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L'Avènement du Grand Monarque

L'Avènement du Grand Monarque

Révéler la Mission divine et royale de la France à travers les textes anciens.

archeologie chretienne

Publié le par Rhonan de Bar
Publié dans : #ARCHEOLOGIE CHRETIENNE

XVIII

RAPHAEL : SES ÉLÈVES ET SES RIVAUX.

Ce ne fut donc point Raphaël qui donna l'impulsion au mouvement qui jeta l'art hors des voies chrétiennes, il la subit plutôt. Jusque dans ces agrandissements qui altèrent la noblesse, la grâce et la précision du style, jusque dans l'agitation de ces attitudes, observées dans la nature, mais trop terre à terre, dans la prétention de ces poses, forcées pour paraître fortes, on retrouve partout où sa propre main se fait manifestement sentir, un reste de l'a pensée chrétienne et de sa majesté toujours sereine. Le sceptre lui est disputé, mais elle continue de régner.

Les premières modifications que Raphaël avait apportées à la manière du Pérugin étaient le développement légitime de cette manière même. Ainsi modifiée, devenait-elle moins apte à rendre les naïves éclosions d'une âme pure, la rosée matinale, des affections chrétiennes, comme les étale dans toute leur fraîcheur le Mariage de la Vierge ? C'est possible ; mais elle lui permet de s'élever jusqu'à la Dispute du Saint-Sacrement, par-dessus les maigres allégories et les figures de grands, hommes assez médiocrement peintes par son maître sur les murs latéraux de la salle du Change à Pérouse.

Dans l'Ecole d'Athènes, le développement du talent est encore dans le rapport le plus heureux avec la nature du sujet. II s'agissait tout à l'heure des connaissances divines ; maintenant ce sont les connaissances humaines, en tant qu'elles doivent être mises elles-mêmes au service de l'Église, qu'il faut représenter, au moyen des philosophes qui, par leurs études et leurs enseignements, ont le mieux mérité de la science. La différence doit être comme de l'idéal au réel, comme du surnaturel au naturel : la largeur et l'aisance du style, le relief des formes et des attitudes, combinées avec la gravité du maintien, dont Raphaël, plus tôt, n'aurait pas été susceptible au même degré, étaient nécessaires pour en faire le chef-d’œuvre du genre ; et cependant, ces qualités, s'il les eût possédées lorsqu'il peignit la Dispute du Saint-Sacrement, lui auraient probablement nui pour cet autre chef-d’œuvre, d'un caractère bien-plus élevé. N'eût pas été porté, en effet, à les appliquer au détriment des autres qualités supérieures elles-mêmes et plus conformés au but différent qu'il devait alors se proposer ?

PL.XIV : TRANSFIGURATION DU PERUGIN. Salle du Change à Pérouse.

Par-delà les fresques de la salle de la Signature, il ne nous paraît pas que Raphaël ait rien acquis d'important, en fait de facultés nouvelles ; mais il manifesta diversement celles qu'il possédait, souvent encore avec le plus grand bonheur, souvent aussi en sacrifiant trop au goût du temps, par le côté défectueux de ses œuvres.

La Transfiguration comme il l'a entendue, avec sa puissance de jet et son exaltation sublime, exigeait le développement de toutes ses ressources. Le Pérugin aussi avait fait sur le même sujet un véritable chef-d’œuvre, chef-d’œuvre trop peu connu, et qui mérite d'être comparé, jusqu'à un certain point, avec celui de son disciple, à la différence des figures voisines, dans cette même salle du Change, à Pérouse, dont l'infériorité est manifestée. Cette Transfiguration[1] est peinte dans un grand sentiment de paix, et, en la voyant, on dirait volontiers, avec saint Pierre : «.Il fait bon d'être ici! » (PI. XIV.) Raphaël, sur ce thème, aurait fait, dans la fleur de sa jeunesse, quelque chose de ravissant en portant, comme il le savait faire, au plus haut degré, les qualités déjà éminentes de son maître; il n'aurait pas fait ce qu'il a réalisé dans la puissance de son âge mûr, il n'eût pas été en son pouvoir de le faire. Eût-il mieux fait? Eût-il fait moins bien? On en jugerait selon la diversité des goûts. Mais, c'est hors de doute, il aurait fait autrement : les qualités déployées auraient été différentes, différente aussi la manifestation des sentiments. Le Christ du Pérugin ravit ; celui de Raphaël renverse (pl. XV); le second appelle l'admiration, on dira plutôt du premier, qu'il se fait aimer.

Ou voit comment, quand la manière s'agrandit, ce n'est pas seulement que les goûts changent ; c'est aussi que le talent s'accroît. L'art y gagne, mais il n'y gagne pas en tout. Et il cessa d'être aussi capable de rendre Jésus aimable, quand il eut acquis tout ce qu'il lui fallait pour le rendre admirable.

Que dirons-nous de la partie inférieure du tableau ? L'idée du contraste est belle : le ciel et la terre, les splendeurs et la gloire, et les agitations d'ici-bas ; le besoin de recourir à celui qui est là-haut, pour suppléer à notre impuissance contre le mail Mais, quant à l'exécution, nous serions volontiers de l'avis de ceux qui n'en attribuent qu'une faible part à Raphaël, si un dessin qui est demeuré de lui n'attestait qu'il l'a bien composé tout entier. Tout au plus, peut-on mettre sur le compte des mains dont il s'est servi pour appliquer les couleurs, quelques expressions exagérées. Dans le dessin, le père, du possédé, moins effaré, sollicite la compassion d'un air plus propre à l'obtenir ; mais là même, les apôtres ne sont pas assez apôtres. Moins dominé par la pensée de se montrer aussi capable qu'aucun de ses rivaux de rendre des muscles saillants, des attitudes vives, des mouvements entremêlés, le plus grand des peintres les eût autrefois empreints de plus de dignité, il les eût mieux réglés selon une gradation de sentiments; ils seraient plus vrais, par conséquent, dans leurs efforts infructueux. Or, cela même qui devenait chez lui un défaut fut compté comme la plus grande des qualités chez' ses élèves, et la décadence marcha si vite, qu'à la seconde génération, il fut besoin de relever l'art, même quant à ses parties extérieures: cela nonobstant la facilité d'exécution, ou plutôt, en partie, à cause de cette facilité même, devenue désormais chose commune, après avoir été si laborieusement conquise.

Les Carrache, auteurs de cette sorte.de rénovation qui s'accomplit à la fin du XVIe siècle, avaient prétendu remonter aux maîtres qui en avaient inauguré le commencement, et nullement au-delà ; et même, parmi les noms que nous avons prononcés, ce fut à l'un des moins spiritualistes, au Corrége, qu'ils se rattachèrent le plus. Léonard de Vinci, au contraire, qui exerça à Milan une influence si heureusement prolongée, n'en eut sur eux absolument aucune.

 propos de cette école de Milan, sans souscrire au jugement de Lomazzo, qui classe au rang des grands maîtres, précédemment énumérés; Gaudenzio Ferrari, nous aimons à ne pas le passer sous silence, et à reconnaître ce qu'il y eut de valeur clans le talent de cet artiste ; nous aimons aussi à saluer, en passant, le nom de Lomazzo lui-même, cet écrivain aveugle, qui, sans pouvoir se dégager des idées trop étroites imposées au goût moderne par la Renaissance, est demeuré encore un des auteurs dont l'esthétique est le plus élevée.

PL XV : LE CHRIST ET DEUX APÔTRES DE LA TRANSFIGURATION D’après la photographie d’un dessin original de Raphaël.

L'école de Venise, longtemps fidèle aux traditions des Bellini, vit le Titien, son plus grand maître, tomber sous l'influence d'un insigne corrupteur, l'Arétin, qui fut trop souvent son inspirateur et son conseil. Le Titien, cependant, sans atteindre le sentiment religieux par ses sommets, n'y fut pas toujours étranger; et quand il le veut, il-sait se souvenir de sa première éducation. Ses émules et ses disciples, quoique moins sensuels que lui quand ils donnent dans cet écuèil,ne dépassèrent guère et n'atteignirent pas tous l'élévation morale de ses bons moments. Le coloris, d'ailleurs, avec l'harmonie, l'éclat, la vérité naturelle, qui constituent le mérite supérieur de cette école, n'ayant point été dirigé en vue d'aucun but de ce genre, il entré dans notre plan de ne nous en occuper que secondairement.

Nous en dirons autant du clair-obscur, de cet habile maniement des ombres, qui a valu au Corrége de compter, à son tour, pour le premier, dans sa spécialité. Nous ne lui contesterons pas non plus d'avoir pu, à bon droit, s'écrier, devant un tableau de Raphaël : « Et moi aussi, je « suis peintre ! » Nous dirions, au contraire, de tous ces grands artistes, qu'ils étaient trop peintres. Ils l'étaient trop exclusivement, trop en dehors de la fructueuse dépendance de la foi et de la piété. Tous les dons du génie, qui leur furent si largement départis, pouvaient se mettre au service de ces compositions trop hautes, trop variées, trop abondantes et trop fécondes, pour que le vrai génie y trouve jamais des entraves à son essor. Il ne faut que la Nuit, du Corrége, pour attester combien les effets de lumière, en particulier peuvent produire une impression religieuse.

Les Carrache eux-mêmes furent trop peintres, dans le sens que nous venons d'exprimer. Il y eut plus de poésie et de pensée dans la génération qui leur succéda : le Guide, si l'on fait un choix dans ses œuvres, montrera que la source des sentiments purs et élevés n'était pas encore tarie. Le Dominiquin est plus soutenu dans les hauteurs de l'idée, toute noyée qu'elle est dans des compositions trop confuses. Son chef-d’œuvre sous ce rapport, la Communion de saint Jérôme, est trop accrédité dans l'opinion, comme l'un de ceux qui comptent en première ligne dans l'art chrétien, pour que nous contestions les titres qui lui valent cet honneur. Considérons cette vie qui s'en va dans sa décrépitude, et la vie qui vient avec sa béatitude éternelle. Cette double idée domine tout dans le tableau ; les parties faibles que nous y pourrions relever en détail tiennent aux défauts de l'époque.' Quelle est l'époque qui n'ait eu ses défauts? Et quel est l'artiste qui n'ait participé aux défauts de la sienne? Point d'œuvre humaine qui, par quelque côté, ne réclame de l'indulgence. Nous en avons eue pour les incorrections de forme aux âges les mieux inspirés par la foi ; maintenant, il faudra en avoir pour les écarts du goût, quand ils demeureront en deçà de la mesure commune de décadence et savoir apprécier ceux qui ont réussi au contraire à dépasser le niveau général, en imprimant à leurs œuvres un vrai caractère de piété. Tel fut Carlo Dolci, malgré son ton un peu fade ; tel fut surtout Sasso Ferrato. Et cependant comparés à ces vieux maîtres du XIVe et du XVe siècle, longtemps si dédaignés, mais qui savaient aller au fond des âmes, il vous semblera qu'ils ne surent jamais que les effleurer, et de même de tous les artistes les plus éminents depuis Raphaël.

 

[1]  Nous mettons en regard de la Transfiguration du Pérugin, le Christ et deux des apôtres de celle de Raphaël, d'après un dessin, bien plus sûrement de sa main que son fameux tableau, exécuté en partie par ses élèves.

 

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Publié le par Rhonan de Bar
Publié dans : #ARCHEOLOGIE CHRETIENNE

XVII.

MICHEL-ANGE.

Selon les idées modernes, idées qui remontent à la Renaissance, toutes les périodes de l'art que nous avons parcourues jusqu'ici constituent des époques de décadence d'enfance ou de jeunesse, tandis que la grande époque, l'époque de la virilité ne commencerait qu'au moment où les artistes, aux abords du XVIe siècle, se montrent en pleine possession de tous leurs moyens d'imitation naturelle. Raphaël, Michel-Ange, Léonard de Vinci, le Titien, le Corrége semblent faits pour écraser de leur éclat tout ce qui les précède ; c'est en se servant de leurs procédés que l'on peut briller à côté d'eux, c'est en suivant la voie qu'ils ont ouverte, que l'on pourra se faire un nom quand ils ne seront plus.

Notre point de vue est bien différent, à nous qui dans l'art chrétien, mettons le fond des idées et des sentiments bien au-dessus de leur revêtement extérieur, et qui n'estimons ce revêtement lui-même qu'autant qu'il s'adapte aux pensées dont l'expression lui est confiée. Nous ne voulons rabaisser en rien les grands hommes que nous venons de rappeler ; nous leur savons gré d'avoir abrité de leur génie les objets sacrés de notre foi, de notre espérance, de notre amour, à une époque où les noms qui avaient retenti avant eux étaient tombés, sous l'engouement d'une mode nouvelle, presque sans crédit ; mais nous ne saurions accorder exclusivement à leurs œuvres le premier rang dans notre estime, nous ne saurions même le leur accorder sous les rapports les plus essentiels.

Les pensées de vie, de salut, de triomphe, toutes les idées fondamentales du christianisme, exprimées avec tant d'élévation et de force, dans l'art chrétien primitif; ces produits si brillants de l'imagination chrétienne toujours réglés par la foi au moyen âge; les vastes poèmes qui se déroulent dans la statuaire et les verrières de nos cathédrales ; les suaves épanchements des âmes saintes, les élans béatifiques dont s'animent avec tant de charme les physionomies, dans les écoles mystiques, ont trop fortement captivé notre âme pour demeurer jamais sur le second plan dans aucune partie de nos études.

Et encore dans cette énumération n’avons-nous pas pris le temps de comprendre toute une pléiade d'artistes éminents, prédécesseurs immédiats ou contemporains des hommes qui devaient, pour un temps, les rejeter dans l'ombre. Ils ont eu besoin qu'une postérité plus éloignée leur rendît justice. Aujourd'hui, un Luini, un Bellini, un Francia ne craignent plus d'être écrasés par aucune comparaison : on les préfère hautement à cette seconde génération d'artistes, à partir de la Renaissance, qui avaient cru pouvoir, comme Jules Romain de Raphaël, être sans déclin les continuateurs de leurs maîtres. Ils en avaient recueilli, comme héritage, l'habileté de main, l'accessoire des connaissances techniques ; ils ont pu les perfectionner encore ; l'âme n'y, était plus ou elle y était moins.

Remontez à la génération précédente : les grands maîtres dont ils étaient issus avaient dû, au contraire la meilleure part de l'élévation qui se manifesta dans leur gémeau milieu où ils avaient fait avant eux leur éducation artistique : milieu encore tout imprégné de fortes traditions religieuses. Les sentiments de la piété chrétienne s'y associaient presque indépendamment ; des dispositions personnelles (on le voit par le Pérugin) au maniement déjà habile du pinceau, aux progrès très-avancés de l'imitation. A ces artistes accusés de sécheresse et d'immobilité, on ne peut en effet refuser une grande correction-de dessin. Dans le coloris, ils ont une harmonie et une fraîcheur que sont bien loin d'avoir conservées ceux qui, après eux, ont bruni et empâté leurs teintes pour obtenir plus de relief et de fondu.

Telle fut l'atmosphère on se forma surtout Raphaël, et, à côté de lui et du Pinturrichio, leurs nombreux condisciples qui mériteraient d'être plus connus, comme Spagna, Luigi d'Assise. Dans cette atmosphère il respira, il peignit, au moins pendant la moitié de sa vie; il y puisa les éléments de son chef-d'oeuvre, tout au moins de son chef-d'oeuvre chrétien, la Dispute du Saint-Sacrement, et mieux encore de cet ensemble qui fait des fresques de la salle de la Signature un poème admirable. Comment se lança-t-il dans une autre voie? On ne s'en rendrait pas bien compte, si on ne prenait pour terme de comparaison son plus illustre rival.

"Le nom de Michel-Ange ne saurait se rencontrer dans nos études, qu'il ne se pose aussitôt comme un problème. Jamais ne fut plus grande puissance d'artiste, jamais génie plus original. Ferons-nous aussi, de lui, un enfant de la tradition, de cet homme qui semble avoir pris a tâche de ne procéder jamais que de lui seul ?...

Autour de Michel-Ange, lorsqu'il étudiait à Florence, le courant artistique était beaucoup plus paisible que bruyant, soit parmi les mystiques, soit parmi les promoteurs du naturalisme. Voyez plutôt ceux qui vont y tenir le sceptre de la peinture : car on ne peut pas dire que Michel-Ange l'ait tenu à Florence, puisqu'il n'y peignit presque pas, et que ses grandes œuvres en peinture sont des fresques demeurées surplace, à Rome. Il le laissa porter dans sa ville natale, soit par André del Sarto, soit par Fra Bartelomeo. Et l'un, en sacrifiant aux beautés sensuelles, l'autre, en contenant, par les pensées du cloître, les dispositions qui l'auraient entraîné sur la même pente, se montreront toujours plus capables de charmer par de moelleux accords, que d'enlever par d'énergiques accents : et cela, malgré les fameux cartons de la guerre de Pise, qu'ils avaient sous les yeux, malgré le saint Marc, de proportions colossales, que fit le peintre dominicain, pour prouver qu'au besoin il saurait peindre avec énergie. Michel-Ange, au contraire, eut un tel amour de la vigueur, qu'il en fit le signe de toute grandeur morale, comme le trait de toute beauté physique, et qu'il le poussa jusqu'à l'excès, jusqu'à la contorsion. Il est aux antipodes du mysticisme ; il remue la chair humaine souvent hors de toute convenance ; il ne respecte même pas l'autel, mais il n'est rien moins que sensuel, et chez lui l'idée domine la matière toutes les fois qu'il se trouve en présence d'une grande composition religieuse : observation d'autant plus remarquable, quand on l'a étudiée dans les fresques de la Sixtine, et généralement dans toutes les oeuvres qui lui furent commandées à Rome, que, hors de ces conditions, l'idée dominante, chez lui, paraît n'avoir été autre que de triompher puissamment de toutes les difficultés du métier. Comment apercevoir une idée morale dans le carton de la guerre de Pise, où, au lieu de représenter un succès des Florentins dans le sens du projet patriotique dont l'exécution lui était confiée, il choisit une circonstance où ses compatriotes avaient été battus, dans l'unique but d'avoir à représenter une grande quantité de corps nus et des situations compliquées et difficiles.

Pour bien comprendre Michel-Ange, on est obligé d'accorder que cette préoccupation, d'un ordre moralement si inférieur, .ne lui fui jamais étrangère, même à Rome; même en admettant que cette âme fougueuse et altière comprenait trop bien la grandeur religieuse pour ne pas se laisser dominer par elle. Il en résulta chez lui un mélange inextricable, propre à soulever toutes les âmes aptes à se laisser soulever, mais quelque chose qui ne pouvait être imité de personne, ou du moins dont l'imitation ne fut jamais tentée sans danger. Les idées religieuses, chez lui, sont grandes plus qu'elles ne sont vraies, ou elles sont vraies surtout par leur grandeur. On doit dire des saints qu'il a faits tout le contraire du mot si heureux appliqué par Vasari, son constant admirateur, au Beato Angelico : ils ne ressemblent pas à des saints. Le trait caractéristique commun à tous les saints est la sérénité; les saints de Michel-Ange sont fougueux, et, s'ils méditent, c'est avec anxiété. Isolé par la nature de son génie, voulant parler chrétien et le faisant en effet, il s'est créé une langue qui n'appartient qu'à lui. Ce n'est pas qu'il l'ait inventée tout entière. L'homme n'invente qu'en transformant. A Orvieto principalement, on retrouve les éléments de presque toutes les compositions de là Sixtine. Les bas-reliefs de la façade du XIVe siècle, l'histoire de la création, d'abord, ont fourni les sujets qui occupent le centre de la voûte, à la chapelle du palais pontifical. Considérez, de part et d'autre, le Dieu créateur des premiers jours : vous ne trouverez aucune analogie, entre ces figures divines, jetées dans l'espace avec tant de grandiose, et le caractère recueilli de ces compositions du moyen âge, où Dieu sourit doucement à ses oeuvres naissantes. Mais, si vous arrivez à la création de l'homme et de la femme, la comparaison devient possible, surtout si l'on prend pour intermédiaire Ghiberti et les portes du baptistère de Florence.

Michel-Ange fait sentir sa puissante originalité dans cet éveil d'Adam, où Dieu lui tendant la main, le premier homme tend aussi la sienne et se sent soulevé avant même que la main divine ne l'ait touché. A Orvieto, Adam est encore couché et privé de sentiment; à Florence, les deux mains se sont déjà rencontrées[1].

