CHÄTEAU DE CHANTILLY. VUE GÉNÉRALE.
CHANTILLY
PAR LOUIS TARSOT.
HISTOIRE
Parmi les châteaux français qui n'ont point été bâtis ou possédés par nos rois, Chantilly se place au premier rang. Cette résidence a gardé à travers les siècles un renom de luxe princier et de noble hospitalité qui s'est perpétué jusqu'à nos jours, et que le dernier possesseur, le duc d'Aumale, s'est fait un devoir de justifier. Au dix-septième et au dix-huitième siècle, les familiers de la maison comparaient volontiers Chantilly à Versailles, et cette ambitieuse comparaison n'étonnait pas ceux qui avaient eu l'honneur d'être les hôtes des princes de Condé.
Trois noms résument l'histoire du château de Chantilly : ceux du connétable de Montmorency, qui l'a transformé; du grand Condé, qui l'a rempli de sa gloire; du duc d'Aumale, qui l'a restauré. Et pourtant,
bien avant Anne de Montmorency, un manoir s'élevait au milieu des étangs alimentés par les eaux de la Nonette, et l'origine de ce manoir se perd dans la nuit du moyen âge. Il appartint tour à tour aux seigneurs de Senlis, aux familles de Laval et d'Orgemont.
C'était une place très forte qui subit plus d'une fois les assauts des Anglais et des Bourguignons, et quand à la fin du seizième siècle le mariage de Marguerite d'Orgemont avec Jean II de Montmorency la fit passer à de nouveaux maîtres, ses vieilles murailles portaient plus d'une noble cicatrice.
Les seigneurs de la maison de Montmorency ne paraissent pas s'être occupés particulièrement de Chantilly avant 1522, époque où le grand connétable fit ériger en châtellenie cette terre où il était né. En même temps, il transformait les cours et les appartements du vieux château, auquel il conserva extérieurement l'aspect d'une forteresse ; mais, le trouvant trop étroit, il fit bâtir par Jean Bullant le Châtelet, placé sur une île voisine et réuni par un pont-levis aux constructions primitives. Des bosquets et des parterres furent plantés et dessinés; les futaies de la forêt ouvrirent aux chasseurs des routes cavalières, et lorsque Charles-Quint, traversant la France, reçut la fastueuse hospitalité du connétable, il put lui dire sans flatterie que son château rivalisait, sinon pour la grandeur, du moins pour le luxe et les commodités, avec les plus belles habitations royales. Ce n'était pas un mince éloge dans la bouche d'un homme qui venait de visiter Chambord et Fontainebleau.
Pendant toute la fin du seizième siècle, Chantilly fut avec Écouen la résidence habituelle des ducs de Montmorency. Le connétable, en disgrâce, l'habita souvent pendant les dernières années du règne de François Ier. Le dauphin, depuis Henri II, venait en secret demander des conseils à l'illustre exilé qui, vers la fin de sa vie, reçut dans ce même château le jeune roi Charles IX et la régente Catherine de Médicis.
Ses fils François et Henri héritèrent de son affection pour Chantilly. Henri y donna de superbes fêtes à l'occasion d'une visite d'Henri IV, qui lui avait confié, en 1595, l'épée de connétable. En cette même année, était né dans ce château le dernier duc de Montmorency, l'infortuné Henri, maréchal de France, qui osa se révolter contre Richelieu, et, vaincu à Castelnaudary, fut jugé et décapité à Toulouse en 1632.
Cette mort tragique fit passer le domaine de Chantilly entre les mains de Charlotte de Montmorency, soeur du maréchal et femme d'Henri II, prince de Condé. Cette princesse avait été d'une surprenante beauté, et cette beauté fit tant d'impression sur Henri IV que, pour préserver son honneur, le prince de Condé dut s'enfuir à Bruxelles avec sa femme.
Pendant plus de la moitié du dix-septième siècle, l'histoire de Chantilly ne se distingue pas de celle des autres résidences princières. Ce beau séjour voit arriver pendant les mois d'été les Montmorency ou, plus tard, les Condé, avec leur suite presque royale. On reçoit grande compagnie, on se promène dans les bosquets et les parterres, sur les canaux peuplés de carpes familières; on chasse surtout, car la chasse est le passetemps favori des grands seigneurs du temps. Mais à partir de 1632, le château prend une animation inaccoutumée. Une brillante jeunesse l'emplit de ses jeux et de ses éclats de rire. Les yeux sont éblouis par les grâces naissantes d'Anne-Geneviève de Bourbon, la future duchesse de Longueville. Le duc d'Enghien, qui sera bientôt le grand Condé, étonne par les brusques saillies de son esprit impétueux et prime-sautier.
La grande époque de Chantilly va commencer.
