon la coutume des bénéfices et des fiefs astreints au service militaire. Voilà les graves concessions qu'il fallut faire aux nobles de tous les pays qui s'empressèrent d'entrer dans l'ordre du Temple. C'est sans doute parce qu'il n'était point disposé à les faire, que saint Bernard refusa d'être le législateur de l'ordre. Il prévoyait que les habitudes du gentilhomme et du soldat corrompraient celles du moine. Les éloges qu'il donna par la suite aux chevaliers du Temple étaient mêlés d'avertissements : il les sollicitait de ne point imiter les coutumes efféminées des chevaliers du siècle, de ne pas porter comme eux des vêtements amples, des cheveux longs et flottants.

            Je n'ai point à parler des ordres de chevalerie ; mais l'influence de ceux-ci sur la chevalerie séculière a été trop considérable pour négliger de l'indiquer. Le sentiment qui avait porté des gentils hommes à échanger une vie brillante, belliqueuse et indépendante pour une vie de privations et d'obéissance, les avait conduits trop loin. La règle et ses rigueurs étaient de trop pour eux. Il n'en résulta que les mauvais effets qui attirèrent sur leurs têtes le terrible châtiment que tout le monde sait. On peut considérer la nouvelle chevalerie séculière du 12ième siècle comme un compromis entre l'ancienne chevalerie séculière du 11ième et la chevalerie monastique. Cette nouvelle chevalerie emprunta aux Templiers tout ce qui, dans leur esprit ou leurs obligations, pouvait s'accommoder avec la vie libre.

            Du voeu d'obéissance au chef de l'ordre il ne resta rien, puisque la chevalerie du siècle n'était plus un ordre. Le vêtement uniforme fut également délaissé pour la même raison. Du voeu de chasteté, il resta une interdiction de rechercher le commerce de la femme autrement qu'en mariage; du voeu de pauvreté, une obligation, non de repousser la fortune, mais de lui préférer toujours le devoir. L'obligation d'aller combattre les infidèles et de défendre partout la foi catholique, subsista, mais moins absolue.

            Celles de ne point reculer devant plusieurs ennemis, de veiller à la sûreté des routes, de protéger les pèlerins, de réprimer les brigands, furent également adoptées en se modifiant. Enfin ces avertissements sévères que reçoit le nouveau chevalier, ce serment qu'il prête, on les retrouvera aussi un peu plus tard dans les cérémonies de la chevalerie laïque.

            Voici ce qu'on peut dire de la chevalerie de la première croisade : il y avait de la foi et de la piété chez tous ; de la férocité chez le plus grand nombre; de la charité chez quelques-uns. L'esprit était véritablement religieux, et plus religieux qu'il ne fut jamais depuis. Il le fut jusqu'à devenir monastique, et cette chevalerie cloîtrée laissa plus tard son empreinte sur celle qui ne l'était pas.

CHAPITRE IV.

Chevalerie mondaine. — Troubadours. — Troisième croisade.

            La chevalerie, nous dit-on, est venue de l'Orient. — Au contraire, elle y est allée, comme on vient de le voir. — Mais elle y est allée pieuse, grossière et brutale, elle en est revenue brillante, fastueuse et galante. — Il y a là quelque vérité ; toutefois ce n'est point l'Orient qui changea la chevalerie, elle se changea elle-même dans le voyage ; la chevalerie du Nord mise en contact avec celle du Midi, apprit d'elle bien des choses; la Garonne humanisa la Seine.

            Une des premières fois qu'une rencontre semblable se fit, ce fut sous le bon roi Robert. Il épousa Constance d'Aquitaine, et à la suite de cette princesse arrivèrent des chevaliers vêtus et accommodés d'une façon toute nouvelle pour les hommes du Nord. Les gens graves, les bonnes gens que toute nouveauté effraye, les honnêtes moines chroniqueurs jetèrent des cris d'alarme. O douleur ! Des mentons rasés comme ceux des histrions ! Des  cheveux coupés à moitié de la tête! Des vêtements difformes et des moeurs pareilles aux vêtements ! Des allures légères ! De la frivolité, de la turbulence, point de bonne foi! O douleur ! Cette race des Francs, naguère la plus honnête de toutes, et celle des Bourguignons, qui marchait de pair, les voilà envahies, corrompues. C'est une fureur.

            L'homme craignant Dieu, qui voudrait la contenir, serait traité d'insensé. Voilà bien du bruit pour une nouvelle mode. Mais que de choses pas sent dans le pli d'un vêtement et que de réflexions à faire sur une coupe de cheveux ! Quand Pierre le Grand voulut civiliser les Russes il leur fit raser le menton, et il y a des barbes de vieux boyards dans les fondations de l'empire russe.

            La seconde rencontre se fit à la croisade. Les chevaliers du Nord furent moins étonnés cette fois à la vue de ceux du Midi : ils continuèrent à se laisser éblouir et pénétrer davantage par leurs moeurs brillantes. Pourtant le sentiment religieux de l'expédition dominait tout. Mais la troisième rencontre fut décisive. Comme son aïeul, Louis VII demanda à l'Aquitaine une séduisante épouse : ce fut la belle, la savante, la légère Éléonore. Il l'emmena avec lui à la seconde croisade. Éléonore partit entourée de troubadours. Elle trouva à Antioche un prince aimable qui la courtisa, de brillantes dames comme elle qu'elle éclipsa, un ciel ardent, un pays ravissant, des fêtes somptueuses, des festins, des amusements de toutes sortes, de jeunes Turcs fort beaux, mille séductions ; elle s'y livra avec trop de complaisance, et, partie en croisade avec son époux, elle le trompa sur le chemin même de Jérusalem.

            Un beau climat, l'influence plus marquée de la civilisation romaine, la facilité des caractères méridionaux avaient favorisé le midi de la France d'une culture précoce. Des Alpes à l'Atlantique, dans la Provence, le Languedoc, l'Aquitaine, le Poitou, le Limousin, florissait une société brillante, courtoise, galante, plus occupée de ses passions que de sa foi.

            L'âme de cette société, c'étaient les troubadours, les poètes du temps. Ils couraient de Poitiers à Toulouse, de Toulouse à Valence. Ils étaient chevaliers, et les chevaliers étaient troubadours. Ils combattaient et ils chantaient tout ensemble, ne séparant pas la parole de l'action. Ils chantaient la guerre dans des vers sonores comme l'airain, ils chantaient l'amour dans des vers doux comme un gazouillement d'oiseau. La guerre, l'amour; l'amour, la guerre : entre ces deux choses enivrantes se partageait leur vie. Si quelque moine fanatique déclamait sur les misères de Jérusalem, et si le peuple accouru en foule criait : Dieu le veut ! je crois volontiers qu'ils en étaient importunés, si toutefois ils n'étouffaient pas un sourire railleur.

