LA MISSION DE SAINTE MARGUERITE MARIE
(Suite et Fin)
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Vision du Sacré-Coeur. Photo Rhonan de Bar.
C'était en Juin 1675, le Père Eudes vivait encore. Professe de trois ans, elle priait, au monastère de Paray-Ie-Monial, proche la grille qui ferme le choeur des religieuses. Cette grille est toujours à la même place, dans la chère petite chapelle, à l'obscurité si recueillie, au charme si pénétrant. La foule, les coeurs ne s'y pressaient pas, comme aujourd'hui, autour du Coeur adorable de Jésus, toujours présent, toujours adoré dans le sanctuaire de son élection. Un seul coeur suffisait pour attirer les, ineffables tendresses de l'Hôte divin, mais ce coeur était celui de sainte Marguerite Marie. Déjà élue, elle le savait depuis bientôt deux ans, mais n'osait pas encore y croire, elle était là toute à son Bien Aimé, dont la douce présence, à chaque minute plus intimement sentie, la pénétrait, unissante, transformante. Ce fut bientôt l'extase :
« Étant une fois devant le Saint Sacrement, un jour de son octave, je reçus de mon Dieu des grâces excessives de son amour et me sentis touchée du désir de quelque retour et de lui rendre amour pour amour, et il me dit : « Tu ne m'en peux rendre un plus grand qu'en faisant ce que je t'ai déjà tant de fois demandé. » Alors me découvrant son divin Coeur : « Voilà ce Coeur qui a tant « aimé les hommes, qu'il n'a rien épargné jusqu'à s'épuiser et se « consumer pour leur témoigner son amour, et pour reconnaissance, je ne reçois de la plupart que des ingratitudes, par leurs «irrévérences et leurs sacrilèges et par leurs froideurs et les « mépris qu'ils ont pour moi dans ce sacrement d'amour. Mais ce qui m'est encore le plus sensible est que ce sont des coeurs qui me sont consacrés qui en usent ainsi. »
«Quelques jours, peut-être quelques heures seulement, se sont écoulés entre le moment où Jésus fit entendre à Marguerite Marie cette plainte si touchante, et celui où la sainte écrivit la céleste révélation. C'est une vraie joie de pouvoir constater qu'elle n'a pas eu le temps d'oublier une idée, j'allais dire un mot, mais les mots ne sont pas de Dieu, ils sont à elle : pauvres mots humains, qui éclatent sous la pensée divine, qu'ils ne sauraient, contenir, qu'ils expriment tant bien que mal. C'est l'éternel désespoir des grands élus de Dieu de ne pouvoir égaler, avec des sons et des images qui sont de la terre, les idées lumineuses et chaudes de l'éternité. Ils font ce qu'ils peuvent : leurs pâles expressions gardent pourtant un reflet de la céleste clarté, comme la cendre est chaude du feu qu'elle recouvre.
Et Jésus ajoutait : « C'est pour cela que je te demande que « le premier vendredi d'après l'octave du Saint Sacrement, soit « dédié à une fête particulière pour honorer mon Coeur, en communiant ce jour-là et en lui faisant réparation d'honneur par une amende honorable, pour réparer les indignités qu'il a reçues pendant le temps qu'il a été exposé sur les autels. Je te promets aussi que mon Coeur se dilatera pour répandre avec abondance les influences de son divin amour sur ceux qui lui rendront cet honneur et qui lui procureront qu'il lui soit rendu. »
Le texte est court, il est complet : il donne l'idée très nette et de la dévotion au Coeur de Jésus, et de la manière dont elle sera pratiquée. Sainte Marguerite Marie doit montrer au monde le Coeur de chair de Jésus, symbolisant son amour, et surtout son amour méconnu des hommes ; elle doit faire honorer ce Cœur par une fête célébrée le vendredi qui suit l'octave du Saint Sacrement ; le jour de cette fête, les fidèles communieront et feront réparation d'honneur au céleste Offensé, des grâces nombreuses sont promises à ceux qui se rendront au désir divin.