Si on voulait douter que Michel-Ange eût pris garde aux sculptures d'Orvieto, on se rappellerait du moins son admiration pour l'oeuvre de Ghiberti, qu'il jugeait digne de servir de porte au paradis ; et quant à Orvieto même, il est facile de voir, au premier coup d'oeil, que son jugement dernier est plein de réminiscences des peintures de Luca Signorelli sur le même sujet. Le Christ, au geste foudroyant,  de la Sixtine, est, en tant que type de figure, un produit de la seule imagination de l'artiste, qui a rompu, sur un point aussi essentiel, avec toutes les données traditionnelles; mais, quant à son attitude fulminante, quelque exagérée qu'elle soit ce Christ est une imitation manifeste de celui du Beato Angelico, par lequel le pieux artiste avait commencé l'oeuvre qui fut achevée par le peintre de Cortone. Ce n'est point fortuitement que deux génies si dissemblables, l'humble disciple de saint Antonin, et l'altier citoyen de Florence, se sont ainsi rencontrés.

Création de l'homme (Michel-Ange).

On avait dit mal à propos que ce Christ de Michel-Ange provenait de celui d'Orcagna à Pise, qui aurait été mal compris : car celui-ci, représenté également dans l'acte de la condamnation, ne fait pas un geste de répulsion ; mais il se contente de montrer ses plaies, pour témoigner que ce sont les condamnés qui se jugent eux-mêmes, à la vue des moyens de salut dont ils n'ont pas voulu profiter. D'ailleurs, quant aux principaux éléments de composition , ils sont partout foncièrement les mêmes : le souverain Juge, dans les régions supérieures; au-dessus de lui, les anges portant comme pièces de conviction les instruments de la Passion ; tout autour les saints et principalement les apôtres ; plus immédiatement à côté du Sauveur, la sainte Vierge, et ordinairement saint Jean-Baptiste, auquel Michel-Ange, par exception n'a pas songé ; mais il ne fait encore que suivre l'usage général en représentant au-dessous les messagers célestes qui sonnent de la trompette, à droite les élus qui montent, à gauche les coupables précipités, au plus bas le fait de la résurrection, et l'enfer où déjà commencent les supplices.

Michel-Ange voulait, dans cette grande page artistique, être par-dessus tout énergique et terrible, et tel fut le succès qu'il obtint par cet ordre de qualités, que désormais ce mot de terrible demeura dans la bouche des critiques, comme le dernier terme de l'admiration. Alors même que le sujet n'avait rien d'effrayant, on s'en servit pour exprimer la largeur du dessin, la puissance du mouvement, la vigueur et le relief des formes, qu'ambitionnèrent par-dessus tous les artistes.

Sous l'empire d'un engouement qui s'attachait à des qualités matérielles exagérées déjà et dangereuses à imiter, délaissant les idées traditionnelles dont le grand maître avait montré faire peu de cas, l'art devait entrer après lui dans une phase de déclin intellectuel et moral, de déclin religieux surtout.

Que Michel-Ange dans ses ouvrages ait été aussi chrétien, à sa manière, qu'aucun autre avant lui avait pu l'être sous d'autres aspects, c'est une thèse que nous ne soutiendrions pas ; mais nous comprenons qu'on puisse la soutenir. Dans tous les cas, l'interprétation qu'on a donnée à ses oeuvres, l'impulsion qui s'en est suivie, sont, à nos yeux, nous n'hésitons pas à le dire, sinon la cause principale de la rupture ou quasi-rupture de l'art avec la piété, par conséquent avec la poésie chrétienne, du moins la circonstance qui imprima principalement sa physionomie à cette rupture. La rupture ne fut pas telle que l'art ait cessé d'exprimer des pensées chrétiennes ; mais, au lieu de les puiser aux sources les plus élevées et les plus pures, il les prit dans un milieu vulgaire, et, retournant tous les termes de la subordination, il prit généralement pour but les succès d'exécution, le sujet religieux n'étant plus qu'une occasion de les obtenir.

 

[1] D'autres, avant Michel-Ange, avaient représenté le premier homme se soulevant sous la main de Dieu, comme nous le verrons dans la suite ; mais le grand artiste n'en a pas moins donné à ce mouvement un caractère de beauté qui lui est propre.

 

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Publié le par Rhonan de Bar
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XVI.

LE MYSTICISME AU XVe SIÈCLE.

Les deux courants, naturaliste et mystique, qui ont une source commune en Giotto, loin de couler après lui dans des lits toujours séparés, se sont souvent mélangés jusqu'au XVIe siècle. Si l'on observe Masaccio dans ses fresques; de Saint-Clément, à Romey on le trouvera bien voisin dû Beato Angelico; et celui-ci n'est point demeuré étranger aux progrès techniques dont les fresques du Carminé, à Florence, sont une si étonnante manifestation pour l'époque. D'ailleurs, Masaccio n'a rien mis, sans doute, dans ces célèbres peintures, qui atteigne le sentiment religieux jusqu'à l'élan de l'âme et au dégagement des sens; mais il faut convenir aussi que la nature de son sujet le demandait peu. L'histoire de saint- Pierre et do saint Paul pouvait être très-convenablement traitée avec une gravité plus solennelle qu'émouvante; et' si le sentiment chrétien n'y est pas vivement exprimé, il n'y est pas non plus sacrifié; mais ce sentiment n'eut bientôt que trop à souffrir d'un sensualisme qui coïncida dans plus d'un artiste avec une réelle corruption des mœurs. Les aventures de Fra Filippo Lippi en sont la preuve, bien que le scandale ait été moindre que ne le ferait supposer cette qualification de Frate ; qui lui est restée, et l'enlèvement de Lucrezia Buti, la jeune novice dont il fit son épouse, et qu'il délaissa dans la suite. Ils n'étaient engagés ni l'un ni l'autre par aucuns voeux. Mais on ne peut lui pardonner de l'avoir prise comme modèle pour représenter la Vierge des vierges. Les circonstances "de son histoire seraient oubliées, que l'on ne pourrait encore méconnaître dans l'art chrétien un esprit de décadence morale et religieuse, dès lors que l'on croirait pouvoir trouver sur la terre une figure de femme capable d'être donnée pour celle de la Mère de Dieu.

Le fait est bon à saisir, il aide à faire comprendre le caractère affecté par le naturalisme au XVe siècle. II n'était pas le même au XIVe : alors, dans ses exagérations, il tendait plutôt au trivial qu'au sensuel. Voyez par exemple ces figures qui grimacent, dans leur désolation, au pied de la croix, et surtout quand le Sauveur en est descendu ; Rarement, dans les traits de la sainte Vierge elle-même, éplorée et défaillante, on avait su conserver, à cette époque, la noblesse qui en devait être inséparable, dans l'excès même de la plus grande douleur. Quand l'art échappait à cette pente, dans un pareil sujet, c'était en se relevant dans l'ordre des idées, plutôt que dans celui des sentiments. Il est, en effet, telles Vierges de Giotto ou de son école, qui, loin de défaillir au moment où s'accomplit le divin sacrifice surmontent héroïquement leur affection maternelle, offrant elles-mêmes, pour le salut du monde, la victime sacrée.

Au XVe siècle, recueil est bien dans le sensuel, et c'est par la pureté des affections, que l'artiste mystique, non content d'éviter le danger, s'élève, comme sentiment, à des hauteurs jusque-là inconnues. Alors on verra moins de compositions riches d'imagination, vastes et complexes par l'enchaînement des pensées ; les sujets qui répondent le mieux à l'esprit du temps sont d'un caractère simple et paisible : c'est le Sauveur naissant avec Marie et Joseph, souvent des bergers, agenouillés autour de lui ; souvent des saints privilégiés, dont la présence serait un anachronisme, si elle ne nous invitait, nous-mêmes, à nous transporter près de la crèche : car tous les saints ont pu, comme nous le pouvons à leur exemple, se rendre présents, par leurs affections, dans l'établé de Bethléem, Nous sommes avertis, par la composition même, qu'il s'agit de tout autre chose que de représenter les circonstances rigoureuses du fait historique. C'est encore le couronnement de Marie, rendu, non plus avec puissance, avec éclat, mais plutôt avec une céleste douceur, une ineffable sérénité. La douleur même  chez le Beato Angelico, est douce et sereine, autant qu'elle est aimante. Voyez plutôt Ses Mater dolorosa.

CRUCIFIEMENT MYSTIQUE

En voici une qui est à genoux au pied de la croix (Pl XIII[1]). Jésus, mourant, vient de prononcer ces paroles : Mulier, ecce filius tuus ; la divine Mère se retourne, non pas vers saint Jean, mais vers saint Cosme, qui est aussi à genoux, à côté d'elle. Pourquoi saint Cosme ? Parce qu'il était le patron de Cosme de Médicis, le protecteur du couvent de saint Marc, où notre pieux artiste se formait à la sainteté, sous la discipline de saint Antonin. Saint Jean lui-même est à genoux, mais de l'autre côté de la croix, avec saint Dominique ou un autre saint dominicain ; tous sont vivement attendris, et dans un sentiment de profonde contemplation, les yeux dirigés vers le divin crucifié. Marie, seule, en détourne ses regards, pour nous dire tout à la fois l'excès de sa douleur et la plénitude de son sacrifice ; pour nous dire aussi, dans la personne du saint qui l'avoisine, que nous sommes tous les enfants de ses larmes. Selon sa touchante habitude, le pieux artiste a eu soin de faire ruisseler des pieds du Sauveur, de longs flots de sang, et l'un d'eux vient atteindre, avec intention, la tête de mort traditionnelle, qui gît en avant du tableau, pour annoncer la vie qu'il lui rendra. Ce tableau résume assez bien tout ce qui caractérise la manière mystique de son auteur, dans ses compositions les plus vastes. Voyez, par exemple, dans ce même couvent de Saint-Marc, la peinture murale du Chapitre ; voici de même le crucifix, mais le crucifix vivant, offert, comme objet de méditation, à de saints  personnages, qui ne furent jamais transportés sur le Calvaire que par leurs pieuses affections. Liés entre eux par les rapports bien réels de leur piété même, ils n'en eurent aucuns pour la plupart, si l'on considère uniquement les réalités de leur vie mortelle. C'est, du reste, dans les deux tableaux, la même piété contemplative, la même sensibilité, la même tendresse appliquées aux mystères de notre foi et non plus le symbolisme qui s'attache dans le domaine des idées au triomphe par la croix. Une part considérable cependant est, ici encore, accordée aux idées, mais afin qu'elles servent d'aliment à la piété affective.

Saint François doit être considéré comme le génie inspirateur du mysticisme, c'est-à-dire des pénétrantes expressions de la piété dans l'art chrétien ; sous toutes les formes; mais le séraphin d'Assise n'a rien accompli dont on ne puisse dire que son saint ami, le chérubin d'Osma, n'y ait participé. Et c'est un des enfants de saint Dominique, Fra Angelico, qui portera le plus haut, dans, l'art chrétien, le sentiment mystique. Les églises des Dominicains le disputent, en Italie, à celles des Franciscains, pour l'accumulation des chefs-d’œuvres du moyen âge les plus fortement empreints de ce genre de beauté. Mais, pour peu que l'on ait égard aux nuances d'après lesquelles on peut apprécier le partage des dons de Dieu entre ces hommes qui les ont tous réunis jusqu'au sublime, on reconnaîtra cependant que le patrimoine de l'éloquence et du savoir étant laissé principalement à saint Dominique, celui de la poésie revient à saint François. Or, l'art n'est, à le bien prendre, qu'une forme de poésie, comme l'a si bien senti l'un de ses plus heureux interprètes.

Les élans de saint François ont fait ceux des artistes. Si Giotto a exécuté ses plus grands travaux chez les Franciscains , à Santa-Groce de Florence, dans la basilique même d'Assise, etc., c'est aussi aux alentours de ces collines bénies d'Assise, que la flamme des inspirations élevées et pures s'est le plus vivement propagée, de Cortone, où le Beato Angelico a laissé de nombreuses traces de sa résidence, à Pérouse, où Raphaël devait trouver son maître. C'est là qu'elle s'est le mieux soutenue dans l'école Ombrienne.

A Florence le naturalisme l'emporta plus tôt, nonobstant les efforts de Savonarole et l'empire qu'il exerça bien réellement sur les premiers artistes de cette Athènes du XVe siècle. On serait même tenté de croire, en voyant la marche des disciples qui lui restèrent fidèles, comme Baccio délia Porta, devenu Fra Bartolomeo, que ses réformes tendaient à préserver l'art des corruptions sensuelles et profanes qui l'envahissaient, plutôt qu'à le relever dans le sens du mysticisme.

Il est vrai que, mis à l'abri de ces envahissements, les artistes, imprégnés à l'avancé d'un système de compositions qui recevait principalement son application dans la prière, devaient en conserver les saveurs ; mais les peintres de cette catégorie, comme Lorenzo di Credi, redevables à l'ardent dominicain de leur persévérance, auraient-ils bien pu recevoir de lui seul leurs inspirations, si sereines et si calmes dans les saintes affections? Le Pérugin, quand il devint l'un de ses partisans enthousiastes, avait certainement déjà puisé à d'autres sources le caractère si original et si pénétrant qu'il sut leur imprimer. Mais, chose prodigieuse, un artiste dont les œuvres sont si admirablement chrétiennes n'en laisse pas moins planer des doutes terribles sur la sincérité de ses sentiments religieux. Si, comme on a lieu même de le craindre, il mourut en impie, il faut que, instrument de Dieu, il ait bien abusé, au dedans de lui-même, de ces dons précieux qu'il avait reçu la mission de répandre et qu'il répandit effectivement avec tant de succès.

M. Rio a cru pouvoir distinguer dans sa vie deux périodes : l'une, où il serait demeuré chrétien fidèle ; l'autre, où il n'aurait pas su résister à l'épreuve imposée à Sa foi par le supplice de Savonarole. Nous en croyons quelque chose ; mais il nous est impossible d'apercevoir en ce sens une ligne de partage correspondante dans ses œuvres et de constater dans les dernières l'absence des qualités éminentes qui respirent dans les premières. Il n'est pas toujours égal à lui-même, nous l'accordons; à le considérer de près, il vous arrivera de le trouver guindé là où il est obligé de feindre, faute de sentir. Rien de semblable chez le Beato Angelico : plus on pénètre dans ses œuvres, plus on les contemple, plus on reconnaît combien elles sont senties, combien elles répondent à toutes les fibres de l'âme la plus chrétienne.

Nous ne donnons pas cependant le pieux artiste comme ayant réuni tous les genres de supériorité. Comparé au Pérugin, il n'a pas son élan contemplatif; comparé à Giotto, il n'a pas son abondance épique, ni le jet de ses figures enlevées au ciel. Quanta Raphaël, il est au-dessus de toute comparaison, par l'élévation et l'étendue de son génie. Mais ce qu'il est loin d'avoir, dans ses meilleurs temps au même degré que le Beato Angelico, c'est l'expression pieuse dans sa profondeur et sa vérité telle que l'humble dominicain a su la rendre. Sous ce doux pinceau, elle apparaît non-seulement telle qu'on peut la rencontrer chez les saints sur la terre, mais telle qu'on peut l'imaginer dans le ciel. « Les saints qu'il a faits, dit Vasari, ressemblent plus à des saints que ceux d'aucun autre peintre » ; et, pour les faire aussi ressemblants, il fallait assurément qu'il fût saint lui-même.

Quant à la vérité d'imitation dans les formes et les contours, dans les attitudes et -les mouvements, chez les uns et chez les autres, elle suit en général la progression du temps. La placidité est plus dans le génie et le goût du XVe siècle que dans celui du XIVe, par ce seul fait, qu'il ambitionne plus de correction dans le dessin, et qu'il voit plus de difficulté à l'obtenir. On comprend par là même qu'il ait préféré les sujets paisibles, dans lesquels le XIVe siècle lui-même s'est montré placide. Car il en est peu de traités au XVe siècle qui n'aient des précédents dans cette époque plus inventive; et ces sujets seront pendant longtemps à peu près les mêmes, et pour les mystiques qui partent de là pour s'élever dans les régions les plus sublimes des affections chrétiennes, et pour les naturalistes, qui demandent leurs modèles et leurs inspirations à l'observation des hommes et des choses mises journellement sous leurs yeux.

Le pas était glissant dans les voies d'un progrès où l'imitation de la nature allait devenir le but principal. Envisagée comme moyen, l'observation des lois naturelles de l'imitation, pourvu qu'on sache choisir et régler toutes choses, eu égard aux sentiments et aux idées, n'a rien qui ne soit conforme à l'idéal de l'art le plus chrétien. Que les artistes les mieux inspirés aient cherché comme les autres à mettre à leur service la régularité des proportions, le relief des formes, le jeu exact des articulations, la vérité dans la perspective: rien de mieux, ils le devaient faire, et l'on ne prouvera jamais que, systématiquement, ils s'y soient refusés. Ils profitaient des études accomplies, des procédés acquis. Appliqués cependant à maintenir l'art chrétien dans son rôle fondamental de prédicateur, par le moyeu des yeux riches surtout des dons de l'âme, ils paraissent quelquefois plus lents que les autres à atteindre le niveau commun, quant aux progrès de l'art dans ses parties extérieures: c'est qu'ils ne partagent pas un enivrement qui va jusqu'à subordonner le but au moyen. Ils ne cèdent pas à la vogue passagère qui précipite dans un genre, uniquement parce qu'on le croit plus propre à faire valoir une conquête nouvelle. Ils ne cherchent pas l'occasion de faire des raccourcis, d'étaler des muscles; mais ils rendent leurs personnages dans les altitudes douces et placides où ils ont de bonnes raisons pour les maintenir, avec autant et plus de vérité que d'autres pourront en mettre dans la vivacité de certains mouvements : mouvements quelquefois aussi contraires à la réalité de l'action, qu'ils sont peu-en rapport avec l'immobilité du monument.

Ces considérations nous amènent à l'époque de transformation définitive où le naturalisme dans l'art et le mysticisme consommèrent leur séparation, l'un pour régner seul comme une brillante couronne de la civilisation moderne, l'autre pour aller attendre dans la région des anges le retour de jours meilleurs.

 

[1] On observera que sur notre planche la tête du Christ est trop petite : cela provient de la photographie d'après laquelle cette planche a été faite, et qui, étant mal venue en cette partie, elle n'a pas été suffisamment bien interprétée. Cette photographie rend au contraire le mélange de douleur et de la résignation de Marie avec une finesse que le burin n'a pas pu atteindre.

 

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XV.

LE MYSTICISME DE L’ART AU XIVe SIÈCLE.

Pour exprimer des idées en peinture, il faut des moyens de convention, et l'on ne doit pas s'en étonner puisque la valeur des pots, elle-même, est toute conventionnelle ; les sentiments, au contraire, se manifestent par le jeu naturel des attitudes et des physionomies, et pour les rendre ; il suffit  de saisir leurs effets extérieurs.

Ou l'idée était attachée au fait, et il suffisait pour la rendre de rappeler le fait lui-même ; ou bien il avait senti le besoin de développer les idées, et il avait fallu, pour les vendre, multiplier les signes et les symboles. Leur signification, la signification des faits eux-mêmes s'était étendue et avait varié, suivant qu’on les avait diversement associés : comme de l'emploi des termes dans le discours, l'on tire l’expression de la pensée et toutes ses nuances. Ce n'est pas que l'artiste n'ait été, de tout temps, invité à mettre : les attitudes et la physionomie de ses personnages en rapport avec leurs caractères et leur situation ; mais les rendre avec les sentiments qui doivent leur correspondre) n'était pas son Objet principal : il allait: le devenir, au moment précis où les sentiments de componction de tendresse, un ardent désir d'assimilation avec les privations et les souffrances de l'Homme-Dieu s'élevaient en saint François jusqu'au lyrisme. Et bientôt après, au sein de la même famille religieuse, saint Antoine de Padoue avait mérité d'être caractérisé par les douces caresses qu'on le vit prodiguer à l'Enfant-Jésus.

