Le Père de la Colombière
I. - LE DIRECTEUR. - L'APÔTRE
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Les fêtes religieuses qui viennent d'avoir lieu à Paray-le-Monial, en l'honneur de Sainte Marguerite-Marie, ramènent l'attention sur la grande figure du religieux qui eut un rôle providentiel dans l'établissement de la dévotion au Sacré-Coeur de Jésus, le Père de la Colombière. Il est bon de rappeler ces précieux souvenirs.
Le célèbre Jésuite qui compte parmi les grands réformateurs de la chaire au XVIIe siècle, avant Bossuet et Bourdaloue, naquit le 2 février 1641 à Saint-Symphorien-d'Ozon (Isère) d'une famille considérable.
Il avait dix-huit ans lorsqu'il se présenta au Noviciat de la Compagnie de Jésus. Son père qui avait manifesté un grand déplaisir à le voir entrer dans l'Institut, finit par céder à ses instances. Il lui dit en le quittant : « J'espère, mon fils, que vous vous conduirez toujours de manière à faire honneur au nom que vous portez. — Oui, mon père, répondit Claude de la Colombière, je vous le promets, et puisque l'honneur d'un religieux consiste à être Saint, je tâcherai de le devenir ». Il tint parole.
Tout jeune, il professa la Rhétorique au collège de Lyon.
Quand il eut achevé le cours des études complètes et des épreuves de la Compagnie, il fut appelé à l'âge de trente-trois ans à la résidence de Paray-le-Monial. C'est là, dans cette obscure petite ville, que la Providence lui destinait une mission qui devait le rendre aussi célèbre dans les annales de l'Église que précieux à la piété catholique.
Paray-le-Monial est une jolie petite ville, assise au bord de la Bourbince, dans le département de Saône-et-Loire, au milieu d'une gracieuse et fertile vallée, surnommée autrefois la vallée d'or, en raison de ses avantages et de sa fécondité. Il y avait eu autrefois un prieuré de Bénédictins, fondé en 973, dont la belle église gothique subsiste encore, et de là était venu à la ville le surnom de Monial qu'elle a porté depuis. En 1617, à la suite d'une retraite donnée à la ville par des religieux de la Compagnie de Jésus, les bons habitants du lieu avaient obtenu l'établissement d'un Couvent de filles de la, Visitation* Ce Couvent allait toujours en prospérant, lorsqu'un jour du printemps de 1671, une jeune fille de vingt-trois ans, partie de Verosvre, venait frapper à la porte du Monastère et, en y entrant, apportait la bénédiction, la gloire, et la sainteté. En mettant le pied sur le seuil du monastère, elle éprouve un terrible assaut et comme un frémissement de tout son être : « il me semblait, dit-elle, que mon esprit allait se séparer de mon corps ». Méprisant ces vaines terreurs, elle entre et, sur le champ, elle sentit son âme apaisée et inondée d'une douceur céleste. Elle s'en allait répétant avec le prophète : « Le Seigneur a .rompu le roc de ma captivité : il m'a revêtue du manteau de Joie. C'est ici où il me veut, et le lieu de mon repos pour l'Éternité». Le 25 Août 1671, Marguerite-Marie prenait l'habit et commençait le temps de son noviciat.
Nous ne pouvons que parler incidemment de cette vie exquise dont l'étude et des plus attachantes, et nous n'avons pas à suivre le vol de cette âme que l'amour de Dieu a blessée ; mais comme la vie de Marguerite-Marie est inséparable de celle du Père de la Colombière, nous lui devons quelques instants d'attention. Marguerite, après un noviciat exemplaire, fit profession le 6 novembre 1672. A partir de ce moment, Notre Seigneur honora sa jeune et sainte épouse de communications exceptionnelles, il la destinait à être l'apôtre de son Divin Coeur et lui en fit connaître toutes les beautés, toutes les profondeurs, toutes les amabilités infinies.
De là, ces manifestations extraordinaires dont elle allait être privilégiée. Ces mystères de l'amour divin échappent sans doute au contrôle de notre infirme et pauvre raison, mais ils entraînent l'assentiment, quand ils sont revêtus de l'approbation de l'Église.