Ces mots écrits au lendemain de la révélation suffisent à établir l'authenticité de la mission confiée à la jeune visitandine, comme à nous faire connaître ce qu'elle a d'essentiel. A quoi pense la divine Sagesse ? Pour accomplir son œuvre et ses desseins éternels, elle peut choisir le fondateur vénéré de deux congrégations de religieuses qui grandissent dans la ferveur de leurs jeunes années, un vaillant missionnaire honoré de toute l'Église de France, élève des Jésuites, formé à l'Oratoire, par Bérulle lui-même, un orateur au verbe puissant, connu à Paris, qu'ont applaudi à Saint-Germain le roi et la reine Mère, le plus célèbre des dévots du Coeur de Jésus, l'auteur d'une messe et d'un office en son honneur, messe, office adoptés hier par les Bénédictines de Montmartre, un infatigable ouvrier, vieilli sans doute au service du Père de famille, mais toujours actif, et qui trouvera dans les enfants de ses deux familles spirituelles les collaborateurs les plus finalement dévoués et les plus ardents au labeur : voilà l'homme de la droite du Très Haut, voilà le saint qu'il faut élire. Les voies de Dieu sont impénétrables.
C'est une religieuse inconnue, petite fille de simples paysans bourguignons, fille d'un humble notaire royal du Charollais, une jeune professe d'un monastère sans célébrité, qui est l'élue du Coeur de Jésus. Son influence est nulle dans son couvent ; on y discute aujourd'hui sa piété, ses voies extraordinaires, comme hier on y discutait sa vocation ; on a retardé ses voeux ; les officières dont elle partage les travaux se plaignent de sa maladresse et de ses gaucheries : à l'infirmerie, à la cuisine, on ne sait que faire d'elle. On reconnaît qu'elle est vertueuse, elle a le sens droit, un coeur délicat et très généreux, mais ses soeurs comme ses supérieures se demandent quels services pourra rendre cette pauvre religieuse à l'Institut qui a bien voulu l'admettre. Quand la sœur Marguerite Marie veut selon l'ordre divin, communiquer à sa supérieure la Mère de Saumaise, qui l'aime et l'estime cependant, les désirs du Coeur de Jésus, elle est rudoyée, raillée, humiliée ; on la fait taire, on ne veut pas tenir compte de ses invraisemblables rêveries.
Vraiment à quoi pense la divine Sagesse ?
Le Père de la Colombière vient d'être nommé supérieur des Jésuites, de Paray-le-Monial. Éclairé d'une lumière surnaturelle il croit, lui ; contre toutes les apparences, il admet le message divin. Dans les jours qui suivent la révélation de 1675, il se consacre au Coeur de Jésus, et sans doute à la première occasion, il agira. Sa sainteté évidente, ses talents suppléeront à l'incapacité de la soeur Alacoque. Quelques mois plus tard, en septembre, il part pour l'Angleterre. La soeur Marguerite-Marie avait trouvé un aide, Jésus le lui enlève. Elle se plaint à son Maître Céleste : « Est-ce que je ne te suffis pas ? » lui répond-II.
Il veut en effet suffire à tout ; la disproportion est telle entre le but et les moyens, entre l'établissement dans l'Église entière de la fête du Coeur de Jésus et la parole d'une religieuse sans autorité, que le résultat obtenu, la fête du vendredi après l'Octave du Saint Sacrement solennisée, prouvera de façon indéniable et l'action divine et l'élection de la soeur Marguerite-Marie.
Pendant dix ans, de 1675 à 1685, elle, garde son secret qui est celui de ses supérieures, mais que ses soeurs et tous les autres, ignorent.. Sa sainteté finit par s'imposer, elle est élue par la communauté assistante de la Supérieure, elle est Maîtresse des Novices.
Plus d'une cependant parmi ses soeurs continue à la traiter d'entêtée et de visionnaire, rien ne fait prévoir la réalisation des désirs du Coeur de Jésus.