PL. XII. ST JEAN EST ENLEVÉ AU CIEL. Ecole de Giotti

L'art suivit ces errements : il fut pathétique sur le Calvaire, touchant près de la crèche; rien de brusque, cependant dans l'évolution qui s'accomplissait : le règne des sentiments n'acheva de succéder à celui des - idées qu'au XVe siècle, où le Frère Angélique fut véritablement l'homme des affections les plus suaves les plus pures. Giotto a préludé à cette douceur, et c'est en suivant ses traces sous ce rapport, que l'un de ses disciples a mérité de porter le diminutif de son nom, Giottinô. Mais, chez lui, l'élan de l'âme se manifeste avec un tout autre caractère. C'est un trait de génie de sa part, d'avoir jeté en l'air, affranchis de tout poids, les corps où domine l'action céleste : telle son Espérance, à l'Arena de Padoue ; tel son Christ dans la Transfiguration ; tel son saint Jean montant au ciel, quand Jésus vient l'appeler, dans les fresques de Santa Çroce à Florence, imitées dans un petit tableau du musée du Vatican que nous publions. (Pl. XII.) Raphaël a suivi cet exemple 5 nous ne nous souvenons pas qu'aucun peintre avant Giotto l'ait donné.

Sur quelques-uns des sarcophages primitifs, on voit le Sauveur porté sur un voile léger, tendu dans les mains de l'air ou du firmament personnifiés, réminiscence des allégories antiques. Dans l'iconographie des temps postérieurs, on a imaginé, comme moyen de représenter la glorification céleste, les auréoles constellées, ou soulevées par les anges. Sous ces différentes formes de composition, l'affranchissement des lois de la pesanteur est exprimée par des signes et des symboles ; mais, si l'on considère les attitudes et les apparences, ces figures continuent de peser. A Giotto, il appartient d'avoir jeté des corps dans l'espace, comme ne pesant pas; et nul autre, peut-être, après lui ne l'a aussi bien fait, car nul autre ne l'a fait aussi simplement, avec si peu de recherche et d'effort, sans agitation de l'air, ni des membres, sans flouflou, sans tapage, comme un effet naturel.

Le mysticisme dans l'art consiste dans les moyens de rendre ces états de l'âme qui ont l'extase pour dernière expression ; et l'extase, dans sa plus haute manifestation, subordonnant les conditions d'existence corporelle aux puissances de l'âme, enlève nos corps et les assimile momentanément en ce point aux corps glorieux. On sait qu'il ne faut pas aller en chercher des exemples problématiques dans les légendes du moyen âge ; on les trouve dans les procès authentiques des saints modernes. Au temps même où toute une école de critique faisait passer, le plus impitoyablement, son prétendu flambeau sur l'histoire des saints pour en faire disparaître le merveilleux, saint Joseph de Cupertino, enlevé par le seul désir de contempler de loin la sainte maison de Lorette, s'élançait à la cime d'un arbre ; et, posé sur l'extrémité de ses branches, il les faisait seulement un peu fléchir comme elles l'auraient fait sous le poids d'un petit oiseau.

Giotto avait beaucoup travaillé, beaucoup vécu dans les maisons de Franciscains, à Assise, à Santa-Croce de Florence, au milieu de la postérité spirituelle à laquelle appartint dans la suite le saint surprenant, et plus simple, plus naïf, plus humble encore qu'extraordinaire, à qui nous devons de pareils exemples. S'il ne vit rien de semblable, il respirait une atmosphère qui portait à le concevoir, comme une conséquence normale, et en quelque sorte naturelle, d'un état supérieur de l'âme.

L'élévation chrétienne du génie de Giotto, inspirée à l'école de saint François, se manifeste sous un autre jour dans les peintures qui se répartissent entre les quatre sections de la voûte, au-dessus de l'autel sous lequel repose le saint patriarche, dans l'église intermédiaire d'Assise. Il fallait les consacrer à sa glorification ; l'artiste, réservant l'un des compartiments pour cette glorification même, a représenté dans les trois autres les vertus qui répondaient aux trois vœux, monastiques, la Pauvreté, la Chasteté et l'Obéissance : non pas seulement en les personnifiant, mais en les faisant agir dans autant de scènes symboliques.. La Chasteté se tient en prière dans une forteresse inexpugnable; l'Obéissance reçoit humblement le joug qui est posé sur ses épaules. Ces compositions sont plus ou moins heureuses ; mais, où l'on voit une incontestable, supériorité, c'est dans le mariage de saint François avec la Pauvreté, sa vertu spéciale. Les traits décharnés de cette figure allégorique n'ôtent rien à la noblesse de ses traits ; la blancheur de sa robe lui tient lieu de parure; elle est injuriée et poursuivie par les enfants de la rue, elle marche au milieu des épines, mais elle est traitée en princesse, car c'est Jésus lui-même, le souverain Roi, qui l'unit au plus séraphique de ses serviteurs[1].

Nous voyons là apparaître le génie du XIVe siècle sous l'aspect où il eut le plus d'originalité, le plus de conformité avec le génie tout à la fois épique et didactique du Dante. Les artistes de cette époque, à côté des scènes où ils s'efforcent de rendre, ordinairement avec une sève vigoureuse, sinon avec une vérité d'imitation irréprochable, les réalités de l'histoire, le pittoresque des situations et ce qui émeut les âmes, aiment à semer eu de grandes pages allégoriques une abondance d'idées. Telles (dans la chapelle des Espagnols, près l'église dominicaine de Santa Maria Novella à Florence), de la main de Simon Memmi, l'Église militante et le secours que lui prêtent- saint Dominique et ses disciples; de la main de Thadée Gaddi, la glorification de saint Thomas d'Aquin; telle (au Campo Santo de Pise,) le triomphe delà mort d'Orcagna. On remarquera que ces allégories, pleines d'une verve saisissante, n'ont pas fait l'ombre d'un emprunt à la mythologie antique, fort différentes, en cela, des libertés que se donna, dans de sages limites, l'art chrétien des hauts temps; bien éloignées surtout des recrudescences payennes qui, sous une toute autre couleur, furent l'un des traits de la Renaissance. Tirées au vif des idées courantes, empreintes de spontanéité, elles durent être immédiatement comprises -, étant le produit en quelque sorte de l'imagination commune, et non pas l'effort d'une conception individuelle.

Dans les miniatures d'un manuscrit de la Bibliothèque nationale (suppl. latin 132, nouvel ital. 112, Homiliae et orationes), miniatures de la seconde moitié du XIVe siècle, et qui tiennent beaucoup de la manière d'Orcagna, nous retrouvons, avec une série historique des faits évangéliques, un Triomphe de la mort à la fois fort analogue d'esprit avec la célèbre peinture du Campo Santo, de Pise, et sensiblement différente de composition : des vertus personnifiées et mises en scène, un peu comme l'a fait Giotto, et des pensées morales exprimées par des combinaisons plus ou moins ingénieuses de personnages et d'emblèmes. Voici l'arbre de la vie; un peu plus loin, on voit la roue qui la représente sous un autre aspect. Nous étudierons dans la suite ces emblèmes. Nous ferons seulement observer en ce moment que ce ne sont point là des inventions personnelles à l'auteur ; la roue de la vie, surtout, était depuis longtemps usuelle dans toute la chrétienté ; on l'avait sculptée en proportions monumentales au frontispice de bien des églises : à Vérone, à Baie, à Beauvais, à Amiens. On voit quelle extension avait prise le goût de ces sortes de moralités. Elles se rattachent à la manière de concevoir et de mettre en action toutes les personnifications des idées morales qui fait le fond de beaucoup de romans au moyen âge, du Roman de la Rose spécialement, manière souvent transportée en des compositions toutes religieuses et ascétiques, qui recevaient également le nom de roman. Tel est le Roman des trois pèlerinages de Guillaume de Guilleville, moine de Chalis, manuscrit de la bibliothèque Sainte-Geneviève (Y., F., 9), qui porte la date de 1330[2]. L'objet de l'auteur, dans le premier de ces pèlerinages, est bien défini en ces termes : « Cy commence le pèlerinage de l'humain voyage et vie humaine qui est expose sur le  « Romans de la Rose ». Le second est encore le pèlerinage de la vie.

Le troisième représente, sous des formes analogues, la venue en ce monde et la via de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Le texte est accompagné de fines et nombreuses vignettes qui représentent tantôt des sujets purement allégoriques, tantôt des faits évangéliques, quelquefois des sujets entremêlés d'histoire et d'allégorie.

Parmi les préliminaires de l'Incarnation, l'auteur met en scène l'ange d'Adam, qui, après en avoir conféré avec les autres anges, et avoir reçu leurs, encouragements, s'en va solliciter de Dieu l'accomplissement de ses promesses : on le voit effectivement (fol. 162) vêtu d'une robe blanche, et à genoux devant le trône divin, en présence de trois dames : Justice, Vérité et Miséricorde. Il s'ensuit diverses négociations. Au fol. 164 Ve, la Vérité, qui, en conséquence, avait été envoyée sur la terre remonte au ciel pour rendre compte de sa mission. Aussitôt après, intervient l'archange Gabriel (fol. 165) qui, à genoux à son tour devant le trône divin, fait l'éloge de la Vierge a si noble et si pure... », comme éminemment propre à l'accomplissement des projets divins.... « Vérité avait entendu » ; Les événements s'accomplissent. Marie a donné naissance au Fils de Dieu; le divin Enfant est encore nu, et la Pauvreté intervient, chargée des langes qui doivent le couvrir (fol. 173 Ve). « Povreté a la Vierge parle et li dist : je t'ai apporte des drapelles que je ay quis ton enfant envelopent »,

Au même ordre d'idées littéraires et artistiques, appartient le traité du Château périlleux, et la miniature qui l'accompagne, dans un manuscrit de la Bibliothèque nationale (F. 445), où il est suivi de deux autres traités moraux du même genre : l'Orloge de Sapience et le Seul parler saint Augustin[3]. Il s'agit d'élever l'édifice de la perfection chrétienne, un château qui ait des fossés d'humilité, des murs de virginité et des privilèges de toutes les vertus ; la sainte Vierge en est le modèle : et l'on voit effectivement un château, aux abords duquel différentes figures de vertus sont diversement groupées.

Cette miniature française est du XVe siècle. En Italie, où le mouvement des idées modernes avait commencé bien plus tôt, le courant iconographique avait pris dès lors une autre direction. Dans les grandes compositions de la peinture murale surtout, on y trouverait difficilement désormais rien qui ressemble à cette mise en action des idées qui, au XIVe siècle, avait été des deux côtés des Alpes l'objet d'une véritable vogue. Toutes les oeuvres des grands maîtres qui vont ouvrir ou poursuivre une nouvelle période, les oeuvres de Masolino da Panicale, de Masaccio, des Lippi, comme celles de Gentile di Fabriano, du Beato Angelico, de Benozzo Gozzoli, ou sont purement historiques, ou, si elles entrent dans les voies du mysticisme, c'est encore sur le fond des faits et des personnages réels, même quand on les associe selon de toutes autres données que les réalités historiques. Et les branches Secondaires de l'art suivent l’impulsion qui leur vient des sommets.

Les personnifications allégoriques ne furent pas abandonnées, les figures des vertus surtout ; mais, représentées individuellement, associées par des juxtapositions, cessant d'agir, elles reviennent aux termes de la peinture mystique, qui réside dans la sérénité des affections, dans la suavité pénétrante des pieux sentiments propres à chaque vertu. L'art lutta dé délicatesse avec les impressions de l'âme les plus intimes ; il sonda les profondeurs pour y puiser sa vie: en retour, il les rendit vivantes elles-mêmes par l'expression. Puis lorsqu'il prétendit devenir plus expressif, en s'attachant, au contraire, à ces mouvements larges, mais superficiels, qu'il est si facile de feindre, les figures allégoriques se prêtèrent à ses dessins, avec tant de complaisance, qu'il s'empressa de les propager plus que jamais. Et sous cette forme, leur vogue fut d'autant plus grande, qu'on vit en elles une certaine similitude, malgré la différence complète des styles, avec les fictions mythologiques, dont l'amour fut porté alors jusqu'à l'engouement.

Ces trois phases de l'iconographie chrétienne, qui répondent au XIVe, au XVe et XVIe siècle, pourraient ainsi se distinguer au seul emploi des personnifications morales, à leur caractère tour à tour dramatique, intime et mystique, large et bruyant. Mais ces différences entre les époques ne sont pas les seules, et nous essayerons de choisir les plus caractéristiques dans la revue que nous allons faire, successivement, des écoles du xve siècle et de celles qui suivirent la Renaissance.

 

[1] Cette figure, de la Pauvreté sera mise sous les yeux de nos lecteurs, T. III. [2] Il est dit, en effet, fol. 5, parlant de l'Église : Elle avoit été fondée, Si comme désoit…XIII et XXX ans avant. [3] L'auteur est un moine de l'Ordre des Chartreux, frère Robert, qui s'adresse à une religieuse de Fontevrault, « sa chère cousine, soeur et amie en Dieu, Rose ».

 

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XIII.

LE NATURALISME EN FRANCE, AU XIVe SIÈCLE.

L'influence des écoles italiennes devait, au XVIe siècle, s'emparer de toute l'Europe, ou du moins de toute la chrétienté latine, à tel point qu'on y trouverait difficilement une branche de l'art qui, dans sa direction ultérieure, n'ait procédé de cette influence, seule réputée classique. Il n'en avait point été de même au moyen âge. Constantinople seule avait été longtemps un foyer artistique où les autres nations allaient puiser; l'Allemagne y recourait plus directement : dans son sein étaient nées, de ce contact, les écoles rhénanes, dont nous nous inspirions à notre tour, dans nos contrées plus occidentales, si quelque circonstance favorable ne nous mettait plus immédiatement en rapport avec la source byzantine. Mais il y avait chez nous trop de vigueur native, pour que bientôt nous ne pussions nous suffire, Les germes qui nous venaient d'Orient, fécondés par notre vitalité propre, prirent leur essor avec une puissance tout originale, et bientôt, loin de recevoir l'impulsion, c'est nous qui la donnâmes: nous la donnâmes du moins en architecture, le premier des arts. Notre système ogival, porté par nos croisés jusque dans l'extrême Orient, servit à la reconstruction de l'église du Saint-Sépulcre ; à Byzance même, tandis que nous y dominions par la supériorité peut-être abusive de nos armes, nous étions en voie de faire prévaloir Tes élancements de l'arc aigu sur les hardiesses plus graves de la coupole ; et l'Italie, qui autrefois nous appelait des barbares, quoique toujours en garde contre ce qui lui venait de notre côté des Alpes, avait fini, au XIIIe siècle, c'est-à-dire à l'époque où elle-même, Rome exceptée, elle a le plus magnifiquement construit, par céder partout au règne de l'ogive, bien qu'elle n'ait jamais adopté le système ogival dans sa perfection.

Puis la réaction fut prompte : tandis que chez nous le goût tendait à dégénérer, en substituant l'élégance des ornements à la mâle harmonie des proportions, et glissait sur la pente qui devait le mener aux fioritures flamboyantes et aux lignes trop souvent brisées du XVe siècle, au milieu du XIVe, Orcagna, à Florence, dans la loggia del Lanzi, revenait au plein cintre, par esprit de retour à des lignes réputées, plus harmonieuses et plus suivies. L'arc aigu et la pratique du système ogival n'excluent aucunement un style aussi pur, combiné avec les éléments d'élévation qui leur sont propres; mais les Italiens, il faut en convenir, étaient excusables d'interpréter ce système comme arrivaient à le comprendre ceux-là mêmes dont ils le tenaient; et compris de cette sorte, une tendance à le réformer par le sentiment des véritables beautés de l'art antique, c’est-à-dire d'un art demeuré toujours sage, n'était pas dénuée de sens.

De l'architecture et de sa direction dépendent celles que prennent la sculpture d'abord, et ensuite la peinture; et c'est là ce qui les élève le plus. L'architecture réclame-t-elle un peu moins leur concours, se prête-t-elle moins à les cendre monumentales : faute d’être soulevées à sa suite, dans leur isolement, elles sont obligées d'abaisser leur ton.

Les Italiens, lents à suivre notre impulsion en architecture, prompts à s'en affranchir, ne s'étaient pas laissé influencer par la sculpture et la peinture qui étaient plus ou moins la conséquence de notre architecture même. Mais cette situation fit que, chez nous et chez les nations du nord'/'de l'Europe, on fut moins porté à suivre alors une impulsion artistique quelconque, venue de l'Italie. Dans aucune de ces contrées la sculpture et surtout la peinture n'avaient revêtu une physionomie aussi originale que l'architecture ; mais, sous l'empire de celle-ci, combiné avec une observation spontanée de la nature, elles avaient pris un caractère réel d'autonomie : plus vrai qu'on ne l'était sur les rives du Bosphore, plus monumental qu'on ne l'était de l'autre côté des Alpes.

Les tendances du XIVe siècle firent que nos imagiers voulurent être plus vrais encore ; ils eurent plus d'animation ; la noblesse monumentale de leurs oeuvres en fut diminuée, et le plus souvent, même quant à la vérité naturelle, ils perdirent à cet effort plus qu'ils n'y gagnèrent.

Les deux compositions dès lors les plus familières aux fidèles, les plus demandées aux artistes, les plus caractéristiques par conséquent de la direction de l'art, étaient le crucifix et le groupe de la Vierge-Mère. Nous y trouverons, en y fixant notre attention, tout ce que nous tenons à faire observer. Or, dans le crucifix, les jambes, les bras fléchissent à l'excès, le corps se contourne, se tord, la tête souvent s'abat ; ce n'est pas la vérité : on en verrait-là plutôt une exagération partielle. Ce naturalisme, naturalisme, avec la maigreur de ses formes, se maintient encore dans des régions de l'ascétisme, relativement élevées, si on les compare à certains christs modernes, où, sous prétexte du vrai, il semble que l'on ait pris à tâche de copier servilement les muscles , de faire circuler le sang grossier d'un modèle d'atelier, en imposant au divin Sauveur les crispations d'un supplicié vulgaire.

Nos imagiers, bien éloignés de celte entente du dessin et de l'anatomie, de tous ces genres de savoir, de cette prestesse de main, de cette habileté technique, qui constituent, dans tout ce qui en dépend, l'incontestable supériorité des artistes modernes, auraient gagné, même au point de vue de l'imitation naturelle, à conserver des attitudes plus simples et plus nobles ; mais, d'un autre côté, leur inhabileté même leur fut utile. Elle leur imposa un certain dégagement des sens propre à élever l'âme, et plus en voie de remplir, au point de vue chrétien, l'objet principal de l'art.

L'infirmité humaine ne se sauve de bien des écarts que par l'impuissance de s'avancer dans des voies vraiment bonnes en elles-mêmes, mais telles que, pour ne pas y glisser, il faudrait être soutenu par des vues élevées, dont l'on manque trop souvent.

Crucifix d'après le gaufrier du musée de Cluny. (Fin du XIIIe siècle.)

Au XIVe siècle et dès la fin du XIIIe, le groupe de la Vierge-Mère se contourne aussi, on se rappelle ces attitudes, où le corps de Marie, se balançant sur ses hanches, revient à son centre de gravité par une autre courbure du cou et des épaules. Sous l'impression des sentiments doux qui dominent dans un pareil sujet, la prétention au mouvement n'entre pas aussi vite dans les voies de l'exagération, qu'elle le fait dans le crucifix sous l'impression des tortures ; mais il arrive facilement qu'en vue des gracieuses tendresses de la maternité, observées de trop près dans la nature vivante, on frise l'afféterie, si on n'y tombe pas, ne sachant associer qu'assez maladroitement ces sentiments accentués avec l'immobilité sculpturale. Prenez toutefois ces tendances à leurs débuts, lorsqu'un reste de la gravité propre à la période précédente, cessant de prévaloir comme note dominante, sert encore à les contenir : de ces combinaisons il est Sorti de véritables chefs d'œuvres où la grâce souriante, les douces inflexions de la mère aimable ne font pas trop oublier que Marie pendant longtemps fut surtout la mère admirable. Telle est la vierge en ivoire qui, de la collection Soitikoff, est passée au musée du Louvre[1].

En Italie la statuaire demeura plus sobre, dans son naturalisme, des inflexions prétentieuses qui furent plus généralement de mode chez nous au XIVe siècle. Elle n'en fut pourtant pas exempte dans quelques crucifix et dans beaucoup de madones; et en cela même on peut voir l'influence d'une impression naturaliste fort distincte de l'impulsion venue, par Nicolas de Pise, principalement de l'antique, bien que ces deux tendances agissent simultanément pour écarter l'art chrétien des errements, devenus archaïques, qui l'avaient caractérisé dans les âges précédents. Enfin, l'esprit d'innovation avait germé de toutes parts et sous toutes les formes : sous couleur de progrès, quant aux conditions de vie, de vérité, dans l'imitation de la nature ; mais, généralement, au xiv« siècle, on constaterait un déclin dans l'esthétique de l'art, quant à l'élévation des idées et même eu égard à l'abandon graduel des moyens les plus propres à les rendre avec force.