            Ce ne fut certes pas autrement que Guillaume de Poitiers accueillit la première croisade. Seigneur de la Gascogne, de l'Aquitaine, du Poitou, du Limousin, du Berri, de l'Auvergne, brave et actif, dans toute la force de la jeunesse, Guillaume, au lieu de prendre la croix, resta chez lui. C'était un impie qui ne croyait à rien et faisait ses délices de se quereller avec les évêques et les légats. Trois ans, après la croisade pourtant, il s'avisa d'aller en terre sainte. Trente mille combattants se rassemblèrent à Limoges et il y joignit un cortége de- quoi ?– de trente mille femmes, sainte Vierge! surtout un beau choix de jeunes filles. Ce mauvais sujet eut le sort qu'il méritait : les Turcs le maltraitèrent sur l'Halys, et il revint de sa croisade battu et excommunié. Les troubadours, qui ont gardé longtemps son souvenir, ont dit de lui : « Il sut bien trouver, bien chanter, et courut longtemps le monde pour tromper les dames. » C'est le père, le premier protecteur des troubadours.S'il trompa les dames, ce fut bien mal. Il n'en fut pas moins un des premiers à professer, à pratiquer l'amour qui relève l'âme, qui oblige à de nobles actions.

            Le Limousin, alors de brillante renommée, vit naître vers ce temps Bernard de Ventadour, un des troubadours les plus célèbres. Il vint à la cour du vicomte Ebles III, l'un des successeurs de Guillaume, aima la vicomtesse et sut la toucher. Le vicomte en ferma sa femme. Bernard désolé s'éloigna pour apaiser le jaloux. Il porta ses pas en Normandie.

Pourquoi, poètes du Midi, fuir au pays des brouillards ? C'est que l'astre de l'Aquitaine, la reine des troubadours était là. Éléonore avait changé d'époux.

            Elle n'avait changé ni ses goûts ni ses moeurs. Bernard lui adressa ses chants et elle l'aima. Plus tard on le trouve à la cour de Raymond V, et plus tard encore, à la fin du siècle, chartreux à Dalon en Limousin.

            Vers le même temps, Bertrand de Born sonnait la trompette de la guerre civile entre le roi d'Angle terre et ses fils : conduite impie qui lui a marqué sa place dans l'enfer de Dante. Ce n'était point toute fois le méchant plaisir de voir les hommes se haïr et se nuire, ce n'était pas davantage un intérêt privé qui le dirigeait, mais c'était une passion furieuse pour la poésie des combats : pourvu qu'il vît des casques brisés, des lances rompues, l'air enflammé de l'éclat des armes, le sang vermeil répandu ; pourvu qu'il entendît le choc des cuirasses, et la terre gémir, et les guerriers crier : « Alerte ! Alerte !» il était ravi. Que ce fût d'ailleurs guerre sainte ou guerre profane, il ne s'en souciait. Il savait cependant adoucir sa voix pour chanter sa dame.

            Un instinct généreux portait ces vaillants troubadours, coeurs enthousiastes, à soutenir le faible contre le fort. Ce fut l'un des traits de la chevalerie provençale au 12ième siècle. Rien ne choquait ces caractères impétueux comme les abus d'autorité con jugale ou paternelle, et toutes ces tyrannies domestiques qui, sous la protection de quelque loi, contrarient la liberté du coeur et les inclinations naturelles : la loi n'était pas pour retenir des hommes qui respectaient tout au plus la religion. Boson d'Anguilar mourait d'amour pour la jeune Isaldina Adhémar, dont les parents lui refusaient la main.

            Le marquis de Montferrat, Boniface, son seigneur et son ami, n'hésite pas : il part la nuit avec une troupe de chevaliers, enlève la belle du château de Malaspina et l'amène, avec la vie, à son ami désespéré. Pierre de Maënzac s'éprend de la femme de Bernard de Tiercy. Elle l'aime et il l'enlève; mais il n'a pas, pauvre chevalier, de château pour abriter cette précieuse proie. Il va demander secours au dauphin d'Auvergne, bien disposé pour lui et aussi bon en amour qu'en guerre. Le dauphin recueille la dame ; l'époux réclame ; la guerre éclate; on se bat; l'Église s'en mêle, et l'évêque de Clermont prend parti pour l'époux. Mais le dauphin est vainqueur, et Maënzac reste en possession de sa maîtresse.

            L'annonce de la troisième croisade causa assez de rumeur dans le monde des troubadours, brillant alors de tout son éclat. C'était en effet le temps de Giraud de Borneil, de Raimbaud de Vaqueiras, dont on lira plus loin le touchant et fidèle amour, de Pierre Cardinal, de Pierre Vidal, de Folquet de Marseille, etc. Tous se mirent à chanter la croisade, et l'on peut dire que c'était leur croisade, car un roi-troubadour en était le héros : Richard Coeur de Lion, le fils d'Éléonore, vrai rejeton du sang et de l'esprit aquitain égaré dans la sombre famille des rois d'Angleterre. Richard était brillant au combat, il chantait comme les troubadours, il était impie comme eux. Nature mobile, il pleura à la vue de Jérusalem où il ne pouvait pas entrer, et il recevait les présents de Saladin ; il recevait même, si l'on en croit un bruit, le salaire secret de l'échec que les croisés essuyèrent devant Saint-Jean-d'Acre. Il mourut plus tard ayant sur les lèvres une satire contre les moines.

            De tous les chants des troubadours pour la croisade, il n'en est pas un où des pensées toutes mon daines ne balancent la pensée de la croisade même.

L'un prend la croix par désespoir d'amour ; l'autre par espoir d'amour. Pierre Vidal donne un baiser à la comtesse de Marseille pendant son sommeil : il faut que l'audacieux quitte la Provence : l'occasion s'offrant, il part pour la troisième croisade. Péguilain plante son épée dans le corps du mari de sa dame : la prudence lui conseille de s'exiler; et,  quelque temps après, il suit en terre sainte le marquis de Monferrat. Gaucelm Faidit déclare qu'il ne partira pas pour la croisade avant de s'être réconcilié avec sa dame : il ne veut pas emporter un poids si lourd sur sa conscience. Au reste, ce n'est point sans crève-coeur qu'il quitte ce gentil Limousin, ce pays si agréable, cette société charmante des seigneurs du voisinage, des belles dames cour toises, distinguées en mérite. Il en demande pardon à Dieu, mais il ne saurait taire ses regrets.

