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L'Avènement du Grand Monarque

L'Avènement du Grand Monarque

Révéler la Mission divine et royale de la France à travers les textes anciens.

Publié le par Rhonan de Bar
Publié dans : #CHEVALERIE

MARC DE VISSAC.

LE MONDE HÉRALDIQUE. APERÇUS HISTORIQUES

SUR LE MOYEN-AGE

PREFACE

LE Monde Héraldique est né avec la Chevalerie ; il est mort avec la Révolution de 1793 qui a transformé plus encore les idées que les choses & qui, par les changements décisifs quelle a introduits dans nos mœurs, dans nos institutions, dans notre économie sociale, est appelée à devenir avec le temps dans notre histoire la véritable ligne de démarcation du moyen-âge & de l'âge moderne.

Comme le système qui l'avait créé, il s'étayait sur un principe que de nouvelles tendances politiques ont réformé, sur des croyances que la nation a cru devoir abjurer, sur une hiérarchie et sur des privilèges que l'égalité a nivelés, conséquence & produit du régime gouvernemental, il devait forcément subir les mêmes vicissitudes que ce régime & s'écrouler avec l'édifice féodal qui lui servait de pivot. Du jour où l'ancien ordre de choses succomba sous la sape révolutionnaire, le monde héraldique, qui était, bien assez vieux pour s' éteindre, devint le monde du passé et la postérité commença pour lui. De ce jour aussi, dans notre pays à l'âme inquiète & agitée, on se mit à tâter successivement de la souveraineté de chacun des éléments qui concourent à la vie d'une société ; les expériences n'ont pas toujours été heureuses, mais le passé est l'enseignement du présent, & l'avenir nous réserve peut-être de meilleurs résultats. Nous en sommes aujourd'hui à l'évolution démocratique; gardons-nous de la juger avant de pouvoir juger ses œuvres; souhaitons seulement que notre époque, fi tourmentée, laisse des témoins aussi multipliés & aussi majestueux de son passage que le temps de nos pères.

En présentant au public quelques essais sur la période féodale & héraldique de notre histoire, nous n'avons donc pas la prétention de lui offrir le plat du jour, l'actualité à la mode — quoique l'histoire du pays soit toujours une actualité & que l'ignorance des annales de sa patrie nous semble être une espèce d'enfance perpétuelle — ; notre but est seulement de faire poser sans prétention devant le lecteur une époque morte, à moitié ensevelie dans le linceul de l'oubli, & dont l'étude nous captive & nous paraît des plus attrayantes, je fais bien que la chute du régime politique n'a pu entraîner avec elle la chute du principe aristocratique qui était un de ses éléments. La noblesse, en effet, n'est pas morte et rien ne le prouve mieux que les attaques dont on l'assaille tous les jours. Elle est sortie vivifiée du bain de sang de l'échafaud révolutionnaire & ce nouveau baptême lui a donné une consécration nouvelle. Dépossédée de ses anciens privilèges, qui servaient de point de mire aux théories égalitaires et de thème favori aux adeptes du socialisme, mise ainsi à l'abri des bourrasques populaires, elle est devenue plus forte, s'est implantée dans notre fol par des racines vivaces &, sous sa nouvelle incarnation, s'est infusée dans nos mœurs. Ne revendiquant plus que les seules prérogatives qui dérivent du mérite personnel & d'une longue tradition de gloire et d'honneur, le patriciat actuel sera, comme jadis, une des fiertés de la France, tant que la vieille aristocratie joindra à la noblesse de race celle, plus haute encore, qui s'acquiert par la vertu et que la nouvelle se composera de toutes les illustrations du pays «nobilis quasi noscibilis » d'où « nobilitas quasi noscibilitas» et fera ainsi ses propres ancêtres. Mais nous avons cru, dans la publication actuelle, ne pas devoir envisager fous leur aspect moderne ces vestiges qui ont survécu à l'ancien monde héraldique & nous nous sommes tenu en garde contre les appréciations & les solutions de l'ordre politique qui pouvaient se dégager du sujet que nous traitons, non pas qu'elles nous laissent indifférent, bien au contraire, mais parce que nous les avons jugées inopportunes & déplacées. Nous ne voulons pas faire, en effet, de notre thèse une question de légitimité, mais bien une question d'antiquité; nous ne cherchons pas à résoudre un problème d'économie sociale, mais bien un point d'archéologie & d'histoire. C'est, nous le répétons, une excursion de touriste vers quelques-uns des plus beaux sites du moyen-âge, une esquisse légère des principaux traits d'un tableau séduisant, une peinture de mœurs, qui ne doit soulever ni amertume, ni susceptibilité d'aucun genre, parce que nous en avons retranché soigneusement toute allusion, toute assimilation, tout parallèle irritant entre des époques qui se sont succédées, mais qui ne peuvent pas se ressembler.

Les ouvrages abondent sur la civilisation féodale; mais, pour puiser à des sources vraiment saines & impartiales & se faire une idée exacte de la physionomie du pays durant la curieuse période chevaleresque, on est obligé de remonter aux documents fournis par les mémorialistes & par les annalistes anciens. La plupart des auteurs modernes n'ont envisagé la matière qu'à travers le prisme trompeur de leurs passions politiques ; à côté de deux ou trois admirateurs fanatiques & enthousiastes qui se livrent sur cette brillante époque à une apologie immodérée, on trouve des centaines de détracteurs systématiques & de mauvaise foi qui la dénaturent à, plaisir. Vers la fin du siècle dernier surtout, on s'efforça, pour ainsi dire, de la méconnaître. De même qu'on ne voulait plus de la religion de nos dieux, on se montrait incrédule à leur gloire, on se raidissait contre leur prestige.

Cette croisade contre le moyen-âge eut pour premiers chefs les anti-monarchistes de 1793, qui espéraient, en jetant le discrédit ou l'injure sur les hommes, discréditer en même temps le régime qui les avait produits. Lorsque les Girondins, du haut des tréteaux de leur Tribunal sanguinaire, décrétaient l'assassinat politique, ils espéraient, en frappant leurs victimes, frapper au coeur l'institution toute entière ; ils ne se lassaient pas à leur terrible besogne devant les têtes sans cesse renaissantes de l'hydre immortelle; ils auraient voulu étouffer le passé & proscrire le souvenir des morts comme ils proscrivaient le nom même des vivants; ils se croyaient appelés à recommencer l'histoire de l'humanité, & l'an I de la République leur semblait devoir être l'an I de la gloire nationale. Mais le glas funèbre qu'ils sonnaient sur la royauté & sur l'ancien régime ne pouvait rendre la postérité sourde à la voix du souvenir, car il n'est pas au pouvoir des hommes d'effacer du livre de la nature les traits glorieux & caractéristiques du génie d'une nation, non plus que les silhouettes héroïques burinées fur les tablettes de l'histoire. En dépit de toutes les tentatives, l'âme de la France resta noblement ouverte à tout ce qui a été grand & généreux, & répugna à l'ingratitude et à l'oubli.

Mais ce que n'avait pu faire la Terreur, une nouvelle école, dite historique, tenta de l'opérer. Ce que le billot n'avait pu flétrir, elle tenta de le flétrir par le mensonge, par la calomnie, cette arme de dom Basile, dont il reste toujours quelque chose. Après la guillotine des martyrs, le coup de pied du pitre. Sous la plume de ses adeptes, les héros se transformaient en saltimbanques & en grotesques; chaque vertu, chaque gloire subissait tour-à-tour quelque éclaboussure. Ce fut une sorte de Jacquerie littéraire dirigée, suivant les règles, contre toutes les illustrations, par les ribauds & par la taupinaille de la publicité. La réforme qu'elle voulait amener dans l'esprit public, elle l'appela une ère de rénovation durant laquelle l'ignorance et la routine devaient livrer leur dernier combat. Cette nouvelle école historique consistait à dénigrer tout ce qui, durant longtemps, avait inspiré le respect & l'admiration, à calomnier les morts, à ravaler le passé, à avilir les célébrités, à dégrader le mérite; triste science qui n'éclaire que par de fausses lueurs & qui veut bâtir sur des ruines. Le paradoxe, l'ironie & la fausseté, tantôt grossière, tantôt ingénieuse, étaient les travestissements dont ils affublaient les épisodes de l'histoire, pour en faire des scènes de bouffonnerie & de carnaval. De même que Tarquin-le-Superbe ne fauchait que les plus hauts épis, de même il suffisait d'être grand & illustre pour être en butte à leurs morsures.

Dans l'Inde, les enfants mangeaient autrefois les pères trépassés, eux s'efforçaient de dévorer leur réputation & leur gloire; en Chine, on anoblissait les ancêtres, eux ne cherchaient qu'à les dégrader.

Louis XII & Henri IV eux-mêmes, devant lesquels l'insulte semblait devoir reculer, ne trouvaient pas grâce à leurs yeux & leur mémoire était ternie par un souffle empesté. La victime du 21 janvier n'était pour eux qu'un assassin vulgaire ; ils dressaient devant son auréole de martyr le squelette du serrurier Gamain, que la Terreur troubla mentalement, au point de lui faire accuser son illustre apprenti de lui avoir versé de sa main royale un poison criminel1. Tout ce qu'ils consentaient à admirer du moyen-âge étaient quelques potiches, quelques faïences, quelques meubles contournés ; le reste n'était propre qu'à attirer leur mépris & leurs outrages.

Un des premiers créateurs de cette secte désastreuse fut M. Dulaure, qui s'intitulait citoyen de Paris. Ce républicain fanatique, qui avait voté la mort de Louis XVI « fans sursis et sans appel » avait pris pour pierres d'achoppement les trois pierres angulaires de l'ancien édifice social : les Prêtres, les Rois & les Nobles, qu'il appelait les trois plaies du genre humain. Il traînait la religion fur la claie avec un rire infernal, & répandait sur ses ministres la bave méphistophélique de son cynisme ; il bafouait, lui, le rhéteur du peuple, la royauté qui, de tout temps, fut l'auxiliaire du peuple dont elle était le patron-né, peignant même ceux de ses représentants qui ont le plus illustré leur époque, sous les traits de tyrans farouches, de suppôts de l'enfer, de sangsues gorgées de la sueur du peuple. Il s'évertuait à salir les plus belles pages du livre d'or de la noblesse de France en l'appelant, suivant une expression de Machiavel qu'il s'appropriait, une vermine qui carie insensiblement la liberté. A l'entendre, les nobles n'avaient été que les occupeurs de sales emplois, des brigands, des criminels gangrenés & faisandés, des voleurs de grands chemins, des parjures, les plus grands ennemis du trône. Il poussait le courage jusqu'à publier cet amas d'injures & d'invectives contre l'aristocratie française au pied même de l'échafaud, alors que son ennemie était terrassée, ne songeant plus, dans son ivresse, au rôle odieux qu'il remplissait. Fier de ce que la tourmente révolutionnaire effaçait de son souffle de précieux sillons & brisait les blasons rayonnants, respectés par les siècles & par les tempêtes, il embouchait la trompette & sonnait le carnage.

