Le " champ des martyrs" de l'île Madame.
Les morts qui appellent.
Ils n'ont pas cependant cessé d'appeler à eux, les pauvres prêtres qui ont dormi si longtemps sans tombe et sans croix dans les vases ou les sables de nos îles.
Ils appelèrent d'abord par la voix et la plume de quelques survivants. En dépit du beau serment de silence — que d'ailleurs tous n'avaient pas prêté, mais seulement ceux d'un groupe —- Dieu voulut que pour l'avenir il restât des témoignages certains de cette sombre histoire ; et c'est pour cela sans doute que quelques-uns écrivirent et publièrent ce qu'ils avaient vu. Tel Labiche de Reignefort, officiai de Limoges, dont un frère et un cousin étaient morts là-bas, et qui, sept mois après qu'il avait repris son ministère, ayant reperdu la liberté, crut devoir céder à l'idée « jusqu'alors écartée » d'écrire, pendant les loisirs de sa retraite, « la relation exacte de ce qu'avaient souffert tant de généreux confesseurs de la foi ». C'était, avec la prière, « le seul moyen qu'il eût de travailler au salut de ses frères » : et il avertissait, dans la préface de la seconde édition, en 1801, qu'il s'était efforcé de faire disparaître jusqu'aux moindres vestiges d'animosité contre les auteurs de ses souffrances.
C'est en pleine arène, comme j'ai dit et sur le ponton même d'où il voyait chaque jour descendre de nouveaux cadavres, que l'abbé Dumonet composa la relation en vers latins que devait achever à Saintes, en 1795, et publier Lequin. Un autre, le chanoine Texandier, de Limoges, un aimable et fin lettré d'ancien régime, que la mort surprit comme Dumonet dans son pieux travail, s'était mis, au fur el à mesure que tombaient autour de lui les victimes, à rédiger sur elles les notices dont il sentait bien que le martyrologe de France un jour aurait besoin.
Il y a, parus dès 1796, le Récif abrégé des souffrances de près de huit cents ecclésiastiques par un curé de Paris (Philippe Bottim, que Dieu a daigné associer à ces ecclésiastiques persécutés; et le Journal de la déportation des ecclésiastiques du département de la Meurthe, par l'un des déportés (l'abbé Michel., curé de la cathédrale de Nancy. Il y a les Mémoires de l'abbé Michel Soudais, de Sens ; de l'abbé Rousseau, d'Amiens ; du curé Guilloreau, du Mans ; les lettres de l'abbé Rollet, de Saint-Dié ; celles des frères Massainguirat, de Tulle; celle du Lazariste Parisot, de Metz, etc., etc... tous des revenants — ou des morts — de là-bas. On m'en signale qu'on vient de découvrir et de publier à Tours et à Guingamp.
Toute cette histoire existe Les feuillets seulement en sont épars et perdus dans la poussière comme les morts eux-mêmes.
Il y a, dans ces mines obscures et méconnues que sont les revues des Sociétés savantes de province, et les bons gros livres, mal faits quelquefois, mal imprimés et mal vendus, des érudits locaux, quantité de précieux documents tirés peu à peu des archives officielles ou es papiers de familles — et qui n'ont trop souvent fait que passer d'une cave dans une autre. Il ne faudrait que les remettre au vrai jour pour émouvoir les âmes; que les mettre méthodiquement en oeuvre pour que soit établie de façon à peu près définitive la figure de ce lâche et ignominieux carnage ; pour que soit faite à chacun de ces héros son histoire; pour qu'on puisse au moins dresser enfin complète et graver sans mutilation la liste de leurs noms !
Quelques-uns ont essayé de vulgariser cela - l'abbé Guidon avec ses quatre volumes des Martyrs de la foi l'abbé Boudart, avec son petit dictionnaire du Martyrologe du clergé français pendant la Révolution, l'abbé Manseau, avec ses deux in-octavos sur les Prêtres et les religieux déportés, l'abbé Dubois, avec son volume plus maniable Rochefort et les pontons de l’ile d'Aix... Mais les âmes pieuses ne lisent guère plus les gros livres que les dictionnaires aux notices monotones et sèches. De ces ouvrages, qui fournissent de bonnes pierres d'attente, aucun qui soit ni un livre de large propagande, ni un monument de haute histoire définitif. Les fusillés de Quiberon, les noyés de Nantes ont le leur : il manque encore aux prêtres victimes de la déportation.
