LA MISSION DE SAINTE-MARGUERITE.
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Vision du Sacré-Coeur. Photo Rhonan de Bar.
Il ne convenait point que Regnabit séparât deux âmes si étroitement unies.
Après avoir parlé du Père de la Colombière, nous désirions vivement que soit présentée à nos lecteurs sainte Marguerite-Marie. Et nul ne pouvait exposer avec plus de compétence que le R.P. HAMON, S. J., la mission de celle que « le Sauveur daigna choisir pour instituer et répandre au loin parmi les hommes le culte si salutaire de son Très Sacré-Coeur ».
La canonisation de Sainte Marguerite Marie vient d'ajouter son reflet modeste au nimbe de gloire qui auréole le front de notre Mère la Sainte Église de Jésus Christ. La douceur delà vierge de Paray, son abnégation, son désir passionné de souffrir, d'être abaissée, la flamme d'amour divin qui la consume, toutes ses précieuses et admirables vertus, témoignent de leur origine céleste ; une force toute puissante les surnaturalise et les divinise. Pour exprimer sa passion de souffrir et magnifier la douleur, elle a trouvé quelques unes des plus belles paroles sorties des lèvres humaines : « La vie me serait insupportable sans la croix, c'est tout le bonheur d'ici bas que de pouvoir souffrir».
« Qui nous empêche donc de l'être (saintes) puisque nous avons des coeurs pour aimer et des corps pour souffrir » ? « Son humilité, son insatiable besoin d'humiliations nous effraie et nous ravit : elle brûle de se voir toute immolée ; corps, coeur, âme, liberté, « pourvu, dit-elle, ô mon souverain Maître que vous ne fassiez rien paraître en moi d'extraordinaire que ce qui me pourra causer plus d'humiliations et d'abjections devant les créatures et me détruire dans leur estime». Sa vie héroïque n'a jamais démenti cet héroïque désir.
Quand elle chante son amour pour Jésus, pour Dieu, elle a des accents séraphiques : le charbon ardent d'Isaïe a brûlé ses lèvres : «Tout m'est bon pourvu qu'il se contente et que je L'aime, cela me suffit ».
« Si j'avais mille corps, mille amours, mille vies, «Je les immolerais pour vous être asservies ».
Sans qu'elle y réfléchisse sa pensée s'assujettit au rythme du vers et pour une fois elle rime richement. Un jour Notre Seigneur lui montrait les ardeurs dont brûlent les Séraphins : « N'aimerais-tu pas mieux, lui demande-t-il, jouir avec eux que de Bref de béatification. Vie et Œuvres, T. III, p. 149. Mission de Sainte Marguerite-Marie souffrir et être humiliée, et être méprisée pour contribuer à l'établissement de mon règne dans le coeur des hommes ?» — « A cela sans hésiter, ajoute-t-elle, j'embrassai la croix toute hérissée d'épines et de clous qui m'était présentée, et je disais : Ah ! mon Unique Amour ! Oh ! qu'il est bien plus selon mon désir et que j'aime bien mieux souffrir pour vous faire connaître et aimer, ' si vous m'honorez de cette grâce, que d'en être privée pour être un de ces ardents Séraphins ».
Nous pourrions continuer à énumérer les merveilleuses vertus de cette âme, nous n'y trouverions pas le trait qui la distingue, le caractère propre de sa physionomie. Sainte Marguerite Marie est l'élue du Coeur de Jésus, elle a été choisie pour une mission, comme sainte Jeanne d'Arc ; c'est là leur gloire et leur beauté à toutes deux. Leur mission est sur leur vie l'empreinte de Dieu. Le Maître tout-puissant avait dit à sainte Marguerite Marie : « Je ne me suis rendu ton Maître et ton Directeur que pour te disposer à l'accomplissement de ce grand dessein, et pour te confier ce grand trésor que je te montre ici à découvert ».
Les grâces surnaturelles de l'élue de Paray-le-Monial lui sont toujours faites à cause de sa mission, elles y sont toujours proportionnées.
Au printemps de notre vingtième siècle que réjouit la canonisation de la Vierge de Paray, la dévotion au Coeur de Jésus est la grande dévotion des âmes chrétiennes, la plus chère, la plus universelle. Dévotion individuelle, elle tend à devenir la dévotion des peuples et demain, nous l'espérons tous, elle deviendra chez nous une dévotion nationale. Nous fêtons le Cœur divin le vendredi qui suit l'octave du Saint Sacrement ; acclamant l'amour de Jésus symbolisé dans son Coeur de chair, nous voulons surtout réparer les injustices et les ingratitudes dont l'Hôte divin du Tabernacle est victime au Sacrement de sa tendresse.
