LES SIX CENTS PRETRES MARTYRS
Des iles de la Charente (1793-1795)
L'Ile d'Aix.
Un peu plus loin et comme au milieu de cette mer intérieure que forme avec les bords de la rivière la ligne verte et blonde de Ré et d'Oléron se détache, avec ses deux phares blancs et la masse sombre d'un bois de pins, l’Île d'Aix.
Celle-ci, au moins, a un nom. De Rochefort et de Fouras, même de Royan et de tous les ports et de toutes les plages de la côte et des îles on va en excursion à l'île d'Aix.
Un grand souvenir a fait jusqu'ici l'unique attrait de ce pan de terre crayeuse, de 200 à 1.500 mètres de large et de son petit village de 230 habitants.
Lorsque, en effet, on a franchi la porte du rempart qui enserre toute l'extrémité sud de l'île, au bout de la chaussée battue du flot jaunâtre, on est, malgré les ormes sans grandeur et tes canards en liberté, sur la place d'Austerlitz ; et dans une des trois rues du village, parmi les maisons basses, il y en a une un peu plus haute, d'ailleurs banale et sans style, qui porte à son fronton une aigle et une plaque de marbre, et qui est la maison de Napoléon. Ici, entre l'île d'Elbe et le rocher de Sainte-Hélène, le grand oiseau de proie, qui de Corse avait fondu sur la France et tenu l'Europe un moment dans ses serres, est venu s'abattre un soir, l'aile cassée. C'est d'ici qu'après avoir pendant sept jours scruté la brume, pendant sept nuits interrogé son destin, le 15 juillet 1815, à trois heures et demie du matin, avant l'aube, il est parti se livrer, vaincu, prisonnier, au chasseur qui le traquait depuis quinze ans. « Quelle est donc la magie de la gloire » disait Chateaubriand, s'arrêtant quand on lui dit que le Sousonghirli qu'il venait de traverser c était le Granique ; et comment se fait-il que le nom lointain d'un homme suffise à immortaliser un petit fleuve dans un désert? »
Ainsi de cette maison : Napoléon l'avait fait bâtir pour être l'hôtel de la place, à l'époque où il fortifiait l'île afin de protéger contre les Anglais sa rade; et elle fut, en face de l'Angleterre, lui fermant toute issue, son dernier asile d'une semaine avant de quitter pour jamais la France. Dans cette petite chambre du premier au papier à fleurs bleues, il a crispé de rage son front impuissant ; de ce balcon, il a regardé longuement, longuement la mer, guettant une échappée à travers la croisière ; sur ce lit de noyer à rideaux de reps grenat, son insomnie a rêvé la fuite en Amérique, une épopée nouvelle, ou peut-être, s'il était sincère en l'écrivant, une retraite à la Jean-Jacques « dans le sein de la nature et dans la solitude qui convenait à ses dernières pensées ». Sur cette table ronde d'acajou à dessus de drap vert, il a, toujours grandiloquent et soignant jusqu'au bout sa mise en scène, écrit la lettre fameuse au régent d'Angleterre. « Je viens, comme Thémislocle, m'asseoir au foyer du peuple britannique...» Et cet escalier de pierre aux murs nus a entrevu dans le sombre matin sa silhouette légendaire, suivie de cinq ou six ombres fidèles, Bertrand, Gourgaud, Montholon, Rovigo, Las-Cases, s'en aller par la porte basse de la rue et s'enfoncer dans la nuit pour toujours... Cela suffit pour que l'île d'Aix ait dans
l'histoire sa place, pour qu'à celte maison l'on vienne, qu'à ce balcon l'on rêve en écoutant gémir la vague et pleurer le vent…
Ah ! si de ce balcon l'on pensait, l'on savait quel ossuaire on domine ! Sur toutes les côtes de celte rade, dont on voit si bien du haut des remparts se dessiner le profil circulaire, si l'on savait tout ce qui dort enseveli, mais prêt sans nul doute à germer du sol sous la rosée des prières et à porter fleurs et fruits d'exemples émouvants, de grâces surnaturelles et de miracles !... Ici, un soldat de fortune, à qui quelques coups d'épée merveilleux ont taillé pour la parade des siècles un manteau de géant, mais qui n'était après tout qu'un petit homme gros et court, ce qui avait dû, tout comme un autre, grimper pour rembarquement sur les épaules d'un marin, a vu, jouet d'un pouvoir plus haut, se terminer lamentablement sa courte aventure : et cela est assez pour que la pitié vienne saluer sa trace... Mais là, dans ce champ clos, d'eau tantôt dormante, tantôt houleuse, l'Eglise catholique avait, vingt ans avant, dans sa lutte éternelle contre le monstre du mal et de la haine, livré une bataille grandiose, sacrifié pour la victoire des centaines de victimes, comme en l'arène du Colisée et au temps des Catacombes a chanté enfin sous le ciel de Dieu le poème de souffrance et de mort le plus beau qu'il y ait pour la France et le plus fécond : et jusqu'à hier encore, nul signe n'appelait le visiteur et ne marquait la place de l'hécatombe Regardez pourtant, si le temps est clair ; sur ce paysage aux nuances très fines, où rien de saillant ne se détache, où rien ne fait monter la pensée religieuse que la flèche des clochers épars sur le marais, Fouras, Moëze, Maternes, on peut vous montrer du doigt, comme en un chemin de croix, les stations douloureuses où sont tombés par phalanges les martyrs.
