L'Iconographie emblématique de Jésus-Christ
L'HIPPOCAMPE & LE PISTRIX
Par souci d'être moins incomplet dans l'étude du Poisson emblématique, et avec les justes réserves qui s'imposent à moi en face d'une figuration dont les maîtres de l'archéologie n'ont pas démontré la raison d'être dans l'art chrétien, je crois devoir parler ici de 1 image de l'Hippocampe et de celle de son antithèse imaginaire, le Pistrix.
Au naturel l'hippocampe est un poisson fort étrange avec sa tête et son encolure à profil chevalin, son corps garni de pointes qui va se diminuant et se termine en s'enroulant sur lui-même, comme la volute d'une crosse[1]. (Fig. I)
C'est un lophobranche de petite taille qui vit dans les eaux de nos côtes atlantiques, dans celles de la Méditerranée et ailleurs. Après la ponte de la femelle, l'hippocampe mâle rassemble les oeufs, les féconde, puis ne les abandonne pas ainsi que font beaucoup d'autres poissons, mais veille jalousement sur eux jusqu'à leur éclosion.
L'allure de ses mouvements est aussi particulière que sa forme car il se tient toujours dans une position verticale; peut-être l'agitation continuelle qu'il imprime par le jeu de ses nageoires à tout son corps a-t-elle contribué à lui faire accorder, dans les pays d'Orient d'abord, la puissance médicale dont on l'a cru doué : le génie de la médecine et de la thérapeutique, dans sa forme naturelle.
(Fig 1). L'Hippocampe
Le Poisson eucharistique, l'Hippocampe et le Pistrix dans les plus anciennes traditions des Brahmanes étant issu du mouvement spiroïdal des eaux marines, d'où, d'après les Sumériens, serait aussi sorti le principe de vie ?
Quoi qu'il en soit c'est un fait que, dans tous les pays d'influence grecque, puis dans le monde latin, on eut également foi dans les vertus curatives de l'hippocampe, et Dioscorides, Galien, Pline, et les autres naturalistes anciens nous apprennent qu'on employait avec succès la poudre d'hippocampe dans la pharmacopée de leur temps. Indépendamment même des vertus curatives plus ou moins imaginaires de sa cendre, on crut même que l'étrange poisson portait en soi le don d'éloigner ou de guérir les maladies des hommes ; et c'est sans doute ce qui explique la présence de son image sur le cachet en pierre de l'oculiste romain S. Martinius Ablaptus, (Fig. II) trouvé à Vieux (Calvados[2]). Peut-être l'hippocampe, comme le dauphin fut-il mis en relation avec l'idée de la lumière[3] encore que dans les deux formules de collyre Thalasseros, c'est-à-dire formé d'éléments marins, que nous font connaître Galien[4] et Aetius[5], il n'entre pas de poudre d'hippocampe. Et ces croyances et ces pratiques expliquent que, de nos jours encore, dans tout le bassin de l'Adriatique et dans l'Archipel, le corps desséché de l'hippocampe est regardé comme un efficace talisman. A Venise on le suspend par groupe de trois dans les maisons, et cet usage remonte certainement aux plus anciennes civilisations.
(Fig. 2). L'Hippocampe stylisé du cachet de S. Martinius Ablaptus.
Dans les arts figurés les artistes grecs et romains, païens et chrétiens, n'ont pas d'ordinaire gardé à l'hippocampe la forme si curieuse dont la nature l'a doué : ils l'ont stylisé en accusant davantage sa vague ressemblance avec le cheval, en lui donnant un véritable avant-train d'équidé avec oreilles, crinière flottante et vraies jambes de cheval ; bref en ont fait un demi-cheval marin dont l’equus bipes de Pompéi est une des plus belles images. (Fig. III) C'est de aussi ce que nous voyons sur le cachet S. Martinius Ablaptus. Quelquefois l'Hippocampe a des ailes, comme le Pégase.
Mais sous cet aspect il ne doit jamais être confondu avec l’Hippogriffe qui porte une tête d’aigle. un corps de cheval et des ailes, pas plus surtout, comme c'est trop souvent le cas, avec le Pistrix dont je parlerai plus loin, créations fabuleuses qui répondent à d'autres conceptions.
(Fig 3 : L'Hippocampe stylisé de Pompéi. 1er siècle avant Jésus-Christ.)