Eh bien, les révélations de Paray-le-Monial sont la seule cause historique, la seule cause de fait qui a déterminé l'Église à fixer le jour de cette fête à ce vendredi et non pas à un autre jour, et les chrétiens à rendre au Coeur divin surtout un culte d'amour réparateur; comme elles sont encore la seule cause historique, ou à peu près, la seule cause de fait du grand et irrésistible mouvement qui soulève et emporte le monde chrétien vers la dévotion au Sacré-Coeur. Dieu aurait pu s'y prendre autrement, voilà comment il s'y est pris.
Il sait, ce Dieu qui a tout disposé dans l'univers suavement et fortement, proportionner la cause à l'effet, l'instrument au labeur, l'envoyé à la mission. Ouvrier divin, il sait aussi, quand il lui plait, agir seul ou presque seul. Il a choisi pour son œuvre sainte Marguerite Marie, c'est Lui-même qui le lui a dit, par ce que rien ne légitimait un pareil choix, parce que les qualités les plus essentielles manquaient à son élue.
Il veut établir le règne de son Coeur Sacré, il le veut malgré les efforts des puissances de la terre et des puissances infernales : « Je régnerai malgré mes ennemis ! » Eh bien, est-il permis de voir le moindre rapport entre l'immense effort que suppose ce désir divin et les faibles forces de la pauvre fille de Claude Alacoque et de Philiberte Lamyn ! Quel secours Jésus pourra-t-il bien rencontrer dans la visitandine inconnue, raillée, persécutée ?
Quelles magnifiques -occasions de réaliser sa volonté souveraine n'a-t-il pas laissé échapper avant les jours de Paray ?
Les connaître, c'est mieux comprendre la mission de sainte Marguerite Marie.
Pourquoi la dévotion au Sacré-Coeur n'a-t-elle pas été une dévotion de l'Église naissante ? Pourquoi, comme l'Eucharistie, n'a-t-elle pas illuminé et réchauffé les catacombes ? Incliné sur la poitrine du Maître aux heures de la Cène, saint Jean a entendu les battements du Coeur divin ; la Très Sainte Vierge : a tenu sur ses genoux de Mère désolée le corps de son Fils descendu de la Croix ; peut-être, au fond de la plaie du côté, a-t-elle entrevu le Coeur blessé par l'amour avant d'avoir été blessé par la lance ; peut être aussi, les saintes femmes l'ont-elles touché de leurs mains filiales et respectueuses ; Thomas l'incrédule a été invité à mettre sa main dans la blessure divine ; s'il en a eu l'audace, il a, sans aucun doute, senti les brûlantes pulsations qui rythment l'infinie charité. Qui sait ? elles lui ont peut-être arraché le cri magnifique de son incrédulité vaincue : Dominus Meus et Deus meus ! Le témoignage est en effet irrésistible : le sang versé, les plaies ne peuvent tromper, elles affirment le surprenant et indicible amour de celui qui les garde même dans sa chair glorifiée : Marie, Jean, les saintes Femmes, les apôtres, les disciples, croient à l'amour de Jésus, ils ont vu, senti, touché peut-être, le coeur de chair symbole de cet amour ; comment l'idée ne leur est-elle pas venue de réunir dans un même culte et l'amour infini du Sauveur et le coeur de chair qui en est le glorieux et vivant symbole ? Pourquoi la dévotion au Sacré-Coeur n'a-t-elle pas germé au pied de la Croix, pourquoi n'a-t-elle pas fleuri au Cénacle ?
Pendant dix siècles les docteurs de l'Église, ses apôtres, ses martyrs, ses théologiens sont venus, les uns après les autres, s'agenouiller devant l'image du divin Crucifié ; pendant dix siècles les rachetés du Calvaire ont baisé les pieds et les mains, du Rédempteur, contemplé son côté ouvert, médité sa Passion et sa mort : le sang et l'eau jaillissant sous la lance, leur rappellent les flots de grâce surnaturelle, où baignent leurs âmes, Mission de Sainte Marguerite-Marie purifiées, et symbolisent les sacrements : le Baptême, la Pénitence, l'Eucharistie.
Du côté du Nouvel Adam, endormi du sommeil de la mort, l'Église est née pure, immaculée, mère sans tache des chrétiens, comme du côté d'Adam plongé dans le sommeil est née la première femme, la mère du genre humain.