            Pour Peyrols, c'est une calamité publique que cette nécessité où sont réduits tant de chevaliers de se séparer de leurs amies; n'osant en faire le reproche à Dieu, il querelle Saladin. « Pourtant, maints amants se sépareront en pleurant de leurs amies, qui, si ce n'eût été Saladin, resteraient gais et heureux dans ces pays ! » Ceux-là partent cependant, quoique de mauvaise humeur. Mais Bertrand de Born ne part pas du tout. Il avait bien songé d'abord à se croiser, mais les lenteurs des comtes, des ducs, des princes et des rois l'ont rebuté. « Et puis, ajoute-t-il, et puis j'ai vu ma belle et blonde dame ! et j'ai perdu tout courage de partir. Sans quoi, j'aurais fait la traversée il y a plus d'un an. »

           Ces malheureux troubadours sont impies jusque dans leur piété; et, même quand ils prêchent la croisade, un saint se boucherait les oreilles. En voici un qui trouve que c'est folie et grande folie pour tout preux baron de ne pas secourir la croix et le saint tombeau, puisque avec les belles armures, avec la gloire, avec la courtoisie, avec tout ce qui est avenant et honorable, on peut obtenir la jouissance du paradis. Voyez-vous cela ! manquer une occasion de gagner tous les biens de ce monde avec le paradis par-dessus le marché ! de faire son chemin ici-bas et là-haut! de faire l'oeuvre de Satan sans que Dieu ait rien à dire ! Quelle folie de manquer une si belle occasion !

               Sous cette influence se fit la troisième croisade.

              On songea au plaisir. Les princes se firent suivre de leurs équipages de pêche et de chasse.  Un faucon du roi de France s'échappe; toute l'armée se met en mouvement pour le chercher : cela rappelle l'oiseau d'Alcibiade. Le faucon était allé chez les Turcs ; Saladin le rendit pour une rançon qui valait celle de plusieurs chevaliers. Au moment le plus critique de la croisade, les croisés se couronnaient de fleurs, ornaient leur cou de colliers précieux, leurs poignets de riches bracelets qui retenaient leurs larges manches, et s'occupaient autant de festins que de guerre. Dans les trêves, les chevaliers chrétiens et les guerriers sarrasins se réunissaient dans des tournois où ils joutaient courtoisement. Les chevaliers dansaient; les ménestrels chrétiens faisaient danser aussi les mécréants. Il y eut des négociations pour marier la veuve de Guillaume de Sicile et le frère de Saladin : ils eussent régné conjointement sur la population mixte de Jérusalem. Les imans et les évêques s'opposèrent à ce mariage qui eût pu réconcilier les deux religions. On sait que Saladin se fit faire chevalier par son prisonnier, Hugues de Tabarie. Cette anecdote, vraie ou fausse, est le su jet du roman de l'Ordène de chevalerie. Elle prouve au moins en quelle estime était la chevalerie occidentale chez les musulmans. A côté de cette belle tolérance et de cette politesse de moeurs qui semblaient gagner à la fois l'Orient et l'Occident, paraissent encore quelques traits de la férocité du 11ième siècle. Richard fait égorger deux mille sept cents prisonniers musulmans ; il coupe les têtes de ses ennemis vaincus et les rapporte au camp par trentaines; un émir le défie, il le fend par un seul coup en écharpe, à la manière de Conrad.

            Voilà où en étaient les esprits et les moeurs. A part quelques traces de la rudesse primitive, c'était déjà l'éclat, la grâce, l'humanité d'une époque civilisée. C'est à la société provençale que revient la gloire de ce changement. Elle adoucit les hommes en faisant plus petite place à la piété et plus grande à l'amour, en détournant une partie de son culte de Dieu vers la femme. J'y reviendrai un peu plus loin.

CHAPITRE V.

Guerre des Albigeois. — La chevalerie du Midi détruite par celle du Nord. — Capta cepit.

            La galanterie et la légèreté religieuse des Provençaux gagnaient les chevaliers du Nord.  L'Église observait avec anxiété et colère le progrès de la contagion. On verra plus loin comment elle s'efforça de retenir ou de ramener à la dévotion, par de pieux écrits et des romans religieux, les esprits de la société chevaleresque. Mais cette manière de combattre l'erreur lui réussit peu et ne lui suffit pas.

            Comme elle en pouvait employer une autre, elle l'employa. Ce que n'avaient pu faire les bons livres, elle pensa que l'épée le ferait bien. Elle employa à cette répression ceux-là même que le mal gagnait déjà et qu'elle y voulait soustraire, c'est-à-dire cette chevalerie du Nord encore docile à sa voix. Quoique cette chevalerie eût commencée à subir l'influence de celle du Midi, elle ne l'aimait pas, elle la jalousait ; il n'y avait pas de sympathie entre les caractères froids et les caractères vifs de ces deux régions de la France.     Deux mots magiques retentirent : Croisade ! Hérésie ! Aussitôt la chevalerie se leva dans tout le Nord. Elle s'avança vers le Midi, sombre, prête à faire tout le mal dont on lui donnait licence, éprouvant ou affectant la piété de la croisade, mélange de fanatiques et d'aventuriers.

            De leur côté, les chevaliers provençaux se levèrent dans le Languedoc, le Toulousain, le Béarn, la Gascogne. lls accoururent sous les bannières des comtes de Foix, de Comminges, des vicomtes de Béarn, de Carcassonne, et vinrent se grouper au tour de Raymond VI, comte de Toulouse, le plus puissant seigneur du Midi et le chef de la résistance.

Rien n'était plus brillant que cette réunion : tout ce qu'il y avait de vaillant, de jeune, d'ardent, de passionné pour le salut de la patrie provençale, était là dans toute la richesse des armures, dans toute l'impatience du combat.

            Les croisés avaient pour eux leur sang-froid, leur fanatisme, leur prudence, leur perfidie, leur cruauté, leur cupidité même. Les Provençaux avaient contre eux leur fougue, leur insouciance généreuse, leur loyauté, leur mépris du danger, leur dédain de la prudence et de la vie. Les croisés retinrent, contre tout droit des gens, le vicomte Roger de Trencavel, venu de Carcassonne à leur camp pour une conférence sous la foi du serment. Ils commirent des crimes qui leur préparaient le succès; leurs adversaires firent des fautes qui, sans atteindre leur honneur, les perdirent.

            Simon de Montfort, assiégé avec peu de monde dans Castelnaudary par une armée nombreuse, appelle à lui Bouchard de Marly. Raymond Roger, qui l'assiège, se retourne contre Bouchard ; deux fois ses chevaliers mettent en fuite ceux du seigneur de Marly. Mais ils s'abandonnent follement à la poursuite, ils n'aperçoivent pas derrière eux Montfort, qui sort de la place avec tous ses hommes d'armes. Surpris en désordre, pressés entre deux armées, ils prennent la fuite ; Raymond Roger est entraîné malgré lui : il avait tué les quatre fils de Bouchard de Marly, et son épée venait de se briser dans sa main. Tandis que la belle armée de Raymond VI fuyait en désordre, Simon rentrait pieds nus dans la ville, et faisait chanter un Te Deum.