Voici donc comment Marguerite-Marie raconte la manifestation Divine qui enchaîna pour jamais son affection, sa vie entière : « Etant un jour devant le Saint Sacrement, je me trouvai investie de cette Divine présence, mais si fortement que je m'oubliais de moi-même et du lieu où j'étais, et je m'abandonnais à ce divin Esprit, livrant mon coeur a la force de son amour. Le Sauveur me fit reposer longtemps sur sa divine poitrine, où il me découvrit les merveilles de son amour et les secrets impénétrables de son Sacré-Coeur qu'il m'avait toujours tenus cachés jusqu'alors. II me l'ouvrit pour la première fois, mais d'une manière si effective et si sensible, qu'il ne me laissa aucun lieu d'en douter, par les effets que cette grâce produisit en moi, qui crains pourtant de me tromper en tout ce que je dis. « Mon divin Coeur, dit le Sauveur, est si passionné d'amour pour les hommes que ne pouvant plus contenir en lui-même les flammes de son ardente charité, il faut qu'il les répande par ton moyen, et qu'il se manifeste à eux pour les enrichir de ces précieux trésors que je te découvre et qui contiennent les grâces sanctifiantes et salutaires, nécessaires pour les retirer de l'abîme de perdition. Je t'ai choisie comme un abîme d'indignité et d'ignorance pour l'accomplissement de ce grand dessein, afin que tout soit fait par moi ».
Depuis ce moment, les révélations et les faveurs mystérieuses furent comme multipliées à l'humble fille de Paray-le-Monial.
Cependant la Supérieure du monastère qui voyait l'état extraordinaire de Marguerite la força de tout raconter, n'approuva pas et ne comprit même pas ces révélations, qu'elle traita de rêveries et de pures imaginations. Elle voulut qu'elle consultât plusieurs directeurs lesquels furent unanimes à la désapprouver. Ils condamnèrent le grand attrait qu'elle avait pour l'oraison, la traitèrent de visionnaire et lui défendirent de s'arrêter à ses inspirations. .
On peut juger du supplice de cette sainte jeune fille, qui avait assez de discernement pour voir qu'on se trompait à son égard et qui avait trop de vertu pour ne pas obéir. « Je fis, dit-elle, tous mes efforts pour résister à ces attraits, croyant assurément que j'étais dans l'erreur. Mais n'en pouvant venir à bout, je ne doutais plus que je fusse abandonnée, puisqu'on me disait que ce n'était pas l'esprit de Dieu qui me gouvernait, et que cependant il m'était impossible de résister à cet esprit ».
Marguerite-Marie, en butte à la contradiction et aux sévérités de ses Supérieurs dut boire largement à la coupe de la souffrance.
Dieu la fit passer par toutes les amertumes, tous les crucifiements, tous les délaissements qui peuvent éprouver une pauvre âme, abandonnée de tous. Parfois elle cherchait à récréer sa douleur par des cantiques qu'elle composait elle-même. Elle chantait, la pauvre enfant :
Je suis une biche harassée,
Qui cherche l'onde avec ardeur.
La main du chasseur m'a blessée
Son dard a percé jusqu'au Coeur.
Marguerite-Marie, incomprise de ses Soeurs, traitée durement par la Supérieure, désavouée par ses directeurs, était brisée par tant d'épreuves, quand le Sauveur lui annonça qu'il lui donnerait enfin un guide et un directeur digne d'elle.
On était en 1674. Le Père de la Colombière était envoyé comme Supérieur de la petite résidence de la Compagnie à Paray-le-Monial. Religieux plein de zèle et de piété, dont la réputation naissante, à cause de ses premiers sermons, n'était pas sans éclat, on se demandait pourquoi un mérite si rare était condamné à l'obscurité d'une petite bourgade.
Le Père Daniel, reproduisant plusieurs passages de la préface des Sermons de l'édition de Lyon, de la retraite spirituelle elle-même de notre religieux, et du nécrologe de la Compagnie de Jésus* a tracé du Père de la Colombière le portrait suivant : « Jeune encore, doué d'un heureux génie et de beaucoup de distinction personnelle, le Père de la Colombière avait débuté dans la chaire avec applaudissement. Il possédait en outre, à un degré remarquable, tous les dons qui charment et qui attachent dans l'usage ordinaire de la vie : un esprit vif et naturellement fort poli, un jugement solide, fin et pénétrant, une âme noble, les inclinations honnêtes, de l'adresse même et de la grâce en toutes choses. Son langage était exquis aussi bien que ses manières, et l'on assure même que Patru faisait si grand cas de la délicatesse de son goût, qu'il entretînt avec lui, pendant plusieurs années, un commerce de lettres où il lui marquait beaucoup d'estime. On sentait en lui ce je ne sais quoi d'achevé qui dénote l'homme supérieur. L'honnêteté et la douceur accompagnaient tous ses mouvements et elles avaient quelque chose de si noble, qu'elles relevaient toutes ses actions. On se laissait volontiers persuader qu'il avait de grands sentiments, lors même qu'il s'acquittait des devoirs ordinaires dans le commerce des hommes ». En un mot, disent ceux qui l'ont connu et pratiqué : « Son silence, son entretien, son maintien, tout son extérieur était si peu gêné et si concerté qu'en toute rencontre il paraissait un honnête homme et un parfait religieux». Naturellement il avait aimé la gloire, mais depuis qu'il s'était convaincu du néant de tout ce qui passe, il ne se glorifiait plus qu'en Jésus-Christ et en Jésus-Christ Crucifié ».