La blessure du côté, c'est la porte de l'arche, la porte de la vie, la porte du ciel, c'est le trou de la pierre où s'enferme l'âme bien aimée ; blanche colombe, c'est là qu'elle fait son nid. Dans tous ces souvenirs, à travers toutes ces images, au fond de la plaie, le Coeur de Jésus bat et saigne encore ; les plus passionnés amants du Sauveur ne l'ont pas découvert! Ils ont jeté vers le miséricordieux Rédempteur les cris les plus émus de la plus magnifique tendresse, ils ont trouvé pour traduire leur amour des paroles qui font l'admiration et le désespoir de ceux qui les lisent et voudraient les égaler : ils n'ont pas vu dans le coeur de chair le naturel et vivant symbole de l'amour de Jésus pour son Père et pour les hommes. Ils ont puissamment et divinement aimé, ils n'ont pas eu la dévotion au Sacré-Coeur.
Au XIIe siècle, saint Bernard, au XIIIe saint François d'Assise, tous ceux qui alors, vont chercher dans leurs écrits ou dans leurs exemples une règle de vie intérieure, inaugurent, dans l'Église de Dieu, non pas une piété nouvelle, la piété est de tous les temps, mais une forme nouvelle de la piété éternelle : Jésus-Christ, le Verbe Incarné, Homo Christus Jésus, dont la très sainte Humanité était restée jusque là comme un peu voilée, dans le rayonnement de la divinité, apparaît aux yeux des chrétiens dans la pleine réalité de sa double nature divine et humaine. C'est le temps des croisades ; nos pères rougissent de leur sang les routes d'Asie et de la Palestine, ils se font tuer pour délivrer le tombeau du Christ ; un brûlant séraphin imprime les stigmates sacrés dans la chair du poverello d'Assise ; la Passion de Jésus hante les esprits et les coeurs. L'image du Crucifié, non plus triomphant comme aux premiers siècles, mais vaincu, torturé dans son corps, se dresse partout devant les fidèles terrifiés au souvenir et à la vue des divines douleurs. Ce Dieu martyr est plus proche d'eux, ils éprouvent à le contempler une piété plus sentie parce qu'elle est plus humaine, ils l'aiment non pas plus que ceux qui déjà l'ont aimé à plein coeur, mais autrement.
Ils comprennent mieux ses souffrances, et ses souffrances mieux comprises, humanisent davantage, mettent plus à leur portée sa tendresse. Jésus les a aimés en hommes, ainsi ils l'aiment eux-mêmes. Comme leur amour, son amour a battu dans un coeur de chair. La blessure du côté découvre la blessure du coeur, et la blessure du coeur chante l'amour. Voilà bien le coeur symbole de l'amour, voilà bien la dévotion au Sacré-Coeur de Jésus.
Combien sont-ils au XIIe et au XIIIe siècle qui parviennent à en trouver même la seule formule ? Quand ils la rencontrent au hasard de leurs écrits, elle ne sort pas de leur intelligence, elle reste une idée ; elle ne passe pas, ou du moins nous ne la voyons pas passer dans la volonté pour y devenir une dévotion, au sens précis, au sens complet du mot. Dire ou écrire que Saint Bernard OU quelque autre des docteurs et des saints qui vivent dans la chaude atmosphère surnaturelle du grand abbé de Clairvaux, ont été des dévots du Sacré-Coeur, c'est prononcer des mots ou qui n'ont pas de sens, ou qui ont un sens tout différent de celui que nous leur donnons aujourd'hui. Saint Bonaventure est plus précis : « Votre coeur, crie-t-il à Jésus, a été blessé pour que nous puissions y demeurer... pour que, par la blessure visible, nous voyions la blessure invisible de l'amour... Aimons autant que possible, rendons amour pour amour, embrassons Celui qui a été blessé pour nous » ! La dévotion est pourtant chez lui surtout une conclusion de l'intelligence, chaude et tendre sans doute, mais, qui n'atteint guère la volonté par des exercices pratiques. Ils sont d'ailleurs très clairsemés dans une œuvre immense les passages où le Séraphique Docteur parie de ce Cœur divin.