Et les pages fangeuses qu'il accumule de la forte contre les illustrations les plus respectables, il les décore du nom d'histoire; il ose dire qu'il a compris la féodalité & que la postérité la juge par sa bouche. — Ah! celui-là n'a pas le cœur français qui souille ainsi nos annales!

Telle n'est pas notre manière d'envisager l'histoire. Elle doit être, pour nous & pour tout écrivain qui se respecte, comme une glace bien pure & bien unie qui représente au naturel les grands hommes et les grandes choses. Le blason des chevaliers ne nous éblouit pas ; quand ils mouraient pour la patrie, on voyait leur âme, on ne voyait pas leur écusson. Nous n'avons à nous livrer ni à un panégyrique, ni à une apothéose; les morts sont morts et le flambeau de Promothée lui-même ne rallumerait pas les rayons d'une gloire éphémère éteinte sans retour. Il faut se borner à laisser aux faits leur éloquence. L'impartialité & la bonne foi sont les deux fils qui doivent guider le narrateur dans le dédale du passé & qui demandent à ne jamais être coupés. C'est d'elles, en effet, que l'on peut dire, en paraphrasant ce que l'on a dit de la sagesse : « per me veritas regnat et rerum judices justa decernunt

Mon but est moins de faire aimer la chevalerie que de la faire connaître; mais je ne me cache pas que, pour esquisser dignement ce grand établissement politique & militaire dont l'histoire est nécessairement liée à celle de la noblesse & de la milice, française, il faudrait un opérateur plus habile. Aussi de cet immense palais d'honneur, je ne montrerai aujourd'hui que le parterre et n'y ferai remarquer que quelques fleurs. Peut-être un jour, si leur éclat a assez de charmes pour attirer le lecteur, parcourrons-nous ensemble l'édifice entier.

Les quelques fragments que je détache aujourd'hui de l'histoire générale de l'institution héraldique sont présentés sous forme de petites monographies qui ont, à mes yeux, le double avantage : pour le lecteur, de grouper plus commodément fur un sujet les matières disséminées quelquefois d'une manière confuse dans de gros livres, souvent aussi ennuyeux que rares, & de faire un tout plus compact & plus homogène; pour l'auteur, celui de profiter largement des recherches faites avant lui, de prendre de toutes les mains, de condenser et de coordonner les sources, de les épurer & de les compléter les unes par les autres, de les lier entre elles par des réflexions propres à prévenir une ennuyeuse uniformité & de créer ainsi, des travaux de chacun, une œuvre, non pas originale & personnelle, mais nouvelle & sérieusement élaborée.

Il nous a paru nouveau & intéressant de nous écarter un peu des sentiers battus par les écrivains, nos devanciers, qui abordent le moyen- âge fans regarder en arrière & développent ses institutions sans faire connaître les diverses transmissions sociales opérées d'un peuple à l'autre qui les ont engendrées, qui leur serviraient de généalogie & nous initieraient ainsi à leur première origine. Il nous a semblé que plusieurs apparitions de l'époque chevaleresque n'étaient que des résurrections ou des imitations lointaines, que ce qui passait pour un enfantement féodal n'était souvent qu'une incarnation nouvelle, une espèce de métempsychose de notions & d'établissements anciens, que la chrysalide, en un mot, avait dû subir avant d'être, des transformations nombreuses. En réfléchissant au calcul désespérant du mathématicien anglais, Hooke, qui fixe à trois milliards environ le nombre des idées dont l'esprit humain est susceptible, calcul dont je me garderais bien d'assumer la responsabilité, nous avons été amené à conclure que, depuis des milliers d'années déjà, il n'y a plus rien de nouveau sous le soleil, & nous n'avons pas été surpris de retrouver dans les créations Grecques, Latines & Orientales, les premiers germes de nos progrès & les étincelles qui devaient allumer les feux de notre civilisation. Nous avons donc, à côté de l'histoire des institutions, placé l'histoire des idées sur lesquelles elles reposent, en remontant jusqu'à leur source étymologique & historique, en en suivant les progrès & les variations jusqu'à leur perfection, en en marquant la décadence & la chute jusqu'à leur extinction, reliant ainsi au passé les établissements du moyen-âge par les monuments de l'antiquité parvenus jusqu'à nous.

Les classiques anciens, les interprètes de l'Orient, les compilateurs monastiques, les légendaires des siècles à demi barbares, les plus anciens chroniqueurs de la monarchie franque pouvaient seuls nous rendre possible cette tâche & ce n'était qu'en les mettant à contribution que nous pouvions espérer de reproduire la photographie exacte des temps & des choses. Aussi, si le tableau offre quelque intérêt, l'auteur ne s'en approprie ni la gloire, ni le mérite & n'a d'autre prétention que de prouver qu'il a su rechercher. Il reporte, comme il le doit, les éloges sur les érudits consciencieux qui ont accumulé laborieusement les matériaux dont il a usé largement &, pour rendre hommage à ces illustres collaborateurs, qui font ses maîtres, il a cru devoir placer en tête de chaque volume l'indication des principaux ouvrages qui lui ont servi de guides & d'autorités. Cette nomenclature lui permettra d'ailleurs de réduire à des proportions convenables les fastidieuses annotations provoquées par chaque phrase & par chaque assertion dans un ouvrage de cette nature et le dispensera de placer en face du texte principal un autre texte justificatif de même importance, contenant les renvois, les pièces à l'appui, les citations de passage, les indications de sources qui rendent le tableau trop décousu & semblent répandre sur la narration une forte de langueur.

Ce premier cahier sur l'institution héraldique fera suivi immédiatement d'un second volume sur le Blason que quelques esprits chagrins, élevés pour la plupart à l'école du bourgeois- Gentilhomme de Molière dont la race ne s'éteindra jamais, considèrent comme un attentat contre les droits de l'homme & du citoyen, tandis qu'il est comme un flambeau indispensable pour l'histoire. Après l'étude de la chevalerie, de ses usages, de ses costumes, de ses préceptes, de ses jeux, de ses mœurs si souvent contraires à sa morale, de sa galanterie fameuse, de son désir de briller & de s'isoler, l'étude de sa langue, l'initiation à son idiome, à ses symboles, à ses lois, à ses devises, à ses prérogatives nobiliaires. En dehors du lien général de l'histoire, ce font deux études qui se rattachent naturellement l'une à l'autre & qui se complètent l'une par l'autre : Ce sont deux aspects différents d'une même chose &, pour ceux qui se plaisent à étudier curieusement le moyen -âge, pour l'archéologue, pour l'antiquaire, ils deviennent deux instruments d'investigation précieux & indispensables.

Tel quel, nous livrons avec confiance au public ce premier essai. Puisse le lecteur ordinaire y trouver l'amusement qu'il cherche toujours & l'érudit le délassement légitime auquel il a droit.

COUP-D'OEIL GÉNÉRAL SUR LA CHEVALERIE.

I.

COUP-D'OEIL GENERAL

SUR LA CHEVALERIE

L'ÉBRANLEMENT qui avait suivi la dissolution de l'empire de Charlemagne n'était pas encore apaisé. Chaque jour voyait se briser le faisceau si glorieusement noué par le vainqueur des Saxons, entre les mains énervées et maladroites de successeurs, auxquels le grand monarque n'avait pu léguer avec son sang ni ses vertus, ni son génie. Le magnifique royaume des Gaules, qui avait absorbé dans son sein tout l'Occident, allait se disperser en lambeaux épars, sous l'impulsion d'un déchirement général dont le morcellement du territoire entre les fils et petits-fils de Charlemagne ne devait être que le prologue. En vain la race des Francs avait su conquérir la domination du monde sur la race de Romulus; comme le colosse romain, comme les anciennes monarchies de Cyrus et d'Alexandre, son empire s'effondrait de toutes parts, cédant à cette immuable fatalité qui place le commencement de la décadence d'une nation à l'apogée de sa grandeur. En vain le conquérant Carlovingien avait saisi dans sa main puissante vingt sceptres royaux et placé sur sa tête une couronne dont les fleurons étaient moins nombreux que les peuples qui obéissaient à ses lois. « La destinée des grands hommes ne ferait-elle en effet que de peser sur le genre humain et de l'étonner ? Leur activité si forte et si brillante n'aurait-elle aucun résultat durable? Il en coûte fort cher d'assister à ce spectacle ; la toile tombée, n'en resterait-il rien? Ne faudrait-il regarder ces chefs illustres & glorieux d'un siècle & d'un peuple que comme un fléau stérile, tout au moins comme un luxe onéreux 2

En présence d'un pouvoir qui semblait ne plus être capable de concentrer en sa personne le gouvernement social, les diverses parties de la Gaule commencèrent à revendiquer leur indépendance et leurs frontières naturelles. La société était composée de mille éléments hétérogènes : les Francs, les Goths, les Bourguignons, les Anglo-Saxons, les Normands, les Danois, les Lombards, les Allemands, les Romains dégénérés, amalgame de peuples divers, les uns conquérants, les autres conquis, et qui, quoique réunis sous un même joug, n'en avaient pas moins conservé les usages et les caractères propres à leurs races. Leurs intérêts, leurs moeurs, leurs lois, leur nationalité en un mot, comprimée pendant un moment, n'avait pu être absorbée ou assimilée par l'action du temps et laissait subsister entre eux de véritables barrières politiques. L'agglomération n'est pas l'organisation. On eut dit des tribus distinctes, n'ayant aucun rapport les unes avec les autres, étant seulement convenues de vivre sous un maître commun, autour d'un même trône. Il eut fallu pour prévenir l'écroulement plus de force et de sagesse que Dieu n'en avait accordé à la monarchie : la serre de l'aigle n'était plus en effet que la défaillante pression d'une autorité souveraine affaiblie et avilie. Au lieu d'hommes d’État et de législateurs, il n'y avait plus que des prétendants au trône, qui usaient le prestige de la royauté dans des querelles intestines et sanglantes, et ruinaient ses ressources militaires. L'unité devait forcément succomber aux blessures fratricides du rendez-vous de Fontenay3.