En 1646, le duc d'Enghien devient prince de Condé. Pendant les quatre années qui suivent, dans l'intervalle de ses victoires, il fait à Chantilly de fréquents séjours. Les familiers de l'hôtel de Rambouillet, les Voiture et les Sarrasin sont ses hôtes ordinaires; Mlle de Scudéry le peint avec complaisance sous les traits du grand Cyrus. Il aime d'un amour chevaleresque Mlle du Vigean, et cette noble fille, qui partage sa passion, s'enferme dans un cloître pour n'y pas succomber.
En ces courtes années, Chantilly apparaît comme le refuge du bel esprit et des sentiments délicats. Soudain la Fronde éclate.
STATUE D’ANNE DE MONTMORENCY
PAR M.PAUL DUBOIS.
Condé s'y jette corps et âme à la suite de la duchesse de Longueville. En 1650, il est emprisonné à Vincennes; en 1653, il passe dans le camp des Espagnols. Chantilly ne le reverra plus avant une quinzaine d'années.
Pendant ce temps, la cour paraît avoir considéré ce château comme une résidence royale. En 1656, Mazarin s'y installa pour attendre la reine Christine de Suède, qui allait à Compiègne visiter Anne d'Autriche et Louis XIV. Il dîna avec cette princesse. Le roi et Monsieur arrivèrent à Chantilly comme de simples particuliers. Mazarin les présenta à la reine comme deux gentilshommes des plus qualifiés de France.
Christine les reconnut pour avoir vu leurs portraits au Louvre, et répondit qu'ils lui paraissaient être nés pour porter des couronnes. Alors le roi, sans feindre plus longtemps, s'excusa de la recevoir trop simplement dans ses états. La reine de Suède le remercia et, ajoute Mme de Motteville, « le roi, quoique timide en ce temps-là, et nullement savant, s'accommoda si bien de cette princesse hardie, savante et fière, que, dès ce premier instant, ils demeurèrent ensemble avec agrément et liberté de part et d'autre ».
A sa rentrée en France, en 1660, après la paix des Pyrénées, Condé, encore suspect, est relégué dans son gouvernement de Bourgogne. Louis XIV veut tenir quelque temps loin de sa cour ce prince orgueilleux qui lui a disputé la couronne. Après la conquête de la Franche-Comté, il lui permet enfin le séjour de Chantilly. Condé, vieilli avant l'âge, revoit avec joie ces beaux lieux témoins des meilleurs jours de sa jeunesse.
Grâce à l'habile administration de son intendant Gourville, il peut désormais sortir sans trouver dans son antichambre une double haie de créanciers.
Il va jouir en paix de sa fortune et la consacrer avec amour aux embellissements de Chantilly. De son temps, les bâtiments du château ne reçoivent que d'insignifiantes modifications, toutes relatives à l'amélioration des dispositions intérieures. Il fait peindre cependant, dans une galerie du petit Châtelet, une suite de tableaux représentant les principales scènes de sa vie. Mais les jardins et les parterres sont l'objet de sa prédilection.
Louis XIV consent à prêter Le Nôtre pour les travaux de Chantilly. L'illustre jardinier combine un plan à la fois grandiose et original. Il transforme la terrasse qui réunit le château aux bosquets de Sylvie; il trace le vaste parterre orné de pièces d'eau qui s'étend jusqu'au grand canal de la Nonette, et, pour compléter la perspective, il dessine sur la colline opposée la belle pelouse du Vertugadin. C'est alors qu'on est en droit de comparer Chantilly à Versailles, encore inachevé, et dont les eaux, amenées à grand' peine de la Seine et de l'Eure, ne valent pas les belles sources qui alimentent le parc du grand Condé. Tous ces travaux sont exécutés en quelques années avec une rapidité merveilleuse, et, en 1671, Chantilly est tout prêt pour recevoir le grand roi.
A cette date, en effet, la réconciliation est complète entre Louis XIV et son cousin, jadis rebelle, devenu le plus fidèle des sujets et le plus soumis des courtisans. Pour la sceller, le roi consent à visiter Chantilly.
C'est toujours à Mmede Sévigné qu'il faut revenir pour les détails de cette réception fameuse. Dès le 17 avril, elle écrit à sa fille: « Jamais il ne s'est fait tant de dépenses au triomphe des empereurs qu'il n'y en aura là; rien ne coûte; on reçoit toutes les belles imaginations, sans regarder à l'argent. On croit que Monsieur le prince n'en sera pas quitte pour quarante mille écus ; il faut quatre repas; il y aura vingt-cinq tables servies à cinq services, sans compter une infinité d'autres qui surviendront : nourrir tout, c'est nourrir la France et la loger; tout est meublé; de petits endroits qui ne servaient qu'à mettre des arrosoirs deviennent des chambres de courtisans. Il y aura pour mille écus de jonquilles; jugez à proportion! »
Le 24 avril, la marquise reprend sa narration : « Le roi arriva hier au soir à Chantilly; il courut un cerf au clair de la lune; les lanternes firent des merveilles; le feu d'artifice fut un peu effacé par la clarté de notre amie, mais enfin le soir, le souper, le jeu, tout alla à merveille. Le temps qu'il a fait aujourd'hui nous faisait espérer une suite digne d'un si agréable commencement. Mais voici ce que j'apprends en entrant ici, dont je ne puis me remettre et qui fait que je ne sais plus ce que je vous mande: c'est qu'enfin Vatel, le grand Vatel, maître d'hôtel de M. Fouquet, présentement à Monsieur le prince, voyant que ce matin, à huit heures, la marée n'était pas arrivée, n'a pu soutenir l'affront dont il a cru qu'il allait être accablé, et, en un mot, il s'est poignardé. Vous pouvez penser l'horrible désordre qu'un si terrible accident a causé dans cette fête. Songez que la marée est peut-être arrivée comme il expirait. Je n'en sais pas davantage présentement. Je pense que vous trouvez que c'est assez. »
CHATEAU DE CHANTILLY, VU DU PARC.
