L'ICONOGRAPHIE ANCIENNE DU COEUR DE JESUS
DOCUMENTS POPULAIRES DE LA FIN DU -MOYEN-AGE
Il est des documents qui ne font que passer, ainsi que des étoiles filantes sur le ciel ; un jeu du hasard les fait un instant surgir de terre, ou sortir de l'ombre en laquelle l'indifférence des ignorants les tenait ensevelis, puis, très vite quelquefois, d'autres causes fortuites les replongent encore sous l'abîme de la destruction.
De là l'utilité grande de fixer leurs images pour que leur souvenir, pour que, surtout, ce qui palpitait encore en eux des âmes d'autrefois puisse au moins survivre un peu de temps à leur propre destruction.
Le grand et magnifique poète religieux que fut jadis le simple peuple de France a souvent pétri de tant de foi, de tant de résignation et de tant d'espérance ces pauvres témoins de sa piété, tomme aussi, disons-le, ceux de tous ses amours, que les uns et les autres vibrent comme des lyres pour ceux qui savent les interroger et les comprendre.
Il est des documents qui ne font que passer... Et je crains bien que ce ne soit le regrettable sort des premiers de ceux dont je veux fixer aujourd'hui la mémoire dans l'écrin pieux de Regnabit.
I. — MOULE A BIJOUX DE SAINT-LAURENT-SUR-SÈVRE (VENDÉE)
XIVe SIÈCLE.
En 1903, un des principaux employés de la blanchisserie de St-Laurent recueillit dans des terrassements pratiqués sur la place de cette localité, près de l'église inachevée, un petit moule en pierre, brisé par la pioche et qui avait été fait pour couler à la fois deux pendeloques.
La forme d'un de ces objets était écrasée, l'autre donnait une sorte de médaille ajourée, composée d'une bande en pentagone irrégulier et meublée en son milieu d'un cœur fait également d'une bande plate dont les branches se replient à l'intérieur, en forme de croix.

St-Laurent-sur-Sèvre (Vendée) XIVe siècle.
En 1904, dans un article de la Revue du Bas-Poitou[1], je ne fis qu'indiquer cette découverte, et dix plus tard ce fut en vain que je cherchai à savoir ce qu'était devenu cet objet. Je n'en possède que le dessin fait d'après une empreinte en cire qui m'a été communiquée par M. l'abbé Blanchet.
Quand on le compare à nombre de bijoux des collections Raoul de Rochebrune et Parenteau, provenant de l'Ouest, qui portent des inscriptions et sont de ce fait datés par leur paléographie, le moule de S4-Laurent se classe comme datant du XIVe siècle.
C'est assurément un moule à bijoux pieux puisque le cœur y est marqué de la Croix.
Mais quel est ce coeur ?
Celui d'un chrétien plein de piété envers le mystère de la Croix ?... C'est possible, pas certain.
Est-ce le Coeur de Notre-Seigneur Jésus-Christ ?
Trop hardi serait aujourd'hui qui l'affirmerait sans réserve ; plus téméraire encore qui soutiendrait absolument le contraire.
J'ose dire ceci : Le coeur du moule de St Laurent est au regard de l'iconographie du Coeur de Jésus un document possible, mais problématique. La solution qu'il appelle ne peut nous être donnée que par comparaison avec des documents similaires plus caractérisés.
Pourquoi ne les espérerions-nous pas ?
II. — MOULE A INSIGNE DE CONFRÉRIE DE CHAMPIGNY-SUR-VENDE
(INDRE-ET-LOIRE). XVe SIÈCLE.
Vers 1898, le supérieur de l'école congréganiste de Champigny-sur-Vende avait chez lui une petite plaque d'un schiste noir, analogue à celui des dépôts siluriens d'Ile-et-Vilaine, et sur lequel était creusé un moule à couler des plombs historiés.
Depuis, cet excellent religieux est mort ; son école, fermée lors des lois de spoliation a subi des alternatives de vie et de sommeil, et j'ai en vain cherché à savoir ce qu'est devenu le moule que j'y ai vu.