A la mort de Charlemagne, son empire s'étendait de l'Elbe, en Allemagne, à l'Ebre, en Espagne ; de la mer du Nord jusqu'à la Calabre, presqu'à l'extrémité de l'Italie. Après le traité de Verdun, trois royaumes étaient découpés dans ce vaste domaine : celui de France, celui de Germanie et celui d'Italie. Soixante ans plus tard, il y en avait sept4 (I). La désagrégation s'était faite à pas de géant. Elle ne pouvait s'arrêter sur cette pente glissante avant d'avoir abouti à l'anarchie. Les possesseurs de fiefs se déclarèrent indépendants, s'érigèrent en souverains sous le nom de ducs ou de barons et s'armèrent pour soutenir leur usurpation dans leurs donjons fortifiés, véritables acropoles inexpugnables dont ils se faisaient un rempart contre la colère de leur suzerain. L'hommage qu'ils rendaient au roi de France n'était qu'une formalité et parfois même un sujet de moquerie, car le régime féodal avait imprimé au caractère une si grande idée de fierté, que le plus mince alleutier s'estimait à l'égal d'un prince et dédaignait de faire acte de vasselage vis-à-vis du comte de Paris. La contrée était possédée par quelques milliers de leudes formant dans notre beau pays une sorte de république de seigneurs turbulents. Dans le seul royaume de France, vers la fin du IXe siècle, 29 provinces ou fragments de provinces étaient formées en petits états, gravitant dans leur orbite, ayant leurs phases, sous l'administration de leurs anciens commandants ou gouverneurs. A la fin du IXe siècle, au lieu de 29 états, il y en avait 55. Quand Hugues-Capet monta sur le trône, le domaine de la couronne n'était plus composé que de l'Ile-de-France, de l'Orléanais et d'une partie de la Picardie. Toutes ces misères intérieures appelèrent au-dehors l'invasion étrangère ; partout les ennemis du nom français se ruèrent allègrement sur les décombres de l'empire. C'est au milieu de ces ruines amoncelées que les pirates du Nord , fanatiques adorateurs d'Odin , sortirent des anses de la Norvège et des îles de la Baltique pour se précipiter dans leurs embarcations légères comme un essaim d'abeilles ou mieux comme des chiens à la curée. Leurs tentatives d'envahissement n'étaient déjà plus récentes et leurs audacieux abordages sur la côte avaient arraché des larmes à Charlemagne mourant, qui semblait entrevoir à cette heure les ravages que ces barbares feraient subir après lui à son pays. Tant qu'il avait vécu, il s'était senti assez fort pour les contenir, il était allé les chercher même jusque dans leurs repaires pour en épuiser la source et les avait brisés comme sur une enclume, mais dès que les caveaux d'Aix-la-Chapelle recelèrent l'ombre menaçante de celui qu'ils appelaient Carie au marteau, les vaincus se redressèrent vivement et le flot des barbares, qu'on eut dit versé par une main vengeresse, vint déborder dans le bassin de la France.

Et pendant que le vent du pôle faisait échouer sur les rivages de l'Océan les coques flottantes des pirates du septentrion, les Sarrazins, émigrés de l'Arabie, après avoir inondé la haute Afrique, envahi l'Espagne en chassant devant eux les Wisigoths, franchi les Pyrénées, faisaient irruption dans les îles méditéranéennes et pénétraient au milieu des Gaules, provoquant ainsi de longue main les sanglantes représailles que cette même Gaule leur ferait subir par-delà le Bosphore, en soulevant l'Europe et l'Asie, l'Occident et l'Orient, pour la guerre sainte du Christ contre Mahomet, de la croix du Sauveur contre le croissant de l'Iman.

Du fond de leurs châteaux crénelés, couronnés d'un diadème de larges mâchicoulis, perdus dans un ravin au milieu des bois ou suspendus sur l'arête escarpée d'un rocher, comme l'aire des vautours, forteresses dont les derniers vestiges échappés à la faulx du temps témoignent de la grandeur imposante, qui ne se reliaient au reste de la terre que par un étroit pont-levis hardiment jeté sur les torrents; à l'abri de leurs tours gigantesques, vedettes placées sur les hauteurs comme des sentinelles vigilantes dont les yeux étaient des meurtrières, les hauts barons assistaient sans émoi au désastre de la patrie. Citoyens épars, isolés dans leurs domaines, retranchés derrière leurs murailles, c'était à eux à s'y maintenir et à veiller sur leur sûreté et sur leur droit, sans recours possible à l'impuissante protection des pouvoirs publics. Ils rachetaient au poids de l'or la retraite momentanée des féroces envahisseurs, ces rois de la mer qui, dans leur irruption, pareils à une avalanche, balayaient tout sur leur passage et ne laissaient après eux que le désert. Si l'ennemi était sourd à leurs propositions, ils ceignaient alors l'épée du combat pour sauvegarder leur propriété et leur repos et, au milieu du carnage général, ils défendaient contre les pirates le sol qu'ils pouvaient couvrir de leur bouclier.

Au premier répit que laissait à la France l'invasion des populations sauvages du nord et du midi, recommençaient les guerres particulières, les discussions de fiefs à fiefs, de vassaux à suzerains. Le vassal rêvait l'affranchissement des privilèges, le chef militaire l'usurpation de son gouvernement, le seigneur la conquête d'une baronnie voisine, et chacun tendait de tous ses efforts, ouvertement et à main armée, vers la réalisation de ses désirs au mépris de la justice et de la tranquillité publique. Tous les moyens étaient bons s'ils pouvaient provoquer la satisfaction de leurs convoitises. Le roi seul, dont le pouvoir anéanti ne pouvait plus servir de digue a ce débordement, en était réduit à faire des voeux stériles pour le bonheur de son royaume, sans pouvoir peser d'aucune influence salutaire sur la marche des événements. Contre lui seul l'aristocratie féodale s'unissait dans une lutte commune et son antagonisme contre l'autorité monarchique n'était égalé que par son instinct d'oppression pour la liberté. Girard de Roussillon et les Quatre fils Aymon sont le panégyrique de la féodalité glorieusement rebelle à la monarchie. Singulier corps politique, pour lequel le bien public résidait dans la sauvegarde personnelle, qui se retirait presque sauvage dans ses repaires aux fossés desquels , une fois la herse baissée , venait s'arrêter le mouvement social. La société était comme une matière en ébullition à laquelle le moule seul de la souveraineté pouvait donner une forme majestueuse, en groupant toutes les forces vitales du pays autour d'un même élément conservateur et en remplaçant, dans cette cette confédération des seigneurs, les principes dissolvants de l'isolement et de l'inégalité par ceux de la fidélité et du dévouement.

Tel était l'état de la France au moment où la chevalerie prit naissance au premier soleil du XIe siècle. Elle vint épurer les idées de morale, compléter le corps social et jouer dans l'Etat, comme le dit l'auteur du Jouvencel, le rôle que les bras jouent dans le corps humain, prêts à rendre service au chef comme aux membres inférieurs, trait-d'union entre les grands feudataires et la royauté et plus tard entre la royauté et le peuple. Ses statuts constituèrent une sorte de code qui, au sein du désordre de le législation, redressa les torts, adoucit les moeurs, mit un frein aux passions, fit croître le faible en dignité, le fort en charité, établit l'équilibre des devoirs. Ils érigèrent l'honneur et la courtoisie en vertus sociales et les firent ainsi passer dans les moeurs publiques. Du plus haut échelon de la hiérarchie jusqu'au dernier, son influence moralisatrice fut immense, mais elle fut plus féconde encore en heureux résultats politiques. C'est la chevalerie qui apposa au bas du pacte d'alliance avec la royauté une signature que la noblesse française, à aucune époque de l'histoire, n'a jamais laissé protester. Forte de l'appui de cette milice par excellence, grandie par cette union, la monarchie put tenter de cicatriser les plaies de la France et de créer l'unité nationale à la place de l'oligarchie. Les actes de violence, les excès d'arbitraire qu'un pouvoir exécutif sans force était obligé de tolérer furent réprimés par des notions plus exactes d'équité et de bonne foi. C'est de cette noble création féodale, qui marquait un homme du triple sceau de l'honneur, du dévouement et du sacrifice, que date, à proprement parler, la transformation du peuple franc en nation française. Les privilèges des villes, l'affranchissement des communes, dûs à son esprit progressiste, marquent le second triomphe que la civilisation remportait sur la barbarie. Sur les débris de la société antique s'était élevé le monde féodal qui avait remplacé l'esclavage par le servage et fait cesser le honteux marché de viande humaine ainsi que les iniquités et les souffrances qui en;découlaient. Sur les bases féodales se dressa l'édifice chevaleresque ayant pour pendentif non plus le servage, mais la bourgeoisie et le tiers-état; heureuse métamorphose qui mettait le monde sur la véritable route de la moralisation. politique, qui créait des citoyens au pays au lieu de gens de poueste taillables & corvéables à merci. On commençait à ouvrir les yeux au flambeau de l'émancipation du peuple; on ne fermait plus l'oreille au retentissement des droits de l'humanité; l'esprit se pénétrait, sans la connaître, de cette belle pensée d'Homère : Que celui qui perd sa liberté perd la moitié de sa vertu. L'ordre judiciaire se transformait; on entendait parler encore des lois saxonne, salique, lombarde, gombette, wisigothe, mais ce n'était plus que le dernier frémissement d'un ordre de choses qui s'éteint; les coutumes sont la physionomie nouvelle que revêt la législation territoriale. La chevalerie protégea la société de concert avec les lois ; elle institua dans la noblesse cette fraternité et cette union qui devait faire sa force et la force du pays ; elle domina tout le moyen-âge par son influence et fit que notre patrie, même dans ses revers, ne resta jamais sans gloire. Aussi son nom est resté quelque chose de national en France et son spectre n'éveille dans la mémoire populaire que de vagues souvenirs de courage et de loyauté. C'est avec raison que l'évêque d'Auxerre, rendant hommage à un enfant de cette chevalerie, à Dugay-Trouin, le treizième preux, put s'écrier devant toute la Cour : « La renommée de la chevalerie française a volé d'un bout du monde à l'autre.»