Il venait de prendre tout récemment une de ces graves déterminations qui font époque dans la vie spirituelle, et renouvellent tout l'homme intérieur. Il s'était engagé par voeu à observer fidèlement les règles et constitutions de son institut, toutes sans exception. Or, parmi ces règles, outre celles qui assujettissent le religieux à la vie commune, non sans beaucoup de gêne pour la nature, il .en est d'autres plus relevées qui ne vont à rien moins qu'à séparer l'âme d'elle-même pour la vouer, sans ménagement et sans réserve, à la sainte folie de la Croix ; but sublime où tous n'atteignent pas, mais que tous doivent poursuivre, s'efforçant d'en approcher le plus possible.
« Quelles qu'elles soient d'ailleurs, d'après la déclaration expresse du saint Fondateur, les règles de la compagnie de Jésus n'obligent pas sous peine de péché. C'eut été trop exiger de la fragilité humaine et demander la perfection même, une perfection consommée, à ceux qui n'ont embrassé ce genre de vie que comme un moyen de l'acquérir. Saint Ignace avait sagement jugé qu'on n'impose pas à un corps entier la pratique des vertus les plus héroïques, et que c'est assez d'y tendre avec la grâce de Dieu.
L'expérience a montré qu'il ne s'était pas trompé. Toutes ces règles donc, les plus grandes comme les moindres, le Père de la Colombière les avait souvent lues et méditées et il s'appliquait, depuis quinze ans, à y conformer sa vie, lorsque, pendant la grande retraite de sa troisième Probation, mû par une grâce extraordinaire et voulant, comme il le dit lui-même, « rompre tout d'un coup toutes les chaînes de l'amour-propre», il demanda et obtint de son directeur la permission d'en vouer à Dieu l'observation pleine et entière ; résolution des plus généreuses et, comme parle un pieux contemporain, capable d'effrayer les plus spirituels ».
«Je voue, à Dieu, avait-il dit, de souhaiter d'être outragé, accablé de calomnies et d'injures, de passer pour un insensé».
C'est ce que Saint Ignace appelait « se revêtir de la robe et des livrées de Jésus-Christ » : noble ambition de tous les Saints, de toutes les grandes âmes chrétiennes. Et à l'instant même où, il allait mettre le dernier sceau à cette résolution, le Père de la Colombière pouvait ajouter : « il me semble que pour cela je n'ai qu'à demander à Dieu qu'il me conserve les sentiments qu'il m'a déjà donnés par sa miséricorde infinie ». Par où l'on voit quelles victoires signalées il avait déjà remportées sur l'amour-propre avant de s'engager dans cette voie de sublime perfection. Il avait voué «la plus grande abnégation de soi-même et une mortification continuelle ». Il avait voué enfin « de tout faire pour la gloire de Dieu, rien par respect humain ». Ce dernier point, disait-il encore, me plaît fort ; il me semble qu'il m'établira dans une grande paix intérieure ». Il ne se trompait pas, et lié si étroitement à l'exercice de toutes les vertus les plus contraires à la nature, il n'éprouva dans la suite ni gêne ni scrupule, tant il resta constamment fidèle à cet engagement sacré. « Ceux qui ont demeuré avec lui et qui ont appris, depuis sa mort ce qu'il avait voué, portent aussi témoignage, qu'ils ne l'ont jamais vu se démentir de sa promesse dans la moindre chose ».