L'Hippocampe, dans l'ancien monde grec et latin et dans les pays soumis à leur influence, fut l'un des emblèmes de temps que génie tutélaire et guérisseur, le guide des morts aussi, la monture des dieux marins ou l'entraîneur de leur char ; c'est à ces titres divers que nous le trouvons sur les de Tyr, de Biblos (Fig. V) sous les rois Elbaal et Azbaal (360 à 340 avant Jésus-Christ), sur celles de Tarente (Fig. IV) et sur les statères gaulois des Baïocasses de Normandie des Longostalètes (Fig. VII) de Narbonnaise, des carnutes de Beauce, comme celles d'Auvergne qui portent l'Hippocampe[6], à des centres de population fort éloignés de la mer, et leur cheval-poisson doit symboliser autre chose que l'élément marin ; à noter que les statères gaulois des Baïocasses (Fig. VIII) et des Carnutes (Fig. VI) représentent l'Hippocampe sous sa forme naturelle.
(Fig 4 et 5) : Monnaie de Tarente ; monnaie de Biblos.
Si le monde ancien fit de l'Hippocampe un guérisseur, il en fit aussi un guide. En diverses mythologies des rives de la Méditerranée et du Pont-Euxinil fut le conducteur du navire des morts vers les ports du repos heureux, et les Grecs l'attelèrent au char de Posseidon. Une monnaie d'argent de la Gens Crepereia nous montre le char de Neptune— le Posseidon des Latins— entraîné sur les flots par deux Hippocampes, et les monnaies des gaulois de Redon, de Chartres et de Bayeux, représentent l'Hippocampe au naturel guidant le cheval terrestre ou le cheval ailé, le Pégase grec. (Fig. VI et VIII).
(Fig 6, 7 et 8) : Monnaies gauloises des Carnutes, des Longostanènes et des Baiocasses.
L'hippocampe apparaît donc ici avec une signification allégorique semblable à celles que les anciens attribuaient, dans le temps même de sa propre vogue, au Dauphin-Christ : il est un pilote, un guide bienfaisant.
L'art chrétien de la décoration monumentale adopta l'image de l'hippocampe stylisé sur les plus anciennes fresques des Catacombes[7], et les arts mineurs, gravure, ciselure ou modelage l'utilisèrent aussi pour l'ornementation de divers objets mobiliers plus ou moins précieux. Il apparaît ensuite dans l'art chrétien des Goths et des Francs[8], (Fig. IX et X) enfin nous le trouvons dans la décoration romane de France ; il faut préciser cependant que ses représentations chrétiennes ne sont pas très fréquentées mais elles demeurent des réalités. Peut-être quelquefois, ne représentent-elles que l'élément marin ?... mais cette interprétation ne saurait tout expliquer ; il semble plus raisonnable, plus logique de chercher la raison de l'emploi de l'Hippocampe dans les caractères réels ou fictifs que les Anciens lui reconnaissaient, que les auteurs d'alors nous ont fait connaître et. qui avaient cours à l'époque de la formation même de l'art emblématique des Chrétiens.
(Fig 9). L’Hippocampe sur bronze mérovingien du Musée de Dijon. Revue art chrétien, 1896, p. 487.
(Fig. 10). Fibule mérovingienne en forme d'Hippocampe. Dict. Arch. chrét. T. v. vol. II. 1506.
Pourquoi nos premiers symbolistes auraient-ils négligé dans l’Hippocampe ces qualités fictives, quand ils appliquaient les mêmes fables au service, et à la représentation allégorique du Seigneur Jésus sous les images des autres animaux qui les partageaient avec lui ? La croyance antique dans la puissance curative de l'Hippocampe qui se reflète encore chez les Vénitiens, catholiques ou non, n'a-t-elle jamais évoqué dans la pensée du prêtre, du peintre des catacombes, alors qu'ils le cherchaient et le voyaient partout, le souvenir du divin Guérisseur qui parcourut en « bon Samaritain » les plaines et les collines de Judée?...
L'Hippocampe guérisseur des yeux, par exemple, n'est-il pas assimilable en tant qu'emblème, au Poisson de Tobie emblème du Christ accepté par les Pères ; et le sens e l'Hippocampe conducteur du char des Morts vers les régions heureuses n'est-il pas le même que celui du Dauphin guide des Ames vers les Iles Fortunées[9] ?
De par ses antécédents séculaires, l'Hippocampe avait même, sur deux autres poissons emblématiques, celui de Tobie et le Dauphin, emblème reconnus du Christ, l'avantage d'atteindre à lui seul deux des idées les plus chères à l'iconographie allégorique et primitive du Sauveur, que les deux autres poissons n'exprimaient que séparément, et qui nous le font adorer comme la source de toute lumière et comme le maître de la voie du salut.
Il me semble donc parfaitement possible de regarder l'héritage païen que possédait l'Hippocampe, guérisseur et guide tutélaire, comme l'explication de sa présence dans l'ancien art chrétien et de son entrée dans l'iconographie allégorique du Sauveur.