On se tromperait fort si on pensait que la chevalerie naquit collective avec des lois écrites, des règlements formulés à l'avance et fut dès l'origine un corps constitué. Si, aux yeux du public, elle apparaît comme une lueur soudaine dans l'histoire, c'est que le regard n'atteint pas tous les détails de ces lointaines perspectives, c'est qu'en présence de cette période de gloire l'esprit humain est frappé comme d'un éblouissement passager, et que, prompt à saisir l'impression première, il n'envisage pas tout d'abord la transition logique et inévitable qui a présidé aux transformations opérées. Elle s'éleva lentement au contraire vivifiée par une civilisation fécondante; ce fut une semence qui grandit comme le gland confié à la terre, dont la croissance est laborieuse, mais qui devient avec le temps le plus bel ornement de la forêt. Durant de long jours, elle put conserver un cachet d'individualité.

Nous en distinguons les traces dans des poèmes et dans des œuvres littéraires d'âges très-reculés, car les productions de l'esprit sont, avant toutes choses, la pierre de touche qui marque à la postérité avec le plus de certitude le degré moral et intellectuel auquel un peuple est parvenu. L'histoire d'Antar, l'esclave noir de la tribu d'Abs, écrite ou recueillie par Asmaï le grammairien, est une véritable épopée chevaleresque dont les poétiques épisodes luttent parfois avantageusement avec les plus charmantes créations d'Homère, de Virgile ou du Tasse. Ils sont restés populaires et les Arabes du désert de Damas, d'Alep, de Bagdad, les récitent encore sous les tentes pendant les veillées- des chameliers ou durant les haltes des caravanes. La chronique du moyne de Saint-Gall est également un roman de chevalerie exaltée et guerrière plutôt qu'une biographie du grand monarque Carlovingien. Or , le premier de ces romans a été écrit sous le règne du kalife Aroun-al-Raschild et le second, 70 ans après la mort de Charlemagne. Cela nous prouve qu'à ces époques reculées l'air était déjà imprégné d'émanations chevaleresques. Nous lisons, du reste, dans la chronique du moyne Aimoinus, et c'est aujourd'hui un fait acquis à l'histoire, que le restaurateur de l'empire d'occident arma chevalier à Ratisbonne Louis le Débonnaire, son second fils, âgé de 14 ans, et déjà roi d'Aquitaine, et qu'il voulut lui ceindre l'épée avant de le conduire faire ses premières armes à la conquête de la Hongrie. Ce sont encore des types de chevalerie que Rolland et les Douze paladins, que Villaret nous représente armés de toutes pièces, portant des brodequins, de grands manteaux, ayant les cheveux et la barbe parsemés de paillettes et de poudre d'or.

Dans ces symptômes réunis d'héroïsme, d'amour et de poésie qui se manifestent avant l'avènement de la troisième race, on serait tenté de reconnaître l'influence occulte du contact de la nation franque avec les peuples qui avaient afflué dans son sein des deux points les plus extrêmes de l'horizon, car le caractère du chevalier du moyen-âge semble empreint en même temps de la nature sentimentale et rêveuse du Scandinave et de la nature galante et pleine d'ardeur que le Maure puise au soleil bleu de l'Arabie.

Cette institution qui jeta un si vif éclat sur l'époque des Capétiens et des princes de la maison de Valois, fut à l'origine une sorte d'inféodation de nobles sans domaines, de chevaliers sans avoir, « pas riches homs de deniers, mais riches de proëce, » comme dit la chronique de Senones5, n'ayant d'espoir de s'enrichir que par les prises à la guerre et par les rançons des prisonniers. Ils trouvaient dans leur vie aventureuse au service du roi le moyen d'utiliser glorieusement leur activité et la chance de parvenir aux hautes fonctions militaires et civiles, récompense des services rendus au trône et au pays. Bientôt toute l'aristocratie française, attirée par le fluide irrésistible qui se dégage de tout ce qui est grand et généreux, eut à cœur d'être admise à cette école de la noblesse; les rois et les princes s'honorèrent d'être comptés parmi ses membres; la plus illustre naissance ne donna aux citoyens aucun rang personnel, à moins qu'ils n'y eussent ajouté le grade de chevalier; on ne les considérait point comme membres de l’État tant qu'ils n'en étaient pas les soutiens.

Cette nouvelle phalange forma la militia du royaume. Le chevalier cessait de s'appartenir pour appartenir au pays. Lorsqu'un danger menaçait la France, il devait être debout et faire de sa poitrine un bouclier à l’État; c'est ainsi que de noble il devint gentilhomme, homo gentis, l'homme de la nation. Le beau titre de miles fut d'autant plus en crédit qu'il ne découlait pas de la naissance, mais supposait le mérite personnel; il était dans une si grande estime qu'il l'emportait sur celui de baron, parce qu'il laissait à la postérité un témoignage irrécusable de la vertu et de la valeur de ceux qui en avaient été honorés. Esto miles fidelis disait le doge à celui auquel le Sénat de Venise conférait la dignité de chevalier de Saint-Marc. Les rois, les ducs, les marquis, les comtes crurent relever par cette dénomination tous les autres titres dont ils étaient déjà revêtus, la regardant comme d'autant plus précieuse qu'elle contenait en elle implicitement le certificat de la noblesse des ancêtres, puisque ceux-là seuls pouvaient être créés chevaliers qui étaient nobles d'origine et d'armes, c'est-à-dire depuis trois générations de père et de mère.

Le premier chevalier du royaume était le roi de France, et presque toujours les exemples qui partirent du trône purent servir de modèle à la corporation toute entière. La chevalerie était couronnée en sa personne. L'histoire nous rend compte des solennités et des fêtes qui se célébraient à l'occasion de l'armement des princes du sang. Le souverain lui-même présidait à ces imposantes cérémonies et se réservait le privilège de ceindre l'épée, de passer le haubert, et de donner l'accolade aux plus proches héritiers de la couronne. Philippe-Auguste arma son fils Louis à Compiègne, Saint-Louis fit le même honneur à Philippe-le-Hardi, celui-ci à Philippe-le-Bel, Philippe-le-Bel à trois de ses enfants, en présence de son gendre Edouard II, roi d'Angleterre. Rye, dans son histoire métallique, rapporte une médaille sur l'un des côtés de laquelle on voit Saint-Louis donnant le collier de chevalier à ses deux neveux, fils de Robert, comte d'Artois, avec cette légende gravée sur l'autre face : Ut sitis pro incti virtutibus.

Les rois envoyaient quelquefois leurs enfants dans une Cour étrangère pour y recevoir la chevalerie des mains d'un prince voisin ou allié. Henri II d'Angleterre fut créé chevalier par David, roi d’Écosse, qui lui dépêcha à son tour son fils Macolm, pour en obtenir la même faveur. Pierre d'Aragon reçut la ceinture du pape Innocent III; Edouard Ier, d'Alfonse XI, roi de Castille; Louis XI, de Charles, duc de Bourgogne. Ils ne dédaignèrent pas quelquefois d'être armés par la main de leurs sujets ; le duc d'Anjou conféra la dignité de chevalier à Charles VI; le duc d'Alençon à Charles VII. «Je veulx, mon ami, que soye faict aujourd'huy chevalier par vos mains, parce que estes tenu & réputé le plus brave,» dît François Ier au brave Bayard, après la bataille de Marignan. Henri II la reçut des mains du maréchal de Biès. En Angleterre, Edouard IV fut admis dans l'ordre par le duc de Devonshires; Henry VII, par le duc d'Arondel; Edouard III, par le duc de Sommerset. C'est le duc de Candie qui chaussa l'éperon à Ferdinand d'Aragon.

Cette condescendance doit d'autant moins surprendre que l'habitude des campagnes, la vie des camps, les fatigues supportées en commun, la communauté de gloire et d'intérêts créaient entre les rois et la noblesse, à cette époque de guerres continuelles, des rapports constants qui les unissaient par des liens sacrés que l'estime et la confiance mutuelles resserraient insensiblement. On vit même entre les princes et leurs sujets des exemples de fraternité d'armes, sorte d'adoption militaire anciennement dénommée par les Scandinaves «mélange de sang humain, Fost-Broedalag,» qui unissait non-seulement un guerrier à un autre, mais associait encore sa famille et ses amis à la fortune du survivant et contraignait le Frater juratus à être l'ennemi des ennemis de son compagnon.

Ce fut de la part de Charles VIII un fait de fraternité d'armes qui le décida à choisir à la bataille de Fornoue neuf chevaliers auxquels il fit revêtir les déguisements royaux pour déjouer, au grand danger de leur vie, les complots qui menaçaient la sienne.

Et personne ne s'y méprend, les éloges qui s'amassent sous la plume de l'écrivain ne permettent pas de malentendu. La chevalerie dont je parle n'est pas la chevalerie errante, voyageuse, parcourant, comme autrefois Thésée, Hercule et Jason, le pays pour redresser les torts, à la recherche d'aventures propres à mettre en lumière une prouesse et des exploits inutiles, ayant toujours quelques brigands à exterminer ou quelque voeu à accomplir, déposant aux pieds de chaque dame l'expression emphatique d'un amour pur et idéal qui, pareil à celui de Ménélas, dégénérait parfois en un sentiment moins poétique. Ce ne sont pas les chevaliers de la Table ronde, compagnons du roi Artus; les chevaliers d'Amadis ou Beaux Ténébreux ; les Gallois & Galloises, sorte de pénitents d'amour se chauffant à de grands feux et se couvrant de fourrures durant les ardeurs de la canicule, puis, l'hiver, revêtant de simples cottes ou des tuniques de plaques de laiton peintes en vert et décorées de frais et gracieux paysages, de sorte que plusieurs « transissaient de pur froid & mouraient tous roydes de les leurs amyes & leurs amyes de les eux en parlant de leurs amourettes6 ;» ce ne sont pas non plus les chevaliers de la Vierge ou ceux du Soleil, héros de parodie aboutissant à don Quichotte, à Sancho et aux Panurge, qui soulèvent dans notre âme des transports d'admiration, mais bien la chevalerie militaire, faite de bravoure et d'honneur, aux principes généreux de vaillance, d'amour et de piété, conquérant Jérusalem, expulsant les Anglais, prenant sa source héroïque dans Charlemagne : Roland, Ogier, Tancrède et Renaud, s'illustrant avec les Edouard, les Richard, les Dunois, les du Guesclin, mille autres s'immortalisant avec le Chevalier sans peur.