Cependant, tandis qu'en ordre dispersé les érudits travaillent pour l'avenir, là-bas, dans le coin de terre même où dorment nos prêtres, des mouvements de loin en loin se produisent et font croire que va enfin s'ouvrir l'ère des réparations décisives.
Le petit peuple, il y a cinquante ans, n'a pas encore cessé de penser à eux et de les invoquer comme des saints. A Saintes on cultive dans quelques familles leur souvenir, on garde pieusement comme reliques certains objets qui viennent d'eux, on cite des traits édifiants de leur martyre. Mon père a vu, à Port-de-Barques, pleurer un vieillard en lui racontant les souffrances dont il avait été témoin. Un autre, dont le père a hospitalisé quelques-uns de ces malheureux, attribue à leur protection la belle santé de son grand âge.
C'est d'un paysan anonyme et étranger à sa paroisse, que le tout jeune petit curé de Saint-Nazaire (d'où dépend l'ite Madame), reçut, en. 1863, le coup au cœur, et l'ordre d'en haut : duc in allum. Comme sa promenade, par hasard, l'avait conduit tout le long de la Passe jusqu'au bas de l'île, il fut tout étonné de voir ce paysan à genoux qui priait. Et le bonhomme, interrogé, apprit à M. le Curé: « Vous ne savez donc pas que c'est ici que sont enterrés les saints ? » et que son grand-père l'avait mené là dix-huit ans avant et lui avait recommandé de les invoquer dans ses peines. Vox populi... Le culte des « saints de l'île Madame » a sa racine dans le coeur du peuple certainement; et quelques traits de ce genre composent à peu près toute sa préhistoire.
L'abbé Manseau donc se mit à l'oeuvre, commença de fouiller les archives, de recueillir des documents, des souvenirs, de publier des récits. En même temps et ce fut le mieux, il amena sur la lande sacrée son évêque, alors Mgr Landriot; et comme tout chrétien qui vient là est saisi et soulevé par le vol montant de ces belles âmes, on décida d'enthousiasme d'élever un monument. On constitua, suivant le rite, une commission avec son trésorier. On eut la bénédiction de Pie IX, d'éloquentes lettres de plus de trente évêques, et même des souscriptions. Seulement on négligea de planter en attendant, sur les pauvres morts, la moindre croix de bois et de commencer vers le saint lieu les pèlerinages...
Après dix ans, après vingt ans, rien n'était fait Le petit curé était devenu curé-doyen de Saint-Martin-de-Ré. Il avait trouvé là les traces d'autres déportés, ceux de fructidor, qui avaient été détenus à la citadelle et au château d'Oléron. Il voulut joindre malencontreusement leur histoire, qui est toute différente, à la première, au lieu de mettre au point celle-ci et de lui faire voir le jour. Si bien qu'il mit vingt-trois ans à publier son ouvrage.
Pendant Ce temps el la guerre, et l'expulsion des congrégations, et la laïcisation des écoles avaient tourné à d'autres soucis les âmes; et l'Oeuvre de l’ile Madame devait en demeurer là pendant quarante ans...
Son successeur à Saint-Nazaire, l'abbé Hervoire, avait seulement profité, en 1871, des bonnes dispositions du commandant de la citadelle pour faire taire, par une escouade de soldats, une fouille dans l'endroit appelé communément le Cimetière des prêtres.
En effet, à un mètre du sol, on trouva un squelette d'homme sans cercueil et sans trace de vêlements — la loi de confiscation était appliquée aux déportés jusqu'à dépouiller leurs cadavres des moindres haillons — mais les bras chrétiennement pliés en croix sur la poitrine. De quoi on dressa un procès- verbal bien ' en forme, et puis on recoucha les ossements dans le sable sans marquer seulement la place.