Dans les premiers mois de 1685, on lisait au réfectoire du Monastère de Paray-le-Monial la Retraite Spirituelle du Père de la Colombière, imprimée l'année précédente à Lyon. La lectrice en était aux dernières pages : « J'ai reconnu, disait l'auteur dans les notes d'une retraite faite à Londres en 1677, deux ans après la grande révélation, que Dieu voulait que je le servisse en procurant l'établissement de ses désirs, touchant la dévotion qu' Il a suggérée à une personne à qui "Il se communique fort confidemment et pour laquelle il a bien voulu se servir de ma faiblesse, je l'ai déjà inspirée à bien des gens en Angleterre et j'en ai écrit en France et prié un de mes amis de la faire valoir là où il est... » La lecture continue, c'est ligne par ligne, mot par mot, le récit de l'apparition de juin 1675 et, dans un lourd silence, elles retentissent, les brûlantes et divines paroles ; « Voilà ce Coeur qui a tant aimé les hommes... Je te demande que le premier vendredi d'après l'Octave du Saint Sacrement soit dédié à une fête particulière pour honorer mon Coeur ».
Personne ne s'y trompe, personne ne pouvait s'y tromper. Toutes les religieuses sont du même avis que la petite sœur Péronne Rosalie de Farges, qui, à brûle pourpoint, dit à la Sœur Alacoque au début de la récréation : « Ma chère soeur, vous avez bien eu votre compte aujourd'hui à la lecture et le Révérend Père de la Colombière ne pouvait pas mieux vous désigner. » Voilà comment le désir divin fut connu.
La soeur Marguerite-Marie ainsi mise en avant par le hasard, qui de son vrai nom s'appelle la Providence de Dieu, croit qu'elle n'a plus rien à ménager. Elle lance un défi à ses novices pour les préparer à la fête du Sacré-Coeur. Celles-ci, le 20 juillet, jour de Sainte Marguerite, pour remercier leur Maîtresse des soins qu'elle leur donne, veulent rendre hommage au Coeur de Jésus. Sur un petit autel improvisé, elles exposent une pauvre image dessinée par l'Une d'entre elles, et, tour à tour, elles viennent, conduites par la soeur Alacoque, se consacrer à son amour et à son culte. Depuis ce 20 juillet 1685, bien des consécrations sont sorties de lèvres très pures et d'âmes très aimantes ; les triomphantes paroles qui retentissent sur notre terre de France et dans le monde entier :
« Coeur Sacré de Jésus, que votre Règne arrive !
«Soyez le roi et le centre de tous les coeurs !
les immortelles acclamations qui s'élevèrent sur notre colline sacrée, au jour de la Consécration de Montmartre, dans la joyeuse reconnaissance et le légitime orgueil de notre miraculeuse victoire, les cris enthousiastes d'amour et de confiance que les peuples du monde entier, — tout le témoigne, tout l'annonce, — agenouillés devant l'image du Coeur glorieux de Jésus, jetteront bientôt vers le ciel en fête, écho et prolongation de l'hommage rendu par Léon XIII : toutes ces manifestations si belles, si délirantes soient-elles, ne pourront faire oublier les humbles et douces paroles murmurées, au soir du 20 juillet 1675, par quelques novices groupées autour de leur Maîtresse, dans une salle du monastère de la Visitation Sainte Marie, de Paray-le-Monial. La dévotion au Coeur de Jésus, telle que nous la pratiquons aujourd'hui, telle que l'Église la pratique, est née ce jour-là à l'inspiration de sainte Marguerite-Marie.
Sur le grain de senévé, mis en terre et qui doit d'abord y pourrir, l'hiver passera ; il subira les froidures et les intempéries. La nouvelle dévotion, renfermée dix ans dans le cœur de Marguerite-Marie fut, pendant dix mois, très discutée dans le monastère. Des religieuses, et parmi elles quelques-unes des plus ferventes, la blâmèrent : n'était-elle pas opposée à la XVIIIe constitution de Saint François de Sales ! Il faut en effet le reconnaître, très conforme à l'esprit, elle n'est pas conforme à la lettre. Mais Dieu est le Maître des coeurs, comme il est le Maître des heures : et le Vendredi après l'octave du Saint Sacrement, l'année suivante, en 1686, la soeur des Escures, une des plus vénérables religieuses, reconnaît publiquement son erreur et s'agenouille devant l'image du Coeur divin. Elle invite, autorisée par la Mère Supérieure, toutes ses compagnes à faire comme elle.