Vierge prise sur un triptyque d'ivoire (XIVe siècle).

Telle était cependant encore dans les âmes l'intensité de la pensée chrétienne, que l'écarter des voies où jusque-là elle s'était frayé un passage, c'était la convier à s'élancer avec non moins de vigueur en quelque direction nouvelle. L'art chrétien, en effet, était appelé à s'élever aussi haut dans la voie des sentiments affectueux qu'il avait montré d'élévation dans l'expression des idées.

 

[1] Labarte, Arts industriels, pl. XVII.

 

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XII.

IMPULSION DANS LE SENS MODERNE EN ITALIE.

Au point de vue qui avait seul prévalu depuis trois cents ans, jusqu'au premier quart de notre siècle, l'art, lié à la fortune de l'empire romain, serait entré en décadence avec lui, aurait succombé quand il succomba ; et, sous la domination des barbares, comme sous les Grecs dégénérés du Bas-Empire, il serait tombé lui-même dans une telle barbarie, qu'il n'aurait plus mérité d'avoir une histoire. Il aurait eu besoin de renaître, et la première aurore de Son existence nouvelle se serait manifestée au XIIIe  siècle en Italie dans l'école de Pise, pour la sculpture ; par l'initiative de Cimabué, pour la peinture. Que l'on donne à celui-ci des émules, qui même l'auraient devancé à Sienne, à Pise, à Florence même, ou ailleurs, peu importe à la question, comme elle se posé devant nous : il ne s'agit toujours de ne compter dans l'histoire de l'art rien qui ne tende aux termes du développement moderne qu'il a pris depuis la Renaissance proprement dite.

A ce point de vue, il n'y a plus d'art chrétien, il y a des sujets chrétiens: l'art les traitera comme il traitera tous autres sujets : à certaines époques les sujets chrétiens lui étaient presque uniquement demandés ; en d'autres temps les sujets profanes l'auront occupé beaucoup plus : il demeure toujours le même, et réside tout entier dans les formes, soit que l'imitation de la nature en constitue la perfection, soit qu'on la fasse consister dans l'accent poétique, qu'on en tire par un choix intelligent, dans un idéal qui en est comme la quintessence : idéal poursuivi avec tant de succès par la Grèce antique qu'on ne saurait mieux faire pour l'atteindre que de suivre ses traces. La théorie de l'art pour l'art vient à dominer ainsi toute autre considération.

La direction des idées, les moyens de les rendre, les formes, en tant qu'elles s'y adaptent, tiennent au contraire le premier rang dans l'ordre de nos observations, et le XIIIe siècle à cet égard le XIVe siècle et même le XVe se rattachent, par des liens de filiation bien autrement étroits  aux siècles qui les précèdent; que ne le font à eux-mêmes, sous d'autres rapports, ceux qui les suivent. Néanmoins ce dernier point de vue n'est pas sans vérité, et nous ne devons pas le laisser passer inaperçu.

Le mouvement par lequel l'art au XIIIe siècle a tendu à s'affranchir de l'archaïsme qui régnait dans les formes et les procédés, pour prendre son cours dans le sens d'une meilleure imitation de la nature, s'est manifesté d'abord dans la statuaire surtout. La prépondérance de celle-ci chez nous, sur les autres arts figurés, est manifeste. En Italie, la peinture, qui devait passer en tête de ligne avec Giotto, pouvait, même avant lui, disputer la première place à la sculpture. Il suffit de comparer la basilique d'Assise et l'importance de ses peintures murales, avec nos cathédrales, pour saisir la différence. Néanmoins, quant au mouvement qui nous occupe, ce sont presque toujours, même au-delà des monts, les sculpteurs qui ont donné les premières impulsions. C'est d'eux que Giotto, parfois sculpteur lui-même, l'a reçue en partie. Ghiberti ne fut pas sans influence sur Masaccio, et Michel-Ange sculpta avant d'être peintre.

Au XIIIe siècle, d'ailleurs, notre point de départ en ce moment, le mouvement de la statuaire monumentale chez nous, et celui de la sculpture chez les Italiens, ne procèdent point des mêmes sources, et n'aspirent aucunement à couler dans le même lit. Là, c'est un épanouissement ; ici, oh dirait plutôt un prélude. Nos tailleurs d'images, quoique sans étude systématique, ont pris dans la nature tout ce qu'ils n'ont pas puisé dans les inspirations de leur foi ; et, après eux, le niveau de la foi baissant, la dextérité croissante de la main, l'attention plus soutenue prêtée aux observations naturelles, ne préservent pas d'un insensible déclin. Puis, c'est dans la statue noblement posée, comme si elle devait concourir au soutien de l'édifice, sans aller sincorporer avec lui au degré de la cariatide, que s'affirme tout son génie. L'école de Pise, qui va régner en Italie, brillera plutôt, au contraire, dans le bas-relief ; elle s'inspirera des formés de l'art antique. On sait l'influence que l'histoire attribue sur le chef de l'école, au fameux sarcophage de la chasse d'Hippolyte. Les réminiscences antiques s'atténuent chez ses élèves, mais la force d'impulsion qu'il leur avait donnée se renouvellera bientôt, et, par une progression croissante alors elle n'en viendra pas moins aboutir à l'ère de l'art moderne.

Nicolas de Pise, d'ailleurs, n'innove pas en iconographie : ce qu'il emprunte à l’antique de formes et d'attitudes, il l'emploie en des compositions, où dominent, s'ils ne règnent exclusivement, les éléments traditionnels. Ou si dans ses œuvres on découvre quelques innovations de ce genre, il ne va pas, sous ce rapport, au-delà des peintres contemporains[1].

NATIVITÉ DE NOTRE SEIGNEUR. Bas relief de la Chaire au Baptistère de Pise XIIIe siècle.

Il est hors de doute aujourd'hui, qu'on ne peut admettre, sans restriction, le système de Vasari, établi en faveur de Florence, qui fait émaner de Cimabué seul, et ensuite de Giotto, tout le progrès que prit de leur - temps l'art de peindre : Cimabué eut en Italie dès devanciers ; et Giotto des émules. Il n'en est pas moins vrai qu'en eux, à leur époque, se concentre tout l'intérêt de l'histoire. La citation du Dante suffirait pour attirer sur eux une attention toute particulière ; l'ovation de la fameuse ; vierge de Cimabué, la visite que lui rendit Charles d'Anjou sont des traits auxquels on ne peut opposer aucun équivalent ; et par-dessus tout, son, grand relief fut d'avoir été le maître de Giotto. Par lui, il donna naissance, à une continuité de peintres dont, en filiation directe, on peut dire que, sont descendus et Masaccio et Jean de Fiesole et Raphaël et tous les grands artistes modernes.

Quand ce serait par le seul effet des circonstances politiques qui, en définitive, ont assuré à Florence la suprématie en Toscane, il est constant que les écoles rivales de Pise, de Sienne, etc., quel que soit leur mérite ont vu, au contraire, plus ou moins promptement s'éteindre leur postérité directe ; ou plutôt cette postérité est venue se perdre dans le cours toujours croissant, qui avait sa source à Florence même.

Quoi qu'il en soit, la rénovation de la peinture, au XIIIe siècle, n'eut pas d'accent bien marqué, ni de la part de Cimabué, ni chez aucun des artistes qu'on peut lui opposer, Giunta à Pise, Guido à Sienne; il n'y eut qu'amélioration du stylé usité immédiatement avant eux, soit parmi les peintres grecs, alors répandus en Italie, et qui sont généralement inférieurs aux artistes de même genre, demeurés dans leur pays natal[2] 2, soit-parmi les peintres italiens eux-mêmes.

Cette amélioration est sans lien avec l'observation des monuments antiques, qui avait provoqué un changement de manière chez les sculpteurs ; elle ne paraît pas non plus provenir d'aucune méthode nouvelle et soutenue, quant à l'étude et l'imitation de la nature. Nous n'y verrions qu'un effet du mouvement ascendant, qui porte à faire mieux dans toutes les choses de l'esprit, pendant le grand siècle d'Innocent III, de saint François; et de saint Dominique.

La Véritable révolution artistique dans la peinture ne date que de Giotto, sauf à lui associer, comme ayant une marche parallèle et non subordonnée tels ou tels de ses contemporains surtout les Siènnois, Simon Memmi et Lorenzetti.

Giotto n'en fût pas moins, dans les arts, le génie de son temps le plus original, le plus actif, le plus fécond en œuvres ; et, par la postérité de ses élèves et l'autorité de son exemple, il exerça un tel empire, que sa manière; résultat, chez lui, d'un mouvement innovateur, s'immobilisa pendant tout le reste du XIVe siècle. Il semble que pendant longtemps nul n'eût osé faire différemment que le maître. Giotto procède de l'activité imprimée à l'esprit humain au XIIIe siècle ; l'impulsion lui vient du sculpteur de Pise, autant et plus que des leçons de Cimabué. Cependant, loin de les suivre dans l'imitation directe de la statuaire antique, il réagit plutôt contre cette tendance, et, soit par son influence, soit par des influences combinées, auxquelles il obéit lui-même, les disciples de Nicolas de Pise, jusqu'au sein de sa propre famille, prirent un genre beaucoup plus indépendant des réminiscences classiques.

Nicolas de Pise avait aspiré à la noblesse et à l'élégance de l'art grec : il y avait aspiré et ne l'avait pas atteint ; ses proportions étaient demeurées lourdes, ses membres courts et massifs; mais il y avait aspiré avec un sentiment sérieux de la beauté plastique. Ce genre de beauté n'est certes point, de sa nature, exclus de concourir à l'ornement des vérités chrétiennes. Cependant, vu la pauvreté comparative des idées payennes dans les monuments capables de servir de modèles, et le danger, trop réel, de s'engouer de leurs formes, au détriment du but intellectuel et moral, nous nous croyons en droit de dire du style qui rayonne autour de Giotto, dans la sculpture comme dans la peinture, qu'il eut quelque chose de plus chrétien. Mais cela tient surtout à la supériorité des pensées et des affections qui refluent dans les têtes.

L'école de Pise, pour Giotto, fut donc un levier plutôt qu'elle ne lui fournit des modèles ; d'un autre côté, il s'affranchissait de l'archaïsme hiératique, toujours prédominant chez Cimabué : il fut donc surtout un disciple de la nature, mais seulement quant au corps de l'art ; car si l'on considère ce qui en est l'âme, on devra maintenir qu'il se montra principalement le disciple du séraphique saint François.

Giotto offre ainsi deux faces, selon lesquelles on a pu le considérer tour à tour comme le père des écoles rivales qui leur correspondent : il ouvre la voie au naturalisme, et il est de la lignée des mystiques : chose d'autant plus concevable, que l'on comprendra mieux par quels liens étroits se rattachent, les uns aux autres, les artistes du XVe siècle, pour lesquels sont faites principalement les dénominations que nous venons de rappeler.

Sans prendre directement les anciens pour modèles, Giotto aurait pu, tout en s'attachant, sans intermédiaire, à la nature, les imiter quant aux choix des formes les plus accomplies, au point de vue plastique : tel fut, en effet, ce qui se passa dans une branche réputée inférieure de l'art, mais qui, par des causes trop continues pour avoir été fortuites, fut une pépinière des plus grands artistes : Orcagna, Ghiberti, Guirlandajo, le maître de Michel-Ange, Francia, sortaient d'ateliers d'orfèvrerie. C'est indubitablement par la pratique du modelé que tant d'orfèvres sont devenus des sculpteurs et des peintres de premier ordre. Quoi qu'il en soit, nous pensons surtout à Ghiberti en faisant cette observation. Malheureusement, on ne peut disconvenir que chez lui, et chez beaucoup de ceux qui en dérivent, l'intensité et l'élévation de la pensée religieuse ne sont pas toujours au niveau du genre de perfection qui fit juger à Michel-Ange les portes du baptistère de Florence dignes d'être celles du Paradis. Masaccio contribua plus que personne à faire profiter la peinture des progrès du modelé, et, par là même, il se sépara vivement de la manière giottesque, qui, avant lui, n'avait éprouvé que des modifications timides.

L'Altéré de Giotto.

Giotto ne s'était pas non plus attaché à la nature pour en faire une étude savante : on né découvre chez lui aucune prédilection pour le nu ; on ne voit aucunement qu'il se soit appliqué à faire ressortir le jeu des muscles et des articulations sous les plis des vêtements. Génie observateur, ses observations s'étaient beaucoup portées sur les réalités de la-vie sociale ; au point de vue du dessin, content de rendre les choses comme il les voyait, il peignait les hommes comme il les voyait vêtus. Son genre de succès en fait d'imitation naturelle peut assez bien s'apprécier si l'on porte son attention sur la figure de ce personnage des fresques d'Assise, qui s'est étendu pour boire dans un ruisseau, loué outre mesure par Vasari, et que nous avons reproduit à la page précédente.

Nous dirions aujourd'hui que c'est du genre, et nous pouvons juger par laquelle fut la couleur du naturalisme chez ce grand artiste; mais, s'il lui est arrivé d'attirer l'attention sur des détails trop familiers dans des sujets qui demandaient une élévation plus soutenue, il s'en faut de beaucoup qu'il ait généralement manqué d'élévation. Nous avons dit que le naturalisme et le mysticisme qui se partagent les écoles dans le siècle suivant remontaient également à lui par filiation ascendante. Il nous resté à voir quel fut le caractère du mysticisme de Giotto et celui de sa postérité immédiate. Mais, comme nous voulons étudier sans interruption les mystiques du XVe siècle en Italie, afin de mieux apercevoir les liens qui les unissent tous, nous ferons auparavant un retour vers nos contrées, pour nous faire une idée de l'empire qu'elles laissèrent prendre, elles-mêmes, au naturalisme, dès le XIVe siècle.

 

[1] Nous mettons ici (pl XI) sous les yeux de nos lecteurs l'Annonciation et la Naissance de Notre-Seigneur, groupés dans un même tableau, comme spécimen de la manière de Nicolas de Pisé; nous en donnerons l'explication dans la suite. Nous ne chercherons pas à justifier ce qu'il y a de singulier dans la position de la sainte Vierge, dans la double représentation de l’enfant-Jésus, dans intervention de ces femmes qui le lavent ; mais c’étaient : des données généralement admises alors dans toute l'Europe, et nous plaiderons les circonstances atténuantes, en disant les idées qu'on y attachait.  [2] L'esprit d'ailleurs de ces artistes ne paraît pas avoir été stationnaire ; ils visaient au mouvement, à l'expression des sentiments, mais d'une manière rude et maladroite qui va facilement à l'exagération. Us paraissent aussi s'être affranchis de l'immobilité demeurée jusqu'à nos jours, dans l'Église grecque, le caractère de l'art oriental.

 

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XI.

DÉVELOPPEMENT DES PERSONNALITÉS ET STATUAIRE

DE NOS CATHÉDRALES.

La sève des idées dans l'art, moins concentrée et moins substantielle peut-être, demande à couler avec plus d'abondance au XIIIe siècle qu'elle ne l'avait fait au premier âge du christianisme. Si elle manifeste ce caractère dans des sujets tout symboliques, elle trouve surtout à s'épancher dans les sujets historiques. L'esprit alors veut tout pénétrer, l'art entreprend de tout rendre ; avides l'un et l'autre de détails, ils les sèment volontiers, si l'histoire les fournit. A défaut de ses données positives, ils acceptent le secours de la légende sans beaucoup de contrôle ; et ce n'est pas un pur effet du hasard que dans le bel ouvrage des PP. Cahier et Martin, le vitrail tout légendaire de saint Thomas vient immédiatement après le large symbolisme dont le vitrail de la Nouvelle » Alliance nous a donné un si magnifique exemple. Ainsi se manifeste sous ses deux faces principales le caractère iconographique de l'époque.

C'est aussi alors que le langage de l'art tendant sous toutes les faces à devenir très-explicite, l'on voit peu à peu se répandre l'usage de désigner les saints par des attributs caractéristiques. Jusque-là on ne pourrait en compter que de rares exemples : saint Pierre, pendant longtemps fut peut-être le seul auquel on en ait donné de vraiment fixes et personnels : les clefs, plus anciennement la croix, la tonsure cléricale, et même la verge de Moïse, vu qu'il était considéré comme le Moïse de la nouvelle loi. Et encore ces désignations, se rapportant à sa dignité comme chef de l'Église, conservaient un caractère de généralité bien différent de la tendance à particulariser qui se développe au XIIIe siècle.

Auparavant on trouverait quelques exemples de martyrs accompagnés des instruments de leur supplice. Près de saint Laurent, par exemple, on aperçoit son gril dans l'oratoire de saint Nazaire et saint Celse, construit au Ve siècle à Ravenne, par Galla Placidia[1]. C'est une indication abrégée du genre de martyre, tout au plus un acheminement vers l'usage qui ne prévalut que bien plus tard. Si on considère l'ensemble des faits, on reconnaîtra que l'idée d'une désignation personnelle n'entrait point encore dans l'esprit de ces représentations, ou du moins qu'elle n'y entrait pas au même degré qu'elle l'a fait depuis. Saint Laurent, dans le monument dont nous parlons, porte aussi la croix ; et l'instrument du salut lui est mis entre, les mains, avec une véritable persistance, dans un assez grand nombre d'autres monuments. On voit bien qu'il ne s'agit là de rien d'absolument propre : la croix est donnée, par assimilation avec la passion du Sauveur, comme un signe du martyre en général, dont saint Laurent était l'un des types les plus vénérés, et si on l'attribuait aussi à saint Pierre, ce n'était point principalement en vue de son genre de mort. De même, les apôtres avaient un attribut commun, le livre ou le volume, qui les caractérisait, ajouté à d'autres circonstances, car il ne leur était pas exclusivement réservé ; mais aucun attribut ne servait à les distinguer les uns des autres.

Au XIIIe siècle on commença à leur attribuer, à chacun, des insignes qui leur furent propres et préférablement les instruments connus ou présumés de leur martyre. L'on ne trouve pas d'exemples plus anciens de l'attribution de l'épée à saint Paul.

Ouvrir à l'imagination un accès plus facile, accentuer les expressions se répandre dans les circonstances et les particularités, le mouvement, la vie, tout cela était fortement dans les tendances de l'art, au XIIIe siècle. D'où vient cependant que depuis on l'aurait accusé d'avoir été plutôt, à cette époque, immobile et glacé ? Cela tient beaucoup aux conditions subordonnées, par rapport à l'architecture, dans lesquels les arts figurés étaient généralement employés, si on les compare surtout aux œuvres modernes, conçues ou tout à fait isolément, ou de telle sorte que l'édifice auquel on a pu les associer paraisse au contraire comme obligé de se prêter au rôle exagéré qu'on leur fait jouer.

- Être subordonné à l'architecture n'est pas, à beaucoup près, une condition d'infériorité pour la peinture ou pour la sculpture ; c'est, au contraire', dans ces termes que se constitue le grand art. Rien n'élève comme d'approcher du Prince. Il faut dire seulement que, l'art alors étant constitué d'une autre manière, on le juge mal, si on le juge d'après les seuls, principes de l'imitation naturelle.

Au XIIIe siècle quatre vastes champs sont ouverts à l'iconographie chrétienne 1 : la statuaire des grandes églises cathédrales ou monastiques, les vitraux, la peinture murale et les miniatures des manuscrits.

Les tableaux faits pour demeurer isolés ne laissent pas que d'être nombreux eux-mêmes, sinon dans nos contrées occidentales et septentrionales, du moins en Italie et dans l'empire d'Orient ; mais ils ne sont guère consacrés qu'à représenter des Madones ; ou bien ils sont encadrés en des retables et des triptyques d'autel, comme partie intégrante de ces petits monuments d'architecture. Il y a toute raison, alors pour qu'ils demeurent ancrés dans le caractère architectural, qui domine pendant tout le cours de cette grande période.