            Aucune action de cette longue guerre ne mit autant en évidence la légèreté des chevaliers du Midi que celle même qui décida de leur sort. Les chevaliers français étaient peu à peu remontés vers le Nord avec leur butin; d'autres s'étaient établis; d'autres avaient péri. Au contraire, toutes les forces de la nationalité méridionale étaient enfin rassemblées. Pierre II, roi d'Aragon, venait de se déclarer. Ses Aragonais, ses Catalans étaient les véritables frères des Provençaux et des Languedociens ; ils parlaient la même langue, comme ils parlent aujourd'hui le même putois.

            Castillans et Français n'étaient pour les uns et les autres que des étrangers. Pierre II résista aux prières du pape, affronta l'accusation d'hérésie et conduisit mille lances catalanes et aragonaises au secours du comte de Toulouse. A son approche, Raymond fit crier partout à son de trompe que tous gens armés eussent à se réunir sous sa bannière unie à celle du roi d'Aragon. Une multitude immense accourut : Aragonais, Provençaux, Gascons s'accueillirent avec transports. On marcha sur Muret, place forte à quatre lieues de Toulouse, et ce ne fut dans le camp que joies et fêtes continuelles.

           Il y avait quatre ans que Simon de Montfort s'était laissé enfermer dans Castelnaudary : « il se laissait maintenant enfermer dans Muret. Mais, connaissant mieux la chevalerie du Midi, il doutait d'autant moins du succès. Il était résolu, avec sa faible troupe, de sortir de la place et de livrer bataille. Quoi ! lui dit un clerc, ne craignez-vous point de confier à ce petit nombre de défenseurs le succès de la cause sainte? » Simon, sans rien dire, tira de son aumônière une lettre et la remit au clerc.

          C'était un billet du roi d'Aragon tombé entre ses mains : il était adressé à une dame de Toulouse.

            Pierre, parmi divers propos galants, assurait à la belle que c'était uniquement pour l'amour d'elle qu'il venait chasser, les Français du pays. « Eh bien ! reprit Montfort quand le moine eut achevé de lire, dois-je craindre un roi qui marche contre Dieu pour une courtisane ?» Les croisés passèrent la nuit avant la bataille à prier, se confesser, communier ; les Provençaux la passèrent en joie ; Pierre, dans les bras d'une maîtresse. Au moment d'engager la bataille, l'évêque de Comminges, la croix en main, donna la bénédiction aux chevaliers croisés, en promettant à ceux qui périraient la récompense des martyrs. Las d'attendre l'attaque, retardée par ces pratiques dévotes, les Provençaux étaient assis et mangeaient. Il n'y avait qu'une tête sage parmi tant de têtes folles. Raymond VI avait vu à Castelnaudary la force irrésistible de la chevalerie française. Il était d'avis de ne s'y point exposer. Il proposa dans le conseil de planter des palissades, d'attendre l'ennemi et de le cribler de traits ; on en aurait ensuite bon compte. Des cris d'indignation s'élevèrent; les chevaliers aragonais protestèrent qu'ils n'étaient pas venus pour cette besogne, qu'il n'y avait dans un tel avis que lâcheté et renardise. Ils n'en furent que plus impatients de combattre hors de toute discipline. On dit que Montfort laissa son infanterie dans la place et poussa le mépris jusqu'à ne faire sortir que huit cents hommes d'armes contre cent mille hommes.

            L'événement le justifia. Ceux de Toulouse, ceux de Foix se précipitèrent en avant à la première attaque, sans écouter ni roi ni comte : ils furent culbutés. La gendarmerie française alla droit aux Aragonais ; le choc fut si violent qu'on crut entendre toute une forêt tomber sous la hache. Tous les efforts des croisés étaient dirigés contre la personne de Pierre; trois chevaliers français avaient juré de ne s'attacher qu'à lui jusqu'à ce qu'il fût mort. Pierre avait changé d'armes et de couleurs avec un de ses gens. Celui-ci fut assailli et renversé. « Ce n'est pas le roi, s'écria le comte de Rouci, ce n'est pas le roi, car il est meilleur chevalier. — Non, répondit Pierre, ce n'est pas le roi, mais le voici ; » et il fondit sur le Français en criant : « Aragon! Aragon! » Il s'était trahi et tomba percé de coups.       Cette nouvelle terrible vola par toute l'armée dans ce cri : « Le roi Peyre est mort! » Ce fut le signal de la déroute; tous, grands et petits, se précipitèrent pêle-mêle vers la Garonne, qui en garda un bon nombre dans ses eaux. Un soldat vint dire à Simon que le corps du roi était retrouvé. Simon s'approcha, descendit de cheval, versa sur lui d'étranges larmes; puis, ôtant cuissards et bottines, il rentra pieds nus dans la ville et rejoignit dans l'église saint Dominique et les moines, qui, pendant la bataille, n'avaient cessé de pousser vers le Seigneur de si grands cris, qu'on les prenait pour des hurlements.

            Ce jour ne fut pas le dernier, mais il fut le jour fatal de la chevalerie provençale. Elle lit encore de beaux exploits, mais sans espoir. Il suffit d'avoir montré ses brillantes qualités et ses brillants défauts. La bataille de Muret fait penser à celle de Crécy. Ce fut, en effet, la vengeance des chevaliers provençaux : qualités et défauts, ils léguèrent tout à la chevalerie française ; en mourant sous ses coups, ils lui imposèrent leur héritage. C'est un phénomène qu'on rencontre plusieurs fois dans l'histoire. Imaginez un homme qui en déteste un autre : il hait son caractère, ses idées, ses moeurs, sa figure, sa voix; il le tue.            Quel est son châtiment? Il devient semblable à celui qu'il a tué : caractère, idées, mœurs, figure, voix, il lui prend tout ; c'est le mort qui est vivant et c'est le meurtrier qui périt. Il se grise avec le fond de la bouteille qu'il a brisée. Voilà un enchaînement de faits bien ingénieux, quoique réel, et bien consolant.

CHAPITRE VI.

Dernières croisades.- Décadence complète de l'esprit religieux chez les chevaliers.

            Il n'y a qu'une vraie croisade, la première, qui seule réussit. Les autres sont des imitations de plus en plus fausses : c'est ce qui les fit toutes échouer. Les sentiments forts divers et de moins en moins religieux de la chevalerie française se montrent d'une manière curieuse dans cette expédition presque contemporaine de la guerre des Albigeois, qui conserve le nom de quatrième croisade, quoiqu'elle le mérite si peu. Les chevaliers qui la firent eurent une intention de croisade; leur piété eut juste assez de force pour leur faire prendre la croix et faire la moitié du chemin vers la Palestine. Supposez une fusée lancée avec trop peu de poudre : elle s'arrête et tombe au milieu de sa course. Les croisés du 11ième siècle, avec tant de sujets de se plaindre des Grecs, avaient repoussé loin d'eux l'idée de s'emparer de Constantinople; ils ne voulaient, ne cherchaient que Jérusalem. Ceux du 13ième, qui n'avaient rien à reprocher aux Grecs, se laissèrent gagner par cette idée et l'exécutèrent. Ils furent tentés en route, et le tentateur, ce fut Venise : mais la foi solide repousse la tentation.