Il me reste heureusement de lui plusieurs estampages et frottis à la mine de plomb qui sont des documents aussi probants et plus exacts que les meilleures photographies. Je donne ici la gravure en dimensions réelles de ces frottis.
Les parties creusées y paraissent naturellement en blanc, et l'objet moulé se présentait à la vue retourné, c'est-à-dire que la lance s'y trouvait à la place du roseau, et inversement comme sur les empreintes en cire des cachets.
On comprend aisément l'emploi de cet objet : Appliqué et lié à une autre partie plate de même dimension, et préalablement chauffé, le moule était relevé debout ; le plomb ou l'étain en fusion, versé dans l'entonnoir du haut descendait dans tout le réseau du tracé où il s'immobilisait par refroidissement.
La profondeur des rainures, 2 millimètres environ, donnait au métal une rigidité relative suffisante. Ces moules de pèlerinages » et les « insignes de confréries ». Celui qui nous occupe paraît devoir être rangé dans cette dernière catégorie.

Champigny-sur-Vende (Indre-et-Loire) XVe Siècle.
Le Coeur de Jésus, crucifié au carrefour de la Croix, y résume tout le Corps divin et les quatre clous, la lance et le roseau forment autour de lui une composition tout à fait dans le goût du XVe siècle.
Le sujet est entouré par un cadre grillagé destiné à donner de la robustesse à l'ensemble ajouré. Les anneaux du pourtour servaient à fixer le plomb aux vêtements ou au chapeau.
Au début du XVIe siècle Champigny devint la résidence ducale des Montpensier et ces princes y construisirent un palais splendide, dont il ne reste plus que l'ombre, ainsi qu'une Sainte-Chapelle dédiée à saint Louis, encore intacte, et que le cardinal de Givry qui fut évêque de Poitiers de 1541 à 1555, fit orner de vitraux qui sont d'incomparables joyaux. Mais la Sainte-Chapelle de Champigny, ni aucune autre de cette localité, ne paraît avoir été centre de pèlerinage ; tandis que la vie féodale et religieuse qui, au XVe siècle, y était déjà intense permet d'y regarder comme fort possible à cette époque, l'existence d'une confrérie, si tant est que l'intéressant moule que nous venons d'examiner y ait été jadis, comme c'est infiniment vraisemblable, d'utilisation locale.
III. — MOULE DE CONFRÉRIEDE RENNES (ILE-ET-VILAINE) XVe SIÈCLE.
Sous la signature de Mgr Barbier de Montault, qui fut au XIXe siècle un des plus qualifiés spécialistes de l'iconographie chrétienne, la Revue de l'Art Chrétien[2] signalait en 1806, un moule en pierre découvert à Rennes, déposé au Musée de cette ville et dont M. Mowart présenta les empreintes à la Société des Antiquaires de Frances, le 10 juin 1885.
D'un côté, dit Mgr Barbier, se trouvait les Instruments de la Passion et, de l'autre, un personnage qu'il décrit en détail. Me souvenant que l'érudit prélat, mon concitoyen et mon ami, à qui je donnai jadis une empreinte du moule de Champigny me dit posséder celle d'un autre moule quasi pareil, je demandai, en février dernier, à la direction du Musée de Rennes le dessin du moule en question pour savoir s'il n'était pas celui que Mgr Barbier me signala jadis.
En réponse, j'apprends du distingué conservateur du Musée de Rennes qu'il ne s'y trouve aucun moule correspondant à la description de celui que signale la Revue de l'Art Chrétien ; et je n'espère guère retrouver maintenant l'image de celui qu'il eut été intéressant de rapprocher ici du document de Champigny.
J'ai cru cependant utile d'en signaler au moins l'existence.
IV. — MOULE A GÂTEAUX DU MUSÉE DE RENNES
XVIe SIÈCLE.