Le grain de sénevé sort de terre ; secoué par le vent d'orage, il va grandir et se fortifier sous la pluie" fécondante, dans la gloire et la flamme du soleil. Moulins, Dijon, Semur, Lyon, Paris, les monastères de la Visitation sentent passer le souffle vivificateur, embaumé des parfums du Coeur de Jésus ; ils s'enthousiasment, pour la dévotion de Paray, ils l'accueillent, la pratiquent, la répandent : des milliers d'images et de brochures sont distribuées qui exposent son objet, et, en termes voilés, racontent son origine.
Le récit du Père de la Colombière cité partout est clair pour les initiés, mais ceux qui ne comprennent pas ou ne comprennent qu'à moitié, voudraient connaître et cette révélation dont il parle, et la personne qu'il ne nomme pas. L'élue du Coeur de Jésus devient un obstacle à sa mission ; elle vivante, on ne peut pas tout dire, les mots sont vides ou cachent les immortelles réalités ; elle doit mourir, elle va mourir : « Je ne vivrai plus guère car je ne souffre plus. Ma mort est nécessaire à la gloire du Coeur de Jésus. »
Elle a raison, non pas comme l'estime son humilité, mais comme les intérêts de la dévotion l'exigent. Ses soeurs, les Pères Jésuites dont Dieu veut se servir d'abord, et puis le clergé, les religieux, les fidèles vont enfin se dévouer au Coeur divin et à ses intérêts éternels ; encore quelques années, bien peu, la France, l'Europe, le Canada, la Chine, le reconnaîtront et l'aimeront, grâce à la vie, grâce à la mort de la soeur Marguerite-Marie. Il faut qu'elle disparaisse pour que le Père Croiset puisse parler d'elle dans le livre qu'il a commencé sous son inspiration. Elle meurt en murmurant le nom de Jésus, le 17 octobre 1690.
Pour hâter les divines conquêtes et faire grandir au-dessus de toutes les autres dévotions, au-dessus de tous les arbres de grâce qui croissent au jardin de l'Église, la tige verdoyante mais si frêle encore du grain de sénevé de Paray-le-Moniaî, pour la lancer en plein ciel, aux lointaines conquêtes de l'azur et de l'espace, Dieu pouvait, — ne devait-il pas ? — se servir des hommes et des oeuvres qui déjà groupés autour du Coeur divin l'honoraient, le célébraient ! Sur la terre d'Europe, bien des âmes lui sont dévouées : les bénédictines du Calvaire, filles du Père Joseph, deux Congrégations religieuses, nées du coeur et du zèle du Père Eudes, sont prêtes à agir ; quatre siècles de préparation, un magnifique effort contemporain, ne peuvent être inutiles ! Dieu n'a besoin de personne : il suffit lui-même à ses desseins. C'est l'affirmation de la Soeur Marguerite-Marie ; ce sont les oeuvres qui en naissent, les hommes qu'elle désigne qui feront le travail divin. Les premiers et longtemps seuls, les Jésuites porteront le poids du jour et de la chaleur. Sans doute, le jeune et faible élan, grâce à des secours rencontrés, s'élargira un peu plus vite, les livres, les enfants du Père Eudes et bien d'autres encore y aideront, mais plus tard. On pourrait écrire l'histoire de la dévotion au Sacré-Coeur au XVIIIe Siècle, sans parler d'aucune autre influence que de celle venue du Coeur de Jésus lui-même par sainte Marguerite-Marie, et cependant, ne rien omettre d'essentiel au magnifique et divin récit.
Vingt ans de recherches, difficiles à certaines heures, mais bien douces toujours et quand même, me permettent cette affirmation que je ne crains pas de voir jamais démentie : historiquement parlant notre dévotion au Coeur de Jésus est sortie des révélations e sainte Marguerite-Marie et ce sont elles qui l'ont fait grandir. Dieu avait bien d'autres manières de la répandre à travers le monde, il a choisi celle-là.