Les miniatures seules, extrêmement multipliées, pouvaient offrir un champ plus libre aux ébats du pinceau. Effectivement, c'est bien là que l'on trouvera des tours d'imagination plus vifs et plus variés ; mais quant au style, elles prennent ordinairement le ton donné dans les branches supérieures de l’art ; et, d'ailleurs, la peinture d'un livre, bien entendue, ne doit pas avoir un caractère beaucoup différent de la peinture murale. Il ne faut pas plus le percer à jour qu'un édifice lui-même ; et illusion dès sens doit y rencontrer à peu près les mêmes limites.

Nous mettons la statuaire monumentale de nos édifices religieux, la première parmi les genres où s'exerça le moyen-âge, en fait d'iconographie et d'esthétique chrétienne. Elle participe de l'élévation grandiose, abondante, élancée, pleine d'idées de l'architecture elle-même noble, grave, modérée, placide dans les grandes lignes des statues principales ; la pierre est animée sans perdre sa fixité ferme et solennelle, sans se détacher de la construction qu'elle doit soutenir pour sa part[2] ; la mise en action est réservée pour des espaces secondaires. Dans les tympans, elle est encore contenue en raison même de leur importance architecturale. Plus de liberté lui serait laissée dans ces médaillons que les constructeurs de nos cathédrales aimaient à ménager au-dessous des grandes statues gardiennes de leurs porches pour en développer le sens ; sortes de predelle, comme disent les Italiens-disposition susceptible de s'adapter aussi aux vitraux, quand on associe, à de grandes figures en pied, des mises en scène correspondantes dans les panneaux inférieurs.

LA SAINTE VIERGE ET LE VIEILLARD SIMÉON. 

Statues de la cathédrale d'Amiens. XIIIe siècle.

Mais, dans ces petits tableaux, l'espace contraint de rester ; concis bien plus qu'il ne permet de s'étendre ; et si la tendance au mouvement s'y manifeste quelquefois avec vivacité, on sent aussi qu'elle y est copte ; nue sous l'empreinte générale de la gravité monumentale. C'est comme dans une famille aux habitudes magistrales où le jeu des enfants s'échappe à la dérobée.

La gravité est commandée par le fait de la subordination à l'architecture, par la nature des matériaux ; mais l'esprit de l'époque est jeune, actif, abondant, luxuriant dans ses productions ; il semble chercher saris cesse quelque issue où il puisse, à propos ou hors de propos, prendre ses ébats. Il s'était emparé de la plupart des supports, des modifions, et il semble qu'on, les lui avait abandonnés au point de lui permettre d'y aller souvent jusqu'au grotesque et quelquefois au-delà. Au XIIe siècle, on avait volontiers déversé sur les chapiteaux le mouvement des scènes historiques, même les plus sérieuses : c'était d'un goût assez contestable, les personnages s'adaptent mal à l'office d'un pareil membre d'architecture, où ils sont exposés à devenir facilement difformes, et le XIIIe siècle se montra bien mieux avisé en revenant, pour ses chapiteaux, uniquement aux ornements de feuillage, qu'il sut multiplier avec, tant de goût, d'élégance et de variété. Les chapiteaux à personnages furent cependant conservés en certaines circonstances ou plutôt ils furent transformés et constituèrent une sorte de frise pour servir de couronnement à des séries de colonnes. Ces frises règnent aussi au-dessus des intervalles qui les séparent, en suivent toutes les sinuosités. Elles s'étendent ainsi, sans autre discontinuation que celles des portes, le long des trois porches, à la façade principale de la cathédrale de Chartres, où elles offrent dans leur développement la vie de Jésus et celle de Marie représentées d'après le texte de l'Évangile et d'après les traditions.

L'usage de renfermer d'une clôture le chœur des cathédrales fournit un espace où les mêmes sujets purent être exposés en des conditions bien plus favorables. Les bas-reliefs qui ornent dans ces conditions Notre-Dame de Paris méritent d'être célébrés comme les chefs-d’œuvre du genre : ce n'est plus la gravité solennelle d'une rangée de statues, mais la marche encore grave, sobre et recueillie qui convient à l'esprit des faits, aux approches du sanctuaire, dans un monument de pierre.

Nous parlions de porches extérieurs, de leurs grandes statues, des chapiteaux ou plutôt des frises qui surmontent quelquefois leurs colonnes de toutes les figures semées sur beaucoup de médaillons et de supports. Viennent encore les voussures de leurs voûtes, peuplées elles-mêmes d'un inonde de statuettes ; souvent elles offrent des phalanges de personnages uniformes, ou à peu près, représentant les anges, les apôtres, les prophètes, les ancêtres du Sauveur, les vieillards de l'Apocalypse, les différents ordres de saints appelés à unir leurs acclamations en l'honneur de l'Homme-Dieu et de sa Très-Sainte Mère. La répétition multipliée des. mêmes situations dans les monuments du premier ordre provoque l'éclosion d'une multitude nouvelle d'idées et de figures : la représentation des arts libéraux, celle des mois de l'année, des travaux propres à chacun d'eux, les signes du zodiaque, pour marquer le cours des choses de la terre et celui du soleil, la terre elle-même, la mer, comme un résumé de la nature entière, vont trouver place en quelque partie de l'édifice, au revers de quelques pieds droits, sur le champ de quelque trumeau ou de quelque chambranle car il faut, pour répondre à l'opinion régnante, que tout vienne s'abriter à l'ombre de l'Église et célébrer son divin auteur. Alors, spécialement, voilà qu'au portail de la cathédrale de Chartres, consacré à la sainte Vierge, mais pour exalter en sa personne toute une face de la rédemption, plutôt qu'en vue d'un honneur qui lui soit strictement personnel, l'on voit se dérouler des séries de voussures où apparaît toute l'histoire de la création, la chute de l'homme et la promesse d'un rédempteur, les actes de la vie active, ceux de la vie contemplative, suivies des célestes prérogatives de la vie bienheureuse.

Le caractère encyclopédique d'un ensemble de représentations aussi variées a donné lieu de penser qu'en effet il fallait y voir le calque ou du moins la traduction de la véritable encyclopédie du temps, le Miroir de Jean de Beauvais. En réalité, il n'y a de commun entre les imagiers de nos cathédrales et l'œuvre de l'illustre dominicain, que l'ampleur des vues puisées à la source commune d'un esprit avide de tout embrasser, sous l'empire d'une foi dont il ne vient pas encore à la pensée que rien dans le monde puisse être séparé.

 

[1] 1. Ciampini, Vet. mon., T. I, p. XLVI.  [2] 1. Nous donnons (pl. X) comme spécimen de cette belle statuaire deux statues de la cathédrale d'Amiens, dont nous devons les dessins à M. Duthoit. Ces statues de la sainte Vierge et du vieillard Sirnéon sont belles en elles-mêmes. Il est beau aussi d'avoir su donner le caractère monumental demandé dans la circonstance à la représentation d'un fait : le mystère de la Présentation.

 

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X

LE CYCLE DE LE NOUVELLE ALLIANCE

L'iconographie chrétienne, au moyen âge, n'est plus ce qu'elle était dans sa 'période primitive : nous avons vu sur quelles bases reposent les différences qui les caractérisent ; nous allons les suivre dans leurs applications, en prenant d'abord, pour comparer les époques, les points où elles se rencontrent, de préférence à ceux où elles s'écartent.

Les idées dans l'iconographie primitive plus fondamentales, plus pleines, accordant moins, à l'imagination, plus simples en elles-mêmes, furent rendues par des compositions et des formes qui avaient elles-même plus de simplicité et de concision. Ces idées roulent sur la rédemption, le salut, la vie nouvelle,  cette vie de la grâce, qui, une fois acquise par l'application  des mérites de Jésus-Christ, consistant dans l'union avec Dieu, se perpétue sans discontinuation parla vie de la gloire, pendant toute l'éternité. La mort naturelle, en effet, en change les conditions, sans l'interrompre ; si bien que les oeuvres d'art figuré qui nous restent de cette époque, ayant été principalement employées à la décoration des tombeaux, elles ne nous offrent cependant que des idées de cette véritable vie, nous montrant par quels mystères elle s’acquiert, s'entretient et demeure assurée. Il n’en n’est plus ainsi au XIIIe siècle : sur les tombeaux, c'est l'idée du sommeil qui a prévalue, elle-même profondément chrétienne, et venue de la primitive Église, où les lieux employés à la sépulture des fidèles avaient déjà reçu le nom de cimetière (νεκροταφείο), c'est-à-dire de « dortoir ». Le sommeil fait penser au réveil, et en voyant tous ces nobles morts, si paisiblement couchés sur leur tombe, pendant toute la durée du moyen âge, la pensée se maintient dans l'attente, et se reporte au grand jour du jugement.

SOUVERAIN JUGE.  TYMPAN DE LA CATHÉDRALE DE POITIERS. XIVe siècle.

Qui ne le voit cependant ? La différence entre ces deux ordres d'idées est sensible : elle s'exprime par ces mots : vivre et revivre, appliqués à des points de vue différents d'une même vérité.

L'idée du sommeil de la tombe et de son réveil implique celle du jugement, disons-nous: en effet, on peut dire que l'idée du jugement est dominante au XIIIe siècle, presque autant que l'était plus anciennement celle de la Rédemption : alors le Christ triomphant, c'est surtout le Souverain Juge : il apparaît, sous cet aspect, au frontispice des églises, dans l'arc du porche central, à leur façade principale, c'est-à-dire à la place devenue la plus importante dans l'iconographie chrétienne, depuis que, par les changements de l'architecture, la voûte absidiale et l'arc triomphal des anciennes basiliques Ont cessé de l'être, ou plutôt ont complètement disparu[1] '. Il est remarquable, d'ailleurs, que cette importance, appliquée d'abord à des parties intérieures, de l'édifice sacré, se soit reportée ensuite à son extérieur; : on voit par là comment tout se tient : quand la cité tout entière est devenue chrétienne, alors c'est sur la place publique que s'étale, au dehors du temple, l'image principale de son Dieu ; alors l'édifice, dans son ensemble, constitue sous la voûte du ciel un vaste tabernacle; et au loin, ses hautes tours disent aux chrétiens, au milieu de leurs soins journaliers, où ils doivent se tourner pour l'adorer, présent, en réalité corporelle, sur nos autels.

Si chrétienne cependant qu'elle soit devenue par la foi, cette cité ne renferme pas que des observateurs fidèles de l'Évangile ; Ce n'est plus comme lorsque l'élite des initiés participait seule aux mystères du dedans. Être chrétien, c'était être sauvé, parce que être chrétien, c'était vivre en chrétien ; maintenant que beaucoup de chrétiens ne remplissent pas les obligations imposées par leur nom, il faut, avec la confiance dans les miséricordes de Dieu, leur inspirer la terreur de ses jugements.

La pensée d'un partage, l'opposition entre les bénis de la droite et les déshérités de la gauche tend à se généraliser[2]. Les figures de l'Église et die la Synagogue qui expriment une séparation analogue acquièrent une vogue croissante.

De là, il dut résulter une appréciation très-différente de ce qu'elle avait été primitivement, quant à la, valeur et à la signification relative de la droite et de la gauche.

La droite a bien toujours exprimé une préférence ; mais -cette préférence peut devenir accessoire, accidentelle, susceptible, par conséquent, d'être facilement compensée par d'autres circonstances, propres à relever les personnes et les choses laissées à la gauche. Les besoins de la composition feront souvent une nécessité, en tous temps, de prendre la gauche en bonne part et même d'y placer quelquefois ceux qui, tout bien considéré, doivent être comptés pour les premiers ; mais telles raisons jugées suffisantes, autrefois, pour le faire sans blesser l'ordre hiérarchique, ne le seront plus désormais, et l'on se croira obligé, ou d'en imaginer de nouvelles, ou de faire disparaître, comme des anomalies, tels modes de répartition qui, bien compris, n'exprimaient dans les idées que des nuances fort légitimes.

 

 L'Église accueillie, la Synagogue repoussée (Miniature du XIIIe siècle).

Les figures de l'Église et de la Synagogue s'appliquent aux différentes manières de représenter Notre-Seigneur, ou triomphant ou attaché à la croix, ou comme souverain juge ou encore enfant. Dans le beau manuscrit du XIIIe siècle, connu sous le nom d'Emblemata biblica (Bibliothèque nationale,lat. 11,560), sur le psaume 9, Confitebor tibi, Domine...narrabo... on a représenté comme emblème l'Enfant Jésus sur le sein de la sainte Vierge, repoussant d'un geste la Synagogue défaillante, tandis que l’Église s'approche de lui la tête levée. Cette miniature servira aussi à montrer quelles formes dramatiques et variées prenaient déjà ces figures allégoriques, comparativement aux procédés bien plus simples du IXe siècle, où elles avaient pris naissance.

 

LOI DIVINE : LE PARADIS OU L’ENFER. Miniature du XIIIe siècle.

Quoi qu'il en soit, c'est au sacrifice accompli sur la croix, que les figures de l'Eglise et de la Synagogue ont toujours été liées préférablement. En effet, c'est sur la croix, par la mort du Testateur, que s'est accompli le mystère du Nouveau Testament ; c'est alors que tout ce qui était transitoire dans l'ancienne loi a été abrogée, du moins en principe, sinon quant à la promulgation des décrets divins, qui eut lieu le jour de la Pentecôte.

Quand on a voulu développer cette pensée de la Nouvelle-Alliance, comme elle l'a été dans quelques-unes des plus importantes verrières de Bourges, de Chartres, de Tours, du Mans, on a représenté les circonstances de la Passion avec beaucoup de développement, comparativement aux autres faits évangéliques. En conséquence, avant les savantes études du R. P. Cahier[3], on aurait été induit facilement à penser que la Passion était le sujet principal, le point d'unité, autour duquel se groupent toutes les parties de cette vaste composition.

Il est certain cependant que la Passion ne s'y montre pas sans la Résurrection. Dans la plus importante de ces verrières, celle de Bourges, sur quatre panneaux, qui, occupant la ligne médiale, constituent la grande artère par laquelle circulent toutes les idées, deux seulement représentent des scènes de la Passion : l'aide prêtée par Simon le Cyrénéen dans le portement de la croix, et le Crucifiement. La Résurrection occupe le troisième ; tandis que dans le quatrième, on donne, nous pouvons le dire, le titre du poème tout entier, représentant Jacob, lorsque, bénissant les fils de Joseph, il croisa les bras, afin que, nonobstant l'ordre où ils lui étaient présentés sa main droite reposât sur la tête d'Ephraïm : signe du choix providentiel qui devait élever celui-ci au-dessus de Manasses, son aîné.

L'ensemble de ces compositions nous prouve qu'à cette époque encore on représentait peu le divin sacrifice, sans rappeler expressément son efficacité souveraine et son complément glorieux. Mais ici, le point de vue particulier de la Nouvelle-Alliance demeurant le noeud de toutes les pensées, ce n'en est pas moins la pensée même de ce sacrifice régénérateur qui prime tous les autres. Sa prééminence se fait sentir par la position centrale donnée au Crucifiement, plus que par la multiplication des scènes de la Passion ; et toute énigme disparaît aussitôt que l'on a compris la signification de ces deux figures, l’Église et la Synagogue qui, seules, y apparaissent au pied de la croix.

Les verrières de la Nouvelle-Alliance comptent, entre les monuments iconographiques du xm° siècle, parmi les plus importants ; il n'en est pas qui aient été mieux expliqués. Elles ont une saveur non équivoque d'antiquité chrétienne, et cependant une vive originalité, qui tranche, sous beaucoup de points, avec l'antiquité primitive. Elles seront donc éminemment propres à nous faire sentir les différences caractéristiques des époques.

Considérez les généralités : la pensée dominante dans l'antiquité primitive, la pensée du salut y règne, non plus autant sous l'aspect d'une délivrance, mais plutôt comme une chose divine, comme une expansion ; ce ne sont là, cependant, que des nuances. Les faits de l'Ancien et du Nouveau Testament, de part et d'autre, sont entremêlés. La délivrance de Jonas, le sacrifice d'Abraham, Moïse faisant jaillir l'eau du rocher, si fortement liés à l'iconographie primitive, jouent un rôle important dans nos verrières, et l'on pourrait croire, de prime abord, à plus de similitude, sous ce rapport, qu'il n'y en a effectivement entre les deux termes de comparaison.

Voyez, au contraire, quelles sont les différences : dans l'antiquité primitive, on évitait d'attacher le Sauveur à la croix ; plus anciennement, on ne la représentait, en toutes manières, qu'avec beaucoup de réserve ; ici, c'est le crucifix qui est devenu la représentation capitale. Sur les premiers crucifix, Jésus apparaissait vivant et vêtu ; ici, il est mort et dépouillé, nonobstant la pensée du triomphe, qui se maintient dans l'ensemble de la composition.

Ici, les faits ne sont plus représentés chacun avec une signification propre et fondamentale, et groupés indifféremment, soit qu'on les ait empruntés à l'Ancien ou au Nouveau Testament. Suivant qu'ils proviennent de l'une ou de l'autre de ces sources, ils forment maintenant deux séries bien distinctes, quoique parfaitement liées entre elles, les faits du Nouveau Testament étant considérés comme la réalité et l'accomplissement, les autres comme des figures correspondantes.

Ainsi, Isaac portant le bois destiné à son sacrifice, le sacrifice même d’Abraham ; la veuve de Sarepta en présence du prophète Elie, l’immolation de l'Agneau pascal, et le signe Tau inscrit sur les maisons des Israélites, s'associent à la scène du portement de croix ; Moïse faisant, jaillir l'eau du rocher d'un côté, élevant le serpent d'airain de l'autre, accompagne celle du crucifiement.

La résurrection du fils de la Sunamite par Elisée, la délivrance de Jonas se groupent à côté de la résurrection, du Sauveur lui-même. Les figures emblématiques du pélican et du lion, rendant la vie à leurs petits, achèvent de mettre en évidence le caractère figuratif des faits bibliques, avec lesquels ils convergent vers un but commun, employés en quelque sorte comme des équivalents.

La présence de David, assis à côté du pélican, indique bien que l'on a voulu rappeler le psaume où le roi prophète se compare au pélican de la solitude ; de même, on peut croire que le lion n'a pas été choisi sans allusion à la prophétie de Jacob, et à la métaphore de l'Apocalypse[4] mais, quant à la manière de représenter ces figures symboliques, l'emprunt à la zoologie fabuleuse, transmise sous le nom de Physiologus, ne peut faire l'objet d'aucun doute. Or, nous ne pensons pas qu'avant le XIIIe siècle on trouve facilement, dans l'iconographie chrétienne, des emprunts de ce genre. Les symboles primitifs, tels que le poisson, le phénix, avaient une toute autre origine, bien que celui-ci ligure dans le Physiologus.

Nous ne contestons ni l'antiquité des autres légendes, ni celles des moralités qui leur sont appliquées et du recueil où elles sont réunies ; mais nous saisissons cette occasion de le faire remarquer : bien qu'il y ait des corrélations étroites, des points de communication, entre le symbolisme des écrivains et celui qui est employé dans les arts figurés, ces deux courants restent distincts. Des idées exprimées par un écrivain de premier ordre, par un Père de l'Eglise, répétées par un grand nombre d'auteurs, ne font pas toujours immédiatement école en iconographie ; quelquefois elles n'y sont adoptées que longtemps après qu'elles ont été émises, souvent avec des modifications. Il peut arriver qu'elles ne le soient jamais. Comment pourrait-on considérer le courant artistique et le courant littéraire comme coulant dans le même lit, quand, dans le seul domaine des arts, l'on trouve des écoles contemporaines dont, sous les mêmes rapports, les eaux restent très distinctes ?

Mais qu'une tendance prenne le dessus, elle se rattache aussitôt à tout ce qui, antérieurement, s'était manifesté d'analogue ; elle se l'assimile et le développe. Au XIIIe siècle, on aime à tout symboliser ; on veut donner une signification aux moindres détails : à l'ordre des situations, aux dimensions, aux couleurs. Telle disposition qui devait son origine à l'usage, à l'histoire, qui aurait dû être commémorative d'un fait, plutôt que l'expression d'une idée, était elle-même forcée de signifier quelque chose de plus : le Rational de Guillaume Durand et d'autres ouvrages analogues nous en donnent la preuve. L'érudition ne fait pas tous les frais de leurs explications, ils en ont imaginé un bon nombre ; mais on

le, comprend facilement, voulant voir une signification figurée jusque dans les moindres circonstances, ils ont recherché beaucoup d'anciennes explications symboliques qui sont passées alors dans l'iconographie chrétienne. .