La devise que l'histoire donne aujourd'hui à la chevalerie, « ma foy, ma dame, mon roy, » est la synthèse la plus expressive et la plus complète de son caractère et de ses mœurs Religion, amour et courage, voilà bien, en effet, la trinité d'aspirations qui se dégage de son existence et qui dessine à mes yeux l'étude de l'institution en trois époques bien distinctes et successives : l'époque religieuse, l'époque galante, l'époque militaire.

C'est certainement au souffle religieux qu'est né ce premier lien féodal ; c'est aux inspirations enthousiastes de la foi que s'est allumée cette étincelle généreuse, et le christianisme, moteur et mobile des vertus sociales qui devaient civiliser la Gaule païenne, bénit à son berceau cette milice sainte. Il s'était établi au milieu d'une société dépravée par des instincts mauvais, dégradée par l'esclavage, faussée par l'idolâtrie, avec la mission belle par-dessus toutes d'arrêter les progrès de la gangrène qui la rongeait. Du barbare la religion avait voulu faire un chrétien, pour arriver à faire un jour de l'homme un citoyen et, pour cela, elle s'était adressée à toutes ses facultés, à son cœur par ses chaleureuses exhortations, à son âme par ses ardentes croyances, à son intelligence par de merveilleuses légendes, s'adaptant aux besoins généraux, s'imposant à l'admiration de chacun par une charité ineffable. Elle dota le moyen âge de la civilisation et la civilisation seule enseigne les qualités morales; immense résultat obtenu par la théologie chrétienne sur la philosophie des anciens. L'influence de l’Église dans la société du moyen-âge et le souci qu'elle prenait du perfectionnement religieux et social sont mis en relief par ce fait caractéristique signale par un homme dont on ne peut suspecter ni l'autorité, ni les sympathies, que sous les seuls rois Carlovingiens, de Pépin à Hugues Capet, c'est-à-dire en moins de deux siècles et demi, deux cents conciles furent réunis7. Du VIe au Xe siècle, chacune des pages de nos annales est marquée au coin du christianisme, qui n'est étranger à aucune des plus importantes réformes humanitaires.

Le cachet que la religion imprima à la. chevalerie apparaît aux yeux de l'érudit le moins perspicace. On lit en effet clans les statuts de l'ordre, qui nous ont été conservés par Geoffroy de Prely, chevalier de Touraine :« Office de chevalerie est de maintenir la foi catholique, femmes vesves & orphelins & hommes non aisés & non puissants.» Le dévouement, la générosité et la vaillance, la protection du faible, la fidélité à la parole jurée et à la foi catholique sont les principales vertus qu'ils exigent de ses membres. C'est la même morale splendide dans sa naïveté qui est reproduite dans la Ballade du chevalier d'armes, tirée des poésies manuscrites d'Eustache Deschamps :

Vous qui voulez l'ordre de chevalier,

Il vous convient mener nouvelle vie,

Dévotement en oraison veiller,

Péchié fuir, orgueil & vilenie.

L'Eglise debvez deffendre

La vefve auffi, l'orphelin entreprendre,

Etre hardys & le peuple garder,

Prodoms, loyaux, fans rien de l'autruy prendre,

Ainfi fe doibt chevalier gouverner.

La pureté de ces principes témoigne de la source dont ils émanent. C'est la charité évangélique qui a inspiré ces préceptes, cette charité qui crée les sociétés comme l'égoïsme les détruit. Lucrèce-le-jeune, qui a concentré en lui plus que tous les autres l'essence de sa race, et qui mourut à la fleur de l'âge comme Pascal et les natures trop sublimes, nous laisse voir, dans son traité De natura rerum, une des causes destructives de l'antiquité, qui est l'égoïsme humain écrasant de son mépris le malheur et la souffrance. Dans des vers magnifiques, mais impossibles à notre époque, il contemple un navire englouti dans la mer au milieu de l'orage, il voit toutes les victimes se débattre désespérées pour fuir la mort qui les étreint, et il s'écrie : qu'il est doux, qu'il est agréable d'apercevoir les éléments déchaînés et les passagers luttant avec les flots, quand soi-même on a les pieds à sec et que l'on repose à l'abri de tout danger. Au sein d'une société moralisée, la conception de pareilles idées serait monstrueuse, celui qui les exprimerait serait anathème. Aussi, s'il parut étrange à la société féodale, retranchée dans son brutal égoïsme, d'entendre enseigner «qu'il importait pour ce que la chevalerie soit grande honorée & puissante qu'elle soit en secours & en ayde à ceulx qui sont dessoubs lui ; que faire tort & force à femmes vefves, et deshériter orphelins qui ont métier de gouverneur, rober & détruire le pouvre peuple qui n a point de povoir & tollir & oster à ceulx qui auraient besoing qu'on leur donnast, ne peuvent comporter avec ordre de noblesse 8,» cette doctrine du moins fut trouvée si magnifique dans ses développements, si belle dans ses résultats, que ses propagateurs furent regardés comme des prophètes. Les ministres de la religion marchèrent à la tête du mouvement régénérateur et toutes les fois que leur voix se fit entendre du haut de la chaire de saint Pierre, le monde imposa silence à ses passions et à ses tumultes et écouta. Jamais plus magique spectacle ne se déroula dans l'univers, que celui de l'émotion enthousiaste soulevée sur toute la surface de l'Europe par les paroles de Pierre l'Ermite exposant, avec l'éloquence d'un cœur exalté, les souffrances des fidèles dans la Palestine et assignant à toute la chrétienté un rendez-vous au tombeau du Christ. Ce fut un sursum corda général. Au nord et au midi, sur les rives les plus opposées, dans le donjon du noble comme dans le logis du bourgeois et la cabane du paysan, le retentissant appel de l’Église fît surgir des champions de la Croix. Depuis longtemps déjà l'esprit religieux avait établi l'usage des pèlerinages à la Terre-Sainte ; on avait vu des des caravanes nombreuses se diriger vers les lieux autrefois témoins de la passion de l'Homme-Dieu avec le même fanatisme religieux qui portait les Musulmans vers la Mecque, berceau de Mahomet et de leurs traditions. Mais cette fois ce fut l'émigration de l'Occident ; il ne semblait plus y avoir d'autre patrie que la terre arrosée du sang du Sauveur; chacun abandonnait ses biens et sa famille pour s'enrôler sous la bannière sacrée et cheminait sur la route du Saint-Sépulcre, sans tourner la tête en signe de regret vers les manoirs ou les chaumières qui abritaient les épouses et les enfants. Ce fut le plus solennel événement de l'ère chrétienne. Pendant plus de deux siècles, le signe delà Rédemption, qui brillait sur la poitrine des Croisés, les fit reconnaître au loin du Sarrazin et du barbare et son ombre fit tressaillir de terreur les infidèles.

Si la religion avait provoqué la fraternité de la noblesse de France par l'institution de la chevalerie, les Croisades créèrent la confraternité de la chevalerie de tous les peuples chrétiens.

Dans la seconde période, la foi du chevalier resta intacte, mais à côté de la religion s'éleva la galanterie, à côté du culte de Dieu le culte des dames. Au sein de la société barbare, avant son développement intellectuel, comme au sein de la société romaine, un mélange d'amour et d'indifférence, d'hommage et de dédain, s'attachait au sort de la femme, suivant qu'elle pouvait ou non attiser le feu des passions et de la sensualité. L'enfance de la jeune fille, la vieillesse de la mère de famille étaient négligées comme choses insignifiantes et sans portée. Les quelques années de leur beauté étaient les seules années de leur existence sociale. Sans éducation morale, sans instruction, la jeune vierge grandissait comme la fleur des champs qu'aucune main n'arrose et que la nature rend attrayante tout de même. Une épouse en savait assez, comme disait ce Jean V, de Bretagne, contempteur du beau sexe, «lorsqu'elle pouvait distinguer les chausses du pourpoint de son mari.» N'y a-t-il pas eu, jusqu'au vie siècle, des controverses sérieuses engagées sur le point de savoir si la plus belle moitié du genre humain avait une âme douée d'autant de perfection que la nôtre, et le concile de Mâcon , en 585 , n'a-t-il pas eu à se prononcer sur ce problème ? Et cependant la femme n'est-elle pas un peu solidaire des vertus ou des vices de son époux? N'est-ce pas elle qui est appelée à graver sur la molle substance du cerveau de ses enfants ces premiers stigmates, ces premières impressions qui ne s'effacent jamais et deviennent la base de toute intelligence humaine ?

Le culte si touchant des chrétiens pour la fiancée de Nazareth, leur vénération simple et gracieuse pour la vierge Marie ne contribuèrent pas médiocrement à la réhabilitation de la femme et à son émancipation. Ce fut le choc qui fit jaillir cet immense flot de tendresse et vint animer la grande âme de la Gaule longtemps inféconde et vainement agitée. On comprit le charme de la mission de la femme sur la terre. Mais exaltés et excessifs comme les natures trop puissantes, les chevaliers du moyen-âge dépassèrent le but. Ils crurent reconnaître dans le sexe féminin quelque chose de céleste: «aliquid putant sanct um & providum incsse» et, par un sentiment qui n'était pas encore épuré, ils le placèrent trop haut dans leur enthousiasme. Non contents d'en être les vengeurs et les soutiens, ils s'en déclarèrent les adorateurs et les sigisbés, rapportant à lui toutes leurs actions, et regardant la chaîne de l'esclavage imposée par la dame de leurs pensées comme leur plus précieux attribut. L'amour de Dieu et l'amour de la créature furent leurs deux passions dominantes, leurs deux fanatismes. C'était un naïf mélange de sacré et de profane, d'exaltations mondaines et d'ostentations pieuses. L'homme qui n'aimait pas était regardé comme un être incomplet ; on se croyait sûr du salut si l'on agréait à sa belle, si l'on s'entendait à la servir loyaulment, et l'on adressait au ciel sans scrupule des supplications sincères et confiantes pour obtenir la réussite d'intrigues amoureuses.