            Ces braves étaient partis la croix sur la poitrine ; mais d'abord ils se trouvèrent trop pauvres pour payer aux Vénitiens le prix convenu pour leur passage. Ils n'en pouvaient donner que la moitié. Cela fit honneur aux chefs de vouloir tout payer, car ils pouvaient alléguer l'absence d'un grand nombre de seigneurs embarqués à d'autres ports. Mais on voit bien que la plupart des croisés entendaient que la croisade ne leur coûtât rien et leur rapportât beaucoup. L'idée de conquêtes à faire en terre sainte était si bien répandue, que les Vénitiens stipulèrent qu'ils en auraient leur part. Nul pourtant ne songeait encore à séparer l'objet lucratif de l'objet religieux, et à déserter la croisade pour un coup de main ; on y fut amené peu à peu.

            On paye de ses bras quand on n'a pas d'argent.

          Les Vénitiens tenaient les croisés comme un créancier adroit tient un débiteur honnête et embarrassé ; ils leur proposèrent une œuvre équivoque, qui va lait mieux pour leur république que les cinquante mille marcs qui manquaient. Il s'agissait de prendre Zara à l'empereur de Constantinople. Le pape opposa des défenses formelles. C'était, disait-il, la guerre entre des chrétiens. Les subtils marchands de Venise, alléguant que Zara leur avait appartenu, prétendaient qu'il n'était pas de guerre plus sainte que celle qui la leur rendrait.          A quoi des chevaliers pouvaient-ils plus justement employer leur valeur qu'à replacer des rebelles sous l'autorité légitime; qu'à châtier des pirates, des brigands?

          Les consciences les plus naïves adoptèrent ces raisons et crurent faire oeuvre pie en prenant Zara pour le compte des Vénitiens. Elles pensèrent par-là se bien préparer à la croisade.

         Tout à coup arriva, comme dit Villehardouin dans un langage qui fait un peu penser à celui de don Quichotte, « une grande merveille, une aven ture inespérée, et la plus étrange dont on ait ouï parler. » Ce rêve, tant de fois rêvé par le chevalier de la Manche, de princes injustement détrônés à rétablir sur le trône1, fut alors une réalité. Le jeune Alexis, fils d'Isaac, empereur de Constantinople, que son frère venait de renverser et de jeter en prison, vint demander aux croisés le secours de leur épée pour une cause si juste. Ce fut encore un spécieux prétexte pour se détourner une seconde fois du but de la croisade : rien qu'un prétexte, car ni les avertissements ni la colère du pape ne manquèrent aux croisés; une partie d'entre eux même refusa d'aller plus loin et retourna en Europe : dans le nombre fut Simon de Montfort, qui alla s'employer ailleurs à une expédition qu'il crut moins coupable et qui l'était bien davantage. On fit voile vers Constantinople : à la hauteur du cap Malée, la flotte rencontra deux vaisseaux qui ramenaient de terre sainte des pèlerins flamands.

            Un de ces pèlerins sauta de son navire sur un navire de la flotte, et, comme ses compagnons voulaient lui faire passer son bagage : « Gardez, leur dit-il, gardez ; je vous laisse tout : me voici avec des gens qui vont conquérir des royaumes. » Celui-là disait le vrai mot.

            Débarqués devant Constantinople, les croisés reçurent de l'usurpateur une ambassade menaçante.

            « Beau sire, répondirent-ils à l'ambassadeur, votre seigneur s'étonne que nous soyons entrés dans ses États ; nous ne sommes point dans ses États, cette terre n'est point à lui, il la tient à tort, il a péché contre Dieu et contre raison. Celui à qui elle appartient, le voici parmi nous sur cette chaire : c'est son neveu, fils de son frère, l'empereur lsaac. S'il voulait se livrer à la merci de son neveu et lui rendre la couronne et l'empire, nous le prierions de lui pardonner et de le mettre en état de vivre richement. Quant à vous, beau sire, votre message est accompli : ne soyez pas si hardi que de revenir. »

            Ce discours était peu courtois : on sent que les mœurs et le langage des chevaliers étaient rudes encore ; mais il était chevaleresque par son objet.

C'était un devoir de chevalerie de rétablir les héritiers légitimes et de renverser les usurpateurs.

            Peu de jours après, les croisés s'approchèrent des murailles; le doge Dandolo et le marquis de Montferrat tenaient chacun par une main le fils d'Isaac : « Seigneurs grecs, criaient-ils, voici votre seigneur naturel; en cela, il n'y a point de doute. » Les Grecs, qui écoutaient du haut des remparts, répondirent en pillant le quartier des Francs. La guerre éclata. La valeur des chevaliers de l'Occident se montra dans sa terrible majesté : les hommes efféminés d'Orient croyaient voir « des anges exterminateurs, des statues de bronze.» Les croisés n'étaient que vingt mille : ils attaquaient une ville immense qui comptait 200 000 hommes sous les armes. Ils triomphèrent, et l'usurpateur fut renversé.

            Mais Isaac et son fils avaient promis à leurs vengeurs 400 000 marcs d'argent, et ils ne les payaient que de mauvaises raisons. Les croisés leur envoyèrent Conon de Béthune, un des chevaliers les plus sages et les plus habiles à parler, qui tint ce fier langage : « Les barons d'Occident vous ont sommé maintes fois, et, de par eux, nous vous sommons devant vos barons d'exécuter le traité qui est entre vous et eux. Si vous le faites, ils seront contents; si vous ne le faites, sachez que dès cet instant ils ne vous tiennent plus ni pour seigneur ni pour ami ; mais ils vous poursuivront partout et de toutes les manières qu'ils pourront. Ils vous man dent toutefois qu'il ne vous attaqueront jamais, ni vos sujets, avant de vous avoir défié. Car ils ne firent jamais de trahison, et dans leur pays ce n'est pas l'usage d'en faire. Vous avez bien entendu ce que nous vous avons dit : vous vous déciderez pour le parti qui vous plaira. » Les Grecs furent stupéfaits de l'audace de ce langage : ils disaient que personne encore n'avait été assez hardi pour tenir à l'empereur de pareils discours jusque dans son palais. Au mauvais visage que leur fit l'empereur et aux murmures des Grecs, les ambassadeurs se jugèrent fort heureux de pouvoir revenir au camp, sains et saufs. Tandis qu'Isaac et Alexis amusaient les croisés par leurs artifices, Murzuphle les renversa tous les deux et les fit périr. Les croisés eussent pu s'en réjouir comme du châtiment de leur mauvaise foi; mais, outre qu'ils voyaient leur gage disparaître avec les deux princes, ils avaient horreur d'un double crime. Dans leurs idées féodales et chevaleresques, la terre ne devait point appartenir aux gens félons et cruels. «Dites, demande Villehardouin, dites si des gens qui se traitent les uns les autres avec tant de cruauté méritent de terre tenir.» Ils se disposèrent donc une seconde fois à prendre Constantinople sur un nouvel usurpateur; mais pour qui, n'y ayant pas d'héritiers légitimes ? Pour eux-mêmes, se jugeant plus dignes que les princes grecs de terre tenir.