On voulait préciser la signification des choses dans les formes mêmes qu'on leur prêtait. Le bois porté par Isaac pour son sacrifice, celui que ramassait la veuve de Sarepta, sont des figures de la croix : on leur donne, dans la verrière de la Nouvelle-Alliance la forme même de croix. Le bélier qui sera immolé à la place d'Isaac représente la victime sans tache : il est d'une blancheur éclatante. L'esprit, éveillé par de semblables indications, saisit mieux ensuite la pensée de substitution, qui est commune à tous les faits groupés autour du panneau central. Dans cette scène où Jésus, portant sa croix, accepte l'aide du Cyrénéen, on voit aussi que les saintes femmes prennent leur part de ce précieux fardeau, et le Sauveur leur dit de ne pas pleurer sur lui. NOLITE FLERE SUP… « Ne pleurez pas sur moi ». Ces mots sont écrits à côté d'elles. Faut-il ajouter : sed super vos ipsas flete (Luc. XXV. 28) :« mais pleurez sur vous-mêmes » ? Nous ne le croyons pas : l'artiste s'est arrêté à la pensée du salut opéré par la divine substitution, à la participation au sacrifice du Sauveur. Et c'est ainsi qu'en termes qui lui sont propres, et avec un mode d'expression très-différent, il revient à la pensée qui remplit principalement tout l'art chrétien primitif.

 

[1] C'est une bonne fortune pour nous que de pouvoir offrir à nos lecteurs (pl VII), le Souverain Juge de la Cathédrale de Poitiers, gravé par notre ami, M.O. de Rochebrune, d'après la photographie. Ce Christ si bien rendu est du XIVe siècle, niais il a conservé le caractère du XIIIe. [2] Dans la miniature d'un psautier de la Bibliothèque nationale (suppl. lat. 1194.), que nous publions, pl. IX, le partage se fait de haut en bas. Il n'en revient pas moins au même fond d'idée ; on y voit d'ailleurs cette sève de combinaisons nouvelles, associée à des données anciennes, qui caractérise l'époque, le don de la loi, la création de la femme, la conversion de saint Paul, ne sont pas rapprochées là au hasard. Nous ferons en sorte, en temps et lieu, d'en démêler les motifs.  [3] Vitraux de Bourges, grand in-folio. Paris, 1841, 1844.  [4] 1. Catulus leonis Juda… accubuisti ut leo (Gen. XLIX, 9). Vicit leo tribu Juda Apoc., v, 5).

 

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Publié le par Rhonan de Bar
Publié dans : #ARCHEOLOGIE CHRETIENNE

VIII.

SITUATION DE L’ART DEPUIS L’INVASION DES BARBARES

JUSQU'AU XIIIe SIÈCLE.

La culture des arts demande de la paix ; ordinairement leur niveau s'élève ou s'abaisse, en raison des prospérités ou des déchirements de l'ordre social, de telle sorte, cependant, qu'une longue prospérité, trop énervante pour les âmes, les livre eux-mêmes à l'énervement. Les grandes époques artistiques ou littéraires s'ouvrent presque toujours au sortir de quelques luttes vigoureuses, où toute une génération s'est trempée.

Forte dans la paix de tout ce qu'il lui a fallu d'efforts pour la conquérir, cette ère brillante ne sera pas non plus d'abord sans rudesse ; mais, dans les arts, quand le poli arrive, la fioriture menace. L'infirmité humaine se rachète difficilement d'un défaut, si elle ne le paie au prix d'un autre défaut. L'art, depuis le moment où il se fit chrétien, jusqu'à la Renaissance, où il cessa de l'être aussi pleinement, ne se serait probablement pas conservé au degré d'élévation morale et intellectuelle que nous lui voyons jusque-là, s'il avait pu progresser sans obstacle dans la voie des perfectionnements de formes auxquels il aspire toujours.

L'art chrétien eut une lueur d'épanouissement au IVe siècle, après que la paix eut été donnée à l'Eglise : la mosaïque de Sainte-Pudentienne, à Rome, les bas-reliefs dont Théodose fit orner la base de l'obélisque élevé dans l'hippodrome de Constantinople, témoignent qu'à la fin de ce siècle, il y avait encore des artistes capables de réagir contre la décadence, et en disposition de le tenter.

Les barbares, bientôt après, vinrent couper court à toute marche ascendante. L'ancienne civilisation, si elle ne fut pas détruite, envahie par un flot toujours renaissant, encombrée d'alluvions successives, fut, dans beaucoup de ses parties enfouie au milieu du bouleversement général. Ce qui en fut conservé, ramené à l'état de germe, fut appelé, avant de reprendre tout son éclat, à repasser par tous les âges d'une croissance nouvelle.

Constantinople fut préservée de l'inondation, mais non sans être singulièrement troublée par son reflux ; et ce fut au milieu d'un empire disloqué qu'elle put conserver dans son sein un foyer artistique. Les succès de Justinien et de ses généraux ramenant un peu plus de paix dans cette ville, les arts s'y relevèrent davantage ; le mouvement se fit sentir en Italie, principalement dans l'Exarchat, demeuré sous le gouvernement des empereurs d'Orient. Ravenne doit à ces circonstances les mosaïques qui la recommandent aujourd'hui, presque seules, à l’intérêt du voyageur.

A Rome, les arts eurent plus à souffrir, mais ils ne furent pas abandonnés, et les sanctuaires des Catacombes, toujours visités par les pèlerins, continuèrent d'être ornés de peintures, jusqu'à l'arrivée des Lombards, qui les saccagèrent.

Un autre genre d'épreuves attendait l'art chrétien ; et, dans ce même empiré d'Orient, où jusque-là il avait trouvé son principal refuge, un soldat moitié barbare, devenu empereur, entreprit de l'atteindre dans sa source, en proscrivant les saintes images. Atteindre le Sauveur dans son image, c'est une manière de l'atteindre lui-même dans la vénération qui lui est due ; et toutes les hérésies qui jusque-là avaient tenté d'atteindre sa divinité trouvaient leur dernier mot dans cette profanation. Les images eurent à souffrir, mais en dernier résultat nous verrons que la persécution tourna à leur profit. Sur le lieu de l'orage, dans le fort de la tourmente, le niveau de l'art dut descendre, faute de culture ; mais, obligés de s'enfuir pour exercer librement leur profession, les artistes, refoulés en Italie, lui rendirent de ce côté autant qu'il perdait de l’autre ; et plus encore, si l'on considère quels fruits l'avenir promettait aux germes qu'ils y déposèrent.

La protection de Charlemagne favorisa ce réveil de l'art, en Occident ; mais son prodigieux empire fut de courte durée, et fécond surtout par ses résultats éloignés. Quand la main du puissant empereur cessa de le soutenir, il céda bientôt lui-même aux flots d'une barbarie qui n'avait été que refoulée.

Tandis que les Normands et les Sarrasins, par leurs déprédations, remettaient tout en question chez nous ; tandis que l'Italie était morcelée par mille petits tyrans, ce fut encore à Constantinople que l'art, délivré de là fureur des iconoclastes, trouva un refuge. Quand Didier, abbé du Mont-Cassin, voulut reconstruire son église au xi° siècle, puis l'orner de mosaïques, il fit venir des artistes de cette ville.

L'Allemagne, sous le gouvernement des Othons, avait eu moins à souffrir que le reste de l'Europe des calamités du x° siècle. Par ses relations avec Constantinople, surtout par le mariage d’Othon II avec Théophanie, fille de l'empereur Romain le jeune (972), qui fut régente pendant la minorité d'Othon III, leur fils, la culture de l'art s'y était relevé plus tôt. De là, les écoles rhénanes ; de là, l'école d'Hildesheim, fondée par saint Bernwald, évêque de cette ville ; delà, le mouvement artistique qui rayonne autour de l'empereur saint Henri[1].

Saisissons cette occasion pour faire remarquer le rôle capital des saints dans l'histoire de l'art : le goût céleste qui les porte vers les beautés incréées, leur en fait avidement rechercher les images : tout ce qui élève l'âme, tout ce qui la purifie, tout ce qui la détache des soins trop grossiers de cette vie a pour eux de l’attrait ; et quant à la direction de l'art, ils la lui impriment des plus nobles. Ils le préservent des germes de frivolité et de boursouflage, de corruption et de décadence, que ne manquent pas de jeter en son sein, tout en le favorisant de leur impulsion, l'esprit d'ostentation, le désir de briller, et l'attache trop sensuelle au plaisir des yeux.

En France, le grand mouvement artistique du XIIe et du XIIIE siècle prend son point de départ dans les monastères, c'est-à-dire dans les lieux les plus fortement imprégnés de l'esprit des Saints. A Cluny, Pierre le Vénérable; Suger, à Saint-Denis, doivent compter au nombre des principaux promoteurs de l'art. Cîteaux, cependant, se présente comme une grave objection : Suger était un grand homme, mais on ne peut le compter au nombre des Saints, et si l'abbé de Cluny en était un, on doit considérer qu'ils eurent pour adversaire, au point de vue dont nous parlons, saint Bernard, c'est-à-dire le plus grand saint et le plus grand homme de leur temps'.

L'Eglise, dans sa lutte perpétuelle avec l'esprit du monde, lui résiste et travaille à le diriger. Parmi les saints, il y en a qui sont principalement des hommes de résistance, d'autres qui ont principalement pour mission de se mettre à la tête du mouvement social afin de le mener à bien ; les premiers ne résisteraient pas s'ils ne prenaient de l'empire sur les âmes, et ne creusaient aux passions qui les entraînent un lit où elles puissent s'amortir en coulant d'un cours régulier; les seconds ne les dirigeraient pas si, au flot des passions, ils n'opposaient un frein suffisant, C'est à tel point, qu'aie bien considérer, il règne entre eux un même esprit ; toute la différence se réduit, au fond, à des nuances, et cependant elle se fait vivement sentir, si on s'attache aux situations qui la déterminent.

Tout n'était pas chrétien dans la vive impulsion de l'art à l'époque dont nous parlons : ces chimères, ces chasses, ces entrelacs d'animaux fantastiques, qu'accuse le rigide abbé de Clairvaux, en sont la preuve. Des interprètes complaisants venaient en sous-œuvre, nous le savons, et ils trouvaient lieu d'appliquer à chacune de ces figures un symbolisme édifiant : telles d'entre elles représentaient le but qu'il fallait poursuivre, telles montraient, sous des figures hideuses, les vices qu'il fallait honnir. C'était, sous l'une de ses faces, l'esprit du temps : il voulait tout symboliser, et, chrétien comme il l'était, il réussissait à tout voir, et dans les œuvres du présent et dans les œuvres du passé, selon le jour favorable qu'il entendait leur donner. Mais est-ce à dire qu'elles eussent été toutes également conçues dans un esprit aussi irréprochable ?

Sous le nom de Cathares, de Vaudois, d'Albigeois, etc., combien de sectes pullulaient alors, ou allaient pulluler, menaçant d'une corruption prématurée la société chrétienne tout entière, au sein même de l'Eglise, qui l'avait enfantée. Auraient-elles été sans aucune prise sur les imagiers ? Au sein de l'atelier, devenu moins ecclésiastique, le rire respectait-il toujours les choses saintes, et des pensées plus que profanes n'y trouvaient-elles pas, quelquefois, un trop' facile accès ? Le spectacle du vice, dans le grossier déshabillé qu'on lui voit jusqu'au portail de quelques églises, fut-il jamais une utile leçon de vertu ?

Passons.... Quelque part qu'on les prenne, les œuvres humaines ont toujours leurs bas-fonds ; il est beau de voir dans le jet des colonnes, le cœur qui s'élance ; dans les vastes et somptueux édifices, l'image des grandeurs de la cité céleste ; mais, aux sommités même de l'art, de la part des gardiens du sanctuaire, le patronage fut-il toujours exercé sans de trop vaines prétentions, sans de trop faciles complaisances, et dans la somptuosité des édifices religieux, l'éclat terrestre, que l'on se flatte d'attacher à son nom, ne s'est-il jamais substitué aux aspirations qui élèvent sans détour vers le ciel ?

La mission de Cîteaux était tout ce qu'il y avait de plus austère ; il s'agissait de trancher au vif jusque dans la vie monastique, et de ne laisser rien subsister, par-delà les nécessités de la nature, de ce qui pouvait, être un refuge, même un prétexte, pour les convoitises.

Cette réforme était entreprise dans un seul but de sanctification personnelle, pour une élite de religieux, et saint Bernard, en l'embrassant, ne voulait qu'y ensevelir son génie. S'il souleva la chrétienté, c'est que la chrétienté vint à lui. Menacée plutôt encore qu'elle n'était atteinte par des germes destructeurs, elle aspirait vivement, sincèrement, au milieu des-passions qui l'agitaient, au plus pur esprit de l'Evangile. Qui en paraissait inspiré était assuré d'avoir de l'action sur elle. Le lui montrer dans sa plus haute élévation, c'était lui en donner l'attrait, sans l'effrayer de ses aspérités.

Il est cependant dans la vie chrétienne des remèdes héroïques, qui ne peuvent être dérègle commune. Dans le cloître, l'on coupe, l'on retranche, jusqu'aux dernières limites du possible tout ce qui devient dans le monde un aliment au péché. Le cloître est dans son rôle, et le monde entre dans les meilleures voies qui lui soient accessibles en se mettant eu garde contre tout ce que le cloître retranche. Le retrancher pour tous, ce serait non-seulement demander au plus grand nombre plus que leur devoir, au-delà de leur aptitude, et de leurs forces, ce serait rendre le bien impossible sous beaucoup de ses formes i destinées à figurer avec harmonie dans le concert universel.

Les uns se privent de l'instrument, à cause de son danger ; les autres, avertis de son danger, s'en servent avec précaution. Plus la privation est rude, plus l'avertissement est efficace, et le moine empêche d'éclater dans les mains du soldat qui s'en sert-, l'arme dont il évite de se servir. L'on se complète, l'on se corrige les uns par les autres, bien plus que notre œil de chair ne saurait le voir.

Bonnes pour Cîteaux, les maximes de saint Bernard, appliquées à la lettre, auraient été exagérées pour Cluny. Mais quand il y aurait eu quelques singes et quelques centaures de moins parmi les arabesques et les peintures dont abondait la riche abbaye, et quand même on aurait supprimé toutes ces figurés fantastiques, quelle perte y pouvait faire, nous ne dirons pas seulement l'art chrétien, entendu comme tel, mais l'art, le grand art, pris dans sa plus générale acception ?

Vienne un vent impétueux, il semble fait pour tout emporter ; il n'emporte rien de solide, et l'air est purifié : telle fut, par rapport aux beaux-arts, la mission de saint Bernard. L'équilibre s'établit : d'une part, l'on sonda ses propres intentions, de l'autre on s’humanisa ; comprimé par en bas, l'essor se prit plus haut, et le XIIIe siècle arrive avec son épanouissement splendide.

IX.

LE XIIIe SIÈCLE ET SAINT FRANÇOIS.

Le XIIIe siècle fut, pour toutes les parties de l'art chrétien, une époque d'incroyable activité.

Le mouvement dont nous parlons n'est pas tel qu'il provienne d'une seule impulsion, et qu'il ne poursuive, d'emblée, qu'un seul but : jamais les ressorts qui font mouvoir les hommes ne furent plus variés et plus complexes. L'unité de cette grande époque est dans l'esprit supérieur qui la domine, et qui oblige les ennemis mêmes du christianisme à prendre ses livrées : l'impie Frédéric II, par exemple, se donne des airs de chevalier ; il feint une croisade, une conquête de Jérusalem. Cette unité roule sur de grands saints, les véritables vainqueurs des sectes impures, qui menaçaient d'envelopper le monde de leurs réseaux secrets. Le fer de Montfort, en effet, aurait vainement atteint quelques groupes de leurs adeptes, prématurément déclarés, si l'amour de Dieu et de la pauvreté, l'arme de la parole et des saints exemples, n'étaient venus, par les mains de saint François et de saint Dominique, fournir des moyens plus efficaces pour les combattre.

Ces grands saints, comme tous les grands hommes, étaient essentiellement des hommes de leur siècle ; ils l'étaient, comme il le faut être pour compter parmi les saints, c'est-à-dire qu'ils furent les adversaires de ses erreurs, un soutien contre ses faiblesses ; qu'ils pansèrent ses plaies ; mais aussi ils en prirent la couleur et la forme. Le bien et le beau s'adaptent à toutes les situations, et le problème de l'art, comme celui de la vertu, consiste à tirer de la situation même où l'on se trouve, tout ce qu'elle comporte de beau et de bon : de là, des aspects nouveaux, un air de fraîcheur et de progrès dans les œuvres, qu'un siècle caresse comme les enfants de son propre génie.

L'art chrétien primitif était issu de l'alliance des formes antiques et des idées nouvelles : formes antiques tendant à la décadence ; idées chrétiennes, d'une virilité sans pareille ; car l'Eglise, de même que le premier homme, fut créée adulte. Au XIIIe siècle, l'art, issu de cette alliance, achève de se transformer en se développant : résultat d'un double travail d'élimination et d'assimilation : élimination d'un système de beauté et de proportions, vrai dans son principe, mais fondé sur la direction d'un regard fixé trop près de la terre ; assimilation, au point de vue où l'œil du chrétien s'élève, de tous les éléments naturels et sociaux, pour les christianiser. Le chrétien est incessamment obligé, pour demeurer dans la voie du bien et du beau, de se tenir en garde contre les germes de corruption semés dans la nature, dans la société, dans son âme. Alors il fit un sublime effort pour faire entrer dans un plan de magnifique régénération spirituelle toutes les inclinations terrestres, toutes les pensées du monde.

Dans le domaine de l'iconographie chrétienne, l'imagination et la sensibilité prennent un essor tout nouveau. Le symbolisme se complique pour répondre à des idées plus abondantes et plus variées. La légende s'épanche. C'est véritablement comme une fougue de jeunesse qui succède à la maturité primitive. Ce n'est pas l'Eglise qui pourrait être sujette à de pareilles transformations, au rebours du cours ordinaire des âges ; mûre dès sa naissance, elle fut créée jeune, aussi : toujours jeune, et mûre depuis, elle traverse les siècles, sans jamais vieillir. Mais, sous la main de l'Eglise, il est une autre société : cette chrétienté, cette république chrétienne, comme on aurait dit en d'autres temps, qui en est la fille et qui en est distincte, car son but n'est pas absolument dans l'autre vie, comme celui de l'Eglise. Aujourd'hui, à mesure qu'elle voudrait se rattacher uniquement à la vie présente, et se séparer de sa mère, on l'appelle la civilisation moderne : puisse ce nom n'être pas, au contraire, un signe de vieillesse, car, pour elle, bien certainement, si elle peut acquérir, par le progrès des âges, et toujours retremper sa vie au sein de celle- qui la lui a donnée, elle n'est pas à l'abri des infirmités qu'amène le déclin des années 1 Enfant, elle fut sous la tutelle de l'Eglise. Atteignant la force de la jeunesse au XIIIe siècle, plus complètement livrée à la liberté de ses propres inspirations, elle prend cette vive originalité qui s'affirme magnifiquement dans la cathédrale ogivale. Mais le moment où la société est le plus imprégnée de christianisme, dans toutes les conditions extérieures de son existence, est aussi celui où elle est le plus exposée aux entraînements du dehors ; et ce grand siècle chrétien est aussi celui où le courant social laisse distinguer ce partage de ses eaux, d'où proviendra la Renaissance, dans l'art, et la sécularisation de l'Etat.

Si la Renaissance n'avait été qu'un retour à l'étude de la nature et de la belle antiquité, pour mettre une plus irréprochable perfection de formes au service de l'art, et les accommoder aux proportions supérieures auxquelles il s'était élevé dans la région des idées, sa valeur esthétique ne serait pas contestée. En somme, l'ascendant toujours croissant du naturalisme, et la passion de l'antiquité payenne, l'oubli des traditions surtout et l'esprit d'individualisme l'Ont conduite en de toutes autres voies, mais l'histoire de l'art, du XIIe au XVIe siècle, pourrait être considérée Comme une série de tentatives, et il y en eut d'admirablement heureuses, pour ressaisir, au profit des vérités et des affections chrétiennes, la direction du courant dont est née la Renaissance.

Saint François fut l'un des plus grands inspirateurs de l'art, et de la postérité de saint Dominique est issu le Frère Angélique, c'est-à-dire, le plus chrétien des peintres.