En m'apprenant que le moule de confrérie dont Mgr Barbier dit qu'il fut déposé au Musée de Rennes, ne s'y trouve pas, l'obligeant conservateur de ce Musée, M. Paul Banéat me communique les empreintes de trois moules à gâteaux dont l'un porte une figure qui mérite d'être étudiée ici.
Tous les trois se composent d'un cylindre couvert de dessins en creux lequel, roulé sur le tour de la pâte fraîche y laissait des reliefs qui restaient à la cuisson. Les bouts des trois cylindres portent également des dessins creusés, destinés à produire des ornements orbiculaires sur le plat des gâteaux.
Sur l'un des cylindres se voient des chaumières, des arbres, un cheval harnaché d'une sorte de caparaçon en résille ; sur le second, des feuillages et l'inscription : W. LE ROY DE F. (Vive le roi de France) ; sur le troisième, des entrelacs et les lettres capitales W L répétées et séparées par des coeurs simples et des fleurs de lys.
Il semble qu'on peut interpréter les lettres W L par Vive Louis (Louis XII, mort en 1515.) La forme des capitales romaines et le style général de ces moules indique en effet le début du XVIe siècle.
Le dernier de ces moules que je viens d'indiquer, porte à l'un de ses bouts un fleuron quadrifolié, et à l'autre extrémité une figure symbolique formée d'un coeur soutenu d'un croissant et sommé d'une croix.
L'interprétation du cœur ne peut soulever aucun doute. C'est le Coeur de Jésus, et cette identification est encore précisée par la présence du croissant où le coeur prend naissance.
Depuis bien des siècles antérieurement aux moules de Rennes, la Lune était, dans la symbolique chrétienne, un des emblèmes de la Vierge Marie « Pulchra ut luna », disent d'Elle les Livres liturgiques : «Vous êtes à nos veux, ô Vierge Marie lumineuse et toute belle comme la Lune aux sombres heures de la nuit ». Et dans ses visions de Pathmos, saint Jean, nous la montre vêtue du soleil, et les pieds posés sur un croissant de lune.
Ainsi donc — particularité qui n'a pas encore été rencontrée que je sache sur un document aussi stylisé et plus ancien, relatif au Coeur divin — nous avons ici l'image du Coeur de Jésus intimement unie au symbole de Marie, sa mère.
Vraisemblablement même, allant plus loin, le graveur a-t-il voulu résumer, dans le dessin d'un seul emblème, toute la carrière humaine du Rédempteur prenant naissance dans le sein de Marie et s'achevant au Calvaire ; car la croix pattée héraldique qui caractérise iconographiquement le Coeur comme étant celui de Jésus, n'est pas seule ; elle en porte une autre, une croix latine qui, elle, reporte plus directement la pensée vers la mort du Rédempteur.
Je suis bien certain que ceux qui ont étudié l'emblématique usitée de Louis XI à Henri II ne trouveront pas cette interprétation trop forcée : l'héraldique profane de cette même époque eut des symboles bien autrement compliqués et près desquels l'hiéroglyphe du Coeur divin présentant ici le point initial et la fin de sa vie terrestre paraît d'une conception toute impie.

Rennes (Ile-et-Villaine), XVIe siècle.
Maintenant, recueillons la leçon de ces objets sans valeur de leur temps, qui furent, au premier chef, des simples choses usuelles : un bijou de bergère ou d'ouvrier, un plomb de confrérie campagnarde, un moule à décorer des gâteaux pour les artisans et les bourgeois d'une bonne ville... et notons comment les uns et les autres sont pleins de sens parce que ceux qui les ont fabriqués étaient remplis de foi ; notons surtout qu'il fallait bien que le culte du Coeur de Jésus fut dès lors intense pour qu'il se manifestât ainsi jusque sur les objets les plus variés de la piété et de la vie de tous les jours.
Et nous parlons ici, ne l'oublions pas, du temps enclos entre la seconde moitié du XIVe siècle et le second quart du XVIe.
Loudun (Vienne)