Dans les dernières années du XIIIe siècle, Dieu semble exquisser une première ébauche du grand geste de Paray : au Monastère d'Helfta, en 1288, un rayon de lumière, trait d'amour, transperce le coeur de Gertrude, la grande moniale bénédictine. La dévotion au Coeur de Jésus, elle la comprend, elle la vit, elle la fait vivre autour d'elle : *PER TUUM TRANSVULNERATUM COR TRANSFIGE, AMANTISSIME DOMINE, COR EJUS JACULIS AMORIS TUI. Par votre Coeur blessé, ô très aimant Jésus, blessez mon coeur des flèches de votre amour !» Le coeur divin lui est manifesté sous forme de coupe, de lyre, d'autel, d'hostie, d'encensoir, de demeure ; il est une source où l'on boit à longs traits l'amour de la Trinité, du Rédempteur, de Marie ; il donne la paix, il enivre de joie. Comme l'apôtre bien-aimé, Gertrude a entendu battre dans la poitrine de Jésus le rythme sacré de son amour. Dans une apparition célèbre, Jean raconte à la Vierge d'Helfta ses impressions de la Cène, Gertrude doit communiquer aux hommes les messages de Dieu, l'un de ces messages est celui qui proclame son amour, le message de son Coeur.
Pourquoi donc la dévotion au Sacré-Coeur, si vivante au (déclin du xme siècle dans le coeur de Gertrude et dans le monastère bénédictin d'Helfta, n'en est-elle pas sortie, souriante de jeunesse et d'espérance, pour réjouir et vivifier le monde, comme, quatre siècles plus tard, née au monastère de la Visitation de Paray et dans le coeur de Marguerite Marie, elle rayonnait sur la France et puis sur le monde, soleil de grâce, soleil d'amour ?
Les voies de Dieu sont impénétrables. Dieu est le maître des heures, et l'heure de Dieu n'a pas sonnée. La jeune fleur qui s'épanouissait au chaud rayonnement de l'âme de Gertrude, se germe dans l'ombre et le froid.
On peut y trouver des raisons humaines. La dévotion de sainte Gertrude n'aurait pu que difficilement devenir populaire. Faut-il dire qu'elle est trop séraphique ? Peut-être. La vision du Coeur de Jésus, surtout considérée dans sa gloire, semble trop exclusive, un peu trop céleste, pour être comprise sur la terre et par tous les fidèles. En outre, le Coeur de Jésus est toujours dans les visions de Gertrude obscurci et comme caché par les symboles qui le représentent ; il n'apparaît guère dans sa réalité humaine. Il faut dire encore que la dévotion au Sacré-Cœur mêlée à beaucoup d'autres, à celle de la Sainte Face par exemple, ne se détache pas d'un relief assez vigoureux dans les écrits de la Sainte : les contemporains et les soeurs de Gertrude n'en furent pas frappés comme nous qui vivons dans les clartés de Paray... Il reste que, la première, la vierge d'Helfta a vraiment aimé, chanté, glorifié, montré le Coeur de Jésus. Cette aurore de la dévotion fut si lumineuse que nos yeux en sont encore charmés, après six siècles ; la lumière est si chaude qu'elle brûle toujours.
II est impossible de faire passer dans une traduction la jeunesse, la joie, la beauté, la tendre et sainte passion, la candide naïveté de Gertrude. Son âme vit à fleur de texte, on la touche, elle est tellement mêlée aux mots que les changer, c'est la changer. La sainte seule pourrait se traduire, parce que ce serait la même âme qui parlerait deux langues. Les dévots du Sacré-Coeur ont toujours été, ils seront toujours les dévots de Sainte Gertrude.
Au XIVe et XVe Siècle, on trouve dans des textes assez nombreux l'idée de la dévotion au Sacré-Coeur ; beaucoup d'autres textes ou bien sont encore inconnus, ou bien perdus à jamais." Dans les grands ordres religieux : Bénédictins, Cisterciens, Dominicains, surtout Franciscains et Chartreux, les ascètes et les mystiques en parlent ici et là, plus ou moins nettement. Certains recueils modernes — celui du Père Bainvel est le plus répandu et le meilleur, — citent des passages fort beaux : ils font les délices des âmes qui les méditent. Cependant, après la merveilleuse floraison d'Helfta, la dévotion au Sacré-Coeur pendant deux siècles semble un peu s'étioler et languir. Mêlée à la dévotion des Cinq Plaies, au souvenir de la Passion, elle ne se présente pas comme une dévotion spéciale, pratiquée pour elle-même.
Le Père Deniffe a composé avec des extraits d'auteurs mystiques, dominicains allemands du XIVe Siècle, Maître Eckart, Nicolas de Strasbourg, Ruysbroeck, Henri Seuse (Suso), Doctrine Jean Tauler, un petit chef d'oeuvre sur la VIE SPIRITUELLE.
C'est à peine si on y rencontre quelques allusions au Coeur de Jésus. Cela ne veut pas dire que ces écrivains l'ignorent : Ruysbroeck, Suso, Tauler, en traitent ici ou là magnifiquement.