         Le siège fut plus rude que la première fois : les Grecs étaient plus animés, le second usurpateur était plus habile que le premier. Les croisés furent repoussés et tellement saisis d'effroi, qu'un grand nombre d'entre eux eussent voulu que les vents les emportassent au-delà de l'Archipel. Mais Villehardouin traite ceux-là de lâches ; il était de ceux qui voulaient pousser l'entreprise jusqu'au bout, et qui, dans leur mépris pour les Grecs, étaient prêts à les dépouiller sans scrupule. Ils finirent par l'emporter, et Constantinople fut pillée comme le devaient être les héritiers de l'empire romain par les descendants des barbares. Sainte-Sophie ne fut pas plus profanée deux siècles et demi plus tard par Mahomet II qu'elle ne le fut alors. Mais c'était la tourbe qui se conduisait ainsi ; les chefs et les principaux chevaliers voulaient qu'on respectât l'humanité. Villehardouin a quelques mots touchants sur le sort des femmes et des enfants ; le marquis de Montferrat était invoqué dans les rues comme un saint et un protecteur. Ils mirent un certain ordre dans le partage de l'argent, qui s'élevait à cent mille marcs : un sergent à cheval eut autant que deux sergents à pied, et un chevalier autant que deux sergents à cheval. Le comte de Saint-Pol fit pendre, l'écu au cou, un de ses chevaliers qui tenta de détourner quelque chose de la masse.

            Ce partage d'argent fut suivi du partage des terres, et alors fut fondé en Orient cet empire latin féodal, qui fut sitôt ébranlé par la discorde et la guerre étrangère, et qui dura si peu.

           Ceux qui firent cette expédition furent au début des croisés, au milieu des redresseurs de torts, et à la fin des aventuriers. Ils appartenaient presque tous à la chevalerie du Nord ; la chevalerie du Midi s'abstint : elle avait eu naguère sa croisade avec Richard Coeur de Lion. Qu'on remarque la différence : autant la troisième croisade offre de traits gracieux et qui plaisent à l'esprit, autant la quatrième est sérieuse et âpre ; la guerre des Albigeois ne l'est pas davantage, quoique bien plus cruelle. Les hommes qui, presque à la même époque, détruisirent l'empire grec et la civilisation provençale, sont bien des hommes du même pays, du Nord ; mais le moment est venu où ces hommes, aussi âpres au gain qu'à la foi, vont subir la métamorphose que j'ai annoncée.

            L'Église avait si peu réussi à ranimer l'esprit religieux par la croisade contre les Albigeois, que les dominicains, qui l'avaient prêchée, furent par tout méprisés et hués lorsqu'ils voulurent ensuite prêcher la croisade en Palestine. On avait enfin ouvert les yeux sur les horreurs auxquelles ils avaient entraîné tant de monde. Les troubadours continuaient de se moquer ; Blacas, l'un d'eux, l'une des plus illustres familles de Provence, chantait :

J'aime son bel œil noir,

Et ferai pénitence

Entre mer et Durance,

Auprès de son manoir.

            Le fameux troubadour couronné, Thibaut IV, comte de Champagne, obligé de renoncer à l'amour de sa royale dame, Blanche de Castille, se voua à la Vierge :

Quand dame perds,

Dame me soit aidant.

            ll lui fallait toujours une dame : celle de la terre l'envoyait à la croisade; il espérait que celle des cieux l'y protégerait. Mais il lui fallait aussi des croisés, et il eut bien de la peine à en trouver. Le dépit féodal lui en amena : les plus grands seigneurs, tout chagrins de l'avantage que venait de remporter la royauté, portèrent en Orient leur désappointement et leur mauvaise humeur : c'étaient le duc de Bretagne, le comte de Bar, le duc de Bourgogne, et tous leurs chevaliers avec eux. Ils s'en allèrent en Palestine faire des razzias de boeufs, de moutons, de chameaux, de buffles et d'ânes. Le duc de Bretagne et ses chevaliers en firent une si belle sur le territoire de Damas, que le duc de Bourgogne et le comte de Bar en crevaient d'envie. Les voilà en quête d'une fortune semblable, et ils avisent les riches pâturages de Gaza. Thibaut les prier et leur commande de rester au camp. Ils répondent qu'ils sont venus pour guerroyer les infidèles, et cheminent toute la nuit afin d'arriver aux pâturages avant les mécréants encornés. Il est bon de déjeuner au matin quand on a marché toute la nuit. Au point du jour la troupe s'arrêta dans un défilé : les riches hommes firent étendre les nappes et se mirent à manger les poules, les chapons, les viandes cuites qu'ils avaient fait apporter, sans oublier le vin en bouteilles et en barils. Ils attendirent ainsi que les bêtes fussent envoyées aux champs et que les gens fussent au labourage. Il ne vint ni gens ni bêtes, mais le gouverneur de Gaza avec une armée turque. Les chevaliers enfonçaient dans le sable jusqu'aux genoux, et ils étaient un contre treize. Le comte de Joppé les suppliait de se retirer : les comtes de Bar et de Montfort déclarèrent qu'au lieu de reculer, ils iraient en avant. Ils sortirent du défilé pour charger l'ennemi, furent cernés et succombèrent en faisant merveilles d'armes. Le comte de Bar disparut sans qu'on sût jamais ce qu'il était devenu. Montfort fut fait prisonnier, conduit en Egypte et offert en spectacle au peuple du Caire. Montfort, Amaury de Montfort, le fils même de l'exécuteur des Albigeois, était un des chefs de cette expédition bouffonne, plus digne du fabliau que de l'histoire ! Quelle belle vengeance pour les Provençaux !