Au premier plan vient vers vous l'île Madame, centre de l'ossuaire, radeau flottant qui porte entre les deux mers son vaste cimetière et qui porterait admirablement un autel...
Par delà l'île Madame, apercevez-vous, se dressant dans la solitude de la plaine, les remparts en ruines d'une citadelle où parmi de rares maisons émergent de grands ormes : c'est brouage, la ville morte, dont le tourisme vient parfois traverser l'étrange solitude et regarder d'en bas la grave silhouette. Une cinquantaine de prêtres y sont morts après de longues souffrances et sont là ou là enterrés.
A l'Ouest, une autre petite forteresse est en éperon à l'avant de l'île d'Oléron : c'est Le Château, qui eut ses prisonniers aussi cl qui en garde quelques-uns dans son cimetière. Saint-Martin de Ré, au Nord, a reçu un millier de prêtres et de religieux lors de la seconde déportation, celle du Directoire, en 1797, après fructidor ; et comme celle-ci fut un peu moins sauvage que la première et moins meurtrière, il n'en a péri sur place qu'une soixantaine.
Mais, du côté de la terre, l'estuaire de la Charente fut comme la dévorante fosse commune, où, sous la Terreur, pendant onze mois de l'année 1791, furent jetés, sans cercueil et tout nus, les corps des prêtres morts au charnier des pontons. De même qu'on a repéré jusqu'à Rochefort la route des navires par des feux de nuit, on aurait pu, on aurait dû presque tout le long des rives planter des croix funéraires, puisque, charriés par les courants du fleuve ou hâtivement enfouis dans les vases les plus proches, les restes de ces saints —-des restes qui sont des reliques ! — reposent çà et là, partout répandus, et sanctifient obscurément toute cette côte saintongeaise.
Il y en a sans doute à la Cabane Carrée, près de la ville; il yen a certainement autour du fort Lupin, autour du fort de la Pointe, à côté du Port-des-Barques. Qui descendrait le fleuve, pour faire aux îles sacrées son pèlerinage eu suivant la même voie qu'ont suivie autrefois les déportés, devrait se tenir tête nue et la prière aux lèvres, ainsi qu'on va dans une allée de cimetière ; et la poésie, la tristesse poignante de ce marais herbeux qui s'étend à perte de vue, avec quelques arbres frissonnant au bord des canaux, rendrait plus pénétrante l'émotion pieuse dont on se sentirait envahi en défilant parmi ces morts...
En cette même île d'Aix, où le seul souvenir de Napoléon vous haute, vous ne pouvez faire un pas à travers tes sables fleuris d'immortelles sans fouler une place où des morts aient reposé... Comme le paysan phrygien qui, menant César dans la lande broussailleuse où jadis avait été Troie, l'arrêtait tout à coup : « Prends garde, tu vas ici marcher sur les cendres d'Hector », un monument devrait avertir l'étranger, clore les bouches et faire monter l'oraison : «Passant, recueille-toi et songe : deux cent dix corps sacrés dans ce pli de terre ont dormi. » Sous la vigne et le blé, sans doute, il en reste encore. Mais la charrue si longtemps a mis des ossements au jour. Et quand on a fait les terrassements des forts, la pelle des soldats en a tant remué ! Dans la crypte de la pauvre église où vous pouvez descendre, on a réuni, il y a vingt ans le plus de crânes et de tibias, qu'on a pu, prêtres et forçats, victimes et bourreaux confondus jusqu'au grand tri de la résurrection éternelle. Hélas ! que de poussière humaine est restée mêlée au sable de la dune ou s'est envolée dans le vent du large!...
Ainsi près de trois cents enterrés à l'île Madame, plus de deux cents à l'île d'Aix, quarante à Brouage, près de cent ça et là perdus dans les vases de l'estuaire, voilà bien pour s'en tenir à la persécution exclusivement sacerdotale de 1791 et aux déportés des pontons, un reliquaire national incomparable, le plus grand sans doute de France — les prêtres massacrés en septembre 92 dans le jardin des Carmes ne furent guère plus d'une soixantaine — le premier du monde peut-être, après les catacombes de Rome.
Ce reliquaire pourtant, auquel presque toute la France a fourni, est de presque toute la France ignoré ; et bien peu connaissent en ses détails l'histoire de cette épouvantable mais héroïque hécatombe.
Gabriel AUBRAY.
A suivre…