Cela signifie seulement que cette dévotion n'occupe dans leurs esprits et dans leur vie intérieure qu'une place restreinte, et dont personne ne parait s'être avisé avant les révélations de Paray-le-Monial. Il faut en dire autant des auteurs franciscains et des admirables mystiqes franciscaines. Thureau Dangin a écrit en 1896 une notice fort intéressante, sur saint Bernardin de Sienne, il y parle longuement de sa dévotion au Nom de Jésus, il ne dit pas un mot de la dévotion au Sacré-Coeur ; saint Bernardin en a pourtant très bien parlé, mais chez lui elle s'éclipse dans le rayonnement de la première.
Si l'on pouvait relier entre elles les diverses manifestations qui apparaissent chez les Chartreux, et montrer que, sortie de Ludolphe le Chartreux, la dévotion atteint, d'un mouvement continu, fleuve fécond d'amour et de grâce, le docte et pieux Lansperge, il faudrait écrire que les fils de saint Bruno ont été du XIVe au XVIe siècle les grands dévots du Coeur de Jésus. Mais il y a bien peu de chances de voir notre hypothèse réalisée un jour.
Dans les premières années du XVIe Siècle, il existe à la Chartreuse de Cologne un vrai petit cénacle où dans la méditation et dans l'étude, la dévotion se développe et se précise ; Lansperge en est l'âme. Il médite la Passion, il baise les plaies de Jésus et, par l'ouverture du côté, il atteint vite le Coeur divin. Il le rencontre aussi dans les écrits de sainte Gertrude et de sainte Mechtilde. Penché sur les pages chaudes et vivantes qu'il traduit, qu'un de ses frères éditera, le savant chartreux VIR PRAETER HUMANAM ERUDITIONEM, prévenu lui-même par la bonté divine de grâces de choix UNCTIONE ETIAM INTERNA INSIGNITER ILLUSTRATUS, vit, pendant de longues années, au contact immédiat du coeur de Gertrude où repose celui de Jésus. Comme elle, il repasse sans cesse dans sa mémoire, les souffrances du Rédempteur : miel sur ses lèvres, mélodie à son oreille, joie de son âme ; plus nettement qu'elle, il contemple, il adore, chacune des plaies sacrées : « Exercitium ad quinque vulnera Christi, ad dexteram manum, ad sinistram manum, ad Cor ». Sur cette plaie du Coeur, il est intarissable ; il y cherche le pardon de ses fautes, l'union de son coeur avec celui de Jésus, la fusion de sa volonté dans la volonté divine. Comme personne ne l'avait fait avant lui, Lansperge sépare nettement de la dévotion aux cinq Claies la dévotion au Sacré-Coeur.
Son Exercitium ad piissimum fidelissimumque cor Jesu, est suivi d'une prière splendide : « Ô. Coeur très noble, très bon et très doux de mon plus fidèle ami Jésus-Christ, mon Dieu et mon Seigneur, attirez à vous, absorbez en vous, je vous en supplie, mon coeur, toutes mes pensées, toutes mes affections, toutes les forces de mon âme et de mon corps, tout ce qui est en moi, tout ce que je suis, tout ce que je puis, pour votre gloire et selon votre très sainte volonté... Tout ce qui vous plait, de votre Coeur très saint, versez-le en moi ».
Il demande que chaque mois, chaque semaine, l'âme pieuse fasse régulièrement des actes de dévotion au Coeur de Jésus : ainsi naîtront de saintes habitudes chrétiennes; Ce n'est pas chaque mois, chaque semaine qu'il viendra, lui, échauffer son amour et raffermir sa force par ces actes, il en fait chaque jour, à chaque heure du jour.
« Ante somnum, post somnum, quum horarum auditur signum...
quando inspicis crucifixi imaginem... inter edendum et
potum, quidquid occurerit, lavando manus... »
« Étudiez-vous, écrit-il, excitez-vous à vénérer le Cœur du très bon Jésus, tout débordant d'amour et de miséricorde, pensez-y souvent avec dévotion, baisez-le, pénétrez-y en esprit... ayez donc une image du Coeur du Seigneur ou des Cinq Plaies, ou de Jésus blessé et sanglant, mettez-la dans un endroit où vous passez souvent, afin qu'elle vous rappelle votre pratique et vous aide à réveiller l'amour de Dieu en votre âme... Vous pourriez aussi, poussé par votre dévotion, baiser cette image, c'est-à-dire le Coeur du Seigneur Jésus, et vous figurer que c'est vraiment le Coeur du Seigneur Jésus que vous baisez de vos lèvres... »
Voilà bien l'idée pure de la grande dévotion ; rien de plus précis que les pratiques conseillées. Il faut cependant remarquer combien, même chez Lansperge, elle a peine à se dégager des cinq Plaies. L'image du Coeur, l'image du Crucifix, l'image des cinq Plaies, le chartreux de Cologne permet de choisir celle qu'on voudra. Il finit par mettre en évidence et choisir celle du Coeur, mais il avait commencé par la mêler aux autres.