S'il y a aujourd'hui en un point de la lande quelques gros galets enfoncés dans le sol et dessinant à peu près une croix, c'est beaucoup plus tard qu'on eut l'idée de ce signe funéraire — le seul en toute l'île! —- lorsque un habitant de Port-des-Barques ou de Rochefort, en voulant « enrocher un cheval crevé dans ce terrain désert,» eut mis à nu quatre nouveaux squelettes qu'il enferma généreusement dans un sac avant de les inhumer à nouveau...
A Mgr Landriot devenu archevêque de Reims, avait succédé Mgr Thomas. Et celui-ci, ardent et généreux, s'était épris de la cause. Il voulait un monument pour Mgr de La Rochefoucauld, dernier évêque de Saintes, massacré aux Carmes, et un autre à l'île Madame, pour les martyrs dont il avait le dépôt et la garde.
Mais à son tour il devait s'en aller porter la pourpre à Rouen sans avoir commencé seulement de réaliser son rêve.
En 1890, de nouveau sans doute, la voix des morts abandonnés parla et quelques âmes en tressaillirent En faisant à l'île d'Aix depuis dix ans des terrassements pour de nouvelles batterie*;, on avait découvert des quantités d'ossements qui, d'abord charriés dans les tombereaux avec la terre, formèrent les remblais de défense. Et les soldats du fort jouaient aux boules avec les crânes... Cela donna à l'amiral Maudet, maire de l'île, l'idée de les recueillir et de les abriter dans l'église.
Puis il fit, avec son curé, le projet de remplacer la masure de son église par une grande basilique dédiée à Notre-Dame des Martyrs, dont le clocher et la statue domineraient toute la rade. Mgr Ardin y alla d'une lettre pastorale catégorique, et qui ordonnait des quêtes dans tout le diocèse. On créa un comité, deux comités avec, en tête, l'archevêque de Paris et l'archevêque
de Malines (à cause des prêtres belges de la seconde déportation), et le comte de Mun, et M. Harmel, et le général de Charette, et des amiraux, tout un état-major dont personne, sans doute, n'a jamais fait le pèlerinage Et l'on fit encore appel à la charité et à la vanité du monde, promettant aux donateurs à la fois des messes et, suivant le chiffre de la souscription, armoiries, plaque de cuivre, ou simples initiales : apparentes dans l'église ». Et un autre curé d'une toute petite paroisse voisine publia un livre et partit porter la bonne parole, comme au quinzième siècle les envoyés du chapitre de Saintes étaient allés prêcher jusqu'en Allemagne pour la reconstruction de la cathédrale Saint-Pierre. On ramassa encore de l'argent, et l'on commença par acheter un champ pour la future église...
Ce champ, un indigène, depuis vingt ans, y cultive, paraît-il, du maïs et des pommes de terre Dans quelles brumes de l'Océan s'est fondue cette basilique de rêve ?
Peut-être le projet fut-il trop ambitieux, ou prématuré, ou mal conduit ?... Peut-être, tout légitime et bien intentionné qu'il était, fut-il le tort devant Dieu, qui donne le succès à qui il lui plaît de se dresser comme en concurrence au projet de monument à l'île Madame, qui avait la priorité et la bénédiction du Pape?...
Toujours est-il que le pèlerinage qui s'était ébauché dans l'été de 1890, tomba vite Et si, du moins, les morts de l'île d'Aix avaient désormais une cloche et des prières bourdonnant au-dessus d'eux, ceux de l'île Madame attendaient toujours, dans leur champ solitaire et piétiné par les boeufs qu'on vint planter sur eux le signe sacré et dire l'office des morts.
Quelqu'un, cependant, sans se lasser, sonnait pour eux — et pour tous — cet appel funèbre qu'on nomme, en quelque part de la Saintonge, « la chante-pleure ».
C'était un laïque, un bibliothécaire de Saintes, mais de quelle foi ! de quel labeur ! et de quelle vaillantise ! Pendant quarante ans exactement, Louis Audiat — je lui dois trop pour ne pas avoir fierté à le nommer ici — a remué tout le vieux sol de Saintonge, en a déchiffré toutes les pierres, dépouillé toutes les archives et a publié quarante volumes d'inédit, et par la parole, la plume et l'action, s'est efforcé d'en faire surgir aux yeux toute l'histoire. Quel destin l'avait amené du Bourbonnais ici, et, lui faisant un jour refaire exactement le trajet qu'avaient suivi les soixante-seize ecclésiastiques de son pays, l'avait, de la chapelle des Clarisses, de Moulins, où il s'était entretenu avec Mgr de Dreux-Brézé de la plaque de marbre à rappeler leur incarcération, conduit, par Limoges, La Rochefoucauld, Cognac, douloureuses étapes, par Saintes — la bonne ville qui était toute riche encore de leurs souvenirs —jusqu'à l'île Madame et à son ossuaire invisible, puis jusqu'à La Rochelle et au grand coeur de Mgr Thomas qui lui fut du premier coup et pour toujours ouvert ?