Par là s'explique la haute édification que l'on éprouvait partout, rien qu'à le voir. « Pénétré de la grandeur de Dieu et du néant des créatures, il ne pouvait cacher l'esprit qui le gouvernait. On était touché en le voyant et quand on l'entendait parler, on n'eût plus osé concevoir des pensées indignes de sa sainteté et un désir médiocre de l'acquérir. Sa seule présence inspirait des sentiments relevés à l'égard de Dieu et du Salut ».
Tel était, ajoute le Père Daniel, qui vient de reproduire diverses appréciations fondues ensemble, tel était, au témoignage des contemporains, cet homme éminent, ce saint religieux, que Notre Seigneur lui-même, en le désignant à la sainte, avait appelé son serviteur. Éloge devant lequel pâlissent tous les autres, et qui suffit, pour rendre à jamais précieuse la mémoire du Père de la Colombière...
II
La première fois que le Père de la Colombière parut à la Communauté, soeur Marguerite entendit intérieurement, ces paroles : «Voilà celui que je t'envoie».
Depuis ce moment se nouèrent entre ces deux âmes des relations saintes et élevées qui étaient dans les desseins de Dieu et qui ne contribuèrent pas peu à en assurer la réalisation.
Le Père de la Colombière bien différent, dans son action sur la bienheureuse, des Directeurs qui l'avaient précédé, comprit les opérations extraordinaires que la grâce accomplissait dans cette âme d'élite, et, éclairé lui-même sans doute par une lumière surnaturelle, entra dans l'intelligence des volontés du divin maître sur la mission de la sainte religieuse.
Cette mission, c'était de répandre dans le monde la dévotion au Sacré-Coeur et d'instituer, le premier vendredi après l'octave du Saint-Sacrement, une fête particulière en son honneur.
Voici comment sur l'ordre du Père de la Colombière, Marguerite-Marie écrivit cette importante révélation, que l'Église a sanctionnée.
« Etant, dit cette sainte âme, devant le Saint Sacrement, un jour de son octave, je reçus de mon Dieu des grâces excessives de son amour. Le Sauveur me découvrant son divin Coeur : « Voilà ce coeur, dit-il, qui a tant aimé les hommes, qu'il n'a rien épargné, jusqu'à s'épuiser et se consommer pour leur témoigner son amour ; et pour reconnaissance, je ne reçois de la plupart que des ingratitudes par les mépris, irrévérences, sacrilèges et froideurs qu'ils ont pour moi dans ce Sacrement d'amour. Mais ce qui m'est encore plus sensible, c'est que ce sont des coeurs qui me sont consacrés qui en usent ainsi. C'est pour cela que je demande que le premier vendredi d'après l'octave du Saint Sacrement soit dédié à une fête particulière pour honorer mon coeur, en communiant ce jour là et en lui faisant réparation d'honneur par une amende honorable, pour réparer les indignités qu'il a reçues pendant le temps qu'il a été exposé sur les autels. Je te promets aussi que mon coeur se dilatera pour répandre avec abondance les influences de son Divin Amour sur ceux qui lui rendront cet honneur, et qui procureront qu'il lui soit rendu ».
L'humble fille tout effrayée de la responsabilité que cette mission divine faisait peser sur elle;qui n'était rien dans l'Église qu'une pauvre religieuse inconnue, se permit de répliquer : « Donnez-moi donc le moyen de faire ce que vous me commandez».
Le Sauveur ajouta : « Adresse-toi à mon Serviteur le Père de la Colombière Jésuite, et dis-lui de ma part de faire son possible pour établir cette dévotion et donner ce plaisir à mon divin Coeur.
Qu'il ne se décourage pas, pour toutes les difficultés qu'il rencontrera, car il n'en manquera pas ; mais il doit savoir que celui-là est tout puissant qui se défie de lui-même, pour se confier entièrement en moi ».
Le Père de la Colombière, qui avait le discernement fort juste, n'était pas homme à croire légèrement qui que ce soit ; mais il avait des preuves trop éclatantes de ,1avertu solide de la personne qui lui parlait, pour craindre en ceci la moindre illusion. C'est pourquoi il s'appliqua aussitôt au ministère que Dieu venait de lui confier ; et pour s'en acquitter solidement et parfaitement il voulut commencer par lui-même. Il se consacra donc entièrement au Sacré-Coeur de Jésus, et lui offrit tout ce qu'il crut en lui capable de l'honorer et de lui plaire.
Cette consécration eut lieu le vendredi 21 juin 1675. Ce jour suivait l'octave du Saint Sacrement.
Les grâces extraordinaires que le saint Jésuite reçut de cette pratique le confirmèrent bientôt dans l'idée qu'il avait déjà eue de l'importance et de la solidité de cette dévotion.