On s'est demandé, on se demande encore parfois, quelle influence ont pu avoir sur les révélations faites à sainte Marguerite-Marie, les ascètes et les mystiques qui, avant elle, ont parlé dans leurs écrits de la dévotion au Sacré-Coeur. En 1675, alors que s'achèvent les grandes manifestations divines qui déterminent et la manière dont il faudra comprendre le nouveau culte, amour réparateur d'un amour méconnu, et le jour fixé pour la fête future, et les actes qui marqueront cette fête, la soeur Marguerite-Marie ne connaît rien de ce qu'on a pu dire avant elle ; tout au moins, il n'est pas un fait qui permette d'affirmer le contraire. C'est la joie immense, c'est la glorieuse confiance des dévots du Coeur de Jésus de pouvoir proclamer bien haut qu'entre l'élue divine et Celui qui l'a choisie, il n'existe pas d'intermédiaire. Du Cœur Sacré les grâces de lumière et d'amour descendent directement et envahissent le coeur de Marguerite-Marie ; par ce très pur et très sûr canal, elles coulent jusqu'à nous avec la fraîcheur immaculée de leur source bénie. Voilà ce qui est indéniable.
Après 1675, surtout dans les années 1685 et 1686, la sainte, devenue maîtresse des novices, lit davantage, elle cherche pour elle et pour les jeunes âmes qu'elle forme à la vie religieuse des prières qui puissent aider la dévotion qu'elle leur révèle. Les écrits de saint François de Sales et les lettres de sainte Jeanne de Chantai, contiennent d'admirables pages sur le Coeur de Jésus, des lettres circulaires envoyées par différents monastères de la Visitation racontent plusieurs manifestations dû Coeur Divin, elle les consulte. La jeune maîtresse des novices lit en outre les ouvrages du Père de Barry, du Père Guilloré, du Père Nouet, de M. de Bernières, d'autres sans doute, que nous ne pouvons nommer à coup sûr. Je ne crois pas qu'elle ait connu ceux du Père Eudes [1]. Ces auteurs ont dû avoir une influence sur elle, et contribuer à développer la dévotion qu'elle était chargée de révéler à la terre. Il nous est cependant impossible d'en trouver une trace évidente ou très visible ; d'où il faut conclure que leur action, si elle existe, est vraiment bien faible... Le Maître Divin a tout conduit, comme il l'avait annoncé ; les faits le prouvent : le doigt de Dieu est là.
Il serait facile d'en suivre encore la trace lumineuse si nous avions le loisir d'étudier la marche en avant de la dévotion pendant les premières années du XVIIIe Siècle. Le bref du 19 mai 1693, et le décret du 30 mars 1697, tous les deux d'Innocent XII, les ouvrages de Monseigneur Languet, évêque de Soissons, du Père de Galliffet à Rome, du Père Croiset, du Père Froment, du Père Bonzonié en France, qui rassurent, dirigent, enthousiasment les âmes, n'auraient jamais été écrits sans les révélations de Paray, elles sont la cause première, presque la cause unique, de centaines de demandes d'indulgences adressées à Rome de 1697 à 1726. Ce sont elles qui poussent Mgr de Belzunce à consacrer au Coeur de Jésus Marseille ravagé par la peste ; elles seules après avoir créé le magnifique élan de 1721 et de 1722 dans le sud-est de la France, décident le roi Auguste et les évêques de Pologne, Philippe V d'Espagne et plus de cent monastères de la Visitation à supplier Benoît XIII de vouloir bien approuver la fête du Sacré-Coeur, le vendredi après l'octave du Sanctissimo, comme le demandait déjà Marie, reine d'Angleterre, l'épouse de Jacques II. Mais il faut nous borner.
Aujourd'hui, nous serions tentés de croire que la mission de Sainte Marguerite-Marie est dépassée. La dévotion au Sacré-Coeur, s'élargissant, a magnifiquement évolué. Le Coeur divin n'apparaît plus seulement comme le symbole de l'amour de Jésus pour son Père et pour les hommes, ce ne sont plus seulement les sentiments d'amour réparateur d'une tendresse méconnue qui, de nos âmes reconnaissantes, montent vers lui. Il est considéré comme le symbole de l'âme tout entière ; dans le Coeur vivant ce sont tous les sentiments : joie, tristesse, miséricorde, pitié, adoration, reconnaissance, zèle de la gloire de Dieu, qui, avec l'amour viennent battre les uns après les autres dans une harmonieuse et féconde unité. Cette âme, ces sentiments, ce coeur de chair, la poitrine entr'ouverte, la voix qui parle, le doigt qui montre, c'est la personne entière de Jésus. Le Sacré-Coeur, c'est Jésus, c'est l'Homme Dieu, c'est le Verbe Incarné !