Un magistrat, parent de madame de la Sablière, lui disait d'un ton grave : Quoi! madame, toujours de l'amour! les bêtes du moins n'ont qu'un temps. C'est vrai, monsieur, dit-elle, mais aussi ce sont des bêtes. La société du moyen âge partageait la même manière de voir que la rieuse patricienne. Ne nous montrons pas trop sévères contre les mœurs qui durent naître de cette proposition en partie double: le désir de plaire, inné dans le cœur de la femme, d'un côté; de l'autre, l'espoir d'être aimé naturel à la fatuité masculine. Si la galanterie, comme l'a dit Champion, n'est pas l'amour, mais le délicat, le léger, le perpétuel mensonge de l'amour, la coquetterie n'est pas non plus le libertinage, mais quelque chose d'identique à cette habitude féline qui consiste à se caresser à nous plutôt qu'à nous caresser, suivant la fine et spirituelle remarque de Rivarol, et à s'échapper avec agilité et souplesse sous une insistance qui friserait la brutalité. En amour, la femme réservée dit non, la femme légère dit oui, la coquette ne dit ni oui ni non. Croyons que la galanterie chevaleresque ne fut souvent qu'une naïve églogue.

Qui dit amour, dit poésie ; ce sont deux termes et deux choses indivisibles. Partout où la sensibilité est mise en jeu, l'imagination prend un vif essor et trouve, pour la traduire, les plus riches et les plus suaves images. L'amour était un trop galant costume à cette époque, pour que. les fleurs du Parnasse ne vinssent pas encore l'embellir. Si toutes les femmes étaient aimées, tous les chevaliers étaient poètes. Leurs canfons & leurs jolis lais d'amour étaient des hymnes à l'idole. Ils chantaient la ballade amoureuse et guerrière à l'exemple des meifierfenger allemands, comme autrefois les Scaldes et les Waidelotes avaient improvisé le rune sinois et la saga scandinave9. Produit d'une civilisation brillante , fille des Romains et des Arabes, fille aussi d'un ciel enchanteur! On eût dit des chants apportés par la brise du fond de l'Italie ou de la belle Andalousie, gracieuse fusion de boléros et de cavatines, harmonie perlée de Naples et de Séville. C'était le temps des Trouvères et des Troubadours, dont Pétrarque et le Dante eux-mêmes s'inspirèrent, et qui allaient chantant leurs poèmes comme le furent, dit-on, l'Iliade et l'Odyssée par les poètes ambulants des îles grecques. Les Tenfons et les Sirventes, dans lesquels on trouve un arrière goût de la poésie des peuples, anciennement groupés dans la Gaule, renouvelèrent l'ode et l'élégie antiques, et l'épopée sembla revivre dans les chansons de gestes que les Nibelungen ont reproduits de l'autre côté du Rhin.

Ce commerce assidu de la galanterie et des muses, ces deux lois suprêmes, dut avoir son code et ses principes. De là l'origine des Cours d'amour où siégeaient les dames du plus haut renom, quelquefois sous le pin, en pleine campagne, ou sous l'oranger odorant, rendant leurs sentences sur les questions raffinées et sur les doutes scrupuleux. De là aussi l'origine des collèges du gai savoir ou de la gaie science, avec leurs assauts poétiques renouvelés des Arabes. Autrefois déjà, à la grande foire de la Mecque, des concours de ce genre avaient lieu, et les poèmes couronnés étaient transcrits en lettres d'or sur du byssus, puis suspendus dans la Kaaba. Mahomet lui-même avait soutenu une lutte de gloire, un tournoi de poésie contre les poètes de la tribu des Tennémites10. Ces associations littéraires du Midi, qui avaient eu des rivales au Nord dans les puys des Trouvères, avec leurs jeux fous formel et leurs palinods, vinrent se fondre le Ier mai 1834 dans l'Académie des jeux floraux fondée par Clémence Isaure, et siégeant à Toulouse où se réunissaient tous les trobadors de l'Occitanie pour jouter et s'esbattre poétiquement. Une violette d'or et le titre de docteur en la gaie science étaient la récompense du vainqueur.

La littérature, peinture vivante et morale des hommes et de leur siècle, surtout quand elle prend la forme du roman, s'imprégnait de son côté des mœurs nouvelles et s'adoucissait sous des nuances plus courtoises. Durant plus de deux cents ans, les fabliaux et les romans ne s'étaient mus que dans deux cycles, celui de Charlemagne ou des Douze pairs et celui d'Artus ou de la Table ronde. Ce n'étaient que grands coups d'épée, exploits, faits d'armes impossibles, et Dieu sait que l'on n'en était pas avare. Quand le personnage important était mort, on passait à son fils tout aussi valeureux que lui, puis à son petit-fils, accumulant toujours prouesses sur prouesses. Il y avait tant à dire que plusieurs écrivains se mettaient successivement à l’œuvre, témoin le roman de la Rose qui, commencé par Jean de Meung, fut continué par Guillaume de Loris et d'autres, et qui, malgré ses pages innombrables et ses accroissements successifs, ne put jamais être achevé. Mais au XIIIe siècle, l'aspect commença à changer ; on abandonna peu à peu les épopées carlovingiennes , les exploits de Rolland ou des princes du Nord, et les idées de galanterie et d'amour prirent leur place. C'étaient toujours des Amadis, fils dégénérés des anciens preux, vaillants, très-vaillants encore, mais humanisés et sentimentalisés pour ainsi dire. Les exploits galants des tournois succédèrent aux exploits héroïques des combats, et les romans du Renard, de Fier-à-bras, de Lancelot-du-Lac faisaient présager ceux de L'Astrée, de la Calprenède, de Clétie, délires emphatiques d'imaginations folles se noyant dans le fleuve du Tendre. Ces ouvrages étaient répandus dans tous les châteaux, servant de catéchisme aux fils des seigneurs. Le soir, à la veillée, a sur du foyer à bancs où se réunissait la famille, on se nourrissait des histoires lamentables du châtelain de Coucy et du troubadour Cabaistaing, ou de l'histoire moins triste de la reine Pedauque largement pattée comme sont les oies, le tout entremêlé des vies de saints recueillies par les Bollandistes; on égayait la vesprée en chantant tour-à-tour des psaumes à la manière de David pénitent, et des refrains d'une muse érotique dans le goût de Melin de Saint-Gelais. Ces lectures et ces chants se prolongeaient fort tard, tandis que le vent sifflait dans les créneaux et que le cri nocturne poussé par la sentinelle, du haut du beffroi gothique, se répercutait sous les voûtes sonores.

Le culte des dames l'emporta sur toutes les tentatives de réaction ascétique rêvées par des esprits moroses, chagrins ou austères, incapables d'isoler l'extrême exaltation religieuse d'une certaine union conjugale des âmes, et dont la plus célèbre est connue sous le nom de chevalerie du Graal. Si les châtelaines, en effet, ne se contentaient pas d'être aimées tendrement, mais demandaient aussi qu'on les divertisse, elles étaient douées d'un tact trop fin et d'un esprit trop délicat pour exiger des hommes, à leur profit, l'abandon de leurs distractions privilégiées, et pour les mettre en situation d'avoir à se prononcer entre leur amour ou leurs plaisirs. L'historien de Bayard, faisant le récit du dîner que le roi Charles VIII donna au duc de Savoye à Lyon, dit qu'il y eut plusieurs propos importants tenus tant de chiens, d'oiseaux, d'armes que d'amour. Ce sont ces goûts importants que les chevaliers ressentaient pour la vénerie, pour la fauconnerie et pour les tournois, exercices qui stimulaient leur orgueil et leur luxe, contre lesquels le caprice des dames aurait pu venir se briser. Aussi se gardèrent-elles bien de les combattre, et, plus habiles tacticiennes, elles vinrent par leur présence rehausser le charme de ces divertissements , bien persuadées qu'auprès d'elles on ne s'occuperait pas exclusivement de meutes et d'émérillons, et que les questions d'écurie, de fauconnerie, d'oisellerie et de chenil céderaient insensiblement la place à la question de galanterie et de sentiment. On voyait les belles châtelaines, émouchet sur le poing, lévrier en laisse , fièrement campées sur leurs blanches haquenées, suivre de lointaines cavalcades à la poursuite d'un cerf aux abois, accompagner du regard leur faucon dans son vol hardi et quelquefois même prendre part à des chasses plus sérieuses. On en trouve la preuve sur quelques monuments funéraires où sont gravés des attributs cynégétiques chargés de rappeler la passion favorite de celles dont ils doivent conserver la mémoire. Loin de s'exclure des jeux militaires, comme les dames romaines l'étaient des jeux olympiques, elles surmontèrent le dégoût naturel à leur sexe pour les combats sanglants et vinrent elles mêmes distribuer dans les tournois les prix et la palme aux vainqueurs et encourager du regard leurs soupirants d'amour à bien faire. Chacune de ces concessions aux faiblesses de leurs seigneurs et maîtres devenait pour les dames un nouveau triomphe, augmentait leur influence et prolongeait la durée d'un règne incontesté.

Cependant la vie sérieuse manquait. Il ne pouvait suffire à un chevalier d'être brave, gai, joli & amoureux, suivant la maxime du temps ; son activité et sa grandeur d'âme demandaient un aliment pins puissant. La plupart des premières vertus de la chevalerie se corrompaient au foyer des châtelaines; elle avait par bonheur gardé en réserve sa valeur guerrière, et lorsque les Anglais eurent amené la France à deux doigts de sa perte, elle se réveilla, s'arracha sans regret aux délices des châteaux et reprit sa vieille rudesse.