La dévotion de Lansperge rayonne : Van Esche (Eschius), son ami, compose des Exercices en l'honneur des plaies et du Coeur de Jésus. Ses formules sont celles de Lansperge, l'imitation évidente devient presque une copie. Van Esche qui n'a pu se faire chartreux, enseigne la rhétorique au collège du Mont à Cologne. Surius et Canisius sont ses meilleurs élèves. Tous deux connaissent Lansperge et les Chartreux qu'ils visitent souvent. - Canisius sera le premier jésuite qui nettement parlera de la dévotion au Coeur de Jésus. Il l'a apprise de Notre-Seigneur lui-même, sa vie en fait foi, mais aussi des Chartreux de Cologne ; chez eux il a lu les écrits de sainte Mechtilde et de sainte Gertrude.
Grâce encore aux traductions de Cologne, le Bienheureux Lefèvre, le seul prêtre parmi les premiers compagnons de saint Ignace, a pu feuilleter à Ratisbonne, dès 1541, les précieux volumes, il leur emprunte diverses manières de prier.
Réimprimés en 1536, les ouvrages de la sainte se répandent très vite dans les .Pays-Bas, et, par les Pays-Bas, en Espagne, et en Italie. Partout on les médite ; l'admirable abbé de Lieissies, le Bienheureux Louis de Blois, les estime pardessus tout, il en fait un éloge magnifique,: au témoignage de Tilmann Bredembach, chanoine de l'Église Saint Géréon de Cologne, il les avait lus douze fois la même année. Aussi, Louis de Blois est-il un grand dévot du Sacré-Coeur.
Àve Latus fons dulcoris
In quo jacet vis amoris
Te saluto Cor amoerium
Cor omnibus bonis plénum.
Traduit en cinq ou six langues, approuvé par les plus grands docteurs, Bânès et Suarez l'ont loué, il semble que le livre de Gertrude aurait dû, porté et soutenu par le mouvement de Cologne, répandre dans les Pays-Bas, en Espagne, en Italie et en Flandre, la dévotion au Coeur de Jésus. Il faut, hélas ! le reconnaître, la plupart de ceux qui le lisent ou le traduisent ou le copient ne semblent pas s'y arrêter ; il ne la signalent pas. Les •pages radieuses qui touchent, jusqu'au fond, les âmes contemporaines ne les émeuvent guère ; ceux mêmes qui les publient n'en paraissent pas frappés. Les écrits de la sainte ne seront compris qu'à la lumière des révélations de Paray-le-Monial.
Ses derniers éditeurs, les Bénédictins de Solesmes, consacrent, en 1875, trois grandes pages de leur préface à sa belle doctrine sur le Sacré-Coeur, ils écrivent deux siècles après que Jésus a dit à Marguerite-Marie : « Voilà ce Coeur qui a tant aimé les hommes».
Les faits s'imposent. Le mouvement de Cologne, auquel sont mêlés trois bienheureux : Louis de Blois, Lefèvre, Canisius, qui pouvait par les oeuvres de sainte Gertrude traduites partout, ébranler la chrétienté entière, entraîner les pays catholiques ; qui, tout au moins, devait naturellement se développer et grandir sur les bordsdu Rhin ; le mouvement de Cologne à peine déclanché s'arrête brusquement. Comme le grand fleuve historique dans les sables de la mer du Nord, la source qui semblait si féconde, se perd absorbée au sortir même de la terre.
Les voies de Dieu sont impénétrables. Les guerres de religion terminées, dans la France qui renaît, au matin du grand XVIIe Siècle, la vie chrétienne rajeunie semble sortir du tombeau, comme, au matin de Pâques, le corps radieux de Jésus ressuscité. Les prêtres viennent apprendre à l'école de Bérulle, de Mr Olier, de Saint Vincent de Paul, la science et la piété ; les vieux ordres religieux retrouvent, dans de ferventes réformes, l'éclat et l'élan des premières années ; ceux qui sont nés d'hier sentent la fougue tumultueuse de leur adolescence se calmer dans la paix de la maturité ; de nouvelles congrégations sortent partout de terre. Grandies en quelques années, au soleil de leur ferveur, elles portent les plus beaux fruits de sainteté et de fécond apostolat. Venues d'Espagne, les Carmélites jettent, sur ce prodigieux élan de vie chrétienne le rayonnement céleste de leur vie mystique et l'enflamment de leur brûlant amour.