Homme d'étude et homme d'action à la fois, tout de suite pour l'enquête historique à instruire comme pour la propagande du culte dû à ces oubliés, il avait offert son concours et s'était mis à l'oeuvre.
Pour l'enquête historique, il se mit à éditer des relations, des documents, à écrire des biographies de déportés, à retrouver et redresser les noms de la funèbre liste, S'il n'a pas fait l'ouvrage d'ensemble qu'il eût pu mener à bien, c'est qu'un autre s'en était chargé.
Lui se donna donc à d'autres tâches, comme d'écrire la vie et la mort des deux La Rochefoucauld, l'évoque de Saintes et l'évêque de Beauvais, massacrés par les septembriseurs, et à présent en instance de canonisation...
Mais s'il y avait pour les érudits, pour les chercheurs une lâche primordiale qui était d'établir par une documentation scrupuleuse l'état-civil et l'histoire exacte des prêtres victimes de la Teneur afin qu'on les connût bien d'abord et que l'Eglise pût un jour les mettre sur .ses autels, il n'admettait pas que le peuple chrétien tout entier manquât pour ceux-ci à la piété due aux morts et no vint pas aux lieux de leur sépulture ériger quoi que ce fût qui rendit hommage à leur souvenir, et provoquât les âmes à la prière.
En 1870, dans sa vibrante brochure, les Pontons de Rochefort, il dressa d'un geste vigoureux ce qui devait être « ce qui serait ici un monument funéraire et triomphal portant la croix dans les airs au-dessus des houles de l'Atlantique... » Un peu plus tard, il donnait à la Société bibliographique un tract sur les Déportés de 1793 ; et à chaque occasion, en des articles véhéments, qui encourageaient ici ou là, à l'île d'Aix comme à l'île Madame et partout, ceux qui tentaient quelque chose mais qui s'enfonçaient comme des coups de fourche dans l'apathie générale, il agitait ce scandale obstiné de centaines de prêtres, après de telles tortures, une telle mort, n'ayant pas encore au bout d'un siècle reçu de leurs confrères, de ceux qui leur ont succédé dans leurs paroisses, ni de personne, le moindre témoignage de respect ni ce signe delà croix qui les a fait prêtres d'abord et martyrs ensuite !
Je connais sa manière modeste, prudente, tenace, je sais ce qu'il eût fait s'il eût été le maître d'agir, ayant vu comme il éleva une statue à Bernard Palissy, comme il plaça des plaques de marbre pour commémorer à la tour de Broue Duguesclin, à la chaussée Saint-James la victoire de Taillebourg, à la cathédrale de Saintes saint Louis et Mgr de La Rochefoucauld.
Non seulement à l'île Madame, à l'île d'Aix, à Brouage, à toutes les stations du calvaire de la déportation il eût fait, en attendant mieux, quelque chose, posé une pierre, planté une croix. Mais il eût voulu que par toute la France, les fidèles apprissent à se souvenir des prêtres qui étaient morts là-bas pour garder le serment de leur ordination et sauver l'Eglise de France : « Comment n'y a-t-il pas, écrivait-il, dans la paroisse de chacun de nos modernes martyrs, dans la paroisse qu'il évangélisait lorsqu'il en fut violemment arraché pour être conduit au trépas, une plaque commémorative, un mot, un signe qui te rappelle à ses parents, à ses successeurs, aux fidèles ?... »
Et voilà, je pense, tracé le programme aussi précis qu'il peut l'être à l'action pratique de ceux qui entendront cette fois la voix des morts et qui se prendront de ferveur pour une si sainte cause…
Gabriel AUBRAY.
A suivre…