Oui ; mais pour sainte Marguerite-Marie, elle-même, comme pour ceux qui de sa bouche ont reçu les divines paroles, le Sacré-Coeur c'était déjà Jésus tout entier. La Vierge de Paray dit « Le Sacré-Coeur » là où elle pourrait tout aussi bien dire « Jésus ». Elle invoque le Sacré-Coeur, elle l'interpelle, comme elle invoquerait et elle interpellerait Jésus. Les deux expressions ne sont pourtant pas synonymes. Quand nous disons Jésus nous ne pensons pas toujours au Sacré-Coeur, mais toujours quand nous disons le Sacré-Coeur, nous pensons à Jésus, parce que le Cœur est inséparable de la personne dont il rythme la vie. Pour sainte Marguerite-Marie, encore, le coeur qui d'abord symbolise l'amour méconnu, symbolise aussi les autres sentiments de l'adorable personne du Verbe, toute sa vie intime, son intérieur, comme on disait au XVIIe Siècle. Il semble alors un peu plus distant, son symbolisme élargi semble moins précis, mais il reste pourtant présent, intimement présent ; on ne perd pas son contact. Nous n'atteignons les divers sentiments de l'âme, nous n'atteignons la personne, que dans et par la chaude atmosphère du coeur. Pour avoir toujours une idée précise et complète de la dévotion au Coeur de Jésus, il ne faut jamais oublier le geste de Paray : Le coeur de chair attire d'abord le regard, sur lui se pose le doigt divin, la voix exprime ce que déjà les yeux ont compris : « Voilà ce coeur qui a tant aimé les hommes. » Parce qu'il vit dans une personne vivante, parce que le sang y verse toutes les impressions, tous les sentiments, parce que toutes les passions l'agitent et réchauffent, parce que l'âme toute entière y passe dans les ondes chaudes qui le soulèvent, c'est donc aussi l'âme toute entière, toutes ses passions qu'il symbolise : l'amour d'abord parce qu'il est coeur, et les autres parce qu'il vit. « Coeur de Jésus, prie Sainte Marguerite-Marie, je vous salue, je vous salue Coeur de mon Frère, Coeur magnifique, Coeur tout aimable, Coeur très humble, Coeur très patient, Coeur très fidèle, Coeur pacifique ; Coeur de Jésus soutien des affligés, consolez-moi, Coeur de Jésus fournaise ardente, consommez-moi ! Je vous salue, Coeur de mon Sauveur, Coeur de mon ÉpoUx, Coeur de mon Ami, Coeur de mon Maître. » - .
Elle ajoute: « Je vous salue, Coeur de mon Roi. » La royauté du Coeur de Jésus ! Il était réservé à notre vingtième siècle de l'acclamer : Rex Esto, soyez roi ! Le désir de Léon XIII, nous travaillons à le réaliser : roi des individus, roi des familles, nous voulons que demain le Sacré-Coeur soit le roi des sociétés et des nations. Monseigneur d'Hulst a dit que le XIXe Siècle « si on le considère au point de vue mystique, méritera d'être appelé le siècle du Sacré-Coeur ». Qui sait ? notre vingtième siècle qui commission menée à prendre conscience de lui-même, — la vingt et unième année n'est-elle pas un peu pour les siècles comme pour les individus l'âge de la majorité ? — notre vingtième siècle, qui a eu la plus effroyable des adolescences, inclinera peut-être un jour la force tranquille de sa maturité ou la couronne de ses cheveux blancs devant le Sacré-Coeur Roi : Esto Rex ! Pourquoi ne serait-il pas le siècle de la Royauté du Coeur de Jésus ?