Et cela reste en parfait accord avec l'esprit et la méthode des premiers maîtres, donc avec la vraisemblance. »
Le Pisirix, antithèse de l'Hippocampe.
Les poètes et les artistes du paganisme ont fait du Pistrix un être fabuleux qui présente des ressemblances et aussi des différences essentielles avec l'Hippocampe stylisé : leur allure générale dans les flots est la même, et elle seule est cause que nos modernes archéologues les ont quasi toujours confondus l'un avec l'autre, ou plutôt ne paraissent connaître que le seul Hippocampe.
(FIG. 11). Le Pistrix, d'après une peinture de Pompéi. (Cf. Rich. op. cit.p.490)
Le Pistrix, dont Florus[10] et Pline[11] et Virgile[12] ont parlé, n'a point la tête et l'avant du cheval, mais il est pourvu d'une tête de dragon et de longues nageoires palmées au lieu de jambes d'équidé. C'est là la règle ; les exceptions ne sont que des licences d'artistes comme il s'en est toujours produit. Au point de vue de leurs caractéristiques morales, l'Hippocampe apparaît comme un génie protecteur et bienfaisant ; le Pistrix, au contraire, est un être méchant et détestable ; il est, dans la faune fabuleuse du paganisme méditerranéen, le monstre infernal marin, et ressemble comme un frère au Leviathan des Livres sacrés des Hébreux.
Aussi, seul, l'Hippocampe se profile sur les plats des monnaies antiques, alors que le Pistrix est réservé à l'illustration des naufrages, des cataclysmes et des lieux maudits.
Parce que nos érudits modernes, — et des meilleurs — n'ont pas observé ces distinctions, ils ont dit et répété que le monstre qui, sur les fresques des catacombes ou sur les marbres de même époque dévore Jonas, est l'Hippocampe : il n'en est rien ; c'est toujours ou quasi toujours le Pistrix infernal qui s'y montre; (Fig. XII et XIII) emblème frappant, en la circonstance, des méchants servant, malgré eux, les desseins de Dieu.[13]
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(Fig. 12 et 13). Le Pistrix et Jonas. 1°) sur fresque de la catacombe de Bonaria près Caghari ; 2°) sur un tombeau d'El-Djem, Tunisie.
Notons en terminant que jamais l'Hippocampe, pas plus que le Crustacé, n'a été employé pour figurer le fidèle ou les âmes humaines. Ce rôle, sous l'aspect pisciforme, fut attribué, chez les païens aux Néréides et aux Tritons « images des âmes traversant la mer de la vie[14] », et chez les chrétiens au Poisson commun et au Dauphin.
Mais sous les aspects divers du Poisson commun, du Dauphin, du Crustacé, du Christ-Pêcheur et de ses engins, du Poisson eucharistique et vraisemblablement aussi de l'Hippocampe, le Sauveur nous est apparu, mystérieusement enveloppé, mais avec toutes ses divines qualités de Père, de Rédempteur, d'Ami, de Chef et de Guide, de Nourricier, avec tous ses charmes, toutes ses promesses et tous ses dons divins.
(Loudun Vienne). L. CHARBONNEAU-LASSAY.
[1] La gravure que j'en donne représente, en demi-grandeur réelle, un hippocampe desséché de la collection de M. le comte J. du Fort, d'après dessin de M. Henri du Fort. [2] Cf. Héron de Villefosse et H. Thédenat, Note sur quelq. cachets d'oculistes romains in Bulletin Monumental, 1882, p. 7 et 13. [3] V. Regnabit. Janvier 1927, p. 149. [4] Galien, Therap. L. IV, C. VIII. [5] Aetius, Telrabiblos, n, serin. IV, c. CX. [6] Cf. Adrien Blanchet, Traité des Monnaies Gauloises. [7] Dom Leclercq, Diction. d'Archéol. chrét. ; fasc. LXVI, col. 2084.[8] Cf. Chabeuf, Rev. de l'Art chrétien, 1896, p. 487.— Dict. d'Archéol. chrét. T. V. v. II, col. 1506. [9] Voir de Rossi, Bull. d'Archéol. chrét. 1870, p. 65. [10] Florus, III, 5, 16. [11] Pline, Histoire Naturelle IX, 2. [12] Virgile. Eneide III., 427.
[13] Voir gravures dans Dict. d'Archéol. chrét. T. II, Vol. I, col. 229, 358, 1006, 1148.— T. IV, Vol. II, col. 2610, etc…
[14] Dom Leclercq, Ouvrage cité, T. I, vol. I, col. 1478.