Et la dévotion au Coeur de Jésus ? Appel spécial de Dieu à des âmes choisies, grâce qui semble alors se multiplier et que beaucoup vont puiser dans les traductions des écrits de sainte Gertrude, don précieux fait par leur fondateur à plusieurs sociétés religieuses, on la rencontre un peu partout, sur notre terre d'Europe, au midi, au nord, au levant et au couchant, dans le monde et dans le cloître, chez les Franciscains et les Franciscaines, les Bénédictins et les Bénédictines, les Chartreux, les Dominicains, les Jésuites ; elle entre à Port Royal pour en sortir très, vite, hélas !
Dès 1613, soixante ans avant les révélations de Paray-le-Monial, alors que Jean Eudes n'a encore que douze ans, le Père Joseph, l’Éminence Grise, le confident et l'auxiliaire très discuté de Richelieu, mais aussi le fils très aimant et très pieux de saint François d'Assise, du grand stigmatisé de l’Alverne, écrit dans son Introduction à la vie spirituelle, des choses fort belles sur la dévotion au Coeur de Jésus ; dès 1626, dans la Pratique intérieure des principaux exercices de lu vie chrétienne, il, développe une méthode pour assister à la sainte messe, toute pénétrée de cette dévotion bénie. De l'Épitre au Sursum Corda il faut « affermir la vue intérieure sur le Coeur de Jésus, le Paradis des Coeurs, comme si on était au pied de la Croix, en la compagnie de la Vierge et de saint Jean ». Dans le saint corps de Jésus mourant, le Père Joseph voit le Coeur divin ouvert comme une fournaise ardente. A ce brasier du céleste amour il voudrait consumer son être, mais .cet être n'est pas de cire qui s'amollisse, il est d'argile qui se durcit : «Au moins mon Roi : que ce vaisseau de terre vous serve à quelque chose, mettez-y votre Coeur, lequel en se fondant verse tant de trésors que vous pouvez sans les diminuer en remplir ceux qui vous aiment», (p. 143)
Plus tard, en 1671, dans les Exercices spirituels des religieuses bénédictines de la Congrégation de N. D. du Calvaire, cette méthode du P. Joseph est appliquée par ses" filles non plus à une partie, mais à la messe entière.' Jusqu'à l'Épitre on médite sur le Coeur.de Jésus ouvert en la Croix, mer infinie d'amour, dans laquelle il faut noyer toutes les affections humaines ; de l'Épitre à l'Agnus Dei, Factum est cor meum tanquam cera liquescens (Ps. 21, 15) le Coeur de Jésus « est représenté comme une cire fondue par l'ardeur de l'amour et du zèle qu'il a de sauver les âmes ; » l'âme doit pleurer avec Jésus la perte des âmes, et se résoudre à n'épargner rien pour le servir ; de l'Agnus Dei à la fin de la messe, le Coeur de Jésus est considéré comme une fournaise ardente, où tout est consumé par le céleste amour ; Consummatum est ! Sur la croix, avec Jésus, l'âme doit aussi se laisser brûler par les flammes divines ; mourir à soi-même par l'amour actif, vivre à Dieu et jouir de lui par l'amour fruitif.
Monsieur l'abbé Dedouvres dans son livre : Le Père Joseph et le Sacré-Coeur a dit avec quel zèle le Père Joseph prêcha, en 1635 et 1636, le divin Coeur à ses religieuses du Monastère de la Compassion, au faubourg Saint-Germain, et comment de ce monastère les ardentes leçons du fondateur gagnèrent tous les autres. En 1636, la Maîtresse des novices du Couvent de Tours s'appelle la Mère Marie du Coeur de Jésus ; c'est sans doute la première religieuse qui a porté ce nom béni ! Grâce à sa formation franciscaine et sans doute aussi à des lumières spéciales, le P. Joseph comprend admirablement la grande dévotion ; l'amour, le zèle de Jésus lui apparaissent brûlants dans le Cœur de chair blessé, au milieu de la poitrine ouverte du divin Crucifié.