            Voilà pourtant la génération que Louis IX en traîna à la croisade. Ce fut une violence qu'il fit à son siècle. Il fallut qu'un même homme, chose rare, fût à la fois roi redouté, saint vénéré et bienfaiteur de ses peuples, pour que son zèle fit de l'effet sur des hommes si tièdes. Il fallut aussi qu'il fût en état de payer la croisade : la plupart des chefs de l'armée étaient à la solde du trésor royal. Un malin troubadour (il y en avait encore) décoche sur les chevaliers de l'époque ces traits piquants : « Je ne puis partir, dit l'un, sans une solde du roi; je suis malade, dit un autre ; si je n'avais des enfants, rien ne me retiendrait ici, assure un troisième. O chevaliers, vous avez peur de la mort ! » Non, les chevaliers n'avaient pas peur de la mort. Mais nul ne se souciait plus guère de croisade ; le pape tout le premier, qui retint pour ses affaires de Lombardie les chevaliers hollandais prêts à rejoindre Louis IX.

            Le roi fut profondément indigné. Ses barons et ses chevaliers le furent comme lui et le suivirent de meilleur coeur. Beaucoup, imitant sa piété, se préparèrent au grand voyage comme à la mort, par de dévotes pratiques ; d'autres, d'une façon un peu plus moderne : le sire de Joinville passa toute la semaine avant son départ à faire fêtes et banquets avec son frère de Vauquelour et tous les riches hommes du pays, tous bons convives ; quand ils avaient bien bu et bien mangé, ils disaient chanson les uns après les autres. Je dis que ceci est moderne pour le temps : chanter gaiement en quittant la patrie et en marchant au danger, cela marque plus de fermeté d'âme, plus de force contre la mélancolie et les appréhensions, moins d'abattement, de terreurs, de superstition. Les chevaliers pleurent toujours dans Villehardouin : ils rivalisent avec le pieux Énée. Ils pleurent moins dans Joinville. Dans Froissart, ils ne pleurent plus du tout. C'est la philosophie du caractère français qui commence à poindre.

           Gaiement, tristement, on s'embarqua, et voilà l'expédition qui aborde au rivage de Damiette. Louis IX se jette le premier dans les flots comme un simple chevalier de la croix. Tous l'imitent et le rivage est balayé de la multitude des musulmans. C'était bien combattu pour la croix, mais point pour la croix seule. L'ardeur des chevaliers français s'était assez échauffée aux riches peintures que les évêques leur avaient tracées des trésors de Damiette. Ils n'y trouvèrent qu'un maigre lot de six mille livres tournois.

           Ils murmurèrent tout haut. Ils avaient projeté de faire bonne chère en Orient : ils n'y voulurent pas renoncer. La chevalerie française semblait ne plus vouloir affronter la mort sans avoir joui de la vie.

            L'argent du roi fut dissipé en galas et festins. Le pauvre saint homme vit de bien vilaines choses : à un jet de pierre de sa tente, des femmes se prostituaient. Grands et petits barons réclamaient, dans la direction et l'administration de l'armée, les droits de l'isolement féodal. Ils pensaient faire pièce au roi. Robert d'Artois, son frère, était un des plus turbulents et des plus arrogants de toute cette chevalerie. L'avenir d'une telle armée était marqué.

            On s'avance au bord du canal de l'Aschmoun.

            Après de longues recherches, on trouve un gué.

            Robert d'Artois court avec l'avant-garde pour le franchir. Le roi ne peut le retenir, et lui fait promettre du moins d'attendre le gros de l'armée. Robert promet tout, passe le gué, voit fuir trois cents musulmans devant lui et se jette à la poursuite. Les grands maîtres des chevaliers du Temple et de l'Hôpital le conjurent de s'arrêter, il les appelle traîtres qui conspirent avec les Turcs. « Certes, lui répondent ces sages guerriers, c'est pour trahir l'Église chrétienne que nous avons quitté famille et patrie et que nous vivons en terre étrangère dans les fatigues et les périls ! » Après cette plainte amère, ils ordonnent à leurs chevaliers d'apprêter leurs armes et de déployer la bannière du combat. Salisbury présente à son tour ses remontrances, Robert l'interrompt : « Les timides conseils, s'écrie-t-il, ne sont point faits pour nous. » Pendant ces débats, le vieux gouverneur du prince, Foucault de Nesle, aussi fougueux que son élève et, de plus, sourd, ne sachant pourquoi on n'allait pas de l'avant, se démenait et criait à tue-tête : Ores à eux, ores à eux!

            Ce signal ordinaire de combat crié avec obstination finit par échauffer les oreilles de tout le monde ; on s'anima, on se mit en mouvement et, la fougue chevaleresque l'emportant enfin sur la sagesse militaire, voilà l'avant-garde du comte d'Artois qui, séparée de l'armée par deux lieues de distance, se précipite en avant bride abattue et se jette dans Mansourah à la suite des musulmans fugitifs. Bientôt elle s'y trouve enfermée, cernée par une multitude ennemie qui a reconnu le petit nombre des assaillants. La défense de ces quinze cents chevaliers fut superbe : de dix heures du matin à trois heures du soir, ils combattirent; Robert d'Artois résista longtemps dans une maison où il s'était enfermé et périt en brave chevalier ; de même Salisbury, Raoul de Coucy, deux cents quatre-vingts chevaliers du Temple et presque tous les autres.

            En voyant la folie et le danger du comte d'Artois, les corps de l'armée les plus proches du canal l'avaient franchi au plus vite. Le duc de Bretagne, Guy de Malvoisin, le sire de Joinville passèrent d'abord avec les plus braves chevaliers.

            Pour réparer une imprudence, ils en commirent une autre; à son tour, séparée de l'armée, en présence des musulmans qui étaient revenus en foule dans la plaine, animés par le beau coup de filet qu'ils venaient de faire, pressée, harcelée, coupée par tronçons, cette seconde avant-garde se défendait avec autant de valeur que de confusion.

            On ne voyait dans toute la plaine que des troupes éparses de chevaliers, ici vainqueurs, là vaincus, poursuivant de ce côté, fuyant de cet autre. Ces braves gens étaient perdus aussi, quand tout à coup, du côté de l'Aschmoun, éclate comme une tempête de trompettes, clairons et cors. Ils regardent : c'est enfin le roi et l'armée. Louis s'arrêta sur un haut chemin avec tous ses gens d'armes pour leur adresser quelques paroles. Jamais, dit Joinville, je ne vis si bel homme armé. Il paraissait dépasser des épaules tous ceux qui l'entouraient. Il avait sur sa tête son heaume élégant et doré, dans sa main droite une épée d'Allemagne. Ce beau profil de chevalier, détaché sur un ciel bleu d'Orient, eût semblé à un homme plus superstitieux que le sénéchal quelque apparition de saint Michel ou de saint Georges. La délibération ne fut pas longue : le roi et les siens se précipitèrent au plus fort de la mêlée, qui devint merveilleuse. Jamais au voyage d'outre-mer on ne vit de si beaux faits d'armes de part et d'autre; car nul ne se servait de l'arc, de l'arbalète ou autre arme de jet : on ne faisait que frapper, soit avec la masse d'armes, soit avec l'épée ou la lance. Nul n'égalait le roi. Là où il y avait presse et péril, il se jetait au milieu, frappant ci de la masse, là de l'épée, les plus beaux coups du monde, et déployant une valeur et une force qui semblaient doublées par la puissance de Dieu. Six Turcs s'attachèrent à lui, saisirent la bride de son cheval et voulaient l'emmener de force; mais il s'évertua si bien et se mit à frapper de si grand courage sur ces six Turcs, qu'il se dégagea à lui tout seul.