S'attache-t-on uniquement à ce qui est le corps de l'art : il apparaît comme un genre de luxe et de richesse, et l'on ne conçoit guère, tout d'abord, comment un amant désespéré de la pauvreté aurait pu compter, parmi ses promoteurs. Le renoncement de saint François à tous les biens de ce monde fut, en effet, sans restriction ; il ne se réserva pas plus la somptuosité en fait de bâtiments religieux, que le moindre reste de richesse, en aucun autre genre. Et si l'un des premiers efforts de son zèle se porta vers la pauvre église de Saint-Damien, à Assise, pour la relever de ses ruines, ce fut pour la rétablir dans un état de décence, nullement pour en faire un monument splendide. Mais poète, mais artiste par les élans de son âme, et chef-d’école, à son insu, il souleva de son souffle le génie du Dante et celui de Giotto. Dans le pays qui le vit naître, tout ce qui le suit, tout ce qui fut grand après lui, procède de lui : l'art se transformait; il descendait, si on le considère sous le rapport des idées; il descendait des sereines hauteurs de la foi, pour se mêler à toutes les affections, à toutes les préoccupations humaines; le séraphin d'Assise lui prêta ses ailes, et lui apprit à se relever d'un trait, par l'amour. L'élévation de l'art fut autre, elle ne fut pas moindre : moins soutenue, peut-être, sur les sommets continus de la pensée, elle put se comparer dans les meilleurs de ses élans mystiques, au vol de l'aigle, au-dessus de toutes les cimes, où se posa jamais un pied humain.

L'influence de saint François ne se fit point aussitôt également ressentir dans toutes les parties de la chrétienté ; mais l'on reconnaîtra que partout où il ne fut pas la source, il fut encore le type de l'esprit qui anima ses contemporains.

Il ne faut pas perdre de vue que nous demeurons sur le terrain de l'esthétique, et qu'il s'agit d'en dégager les lignes les plus caractéristiques, pour les comparer, non pas dans les vicissitudes d'une même époque, ou de deux époques rapprochées, mais selon des termes aussi dissemblables que le peuvent être, par exemple, saint Augustin et saint François, pris, l'un et l'autre, comme l'expression de leur siècle.

Dans le siècle que nous appellerions le siècle de la foi, toujours à notre point de vue esthétique, saint Augustin fut non moins aimant que ie Séraphin du moyen âge, et nous les rapprochons à dessein, afin de faire mieux comprendre qu'une variété, quant à la manière d'aimer, ne constitue pas, au détriment de l'ère primitive, une moindre intensité d'amour. De même la foi se présente neuf siècles plus tard sans l'ombre d'affaiblissement, — comment en douter ? — en des âmes où elle est la base d'un amour séraphique.

Vertus inséparables, car pas de foi vive qui n'engendre la charité, point de vraie charité qui ne repose sur la foi ; mais de leurs aspects différents, il résultera des manifestations variées. D'une part, c'est la foi aimante ; de l'autre, l'amour issu de la foi.

« Vous êtes mon Dieu, s'écrie saint Augustin, s'adressant à Notre Seigneur Jésus-Christ ; Dieu vivant, mon vrai Dieu, mon Père, mon  Seigneur, mon Roi, mon Bon Pasteur, mon seul Maître, Mon soutien, mon Bien-Aimé, le pain qui me nourrit, mon seul prêtre, pour l'éternité. Pour me conduire à la patrie, vous êtes ma lumière et mon guide, la voie même qui m'y mène ; vous êtes ma douceur la plus sainte, ma sagesse par excellence, la pure simplicité de mon âme, sa concorde et sa paix, sa garde souverainement sûre, sa meilleure part ; vous êtes mon salut sans fin, ma miséricorde inépuisable, ma patience inaltérable, ma victime immaculée, ma rédemption, mon espérance, la perfection de ma charité ; vous êtes ma vraie résurrection, ma vie éternelle, vous êtes mes transports et ma vision béatifique à jamais…Donnez-vous à moi, ô mon Dieu ; revenez à moi ; je vous aime ; si vous trouvez que c'est trop peu, donnez-moi de vous aimer plus ardemment. »

Impossible de bien rendre ces aspirations embrasées : la crainte d'être monotone nous les fait affaiblir, par la variété de nos tours, nous les délayons dans nos paraphrases, nous supprimons des redondances qui traîneraient sous notre plume. Dans la bouche de saint Augustin, elles ajoutent au pathétique, car elles témoignent du flot surabondant d'une âme qui afflue à l'issue insuffisante de la parole.

Au fond, la langue humaine ne peut pas dire davantage, mais le séraphin d'Assise lui donnera des accents plus passionnés.

« L'amour m'a mis dans le feu, l'amour m'a mis dans le feu ; dans un « feu d'amour m'a mis mon nouvel Époux, quand il m'a mis son anneau  nuptial ; le doux agneau plein d'amour, il m'a rendu captif, il m'a percé d'un glaive, il a brisé mon cœur. L'amour m'a mis dans le feu. Il m'a brisé le cœur, je succombe, ce trait d'amour m'a blessé de ses « brûlantes ardeurs ; ce n'est plus la paix, c'est la guerre. Je me meurs « de douceur. L'amour m'a mis dans le feu »

Ce langage de feu n'est pas tellement propre à saint François, qu'il n'ait eu des imitateurs. Jacopone de Todi s'exprime souvent en des termes presque identiques. Le célèbre cantique de sainte Thérèse : Je me meurs de ne pouvoir mourir, n’en semble que la répétition. Avant lui, au contraire, on en trouverait difficilement de pareils exemples.

Le langage de saint Augustin implique une plus pleine possession de son objet ; celui de saint François, un plus vif élan pour le saisir. Le premier s'adresse principalement à la Divinité du Sauveur ; il semble qui 1, dans le second, l'amour se montre plus humainement divin ; c'est bien le Dieu qui est aimé, mais il est aimé plus sensiblement, à la manière dont on aime les hommes, et spécialement en raison des perfections inénarrables que sa Divinité verse dans le sein de son humanité.

Jésus veut être aimé de toutes les manières, et il se plaît à combiner les différences des âges, de telle sorte que, pendant la durée de ce monde, tous les types d'amour étant réalisés là où l'on acquiert ils puissent se perpétuer là où tout se conserve et se complète, dans la plus parfaite harmonie.

Selon les temps, selon les nations, selon les écoles, se distribuent les rôles, avec cette harmonieuse variété qui doit se perpétuer dans l'unité céleste. Chaque phase de la piété chrétienne arrive à sa place, à son heure, et ce n'est pas sans de mystérieux motifs que les riantes pratiques du mois de Marie, la filiale confiance en saint Joseph, la tendre dévotion au Sacré Coeur de Jésus, sont devenus, dans notre siècle si tourmenté de convoitises, le soutien et la consolation des fidèles. De là le ton particulier que prendront les voix dans le concert universel.

Il en est de l'art comme de l'amour : au IVe siècle, il coule ; au XIIIe, il bondit : qu'est-ce que l'ogive et tout le système ogival, sinon un jaillissement, jaillissement continué dans la coupole de Saint-Pierre ? Elle fut lancée, en effet, dans les airs, hors de toutes les données de l'esthétique grecque ou romaine, sous l'empire d'un système qui prétendait cependant en renouveler le goût.

Quand le chrétien passait du dehors dans l'enceinte d'une basilique primitive, en présence de l'autel, il se séparait du siècle et entrait dans une nouvelle vie ; l'acte était Consommé, il était le commensal du Christ, dont il voyait la grande image régner au faîte de l'édifice, et demeurer cenpendant à une faible distance au-dessus de lui. Il en était trop près pour avoir besoin de beaucoup élever le regard. L'ordre et la gravité de ces larges nefs, de ces solennelles rangées de colonnes, étaient en rapport avec la doctrine, répandant comme un fleuve, autour de lui, les eaux où il se sentait plongé, le cours de son amour n'était autre que celui de sa foi, l'un et l'autre abondants et faciles ; alors il convenait que saint Augustin, avec toute la poésie et la sensibilité de son âme, fut un docteur.

Mais quand le siècle lui-même fut entré dans l'Eglise, que toutes les races, toutes les tribus, toutes les conditions se furent faites chrétiennes ; toutes leurs passions y pénétrèrent avec elles, et pour se dégager d'un tel pêle-mêle, il fallut ce jet qui, sous aucun rapport, ne manqua aux âmes. Au lieu du légionnaire des armées romaines, l'on vit naître le chevalier. La vertu antique fut surhaussée de cette héroïque quintessence que l'on appelait l'honneur. Alors l'esprit chrétien dut avoir pour représentant un chevalier et un poète : et pour être fils de Pierre Bernardone, et s'être fait le plus pauvre, le plus humble des hommes, saint François n'en fut pas moins l'un et l'autre.

 

[1] 1. Voir, pour plus de détails, l'Histoire des arts industriels, par M. Labarte, T. II.

 

LE GUIDE DE L'ART CHRÉTIEN. GRIMOUARD DE SAINT LAURENT.

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Publié le par Rhonan de Bar
Publié dans : #ARCHEOLOGIE CHRETIENNE

V.

L’ART DANS LES BASILIQUES.

La direction première de l'iconographie chrétienne fut motivée par la situation du christianisme. Le christianisme était obligé de se cacher ; la pensée chrétienne se voilait aussi dans l'art qu'elle enfantait ; et cependant, sous ces voiles, elle se concentrait et prenait une intensité qu'elle a rarement atteinte et n'a jamais dépassée depuis.

La pensée mère qui domine ce cycle primitif de l'art chrétien, c'est le mystère de la rédemption attaché par-dessus tout à la personne du Souverain Rédempteur considéré expressément comme tel et servant de terme à un culte d'amour et de parfaite confiance. C'est vers cette personne sacrée, représentée sous de douces images ou voilée sous de mystérieux symboles, souvent indiquée seulement par un signe, quelquefois plus mystérieusement sous-entendu, que viennent converger toutes les figures, toutes les idées, toutes les affections. D'autre part, c'est de Notre-Seigneur Jésus-Christ que tout procède dans, ces représentations , et on y exprime ce qu'il est, ce que nous sommes, ce que nous pouvons .être en lui, par lui, pour lui, et avec lui, tout ce qu'il nous a donné : sa doctrine, sa grâce, ses sacrements, tous les moyens de sanctification qui tendent au salut, le salut même.

La figure du Sauveur cependant, selon qu'on la considère avant ou après l'époque décisive qui partage en deux périodes l'ère primitive de l'art chrétien, apparaît principalement avec un caractère de paix avant la conversion de Constantin, et principalement avec un caractère de triomphe après ce grand événement.

Pendant la première période, l'état des chrétiens était, il est vrai, un état de guerre, mais d'une guerre où ils se défendaient en recevant la mort sans jamais la donner. D'ailleurs leur divin Chef était venu en ce monde pour apporter la paix et, assurés de l'avoir reçue, ils voulaient que l'on vît surtout en lui le Prince de la paix. Tandis qu'il était si fortement combattu, c'était sous l'image pacifique du Bon Pasteur qu'ils aimaient à le représenter, et l'on peut dire que l'iconographie tout entière des Catacombes conserve une teinte pastorale.

Dès lors la pensée dû triomphe ne leur était pas étrangère : nous n'en voulons pour preuves que les palmes inscrites sur les tombes comme témoignages du martyre. Mais le signal pour le célébrer plus hautement fut donné du ciel par l'annonce de cette victoire, que le premier empereur chrétien ne devait remporter que pour y faire participer l'Église tout entière : Voici le signe de la victoire ! In hoc signo vinces ; et le signe, c'était le nom même de Jésus-Christ, associé avec l'image de la croix, dans ce chrisme dont l'usage aussitôt devint général. Il fut entendu que Constantin, vainqueur, c'était Jésus-Christ qui avait vaincu ; que Constantin seul empereur, c'était Jésus-Christ qui régnait : Christus vincit, régnat, imperat.

Alors, dans les représentations de l'art, l'image du Christ triomphant prit le pas sur toute autre figure. On la mit, préférablement à toute autre, au point culminant, au centre d'honneur de tous les monuments peints ou sculptés ; mais, nulle part ailleurs, elle ne trouva une place plus digne d'elle qu'au sommet de la voûte absidiale dans les nouvelles basiliques chrétiennes.

L'édifice matériel destiné à contenir l'assemblée des fidèles est la figure de cette assemblée même sous l'autorité de ses pasteurs, l'image de la cité sainte, de l'Église sur laquelle régner c'est avoir l'empire définitif et universel. Représenter le Christ trônant dans la gloire au sommet de cet édifice, au-dessus de l'autel, en vue de l'assemblée tout entière, c'était l'exalter autant que l'art est capable de le faire.

Rien n'indique mieux le changement de ton que tendit à prendre alors l'iconographie chrétienne, que la large part donnée aussitôt dans les compositions, étalées en de semblable lieux, aux grandes images de l'Apocalypse. A la retombée de la voûte absidiale (vu le système de construction adopté pour ces monuments,) se joignait, comme espace offert au développement des idées de gloire et de royauté qu'il s'agissait d'exprimer, le champ laissé libre sur le mur perpendiculaire qui donne entrée de la nef dans le sanctuaire.

Ces deux espaces susceptibles d'être embrassés d'un même coup d'oeil purent être considérés comme ne faisant qu'un, et ce fut le second qui bientôt fut réservé de préférence pour les symboles apocalyptiques, principalement pour les quatre animaux évangéliques et les vingt-quatre vieillards : ils saluaient le Fils de Dieu, que l'on voyait un peu plus loin au milieu de sa cour, c'est-à-dire des Apôtres et des saints (pl. IV[1]).

Il ne s'agissait nullement de rendre le livre inspiré de saint Jean, même en saisissant au travers de ses merveilleuses complications quelques-, uns des caractères principaux, choisis pour en offrir le résumé. Des pensées et des tentatives de ce genre viendront en d'autres temps ; mais alors, on se contentait plutôt de lui emprunter quelques-uns de ses éléments le mieux en rapport avec l'idée du triomphe et de la pire idée que l'on voulait exprimer pour elle-même. De là leur, combinaison avec d'autres éléments de composition qui ne se rapportent pas à la marche suivie par le saint évangéliste, ou ne peuvent s'y rapporter que très-indirectement.

Nous parlons d'une impulsion donnée dès le IVe siècle. En effet, dans la mosaïque de Sainte-Pudentienne, dont les meilleures études contemporaines, celles de M. de Rossi surtout, ont ramené l'exécution à cette époque, les figures des quatre animaux représentées sur la voûte absidiale elle-même planent au-dessus de la scène où le Sauveur apparaît entouré de ses disciples ; et dans les mosaïques de Saint-Paul-hors-les-Murs, dont l'origine se rapporte au Ve siècle et au grand Pape saint Léon, on voit autour de l'arc triomphal, dit arc de Placidie, se dessiner les vingt-quatre vieillards et les quatre animaux acclamant le Dieu Sauveur, dont la figure domine toute la scène. Cependant nous descendons jusqu'au VIe siècle pour, observer un monument qui nous montre dans toute, sa conservation et avec tout son développement un ensemble de composition qui réponde aux conditions que nous venons d'exprimer.

La petite église de Saint-Cosme et Saint-Damien à Rome nous offrira ce type. Formée de la réunion de diverses constructions antiques, parmi lesquelles on compte le temple de Romulus et Rémus, elle mérite d'attirer l'attention sous bien des rapports, mais ce sont surtout ses mosaïques qui nous ont ramené plus d'une fois près de ses autels, trop souvent solitaires. Comme exécution, ces mosaïques sentent complètement la décadence ; mais c'était surtout des idées que nous avions à leur demander. Le Sauveur s'y montre en pied, élevé sur les nuages du ciel ; il lève la main droite pour annoncer toute vérité et donner toute bénédiction ; de la gauche il tient le volume de la loi nouvelle, de la doctrine vivifiante donnée à son Église ; et, au-dessus de sa tête, au milieu de cercles irisés, la main du Père céleste tient suspendue une splendide couronne. A ses côtés sont les princes des apôtres, saint Pierre et saint Paul ; on les reconnaît à leurs types : le premier est à gauche, par des raisons encore mystérieuses, qui ne nous paraissent pas être sans rapports avec le livre même de la loi évangélique tenu de ce côté, et dont saint Pierre, comme unique chef de l'Église, a reçu le dépôt. Le second est à droite, non sans quelque corrélation probable avec l'éclat de sa conversion et la fécondité de ses prédications ; tous les deux représentent l'Église ou dans son principe d'autorité ou dans quelques-unes de ses prérogatives[2]. Viennent ensuite les titulaires du sanctuaire particulier, saint Cosme et saint Damien, présentés au Sauveur par saint Pierre et saint Paul, et pouvant rappeler, avec saint Théodore qui figure à leur suite, aussi pour quelque raison particulière, toute l'assemblée des élus.

 

T. 1  PL.IV. MOSAIQUE DE ST COME ET ST DAMIEN ; (VIe siècle)

La série des personnages rangés immédiatement à la suite du Sauveur est terminée par le pape Félix IV, auteur de la mosaïque, et au-dessus de lui s'élève le palmier et le phénix, double emblème de la résurrection[3].

Au-dessous de cet ensemble de composition, une autre série de figures emblématiques viennent en développer le sens : une large bande azurée rappelle, sous le nom de Jourdain qui lui est donné, tout le mystère des eaux régénératrices. L'on voit ensuite, au milieu, l'Agneau divin sur la montagne, d'où s'écoulent les quatre fleuves du paradis terrestre, figures des quatre évangélistes. Les douze brebis qui s'avancent à droite et à gauche représentent soit les douze apôtres, soit les douze tribus d'Israël, image de la généralité du peuple fidèle, ou plutôt elles se rapportent à l'une et à l'autre de ces deux idées ; puis les deux cités, Jérusalem et Bethléem, la cité des Juifs et la cité des Gentils, en souvenir des mages, pour dire que l'Eglise s'est recrutée chez les uns et chez les autres.

Enfin, comme complément de ces deux séries, apparaît la troisième, tout apocalyptique. Elle les surmonte, étant rangée tout autour de l'arc triomphal. Elle comprend les vingt-quatre vieillards[4] 3 avec leurs couronnes à la main, les quatre animaux, les sept candélabres, quatre anges représentant toute la milice céleste, et, au point culminait}, qui est aussi le centre général, une nouvelle figure de l'Agneau. Au bas de la mosaïque absidiale, il était debout sur la montagne ; maintenant il est couché sur l'autel, tanguant occisus ; sous l'apparence de la mort eucharistique, non seulement il est vivant ! mais il vivifie, et la mort même, rappelée dans de pareilles circonstances, fait souvenir qu'il a triomphé d'elle, qu'il a triomphé par elle.

Ces représentations répétées de Notre Seigneur, où, dans un même ensemble de composition, il apparaît soit en personne, soit en figure, permettent de l'envisager presque simultanément sous les aspects les plus variés, et de dire, avec une très-grande largeur, tout ce que l'on doit penser de lui, tout ce qu'on peut en attendre. Fortement enraciné dans l'art pendant les hautes époques, ce procède iconographique se maintint pendant tout le moyen âge et dans toutes sortes de monuments.

Une croix, une médaille, un dyptique, vous montreront le Sauveur, ou l'un de ses symboles, son monogramme, sa croix, tous signes qui pour le représenter ont iconographiquement la même valeur que son image, non-seulement à la fois sur leurs deux faces, sur leurs diverses feuilles, mais en haut, en bas, au milieu de la même face, de la même feuille, tour à tour victime, hostie, docteur, roi, seigneur et souverain juge: ici crucifié , immédiatement au-dessus, sur le champ même de la croix, il reparaîtra vainqueur. Sur chacun de ces aspects, si l'espace le permettait, on verrait s'étaler des accessoires en rapport avec la signification du sujet.

On le verra aussi enfant, dans les bras de sa sainte mère ; mais, selon l'esprit du temps, ce sera aussitôt pour s'attacher aux idées générales d'incarnation, d'avènement, de maternité divine, rendues dans un sentiment de dignité, bien plutôt que pour entrer encore dans la phase des tendres affections.

Marie est associée à Jésus dans l'oeuvre de la rédemption. Ce qu'il est venu nous apporter en se faisant homme, elle l'a reçu dans sa plénitude, et non pas seulement pour elle, mais pour nous le communiquer. L'image de Marie, ce n'est plus Jésus sous l'une de ses faces, mais elle nous représente tous les dons de ce divin Sauveur, sous un point de vue qui lui est particulier ; et Marie, à ce titre, sans même porter actuellement son divin Enfant entre ses bras, représentée par exemple en Orante, c'est-à-dire en union parfaite avec Dieu, remplit dans l'iconographie chrétienne un rôle fort analogue à celui de la répétition d'une figure de Jésus lui-même.