Quelques années plus tard, le Père Eudes fonde la Congrégation de Jésus et de Marie, (les Pères Eudistes), et, à Caen, le premier monastère de Notre-Dame de Charité. A ses deux instituts il donne, dès le début, la fête du Saint Coeur de Marie, et quelque trente ans après, en 1672, la fête du Coeur de Jésus.
Le saint missionnaire formé à l'Oratoire par Bérulle et le Père de Condren garde toute sa vie leur empreinte profonde : leur doctrine spirituelle très haute, aux larges horizons surnaturels, où l'oeil de l'âme dépasse, du premier regard, les réalités de la terre pour se fixer dans les choses de l'éternité, est celle du Père Eudes. Grandeurs de Jésus et de Marie, Intérieur de Jésus et Marie, Coeurs de Jésus et de Marie, trois noms différents qui, pour Bérulle, pour M. Olier et pour le Père Eudes désignent à peu près une même conception. Sous trois aspects c'est la même doctrine de St Paul: OMNIA IN OMNIBUS CHRISTUS ; VITA VESTRA ABSCONDITA EST CUM CHRISTO IN DEO. Les trois grands serviteurs de Dieu, les trois maîtres de la vie spirituelle, laissant, de côté la vie extérieure et l'aspect extérieur de Jésus, semblent ne voir que son âme ; ils sont du XVIIe Siècle. Les célestes merveilles qu'ils y admirent, les ravissent, et tous les trois, dans des offices magnifiques, qu'ils lèguent à leurs enfants, ils chantent ce qu'ils ont contemplé : l'Oratoire fête les Grandeurs de Jésus et de Marie, Saint Sulpice l'Intérieur de Jésus et de Marie, les religieuses de Notre Dame de Charité et les Eudistes, le Coeur de Jésus et de Marie.
Jésus est le divin Exemplaire dont Marie est la plus exacte Image et chaque âme chrétienne doit se conformer à ce double idéal, qui n'est qu'un idéal : OMNIA IN OMNIBUS CHRISTUS ; VITA VESTRA ABSCONDITA EST CUM CHRISTO IN DEO.
Les deux offices que le Père Eudes a composés pour ses deux fêtes sont très beaux, il y laisse parler son grand coeur ; les hymnes en particulier sont tous brûlants de son amour. Grâce à lui, quelques années avant sainte Marguerite Marie, dans plusieurs séminaires de Normandie, les louanges du Coeur adorable de Jésus sont admirablement célébrées.
Quand la voix et les forces commencent à lui manquer, le vaillant missionnaire compose son ouvrage sur le Coeur admirable de la Très Sainte Vierge. Toute sa vie il en avait mûri la grande et belle idée. Le Xe Livre, le dernier, est consacré au Coeur de Jésus. Ce qu'il avait prêché, ce qu'il avait chanté, il l'écrit pour ses enfants, et pour tous les chrétiens. Il donne des pratiques de piété très simples et très fécondes qui, selon toutes les apparences, seront demain dans l'âme et sur les lèvres de tous en France, et, après demain, peut-être, dans le monde entier : deux familles religieuses ne sont-elles pas là pour continuer son oeuvre et la grandir ! L'ardeur bouillonne chaude et généreuse dans l'âme de ces premiers tenants de la jeune dévotion. Ils la chantent, ils la vivent ; dans les écrits et dans le coeur de leur père vieilli, mais infatigable, ils peuvent encore la boire comme dans une source pure et féconde. Pourquoi,—nous avons, le devoir de nous le demander,— la dévotion au Coeur de Jésus ; n'a-t-elle pas fleuri sur les deux instituts du Père Eudes, comme sur sa tige naturelle ? Celui qui, d'après toutes les vraisemblances, sera bientôt canonisé, que l'Église universelle fêtera demain, est digne de l'élection divine. Pourquoi n'a-t-il pas été choisi ? Les voies de Dieu sont impénétrables.
Il faut d'ailleurs le reconnaître : dans la dévotion eudistine, beaucoup moins précise que celle du Père Joseph, le Coeur de Jésus est trop mêlé au Coeur de Marie, ces deux coeurs au cœur du Fidèle ; l'idée de la dévotion n'apparaît pas assez nette, ni assez distincte ; l'objet matériel, le coeur physique reste trop dans l'ombre ; presque jamais il n'est présenté comme le symbole de l'amour. Le rapprochement était si simple ! Ce ne sont pas les hommes qui en ont pourtant trouvé la si naturelle expression, c'est Jésus lui-même qui a dit à sainte Marguerite Marie, montrant sa poitrine, ouverte : « Voilà ce Coeur qui a tant aimé les hommes »!
(A suivre) A. HAMON.