          Le but du roi était Mansourah. Mais les musulmans paraissent se porter vers le canal et menacent d'envelopper l'armée. Le roi ordonne la retraite. A peine l'ordre est donné, Imbert de Beaujeu accourt de Mansourah : Robert va périr.

            A cette nouvelle, Louis change d'avis, il veut délivrer son frère ; mais déjà le mouvement de la retraite a commencé, l'oriflamme marche vers l'Aschmoun et les croisés la suivent. Le sort de Robert fut alors décidé. On eut de ses nouvelles par le duc de Bourgogne et ses chevaliers, qui avaient poussé jusqu'aux murs mêmes de Mansourah. Ils avaient entendu du dehors les cris et le bruit du combat désespéré que livrait la troupe du comte d'Artois ; ils n'avaient pu ni escalader le mur ni enfoncer les portes qui les séparaient de leurs malheureux compagnons d'armes. Ils revenaient tous blessés, criblés de flèches, la douleur et la rage dans le coeur. Le duc vomissait le sang à gros bouillons ; son cheval n'avait plus ni bride ni harnais. Il n'en écartait pas moins rudement les Sarrasins qui prétendaient empêcher sa retraite, et leur en voyait des moqueries avec des coups de lance.

            Quelques jours après, l'armée chrétienne, affaiblie par de brillants combats et ravagée par la peste, faisait retraite péniblement, partie sur le Nil, partie le long du fleuve. Presque tous blessés, en proie à d'affreuses maladies, la plupart sans armes et sans chevaux, harcelés par d'innombrables ennemis, les chevaliers français montraient encore dans des actions isolées leur brillante valeur. Il y en avait huit attachés à la personne du roi, tous bons et vaillants, qui avaient gagné maintes fois le prix d'armes tant deçà qu'outre mer : on les appelait les bons chevaliers. Dans le désordre de la retraite, il n'en resta qu'un seul auprès de lui; mais il en valait plusieurs : c'était messire Geoffroy de Sargines. Le roi lui rendit plus tard ce témoignage, qu'il le défendait ainsi qu'un bon serviteur défend des mouches la coupe de son maître. Chaque fois que les Sarrasins approchaient, il tombait sur eux à coups d'épée, frappant du tranchant et de la pointe, et les chassait d'auprès du roi. C'est ainsi que Louis IX put arriver au village de Kasel. Le danger n'y était guère moins grand. Ce fut cette fois messire Gaultier de Châtillon qui protégea le monarque presque mourant. Ce brave chevalier se tenait dans la rue où était la maison du roi, l'épée nue au poing.

            Quand les Turcs paraissaient, il fondait sur eux, les culbutait, les mettait en fuite et revenait à son poste, tout hérissé des flèches qu'ils lui avaient lancées en fuyant. Il ôtait ses armes, retirait les flèches, et s'armait derechef pour recommencer.

            On le vit plusieurs fois s'élever sur ses étriers en criant : « Haï Châtillon, chevaliers! Et où sont mes prudes hommes ? » Mais pas un n'arrivait. Peu de temps après , un chevalier rencontra des Sarrasins qui emmenaient un cheval tout couvert de sang ; ils lui dirent que le plus brave chevalier de l'Occident venait d'avoir la tête abattue , étant sur son cheval, et que c'était son sang dont l'animal était inondé. Ainsi était mort Gaultier de Châtillon.

            Toute cette valeur ne sauva ni le roi ni l'armée de la captivité ou de la destruction. De deux mille huit cents chevaliers que Louis IX avait emmenés à la croisade, il ne lui en resta pas cent. Le résultat moral fut si loin de balancer les pertes, que ceux qui survécurent revinrent le blasphème sur les lèvres. Ils accusaient Dieu d'injustice et ne voulaient plus le servir.        Louis IX était le seul qui ne fût point encore rebuté. Seul, il conservait la foi ardente et âpre d'un chevalier du 11ième siècle ou d'un dominicain. On sait ce vieux chevalier qui disputait un jour devant lui avec un juif sur la virginité de la sainte Vierge et qui, à bout d'arguments, frappa le juif au visage avec son gantelet de fer. L'abbé de Cluny, qui était présent, le blâma de cette violence. Saint Louis, plus rigoureux que le prêtre, le blâma aussi, non d'avoir frappé, mais de n'avoir pas frappé assez. « Le laïque, dit-il, qui entend médire de la foi chrétienne, la doit défendre à bonne épée tranchante et en frapper les médisants et mécréants au travers du corps tant qu'elle y pourra entrer. » Ni Joinville, qui aimait mieux avoir trente péchés mortels sur la conscience qu'un peu de lèpre sur le corps, ni aucun des chevaliers vivant alors dans le siècle n'eût dit cette parole.

           On discuta dans le conseil si le roi devait partir avant d'avoir délivré les prisonniers chrétiens ; ce fut Joinville qui s'y opposa : « Ils ne s'en iront jamais, dit-il, si le roi s'en va, et je me souviens des paroles que me dit messire de Bollaincourt mon cousin : « Vous allez outre-mer, mais prenez garde au revenir ; nul chevalier, ni pauvre, ni riche, ne peut retourner sans être honni s'il laisse entre les mains des Sarrasins le menu peuple en  quelle compagnie il est allé. »

            La veille de la bataille de Mansourah, en pleine terre d'Égypte, sous la bannière même de  la croisade, six chevaliers du sire de Joinville assistaient à la messe des morts pour un de leurs compagnons qui venait de trépasser. Ils causaient à si haute voix qu'on n'entendait plus le prêtre qui disait la messe.

           Joinville voulut les rappeler à la convenance, ils se mirent tous à rire et lui répondirent qu'ils s'occupaient de remarier la femme de messire Hugues de Landricourt, qui était là dans la bière. Ne dirait-on pas six marquis poudrés du 16ième siècle ? Ces deux derniers traits expriment assez bien l'esprit de la chevalerie d'alors. Elle a de l'humanité, du courage et de l'esprit, mais peu de ferveur religieuse. Nous arriverons bientôt à la chevalerie de Froissart...

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