LES SIX CENTS PRETRES MARTYRS
Des îles de la Charente (1793-1795)
L'Ile Madame.
L'endroit où je vous mène d'abord est un des lieux les plus émouvants de France. Ni sur nos ossuaires de l'Est, ni sur le Champ des Martyrs à Auray, il ne plane autant de pensées mêlées, ardentes, mettant l'âme en tumulte. Et, tout chargé qu'il soit de la tristesse du couchant impérial, le rocher lointain de Sainte-Hélène ne doit pas soulever dans l'intime de l'être une telle houle de sentiments violents...
Ici, comme là-bas, c'est un îlot perdu, presque désert
— un fort, une ferme au milieu des terres, voilà tout.
— c'est, pareillement, «un écueil battu par la vague plaintive...» Mais, bien que la Mort ait sacré ce sol plus qu'un autre, le tombeau n'y paraît pas, que le regard de «celui qui sait» y cherche, Aucune gloire n'a encore éclairé de son rayon ce pâle rivage maussade, dont quelques ormes rabougris comme des arbrisseaux sont la seule parure. Rien, rien qui arrête la vue et fixe la méditation. Et si vous n'apportiez avec vous, en vous, l'essaim bouillonnant des souvenirs, de la poésie, de la prière, peut-être, au lieu de la ferveur qui vous prend et vous exalte, n'éprouveriez vous devant cet isolement sans grandeur — qui est un méprisant abandon — qu'une stupeur morne ou une sécheresse dégoûtée.
Nous sommes à l'embouchure de la Charente, au centre de cette belle rade, dont les côtes basses et fuyantes de l’Aunis, les îles de Ré et d'Oléron, minces rideaux de verdure légère, qui se profilent en cercle sur l'horizon, font, aux jours clairs et calmes, comme un lac immense d'un bleu, léger, un paysage de mer d'une douceur incomparable. Or, la rive gauche du fleuve qui se prolonge en presqu'île autant qu'elle peut, finit, après le dernier village, Port-des-Barques, et sa grève, par une sorte de jetée naturelle d'un quart de lieue, formée, presque au ras de l'eau, de roches, de cailloux et de sable, qui rattache à la terre, comme ferait un câble, à moitié submergé, une motte calcaire, de deux à trois mille pas de tour, d'une vingtaine de pieds au-dessus du flot et sa partie la plus haute. Cette jetée, que l'eau, il n'y a pas encore- longtemps, couvrait sur une certaine longueur chaque marée, c'est la «Passe-aux-Bœufs » et cette motte de terre, c'est l'île Madame.
Plongeant sur tout un côté duis la mer par des marais qui se confondent avec elle, et de l'autre présentant à la vague la falaise rongée de son flanc droit, elle semble, il marée basse, quand l'eau s'est loin, très loin retirée, comme une épave prise dans les vases, ou un ponton échoué dans les lagunes, une manière de presqu'île aux contours vagues, cap désert de la fin des terres et morne écueil, où l'on n'aperçoit par-dessus une haie d'arbrisseaux que le faite crénelé de la blanche caserne-forteresse.
Elle fut cela, eu effet, le dernier ponton ou se consomma le supplice des prêtres marqués, par la Révolution pour la mort, puis l'épave funèbre qui durant plus d'un siècle, a gardé fidèlement sous le suaire immobile de sa lande les corps des héros que, pour la fin de leur martyre, elle avait, au mois d'août 1791, maternellement accueillis dans ses flancs.
Hic ceciderunt, hic jacent... Dans ces terrains vagues qui la bordent au sud et à l'ouest, anciens lais de mer qu'on ne cultive pas (res nullius) que pâturent les bêtes, et où l'on voit ou croit voir certaines ondulations, certaines rides, prés de trois cents prêtres français (on a les noms et les actes mortuaires de 275) sont couchés, oubliés, perdus, depuis cent dix-huit ans, sans tombe et sans croix, attendant le grand réveil des corps et l'entrée dans la gloire divine que leur foi héroïque, leurs souffrances sans nom, et leur mort, vraie Passion du Calvaire, leur ont assurée.
"Mes chairs sont consumées, dit Job, mes os se sont collés à ma peau, il ne me reste plus que les lèvres autour des dents… Et j’ai dit à la pourriture: tu es mon l'ère...
Mais Je ressusciterai au dernier jour. Je serai à nouveau revêtu di ma peau, je reprendrai ma chair et mes yeux pour contempler Dieu..."
Comment, en foulant ce sol, ne pas se rappeler ce texte violent, et en respirer l'odeur mêlée de pestilence et de suavité, tant il s'applique exactement aux pieuses victimes qui sont moites ici, rebut du monde, oints du Seigneur, de la mort la plus ignominieuse, ta mort par la pourriture et la vermine, dans ta sentine horrible des pontons, et sur le charnier que fut celle île...
Or, à marée haute, il semble que l'île monta avec la vague et qu'elle, flotte maintenant comme une arche d'un dessin très net sur le ciel et la mer bleue, à peine retenue a la terre par le ruban blanc de sa chaussée pierreuse à fleur d'eau. Et c'est une arche sainte, aussi, une châsse émouvante en sa pauvreté, le reliquaire très humble qui garde un trésor grandiose, qui le garde tout seul dans le cantique sans fin de la mer et sous la veillée des étoiles.
L'île Madame, est-ce bien son nom définitif ?
Elle fut l’Ile Citoyenne a l'heure où la Révolution lui a fait une histoire. Ses prisonniers de l'été de 1701 la baptisèrent, en la consacrant à la Vierge, l’Ile Notre-Dame, «L’Ile des Prêtres», l'a longuement nommée le populaire d'à côté. Peut-être un jour ne l'appellera-t-on pas autrement que l’Ile des Saints ou l’Ile des Martyrs?...
Gabriel AUBRAY.
A suivre…