Là commence la troisième période. Ce fut le beau temps, l'époque de maturité où le patriotisme opéra les mêmes merveilles qu'autrefois l'enthousiasme religieux, où le danger du pays fit naître cette pléïade d'Achilles français qui, de même qu'autrefois les héros de la Grèce et de Rome, se levèrent par un élan chevaleresque pour prévenir la ruine de la patrie ou pour s'ensevelir sous ses décombres. Ce fut le temps des âmes fortes, nourries dans le fer, pétries fous des palmes & dans lesquelles Marsfit eschole longtemps11, des hommes loyaux, vaillants et probes, dont le caractère se peint dans cette prière de Lahire, au moment du combat :« Grand Dieu ! fais aujourd'hui pour Lahire ce que tu voudrais qu'il fît pour toi, si tu étais Lahire et qu'il fût Dieu!»

La France, qui avait tant de fois promené sur le sol étranger ses armées victorieuses et conquérantes, était à son tour sous le coup de la conquête; elle allait se trouver victime d'un fléau qu'elle n'avait pas ménagé aux autres. L'invasion des insulaires se précipitait comme un torrent débordé dont aucun obstacle ne peut arrêter l'impétuosité et les ravages. Les premières hostilités entre la France et l'Angleterre, entre ces deux grandes nations sœurs et rivales, commencèrent une de ces luttes d'autant plus vives que la jalousie rend plus saignantes les blessures faites à l'amour-propre national. Du débarquement des fils d'Albion sur les côtes continentales date cet antagonisme jaloux et cette colère qui n'a pas cessé de gronder sourdement entre les deux peuples comme un volcan mal éteint. La France se rappelle avec rage que, depuis l'invasion des Normands, aucun ennemi n'avait mis le pied au cœur du pays, et que c'était encore un Normand qui, après quatre siècles, ramenait dans son sein la désolation. La diplomatie et la politique peuvent jeter sur la querelle un masque de réconciliation, le temps a pu cicatriser les plaies les plus- apparentes, mais une étincelle couve toujours dans la poitrine populaire et les flots de la Manche seraient inhabiles à l'étouffer.

Le vœu du héros fut la première scène de ce drame terrible qui allait jouer à la face de l'univers. Au printemps de l'année 1338, un banni de France, réfugié à la Cour de Londres, Robert d'Artois, pénètre un jour dans la salle de festin du roi. Il entre suivi d'un nombreux cortège et précédé de deux nobles darnoiselles , portant en grande pompe sur un plat d'argent un héron pris à la chasse par son émouchet:" Le héron., dit-il, est le plus vil & le plus couard des oiseaux; il a peur de son ombre, aussi est-ce au plus lâche des hommes que je veulx l'offrir, à Edouard, déshérité du noble pays de France dont il était l'héritier légitime, mais auquel le coeur a failli, & pour sa lâcheté il mourra privé de son royaume.» L'ambitieux Edouard, rouge de colère et de honte, frémit et jure sur sa part du paradis qu'avant que six mois soient écoulés, Philippe, le roi dès lys, le verra sur ses terres, le fer et le feu à la main.

Après lui, le comte de Salisbury, le comte d'Erby, Gauthier de Mauny, le comte de Suffolk, l'aventurier Fauquemont, Jean de Beaumont s'engagent, par des serments inviolables, à soutenir les droits de leur prince. Et comme pour rendre plus solennelles ces promesses sacrées, la reine se lève avec exaltation et dit d'une voix ferme :« Je suis enceinte, je n'en puis douter; j'ai senti remuer mon enfant, je voue donc à Dieu et à la sainte Vierge que ce précieux fruit de notre union ne sortira pas de mon sein, jusqu'à ce que vous m'ayez conduite par-delà les mers, pour accomplir votre voeu ; je mourrai ou j'accoucherai sur la terre de France12 (I).» Ce serment audacieux et téméraire, arraché à Edouard III par la soif de vengeance d'un comte français, dépossédé, persécuté et proscrit, hâta peut-être le choc des deux nations.

Chacun connaît les péripéties de cette lutte de cent ans engagée sur terre et sur mer, et il serait superflu de redire les belles appertises d'armes qui signalent ces temps malheureux à l'admiration de la postérité. Nos annales sont toutes pleines des hauts faits de héros sans nombre dont nous pourrions citer avec gloire la vie comme la mort. Le sol, hérissé de tours et de donjons, fut défendu pied à pied par les châtelains et par les armées régulières. Crécy, Poitiers, Azincourt témoignent que la chevalerie sut mourir; Orléans, Beaugency, Patay témoignent qu'elle sut vaincre. Crécy, Poitiers, Azincourt sont trois blessures par lesquelles coula le plus pur de son sang sans en épuiser les veines. Elles prouvent que si la chevalerie ignorait la guerre savante des temps modernes, elle savait au moins se dévouer pour l'indépendance de la patrie, et c'est une science qu'on a toujours estimée en France. Les nombreux ossuaires, faits avec les corps des chevaliers, firent plus pour l'union de la noblesse avec la monarchie que n'avaient fait de longues années de paix. D'éclatantes vertus civiles brillèrent au milieu de la France féodale dans ces temps d'épreuves et s'allièrent dignement aux vertus chevaleresques. On croirait lire quelquefois, en feuilletant ce livré d'honneur, une page déchirée de l'histoire des temps antiques. Le dévouement d'Eustache de Saint-Pierre ne vaut il pas l'héroïsme de Léonidas? C'est à juste titre que plusieurs de ces athlètes glorieux purent inscrire sur les écussons de leur famille cette belle devise : « Hujus domus dominus fidelitate cundos superavit Romanos, le maître de cette maison a surpassé tous les Romains en héroïsme.» Si jamais nation put craindre de périr au milieu de la tourmente, c'était la France épuisée d'hommes et d'argent, déchirée par les résistances locales et les divisions intérieures, dans ce temps affreux où le royaume était en proie à trois factions permanentes : les Bourguignons, les Armagnacs et les Anglais; où un étranger régnait à Paris, tandis que l'héritier du trône était relégué à la petite Cour de Bourges; mais la race des Charny, des Ribeaumont, des Dunois, des Xamtrailles, des du Guesclin, de Bayard, de mille autres, était une noble race et, Dieu aidant, elle put reconquérir la Normandie, la Guyenne et Bordeaux, et arracher des mains de nos ennemis toutes nos provinces.

La gloire militaire est vieille en France. Lorsque les anglais quittèrent le continent, honteusement chassés du pays où il ne conservaient plus que Calais comme pied à terre, la terre leur manqua, dit Chateaubriand, mais non la haine. Comment ne pas être saisi d'enthousiasme en présence de pareils résultats sociaux et ne pas accorder une admiration sincère à l'institution qui n'a pas désespéré du pays à l'agonie et l'a rendu à l'existence politique ? Jusqu'au moment où elle est tombée sans retour, la chevalerie a été grande et illustre ; ses traditions de gloire n'ont pas de lacune; les conquêtes des royaumes de Naples et de Milan, l'immortelle victoire de Fornoue, la journée de Marignan surnommée la bataille des géants, durant laquelle le vieux renom des bandes helvétiques, réputées jusqu'alors invincibles, vint se briser contre l'impétuosité de la gendarmerie française, prouvent qu'elle était encore jeune et pleine de force quand elle s'éteignit. Nous parlons d'une chose morte, que la louange au moins nous soit permise.

L'esprit de la chevalerie lui survécut; il sut inspirer les héros d'Arqués et d'Ivry, à cette époque où les cœurs battaient si fort; il guida les vainqueurs de Fontenay, et le souvenir de ces exploits fut peut-être pour les Thémistocles de la république un nouveau trophée de Miltiade.

Et qu'en présence de cette ardeur, on ne croie pas à une exagération volontaire ; qu'on ne nous accuse pas de chercher à établir un parallèle imprudent entre les diverses époques de notre histoire ou de vouloir imposer une critique aux temps où nous vivons. Loin de nous cette pensée ; nous ne croyons pas aux dégénérescences des peuples et nous repoussons avec énergie le système des décadences. De même, qu'au dire de Linné, plus grand philosophe naturaliste que Buffon, tout dans la nature s'accroît et s'améliore, de même les sociétés progressent en se transformant et un peuple ne peut pas dégénérer tant qu'il y a dans son sein autre chose que des hommes faibles et petits. La raison de nos transports est dans la supériorité manifeste de la société chevaleresque sur celle qu'elle était appelée à remplacer et dans la gigantesque impulsion qu'elle avait imprimée à la civilisation humaine.