Le 26 avril, Mlle de Sévigné a reçu de nouveaux détails qu'elle communique encore à sa fille: « Le roi, écrit-elle, arriva jeudi au soir; la promenade, la collation dans un lieu tapissé de jonquilles, tout cela fut à souhait. On soupa. Il y eut quelques tables où le rôti manqua, à cause de plusieurs dîners à quoi l'on ne s'était point attendu. Cela saisit Vatel; il dit plusieurs fois: « Je suis perdu d'honneur ! voilà un affront que « je ne supporterai pas. » Il dit à Gourville: « La tête me tourne, il y a douze nuits que je n'ai dormi; aidez-moi à donner des ordres. » Gourville le soulagea en ce qu'il put. Le rôti qui avait manqué, non pas à la table du roi, mais aux vingt-cinquièmes, lui revenait toujours à l'esprit. Gourville le dit à Monsieur le prince. Monsieur le prince alla jusque dans la chambre de Vatel et lui dit: « Vatel, tout va bien; rien n'était si beau que le souper du roi. » Il répondit : « Monseigneur, votre bonté m'achève. Je sais que le « rôti a manqué à deux tables. — Point du tout, dit Monsieur le prince, ne vous fâchez pas: tout va bien. » Minuit vint. Le feu d'artifice ne réussit pas; il fut couvert d'un nuage; il coûtait seize mille francs. A quatre heures du matin, Vatel s'en va partout. Il trouve tout endormi, il rencontre un petit pourvoyeur qui lui apportait seulement deux charges de marée; il lui demanda: « Est-ce là tout? — Oui, Monsieur. » Il ne savait pas que Vatel avait envoyé à tous les ports de mer. Vatel attend quelque temps; les autres pourvoyeurs ne vinrent point; sa tête s'échauffait ; il crut qu'il n'y aurait point d'autre marée; il trouve Gourville, et lui dit: « Monsieur, je ne survivrai pas à cet affront-ci. » Gourville se moqua de lui. Vatel monte à sa chambre, met son épée contre la porte et se la passe au travers du coeur; mais ce ne fut qu'au troisième coup, car il s'en donna deux qui n'étaient pas mortels. Il tombe mort. La marée cependant arrive de tous côtés; on cherche Vatel pour la distribuer; on va à sa chambre, on heurte, on enfonce la porte, on le trouve noyé dans son sang; on court à Monsieur le prince, qui fut au désespoir. Il le dit au roi fort tristement.
On dit que c'était à force d'avoir de l'honneur à sa manière; on le loua fort; on loua et l'on blâma son courage. Le roi dit qu'il y avait cinq ans qu'il retardait de venir à Chantilly, parce qu'il comprenait l'excès de cet embarras. Il dit à Monsieur le prince qu'il ne devait avoir que deux tables et ne point se charger de tout; il jura qu'il ne souffrirait plus que Monsieur le prince en usât ainsi; mais c'était trop tard pour le pauvre Vatel. Cependant Gourville tâche de réparer la perte de Vatel; elle le fut: on dîna très bien, on fit collation, on soupa, on se promena, on joua, on fut à la chasse; tout était parfumé de jonquilles, tout était enchanté. » De Vatel il n'était plus question. Cependant cet accident fut cause que le roi ne voulut plus désormais de ces réceptions somptueuses, trop lourdes pour un sujet, fût-il prince du sang.
TROPHÉE DE ROCROY
Mme de Sévigné évalue à cinquante mille écus, somme énorme pour le temps, la dépense de cette fête. Il ne paraît pas que le grand Condé en ait été gêné: ce qui prouve que dès lors sa fortune était singulièrement rétablie. Au reste, il menait à Chantilly une existence royale et tenait une véritable cour, où s'honoraient d'être admis ceux que l'on renommait le plus à Paris et à Versailles. Il avait conservé de sa jeunesse un goût très vif des choses de l'esprit, et aimait à s'entourer des grands écrivains de son temps...
À suivre...