Il la communiqua d'abord autour de lui et la porta ensuite dans ses discours où, — sans être annoncée officiellement, le Saint-Siège n'ayant pas encore parlé — elle perce à travers les élans de son amour et de sa foi.
Notre orateur prit souvent pour sujet la Sainte Eucharistie, et la traitant, de prédilection, au point de vue de l'amour que Jésus-Christ nous y témoigne, il a su rencontrer les plus nobles et les plus pathétiques accents.
Prenons par exemple le premier de ces sermons, prononcé à l'occasion de la Fête Dieu.
Le texte annonce l'idée mère du discours. Cum dilexisset suos qui erant in mundo, in finem dilexit eos.
Il exprime d'abord cette pensée que, si au sujet du grand mystère qu'il va célébrer, sa foi pouvait jamais être ébranlée, ce ne serait pas par les arguments qui touchent le plus les hérétiques, comme le changement des substances, la multiplication et la réduction du corps du Sauveur, parce que après tout le pouvoir de Dieu est infini, mais ce qui la rendrait chancelante, ce serait plutôt l'amour extrême qu'il nous y témoigne.
Comment ce qui est pain devient-il chair, sans cesser de paraître pain ? Comment le corps d'un homme se trouve-t-il en même temps dans plusieurs lieux ? Comment peut-il être enfermé dans un espace presqu'indivisible ? A tout cela il donne une réponse invincible. Dieu qui peut tout, peut opérer ces prodiges. Mais si l'on me demande comment il se peut faire que Dieu aime une créature aussi faible que l'homme, aussi imparfaite, aussi peu digne de son amour, et que néanmoins son amour pour cette faible créature aille jusqu'à une sorte de passion, de transport, d'empressement tels qu'on n'en vit jamais entre les hommes : J'avoue, dit-il, que je n'ai pas de réponse, et que je ne comprends pas même cette vérité... Le Sacrement de l'autel est l'amour des amours, selon cette parole de Saint Bernard : Sacramentum Altaris est amor amorum, c'est à dire l'effet du plus grand de tous les amours. L'amour de Jésus le fait sortir hors de lui-même pour ne plus vivre que dans nous ; son amour fait qu'il s'oublie soi-même en quelque sorte pour ne plus vivre que pour nous.
Dans quel temps Jésus-Christ vient-il à nous par le sacrement de l'Eucharistie ? Lorsque tous les motifs qui l'avaient porté à se revêtir de notre chair n'existent plus — lorsqu'il a réparé tous nos malheurs — lorsque l'ouvrage de notre rédemption est accompli — que nos chaînes sont brisées — nos ennemis vaincus — les portes de l'enfer fermées — les portes du Ciel ouvertes. Jésus est remonté à la droite de son Père. Pourquoi donc revient-il, tous les jours, invisiblement sur la terre, si ce n'est parce qu'il ne peut se séparer des hommes, et que ses délices sont d'être avec eux ?
Quel temps choisit-il encore ? Le temps où il est élevé au plus haut de la gloire. C'est du séjour éternel qu'il pense à conserver une demeure auprès de nous, une demeure dans nos coeurs. Comme s'il manquait quelque chose à son bonheur tandis qu'il est éloigné de nous; rien n'arrête, rien ne refroidit l'ardeur qu'il a de s'unir à nous, et pour cela il affronte tous les périls. L'orateur ne met pas au rang des périls, cette indigence, cette humilité des lieux où il s'engage d'entrer et de reposer. Il ne dira pas que si, le plus souvent, il attend son épouse sous des lambris dorés, dans des temples superbes, il la va aussi chercher dans les plus viles cabanes ; que ni la fange, ni la pauvreté ne le rebutent. Il considérera plutôt les mépris, les insultes qu'il endure de la part de tant de mauvais chrétiens, d'infidèles et d'hérétiques qui le méconnaissent et le blasphèment ; comment en cherchant une âme sainte, il tombe tous les jours entre les mains de ses ennemis, et y souffre une seconde passion plus cruelle qu'au Calvaire. A ce moment, l'orateur, par un mouvement qui lui est habituel, s'adresse au Divin maître et trouve des accents de la plus pathétique et de la plus saisissante vérité. « O mon aimable maître, que venez-vous chercher dans cette terre maudite ? Ne savez-vous pas que vos ennemis y règnent, qu'ils conservent contre vous tout