Mais elle portait en elle, nous ne pouvons le dissimuler, des germes nombreux de destruction qui appelaient une ère nouvelle. Rien n'était plus susceptible de la sauvegarder que ses lois, mais il ne fallait pas confondre la spéculation avec la pratique. Sa piété, plus superficielle que profonde, attachait une plus grande importance aux pratiques extérieures et à l'observance ostensible qu'aux préceptes de l'évangile; l'esprit chrétien était moins suivi que la lettre; d'une doctrine ainsi comprise à l'irréligion il n'y avait qu'un pas, il n'y eut qu'un pas également du fanatisme chevaleresque au dédain de l'institution, le jour où l'on s'attacha plus à sa forme qu'à sa pensée, au luxe de ses costumes, à l'apparat de ses fêtes qu'à ses vieux et respectables usages. Mais son plus cruel ennemi fut le relâchement de ses mœurs, ce fut pour elle le vautour de Prométhée lui rongeant le foie sans relâche. Elle s'était placée, au point de vue de la morale, sur un terrain trop glissant, où l'impétuosité de ses passions lui ménageait une chute certaine. « La beauté des femmes, dit Mézeray13, rehaussait l'éclat des pompes féodales et au début cela eut de très-bons effets, cet aimable sexe ayant amené la politesse et la courtoisie, et inspirant la générosité aux âmes bien faites. Mais depuis que l'impureté s'y fût mêlée, et que l'exemple des plus grands eût autorisé la corruption, ce qui était autrefois une belle source d'honneur devint un sale bourbier de tous vices. » La triste expérience des peuples anciens conduit à regarder le dérèglement effréné des mœurs comme le signe précurseur d'une décomposition et d'une destruction sociales. Montesquieu et les écrivains les moins farouches s'accordent à reconnaître une des causes d'énervement de la société romaine dans les Bacchanales renouvelées des Dyonisiaques grecques, dans les Jeux Floraux et les Fêtes Eleusines, où les courtisanes paraissaient toutes nues, au dire d'Ovide et de Lactance, enfin dans l'affreuse dissolution qui accompagnait les festins et dont la description du pervigilium Priapi14 nous donne une faible idée. La luxure se donna ample carrière au moyen-âge. Elle voulut rattraper le temps perdu à la métaphysique de l'amour. Le moyne du Vigeois nous apprend qu'il a compté, à la fin du XIIIe siècle, plus de quinze cents concubines à la suite d'une armée. Joinville raconte que, pendant la seconde croisade de Saint Louis, le camp était infesté par les femmes de mauvaise vie et que le roi trouva, même à un jet de pierre de sa tente, plusieurs bordeaux que ses gens tenaient. Blanche de Castille avait embrassé un jour au pax Domini fit semper vobiscum une fille de joie qu'à la richesse de ses vêtements elle avait prise pour une personne de qualité. Aussi Louis VIII leur défendit-il de porter manteaux et ceintures d'or, par une ordonnance qui a donné lieu au proverbe : Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée. Chateaubriand rapporte que Guillaume de Poitiers avait fondé à Niort une maison de débauche sur le modèle d'une abbaye ; chaque religieuse avait une cellule et formait des vœux de plaisir ; une prieure et une abbesse gouvernaient la communauté, et les vassaux de Guillaume étaient invités à doter richement le monastère. M. Astruc, dans son savant traité des maladies vénériennes, parle des statuts établis par Jeanne de Naples, comtesse de Provence, pour le lieu public de débauche à Avignon, où la supérieure des femmes prostituées est qualifiée d'abbesse et de baillive. Ce règlement était à peu près le même que celui qui régissait la grande abbaye de Toulouse, dont parle dom Vaissette dans son histoire générale du Languedoc. — Brantôme, en parlant de l'armée que Philippe II envoya en Flandre contre les Gueux, dit qu'il y avait quatre cents courtifanes à cheval, belles & braves comme princeffes, & huit cents à pied, bien en point aussi. On voit un comte d'Armagnac épouser publiquement sa soeur. Chacun connaît les fureurs lubriques et les actes de sauvage barbarie commis dans les manoirs de Machecou, d'Ingrande et de Chantocé par Gilles de Laval, seigneur de Retz, devenu si célèbre dans la légende populaire sous le nom de Barbe-Bleue, épouvantail des imaginations juvéniles auxquelles il inspire un effroi plus terrible que celui de l'Ogre-Croquemitaine. L'histoire du Court-mantel est une des plus piquantes inventions des romanciers au moyen-âge pour donner une idée de la fidélité des femmes à cette époque. La prodigalité, qui est le corollaire du commerce assidu des femmes galantes minait les fortunes territoriales les mieux assises ; il n'est pas d'excentricité à laquelle le désir de paraître n'entraînât les chevaliers. Dans les tournois, on voyait les champions se présenter avec des vêtements ornés de paillettes d'or qui se brisaient dans la lutte sous le choc des épées et demeuraient le bénéfice des ménétriers et des baladins, comme plus tard Buckingham, à la Cour de Louis XIII, abandonnait nonchalamment les perles précieuses mal adaptées qui tombaient de son costume de cour. A un pas d'armes resté célèbre dans le Midi, près de Beaucaire, le comte d'Orange fit semer, au lieu de grains, dans la lice, trente mille pièces d'or avec le soc de la charrue comme largesse faite à la foule. La nouvelle morale était celle-ci : Chevaliers doivent prendre deftriers, ioufter, aller aux tournoyements, tenir table ronde, chaffer aux cerfs & aux conins, aux porcs-sangliers, aux lyons & autres choses semblables15. En vain les rois voulurent réglementer le faste ; le luxe et l'étalage qu'affichaient les courtisanes ruinèrent la noblesse féodale, et les poètes du temps jugeaient sainement les causes du mal. quand ils disaient :

Le loup blanc a mangié bonne chevalerie.

Je ne puis m'empêcher de considérer encore comme une des principales raisons de décadence l'abandon que fit la noblesse d'une de ses plus belles prérogatives : le droit de juger. Ce droit découlait de deux sources : la souveraineté royale et la souveraineté patrimoniale. Tout seigneur qui possédait des propres était seigneur justicier. Saint-Louis, sous le chêne de Vincennes, le baron féodal, dans la salle du conseil, étaient la double expression de la hiérarchie judiciaire. La couronne et l'épée, voilà les deux colonnes du temple de la justice, colonnes dont le couronnement était la croix, car voici ce que nous lisons dans le Conseil de Pierre de Fontaines, ami et conseiller de Saint-Louis, sur le devoir des magistrats : « Et quoique notre usage ne fasse pas apporter aux plaids la sainte image de Notre Seigneur, encore faut-il que, des yeux de ton cœur, tu la contemples toujours.» C'était une complication fort difficile que celle des lois à cette époque : le franc-aleu, le fief, l'arrière-fief, les terres nobles et non nobles, les biens de main-morte, les mouvances diverses étaient soumis à des réglementations spéciales qui tenaient en haleine les seigneurs jaloux de rester dignes de leur mission et de leur conscience. Quand, trop occupés par la guerre, les chevaliers se dessaisirent, sous Philippe-le-Bel, de l'administration de la justice, ils perdirent avec elle un de leurs plus précieux privilèges et la plus grande partie de leur influence. On créa plus tard des chevaliers ès-lois, des chevaliers lettrés pour les offices de judicature; mais ces promotions, faites en violation flagrante des règlements anciens, furent un coup fatal à l'institution. -Du jour où la chevalerie cessa d'être militaire, où il y eut une chevalerie ès-lois pour une noblesse de robe, pour des gradués et des légistes, où l'on se relâcha de la sévérité habituelle pour l'admission d'un nouveau membre, son prestige disparut et, à mesure que le titre était prodigué, la noblesse le prit en dédain et n'en voulut plus.

N'omettons pas, dans ce coup-d'oeil rétrospectif jeté sur le passé féodal, un des vices les plus fondamentaux de sa constitution, le défaut d'initiative intellectuelle, le manque de culture de l'esprit. Toute société, pour ne pas déchoir, doit se retremper constamment aux sources de l'intelligence; elle doit marcher à la tête du progrès, si elle ne veut pas être absorbée par lui ; si elle reste stationnaire, elle recule. C'est un dogme social que devraient ne pas perdre de vue ce qu'en France aujourd'hui on appelle les vieux partis. Bouder ou s'effacer n'est pas un principe politique, c'est une triste démission. On ne devient vieux parti que parce que l'on n'est plus de son époque. C'est ce que la féodalité ne comprit pas; au lieu de conduire le mouvement des idées, elle regarda comme travail mercenaire les occupations de l'esprit. Les gentilshommes refusaient même de signer à cause de leur noblesse.

Car chevaliers ont honte d'être clercs, dit le poète Eustache Deschamps. Lafontaine a finement critiqué ce dédain pour l'instruction dans le conte du Diable Papefiguere :

Je t'ai jà dit que j'étais gentilhomme, Né pour chômer & pour ne rien savoir.

Elle laissa la science se confiner dans quelques monastères. De même qu'en Egypte, dans la Chaldée, en Perse, dans l'Inde, dans la Gaule, l'instruction s'était concentrée chez les Hiérophantes, les Mages, les Gymnosophistes, les Brahmines et les Druides, de même en France les couvents et le clergé gardèrent pour eux seuls le dépôt sacré du savoir. La chevalerie oublia de prendre pour son compte le proverbe qu'elle répétait dans ses ballades et que Chartier nous a conservé : Un roi sans lettre est un âne couronné. Dans le pays de l'intelligence, le Tiers-Etat, qui profita seul de cette rosée céleste, devait forcément prendre le dessus au jeu de bascule politique.

Mille autres motifs pourraient être ajoutés à cette fatale nomenclature comme causes déterminantes de la ruine féodale, telles que l'établissement d'une police régulière, rendant sans objet la chevalerie pour la vindicte des injures individuelles ou le redressement des torts, et la création des armées permanentes nécessitée par l'indiscipline de cette milice; mais quelles que soient la valeur et l'importance de ces exhumations sociales, il n'en reste pas moins certain pour nous qu'elle succomba surtout par ses services, qui avaient rendu un nouvel ordre de choses possible. Elle ne pouvait être le dernier mot de l'histoire du monde.

1 Cette école historique existe encore de nos jours & ronge fans cesse le corps social. La gloire de Napoléon, qui a cependant le privilège d'être plus récente & en tant de points indiscutable, commence à servir de nourriture à ce chancre insatiable. 2 GUIZOT. Histoire de la Civilisation en France, page 103. 3 Les batailles étaient des plus meurtrières. Thierry remporta en 612 une victoire sur son frère Théodebert, à Tolbiac, lieu déjà célèbre. Le meurtre fut tel des deux côtés, dit la Chronique de Fredegher, que les corps des tués, n'ayant pas assez de place pour tomber, restèrent debout, serrés les uns contre les autres, comme s'ils eussent été vivants. 4 France, Navarre, Bourgogne transjurane, Provence ou Bourgogne cisjurane, Lorraine, Allemagne, Italie. 5 Voir Dom Brial. 6 Histoire du Toidou, de Latour. C'est ce singulier usage qui a donné naissance à l'expression d'Amoureux transis. 7 GUIZOT, p. 261, Histoire de la Civilisation. 8 Symphorien Champier. Ordre de chevalerie, page 237, édition Perrin. 9 Guillaume de Machaut, dans un prologue de ses Ballades, dit que la nature lui a accordé sens, rhétorique et musique. 10 Dans le pays de Galles, il se tenait aussi, de temps à autre, de grandes luttes de chant et de poésie, appelées Eisteddfods. Il y en eut jusqu'au règne d'Elisabeth. 11 Vie de Duguesclin. 12 Plusieurs entreprises importantes, plusieurs expéditions lointaines, décidées par des chevaliers, eurent pour prélude, au moyenâge, des serments de la même nature. Le livre manuscrit de Gaces de la Bigne rapporte des Voeux du paon, et l'histoire mentionne un voeu du faisan, solennellement prononcé avant la Croisade contre les Turcs, en 1453. 13 Histoire de France sous Henri III, tome III. 14 PÉTRONE, caput XX et s. 15 Champier.

LE MONDE HÉRALDIQUE. MARC DE VISSAC.LE MONDE HÉRALDIQUE. MARC DE VISSAC.
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