Quand nous aurons répondu au désir de Léon XIII — l'Equateur déjà, après lui le Chili et la Colombie, n'ont-ils pas reconnu, acclamé la divine royauté ; trois grandes nations catholiques la Belgique, la France, l'Espagne, ont, elles aussi, fait comme un premier pas — quand toutes les nations catholiques se seront inclinées sous le sceptre d'amour de Celui qui est roi et par droit de naissance et par droit de conquête, est-ce que cette universelle consécration ne sera pas le couronnement attendu de la mission de sainte Marguerite-Marie ? Rappelons-nous le message de 1689, si discuté pendant ces dernières années, et dont la bulle de canonisation reconnaît la vérité historique, rappelons-nous les audacieuses paroles que la Mère de Saumaise ne crut pas devoir faire parvenir jusqu'à Louis XIV :« Fais savoir au Fils aîné de mon Sacré-Coeur, — parlant de notre Roi — que, comme sa naissance temporelle a été obtenue par la dévotion aux mérites de ma sainte enfance, il obtiendra la naissance de grâce et de gloire éternelle par la consécration qu'il fera de lui-même, à mon Coeur adorable qui veut triompher du sien et par son entremise de tous les rois de la terre. »
Il est, j'en conviens, dans le message des demandes particulières difficiles à concevoir nettement, et peut-être plus difficiles encore à réaliser aujourd'hui. Mais elles ne sont que des moyens qui après tout peuvent varier avec le temps, avec les princes et avec les royaumes. J'estime que le glorieux message adressé à Louis XIV atteint par le Roi, à travers le Roi, d'abord et directement la Fille aînée de l'Église ; mais le désir divin dépasse un homme et une nation, c'est chez tous les grands de la terre, c'est dans les palais de tous les princes et de tous les rois que le Sacré-Coeur veut être adoré. Les faits prouvent que l'élan unanime qui emporte les âmes chrétiennes vers le Coeur de Jésus dont elles acclament la royauté, qui bâtit les temples, qui multiplie les consécrations des personnes, des drapeaux, des maisons ; que la première réalisation d'un règne du Coeur de Jésus non seulement sur les âmes individuelles, mais d'un règne social, d'un règne national, d'un règne universel ; que toutes les grandes espérances qui animent et enflamment notre dévotion catholique à ce divin Coeur, sont nées, ont grandi, au contact des révélations de juin 1689 ; c'est toujours leur première, c'est bien souvent leur seule cause historique ; les faits prouvent que tout s'est passé comme le Sacré-Coeur l'a demandé, et que tout s'est passé ainsi parce qu'il l'a demandé. Sainte Marguerite-Marie n'a pas vu certes tout le succès de sa mission, mais on peut dire que, dans nos temps modernes, aucune mission ne peut être comparée à la sienne.
A Domrémy le vitrail qui éclaire le chevet de l'église paroissiale forme un double panneau : dans l'un Jeanne d'Arc avec ces mots : OLIM PER JOHANNAM, dans l'autre la France à genoux devant le Sacré-Coeur avec ces autres mots : HODIE PER COR JESU SACRAT ISS IMUM. Le salut ! Jadis, il est venu par Jeanne d'Arc, aujourd'hui il vient par le Coeur Sacré de Jésus, et ce Coeur sacré c'est Marguerite-Marie qui l'a, non pas fait connaître aux chrétiens, mais révélé aux foules, popularisé, comme elle en avait reçu mission. Benoît XV a voulu réunir dans une même apothéose la Pucelle d'Orléans et la Vierge de Paray-le-Monial. Elles ne se ressemblent guère les deux saintes magnanimes, les deux héroïques soeurs. Je le sais et Virgile l'a dit : « Dans les familles de la terre s'il est des traits communs, il en est de différents : »
...faciès non omnibus una,
Nec diversa tamen, qualem decet esse sororum
Il en est ainsi dans la grande famille du ciel ; mais les deux soeurs de 1920 abusent, si j'ose dire, un peu de la permission. C'est dans la gloire des champs de bataille, c'est dans l'enthousiasme des triomphes officiels, à Reims jadis, aujourd'hui à Paris, à Orléans, partout sur la terre de France, c'est le sabre au poing, dans son armure de fer, sur son cheval belliqueux la flamme du courage dans les yeux que Jeanne d'Arc traverse le monde : c'est la grâce, c'est la modestie, c'est la victoire, c'est la patrie, c'est la virginité, c'est le martyr qui passent, inclinons-nous et vive Jeanne d'Arc !