De l'image de la Mère de Dieu aux figures propres à représenter l'Eglise, dans le système iconographique dont nous parlons, il n'y â qu'un pas : nous dirions même souvent à peine une nuance.- L'Eglise, autant que Marie, a recula plénitude des dons divins, puisque dans son sein elle possède Marie; elle est l'Epouse et le corps mystique du Sauveur; d'où il résulte que des représentations se rapportant directement à l'Eglise et, par elle, à son divin Auteur, ont pu aussi être substituées aux propres images de Notre-Seigneur, sans changer l'ordre des idées ; et la progression dans ce genre pourra aller sans beaucoup d'efforts jusqu'à lui substituer, dans certains cas, saint Pierre, son représentant comme chef visible de l'Eglise.

Il ne faut ensuite qu'une légère évolution de la pensée pour nous amener aux martyrs, aux saints patrons que l'on voit figurer à leur tour à la partie centrale de certains monuments, dès les hautes époques[5]. Eux-mêmes ils y représentent l'Eglise à quelques égards ou plutôt à titre particulier et local, c'est-à-dire qu'alors même l'intention particulière est absorbée par une idée générale : idée générale qui, sous des formes diverses, revient toujours foncièrement à l'idée du Sauveur, ou à ce qui dérive immédiatement de lui, à ce qui met en participation avec lui, ses grâces, sa doctrine, son Eglise. Et alors il n'y eut peut-être pas de monument figuré dont la composition, bien comprise, ne doive se rapporter à une idée dominante, à une image centrale, exprimée ou sous-entendue, qui, dans sa généralité, ne revienne en quelque manière à Jésus-Christ, la source première, l'objet définitif, auquel tout en effet doit revenir et dont l'on doit tout attendre.

[1] La mosaïque de Saint-Cosme et Saint-Damien, donnée comme spécimen, a été tronquée par des réparations ; on ne voit que les bras de deux des vingt-quatre vieillards. Nous en donnons deux empruntés à la mosaïque de Sainte-Praxède, qui est conçue dans le même système (pl. IV, fig. 3).  [2]  Ces questions ont été, de la part de l'auteur l'objet d'études spéciales, qui reparaîtront dans le cours de cet ouvrage, avec de nouveaux éclaircissements. [3] Dans cette mosaïque le palmier est répété de l'autre côté, mais le phénix ne l'est pas ; et le palmier lui-même, s'il n'est représenté qu'une fois sur d'autres monuments, l'est toujours du côté droit. [4] La série tronquée à Saints-Cosme-et-Damien est restée complète à Saint-Paul, à Sainte Praxède, etc…[5]  Garrucci, Vetri ornati di figure in oro. Roma, 1858, pl. XX, XXI, XXII.

VI.

L'ORDRE DES FAITS ET L'ORDRE DES IDÉES.

La décoration des nouvelles basiliques donna lieu à un autre genre de composition qui est trop dans la nature pour avoir dû tarder à se produire sous la main des chrétiens, après qu'ils avaient cessé d'être aussi rigoureusement astreints à la loi du mystère, dont une domination hostile leur avait fait une nécessité. Nous voulons parler des compositions purement historiques, où les faits sont rangés selon l'ordre qui leur est propre.

Qui ne serait pas un peu familiarisé avec les antiquités chrétiennes s'étonnerait qu'on ait jamais pu, pour des faits de cette nature, accorder la préférence à un autre ordre de représentation ; mais on s'aperçoit bientôt, quand on étudie les temps les plus primitifs, que tous les faits représentés y sont rangés uniquement selon l'ordre des idées; et cet  ordre fut longtemps préféré encore en des séries entières de monuments, tels que les sarcophages, après les exemples du contraire, qui furent donnés dans les basiliques au IVe et au Ve siècle.

Au Ve siècle, saint Paulin fit représenter, dans les basiliques de Noie, celle qu’il fit construire et celle qui avait été plus anciennement dédiée à saint Félix : ici, l'histoire du Nouveau Testament ; là, les récits de Moïse, dos livres de Josué et de Ruth[1] '. Au Ve siècle, Sainte-Marie-Majeure, à Rome, fut ornée, sur les murs latéraux, dans toute la longueur de la nef, d'une série de tableaux en mosaïque, représentant toute l'histoire de l'Ancien Testament, à partir d'Abraham, et, en face des fidèles, tout autour de l'arc triomphal, furent représentés, en l'honneur de la Mère de Dieu, les traits principaux de l'enfance du Sauveur.

On n'avait pas néanmoins, indépendamment du monogramme sacré compris dans la bordure, renoncé à faire figurer, au sommet de cet arc, une représentation d'un caractère tout synthétique. Elle se rapporte, sinon à la personne du Sauveur directement, du moins à l'efficacité de son perpétuel sacrifice, au mystère résolu par sa divine intervention : vous y voyez le livre aux sept sceaux, reposant sur l'autel, la croix qui se dresse au-dessus, les apôtres saint Pierre et saint Paul se tenant à ses côtés pour représenter l'Eglise, et les quatre animaux planant sur l'ensemble de la composition. Notez, en outre, que les figures symboliques des deux Cités terminent, de chaque côté, la série des représentations historiques, et que ces représentations, ainsi encadrées, portent elles-mêmes, comme nous le verrons dans la suite, une forte empreinte de synthèse.

Le caractère purement narratif n'en est que plus sensible dans les tableaux bibliques de la nef. Ces tableaux sont conçus et enchaînés, les personnages y sont groupés à la manière des bas-reliefs de la colonne Trajane ; et, nonobstant la grande infériorité du dessin, ceux-ci, jusqu'à un certain point, doivent leur avoir servi de modèle.

Le VIe siècle, dans l'église de Saint-Apollinaire-le-Neuf, à Ravenne, nous a aussi légué une série de tableaux en mosaïque, où un choix de traits évangéliques occupe, dans la longueur de la nef, la partie supérieure des murs latéraux, plutôt dans l'ordre du récit que dans celui des idées.

PARTIE DE SARCOPHAGE. Au Musée de Latran. IVe ou Ve siècle.

Dans les monuments où l'on suit cet ordre tout didactique, on se borne communément à un certain nombre de faits consacrés par une pratique iconographique Continue, pour signifier les mystères que l'on entend ainsi représenter [2]. Ces faits sont, dans l'Ancien-Testament, outre ceux que nous avons rencontrés dans les descriptions précédentes , Daniel dans la fosse aux lions, le sacrifice d'Abraham, Adam et Eve, ou condamnés ou recevant les divines promesses; Noé dans l'arche et le retour de la colombe ; Moïse recevant les tables de la loi ; les jeunes Hébreux dans la fournaise, ou refusant d'adorer la statue de Nabuchodonosor; le passage de la mer Rouge, la création de la première femme, Daniel empoisonnant le dragon, Caïn et Abel faisant leurs offrandes, Moïse se déchaussant, Elie enlevé, Suzanne résistant aux suggestions des vieillards. Dans le Nouveau Testament ce sont : la guérison du paralytique, l'adoration des mages, la guérison de l'hémoroïsse, la comparution de Jésus devant Pilate, son entrée à Jérusalem ; sa Nativité, la Samaritaine, et, par-dessus tout, la prédiction du reniement de saint Pierre, représentée isolément ou associée avec deux sujets complémentaires : son arrestation, et l'eau qu'il fait jaillir du rocher sous la figure de Moïse. Cette énumération n'est pas complète. Nous ne pensons même pas qu'aucun sujet évangélique ou biblique fût exclu expressément du genre d'association dont nous parlons. Nous sommes persuadés, au contraire, qu'aucun fait rapporté dans les saintes Écritures ne se refusant à de semblables interprétations, il n'en est aucun qui n'ait pu figurer s'il n'a figuré réellement une ou plusieurs fois, au gré des artistes, dans le cycle qu'elles servent à caractériser.  

Ces sujets inusités n'en portent pas moins un caractère d'exception, comparativement à la pratique habituelle qui, s'attachant aux termes plus constamment employés dans le langage iconographique, était assurée, par là même, de se faire plus immédiatement et plus universellement comprendre.

Les exceptions deviennent plus fréquentes à mesure que l'on descend de la cime des hautes époques. On s'en aperçoit surtout en portant ses observations sur les sarcophages répandus dans les provinces méridionales de nos anciennes Gaules. Et cependant, tel était l'empire de la tradition sur les sculpteurs de ces monuments funéraires, que le trait essentiel de l'association des groupes, selon l'ordre des idées, continua de s'y maintenir tant qu'ils furent en usage, ou du moins tant qu'ils furent en vogue.

La transition de la manière que nous appelons symbolique ou didactique à la manière narrative se montre beaucoup plus tôt sur les diptyques chrétiens et autres menus monuments sculptés en métal ou en ivoire dans des conditions analogues. Les plus anciens qui nous soient parvenus sont composés, sans réserve, conformément à la première de ces manières : telles sont les tablettes en ivoire, couvertures d'évangéliaire qui probablement appartenaient au monastère de Saint-Michel de Muriano, près de Venise, lorsque Gori les a publiées[3]; et les boîtes à eulogies, ou ciboires primitifs, que l'on peut observer, soit dans les planches supplémentaires ajoutées au recueil de cet auteur[4], soit au musée de Cluny qui en possède deux. (N° 385,386.)

Le Christ triomphant assis sur un trône, le volume sacré à la main, occupe le centre de la tablette de Muriano, entre saint Pierre et saint Paul ; il est accompagné par derrière de deux figures imberbes, qui pourraient représenter deux autres apôtres, qui sont plutôt les archanges saint Michel et saint Gabriel. Au-dessus de lui, la croix triomphante elle-même, renfermée dans une couronne est soulevée par deux anges suspendus sur leurs ailes entre deux autres anges debout, comme pour former sa garde. La croix reparaît entre les mains de ceux-ci portée en guise de lance, avec un globe, en guise de bouclier. Plus immédiatement au-dessous de la composition centrale et compris dans le même encadrement, on voit les trois jeunes Israélites dans la fournaise, et un ange plongeant la croix dans les flammes pour les rendre impuissantes à leur nuire. Sur les côtés, quatre compartiments sont consacrés à la guérison de l'aveugle, à la délivrance du possédé, à la résurrection de Lazare et à la guérison du paralytique. Notre-Seigneur y apparaît presque constamment dans une position identique, la croix à la main. Enfin, Jonas est doublement représenté dans la zone inférieure, tour à tour jeté en proie au monstre marin et mis en présence d'un ange qui a présidé à sa délivrance.

BOITE A EULOGIE EN IVOIRE. Musée de Cluny. Ve ou VIe Siècle.

On voit que la pensée d'ensemble dans ce monument est de représenter le triomphe du Christ par la croix, en tant que la croix est le principe et le signe de sa gloire, le principe et le signe de notre salut, de notre régénération ; et les faits sont associés en conséquence, sans nul égard pour l'ordre de leur production.

De même, sur l'une des boîtes d'ivoire du musée de Cluny comme sur l'une de celles du supplément de Gori[5], on voit la guérison du paralytique, celle de l'aveugle et la résurrection de Lazare, associés saris nul autre ordre que celui de leurs significations (Pl . VI).

L'absence du nimbe sur ces monuments concourt avec d’autres signés à prouver leur antiquité. L'intervention angélique, le développement donné à l'intervention de la croix, tendent, au contraire, à les faire juger moins anciens. Sans prétendre assigner leur date, nous ne serions pas étonnés qu'ils pussent remonter à la fin du Ve siècle ; mais nous les croirions plutôt du VIe, et s'ils vont au-delà, c'est qu'ils ont été copiés sur des types plus anciens, de telle sorte qu'ils se posent avec une antériorité de principe, sinon avec une antériorité de fait, en regard des autres monuments du même genre que nous voulons leur comparer.

M. Federico Odorici a publié, en 1845, une boîte en ivoire, du musée de Brescia, et destinée à servir de reliquaire[6]. Elle mérita l'attention de l'Académie, en France, et fut considérée par M. Raoul Rochette, alors son secrétaire, comme l'un des monuments les plus précieux qu'il ait pu découvrir. Pour nous, le motif que nous ayons de nous y attacher tient surtout à l'agencement des sujets et au système mixte qu'il présente entre l'ordre des faits et l'ordre des idées.

Bien que ce reliquaire soit démonté, on reconnaît facilement la position destinée à chacune des cinq plaques d'ivoire qui le composaient, et pour l'objet que nous nous proposons, il suffira de décrire celle qui en formait la face, et d'indiquer quelques-uns des sujets sculptés sur les autres tablettes.  

La composition centrale représente Notre-Seigneur dans Je temple, au milieu des docteurs, mais nullement dans les conditions historiques du fait. Il est imberbe, comme toutes les fois qu'il est figuré sur ce petit monument, et du reste pleinement adulte. Puis, laissant les docteurs derrière lui, il est posé en avant et déploie aux regards des fidèles, un long volume pour dire qu'il les initie aux mystères de la doctrine évangélique. Il reparaît en buste entre saint Pierre, saint Paul et deux autres apôtres, dans la frise, supérieure, où ils occupent chacun le champ d'un, écusson. circulaire ; les autres apôtres sont rangés de même sur le surplus des plaques qui formaient le tour du reliquaire. De chaque côté de la composition centrale on voit, d'une part, la guérison de l'hémoroïsse, de l'autre, le Bon Pasteur défendant sa bergerie contre un loup, puis allant à la poursuite de la brebis égarée. Le premier sujet est accosté, dans un compartiment, du poisson symbolique, principe de toute guérison ; le second, d'une figure de coq, emblème de la vigilance pastorale, figure répétée de la composition voisine placée sur le couvercle et représentant le reniement de saint Pierre. Ces deux figures du poisson et du coq sont placées dans un encadrement qui, régnant tout autour des trois scènes principales, donne place, dans le haut, au-dessous de la frise supérieure, à deux figures de Jonas, englouti et délivré, et dans le, bas, à l'histoire de Suzanne, d'abord représentée eu Orante entre les deux vieillards, puis emmenée devant Daniel, enfin à Daniel lui-même dans la fosse aux lions.

Bien qu'il y ait quelque suite historique dans l'enchaînement de ces trois derniers groupes, on ne peut méconnaître que l'agencement général de ces sujets est tout didactique. Suzanne, d'ailleurs, figure de l'Eglise, comme nous le verrons plus amplement dans la suite, est en corrélation avec une Orante isolée et une tour qui la représentent également sur l'autre face : l'Orante mise en regard de Daniel qui empoisonne le dragon ; la tour, de Judas qui s'est pendu. Sur l'un des bouts, l'emploi du même système est encore rendu plus évident par l'association de la guérisôn de l'aveugle et de la résurrection de Lazare.

Sur le couvercle, au contraire, les scènes de l'arrestation au jardin des Olives, du reniement de saint Pierre, de la comparution devant Anne et Caïphe, ensuite devant Pilate, forment une série entièrement conforme à la succession des faits ; mais de telle sorte cependant que cette série ne soit que le développement, de la scène de la comparution devant Pilate, fort usitée sur les sarcophages, où elle est employée dans le système, sans mélange de l'association des faits selon l'ordre des idées.

Sur les deux tablettes de la belle couverture d'évangéliaire, en ivoire, avec figures centrales émaillées, qui, conservées à Milan, ont été moulées par la Société d'Arundel (4e classe, n° 4) et paraissent appartenir à la fin du VIe siècle, il y a encore combinaison des deux systèmes. Les figures centrales, celle de la croix sur une face, celle de l'agneau sur l'autre, sont également représentées avec la pensée du triomphe. Les figures des quatre évangélistes et de leur quatre emblèmes apparaissent, ceux-ci aux angles supérieurs, ceux-là aux angles inférieurs des deux plaques; la nativité de Notre-Seigneur, au sommet de l'une, répond à l'adoration des mages qui occupe le sommet de l'autre; le massacre des Innocents et Joseph en présence de ses frères, menaçant de faire retenir Benjamin avant de se faire reconnaître, se correspondent de même dans les compartiments inférieurs, correspondance qui semble se rattacher aux paroles de l'Évangile, attribuant à Rachel la douleur des mères dont Hérode fait massacrer les enfants.

Les compositions, latérales, au nombre de six sur chaque tablette, s'ordonnent ensuite selon une marche qui leur est propre. L'Annonciation, l'apparition de l'étoile aux mages, le baptême de Notre-Seigneur, son entrée à Jérusalem, sa comparution devant un de ses juges l'annonce de sa résurrection par un ange à l'une des saintes femmes, se voient d'une part. La rencontre des deux aveugles de Jéricho, la guérison du paralytique et la résurrection de Lazare, reprennent de l'autre, suivies' d'une scène d'interprétation douteuse, où un personnage, assis, vu de profil sur un globe, s'adresse à trois autres, peut-être pour les juger ; puis viennent un repas et une distribution de couronnes par Notre-Seigneur, encore assis sur un globe.

Cette manière de reprendre à part, en dehors de la première série de l'histoire évangélique, les miracles du Sauveur dont la représentation était la plus usitée dans le système de l'association des idées d'illumination, de renouvellement, d'appel à une nouvelle vie revient sensiblement au système didactique. Et ces images de béatitude et de récompenses finales donnent encore plus de corps à cette pensée.

On en retrouve des traces en des monuments bien postérieurs. Nous citerons un fragment des fresques découvertes il y a peu d'années, parmi les restes de l'ancienne église de Saint-Clément [7] à Rome, enfouis au XIIIe siècle sous l'église actuelle, fresques attribuées par le R. P. Mullooly, prieur des Dominicains anglais de Saint-Clément, au VIIIe siècle, réputées plus modernes par d'autres interprètes, mais de telle sorte qu'on puisse difficilement les faire descendre au xi°. Nous avons fait publier, dans les

Annales archéologiques[8], le fragment dont nous parlons. Il représente le crucifiement, et au retour d'angle du mur voisin, dans des compartiments contigus, la descente aux limbes et les saintes femmes au tombeau après la résurrection, afin de ne pas séparer l'idée de la délivrance et celle du sacrifice ; puis dans un compartiment inférieur, le miracle de Cana leur est associé. D'où on peut conclure qu'un autre espace semblable, laissé au-dessous du crucifiement, où il ne reste que des débris informes de peintures, était rempli d'une manière analogue, c'est-à-dire par, un sujet évangélique, lié, comme le miracle de Cana lui-même, selon l'ordre des idées, avec le sacrifice de la croix, et usité comme lui pour exprimer l'effusion de la grâce et en général les résultats de la rédemption.

[1] Sancti Paulini Opera. Ed. Migne, Vità, col. 98, 100 ; Poemata, col. 663, 668, [2] Dans cet ordre d'idées, nous verrons les jeunes Hébreux, refusant d'adorer la statue de Nabuchodonosor, se lier, par des rapports très-étroits, avec l'adoration des Mages ; Adam et Eve recevant l'épi et la brebis, signes du travail, auquel ils sont condamnés ; Caïn et Abel offrant les mêmes emblèmes comme matière de leurs sacrifices, rappellent bien plus les mystères eucharistiques que la situation propre aux acteurs. Caïn généralement porte une gerbe ou un épi de blé sur le sarcophage du musée de Latran, que nous donnons dans sa plus grande partie (pl V) ; il tient une grappe de raisin. On remarquera qu'Eve est rapprochée de la femme portant un livre qui, au centre du monument, représente l'Eglise. De l'autre côté, l'on voit successivement la guérison du paralytique, celle de l’aveugle-né, le miracle de Cana et la résurrection de Lazare.

Ce monument, au point de vue de l'exécution, est un assez bon spécimen de la sculpture des IV et Ve siècles. [3] Thes, vet. dipt. T. III, Pl. VIII.  [4] À la fin du Thes. vet. dipt. : Mon. sacr. eburnea, pl. XXIV, XXV.)  [5] Mon. sac. eb., pl. XXIV. On remarquera que les mêmes sujets se suivent sur le sarcophage précédent (pl. V). [6] Monumenti Cristiani di Brescia, in-fol. Brescia, 1845. [7] S. Clément and his Basilim, in-8°. Rome, 1869. [8] Annales archéologiques, T. XXVI, novembre, décembre 1869.

 

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