leur venin, qu'ils sont altérés de votre sang ? Ne vous rappelez-vous plus les mauvais traitements que vous avez reçus parmi nous? N'y avez-vous pas été rassasié d'opprobres ? Il est vrai que vous vous unissez étroitement avec vos élus, mais combien de fois serez-vous contraint d'avoir pour des rebelles, pour des réprouvés, les complaisances qui ne sont dues qu'aux âmes saintes ? Le Cœur d'une personne chaste et fervente est pour vous un séjour agréable : mais combien en trouverez-vous de ces âmes ferventes parmi cette foule de chrétiens qui communieront aux fêtes les plus célèbres ? Pourrez-vous supporter la froideur, le peu de foi, l'épouvantable corruption de ces hommes qui ne vous recevront que par contrainte ? Pourrez-vous vous souffrir dans la bouche, sur la langue de ce médisant, de ce blasphémateur, dans le corps de cet impudique ? Dieu d'amour, et de pureté, vous qui nous assurez que rien de souillé n'entrera dans votre royaume, vous qui ne versez vos dons que dans les âmes pures et innocentes, vous-même vous vous livrerez à toutes ces horreurs ? »
Dans le second point de son discours, le Père de la Colombière achève sa démonstration en prouvant que le Fils de Dieu rie pouvait nous marquer d'une manière plus sensible qu'il ne veut vivre que pour nous dans l'Eucharistie, qu'en nous y sacrifiant en premier lieu sa vie, en second lieu sa gloire. Et quand il a établi ces deux pensées, il se laisse aller aux élans de son cœur et trouve encore d'entraînantes et de douces paroles que nous aimons à recueillir. « Vous seul, s'écrie-t-il, ô aimable Sauveur, étiez capable de porter l'amour jusqu'à cet excès, capable de nous aimer jusqu'à vous consumer entièrement pour vos créatures. Vous avez voulu être tout à nous, nous tenir lieu de tous les biens, être tout à la fois notre Dieu, notre roi, notre maître, notre père, notre trésor, notre caution, notre victoire, en un mot notre ressource dans notre faim, dans notre soif ; et cela pour nous persuader que vous aviez pour nous le zèle, l'empressement d'un véritable amour. O Jésus, le plus parfait, le plus tendre de tous les amants ! O amour, divin amour ! Amour excessif ! Amour ineffable ! Amour incompréhensible ! Pardonnez-nous, mon admirable rédempteur, si nous hésitons quelquefois à croire le mystère de l'Eucharistie : ce n'est point un défaut de soumission qui nous rend indociles à cette créance ; notre peu de foi est une suite nécessaire de votre excessive bonté ».
Disons, en passant, combien cette manière d'interrompre la suite de ces démonstrations pour s'adresser directement, par une invocation pathétique, à Dieu, donne de vie à la parole du prédicateur.
« Que ferez-vous donc, Seigneur, s'écrie le Père de la Colombière, après avoir montré les glaces et l'indifférence des chrétiens vis-à-vis de la Sainte Communion, pour vaincre une insensibilité si opiniâtre ? Vous vous êtes épuisé dans ce mystère d'amour, vous êtes allé, disent les Pères, aussi loin que votre pouvoir a pu s'étendre. Si l'action sacrée de votre corps ne peut détruire le charme infernal qui nous séduit, il ne faut pas espérer qu'un autre remède puisse avoir plus de vertu. Je ne vois dans un si grand mal qu'une seule ressource : il faut, ô mon Dieu, il faut que vous nous donniez un autre Coeur, un coeur tendre, un coeur sensible, un coeur qui ne soit ni de marbre ni de bronze ; il vous faut donner un coeur tout semblable au vôtre, il vous faut donner votre Cœur même. Venez, aimable Coeur de Jésus, venez vous placer dans mon sein, venez y allumer un amour qui réponde, s'il est possible, aux obligations que j'ai d'aimer mon Sauveur. Coeur adorable, aimez le en moi ce divin Sauveur, autant que vous vous m'avez aimé en lui ; faites que je ne vive plus qu'en lui, que je ne vive plus que pour lui, afin qu'éternellement je puisse vivre avec lui dans les Cieux ».
Ces paroles qui sont passées aujourd'hui dans le langage habituel de la chaire, paraissaient alors nouvelles dans leur forme.Ce sera l'une des gloires du Père de la Colombière d'avoir contribué grandement à les accréditer.
(A suivre) G. LOTH.