Les yeux baissés, les mains jointes, le regard perdu dans une vision qui échappe, humble jusqu'à l'anéantissement, timide jusqu'à la crainte, son voile de visitandine abaissé sur les yeux, raillée, bafouée : à Lautecour par les siens, à Paray-le-Monial par un cardinal, par des bénédictins et aussi des jésuites, comme par quelques-unes de ses soeurs ; une auréole de sainte au front, il le faut bien depuis l'Ascension de 1920 puisque Dieu le veut ; comme on l'oublie l'humble fleur, la pauvre Marguerite de Bourgogne, la religieuse qui n'est jamais sortie de son couvent, qui n'a jamais été mêlée aux affaires humaines sinon pour en souffrir. Sommes-nous très nombreux à dire non pas d'une manière habituelle, mais de temps en temps, non pas dans la prière officielle de l'Église, mais par un acte de dévotion personnelle : Sainte Marguerite-Marie, priez pour nous !
Et pourtant !.Dieu me garde certes de rien enlever à la gloire de l'héroïne nationale, à la guerrière de Patay et de Reims, à la martyre de Rouen, à l'élue de Dieu, à celle qui a fait hommage à Dieu du royaume de France... Et pourtant ! Si nous comparons mission à mission, succès à succès : La mission de Jeanne : les Anglais chassés, le roi sacré à Reims, le royaume de France sauvé par une jeune fille qui va mourir à 19 ans ; humainement, c'était irréalisable, c'est merveilleux ! La mission de Marguerite : une simple parole de religieuse qui change les coeurs qui finit par s'imposer à Paris comme à Rome, qui transforme la piété chrétienne tout entière : c'est divin. Puisque Jeanne a sauvé la France, qu'ils s'avancent tous à sa suite dans son rayonnement et les grands soldats, et les grands savants et les grands diplomates et les grands génies qui pendant six siècles ont illustré la vieille terre gauloise : Henry IV, Louis XIV, Napoléon 1er, Turenne, Condé, Richelieu, Corneille, Racine, Bossuet, Vincent de Paul, à quoi bon citer des noms qui sonnent dans toutes les mémoires et souvent dans tous les coeurs. Quel magnifique cortège de gloire humaine ! Comptez maintenant, si vous le pouvez, les âmes sauvées depuis deux siècles et demi par la dévotion au Sacré-Cœur ; ah ! ici, je le sais bien, nous n'avons pas de noms à citer mais nous avons les divines promesses que nous a transmises sainte Marguerite-Marie :
«Je donnerai aux âmes dévouées à mon Coeur toutes les grâces nécessaires dans leur état...
« Je serai leur refuge assuré pendant la vie et surtout à la mort...
« L'amour tout puissant de mon coeur accordera à tous ceux qui communieront les premiers vendredis, neuf fois de suite, la grâce de la persévérance finale. »
Quel cortège d'élus dans le rayonnement de sainte Marguerite Marie ! La mission de Jeanne d'Arc, c'est la plus glorieuse destinée humaine, elle passera pourtant comme les choses humaines : Solvet saeclum in favilla ! La mission de Sainte Marguerite-Marie est éternelle comme le Coeur Sacré de Jésus lui-même : Christus heri, hodie et in saecula Dans les cendres refroidies du bûcher, on trouva intact le coeur de Jeanne d'Arc ; l'insigne relique fut jetée à la Seine, qui, désormais :
« De Rouen à la mer est un fleuve sacré »
Sainte Marguerite-Marie a montré au monde un coeur de chair entouré d'épines, surmonté d'une croix, brûlant de flammes, elle a rapporté une parole de Jésus : « Voilà ce coeur qui a tant aimé les nommes » et depuis lors le monde se transforme et se divinise : Il aime enfin son Dieu, parce que, enfin, il comprend combien il a été aimé !
A. HAMON
[1] Je montrerai ailleurs, ici même si l'occasion se présente, que les faits cités un peu partout et qui semblent contredire cette affirmation, ne prouvent pas ce qu'on essaie de leur faire — prouver. Révérend Père, vous le savez déjà et je suis heureux de vous le redire : la « Revue Universelle du Sacré-Coeur y vous est ouverte. F. A.