CHAPITRE DEUXIÈME
TRANSFORMATIONS SUCCESSIVES DU CHÂTEAU
Depuis la première construction connue jusqu'à nos jours, le château a subi huit transformations successives : 1° Hospitium de Louis le Jeune (détruit) ; 2° Manoir de Philippe Auguste, remanié par saint Louis (détruit) ; 3° Château de Philippe VI et de Charles V (donjon et enceinte existants) ; 4° Château Louis XI (démoli en 1610) ; 5° Château Louis XIII (englobé dans le Pavillon du Roi) ; 6° Château Louis XIV (Pavillon du Roi et de la Reine) ; 70 Arsenal (1808) ; 8° Fort (1840).
Hospitium de Louis le Jeune. — Le premier château ne consistait qu'en un simple rendez-vous de chasse. Il est probable qu'il a été le noyau des constructions ultérieures. Mais aucun vestige archéologique ne confirme cette hypothèse.
Manoir de Philippe Auguste. — En ce qui concerne les travaux de Philippe Auguste, les renseignements sont encore fort vagues. L'abbé de Laval a retrouvé vers 1882 dans des fouilles effectuées près du lavoir, à 35 mètres environ ouest de la Tour du Diable, des restes de substructions paraissant appartenir à -ce second château ou manoir, ce qui nous fixe sur son emplacement. Mais en quoi consistaient ses bâtiments ? L'historiographe nous affirme qu'ils étaient de style roman. Son opinion ne s'appuye malheureusement sur rien.
Remaniements de saint Louis. — Saint Louis transforma ces premières constructions en leur adjoignant un donjon, une salle d'assemblée et la chapelle Saint-Martin. Les vestiges de ce château ont disparu en 1 808, mais son tracé peut être rétabli à l'aide d'un plan de Le Vau de 1654 (Bibl. de la V. de Paris). En examinant ce document avec attention, on voit que les bâtiments situés dans le quart nord-est de la grande cour (logements des chanoines au XVIIIe siècle), affectaient une forme irrégulière, qu'ils contenaient une cour à peu près carrée, enfin que leurs murs extérieurs, tracés en lignes brisées, n'étaient d'équerre avec aucune des grandes directions de l'enceinte principale.
Les tours rondes réparties sur leurs fronts étaient les limites des courtines. Le donjon se trouvait en a (voir le plan d'après Le Vau en tête du volume). La fortification était rudimentaire.
Château de Philippe VI et de Charles V. — Les bâtiments de saint Louis, incommodes, trop exigus, durent paraître insuffisants à Philippe VI, et, si nous en croyons la teneur d'une inscription placée autrefois sur le Châtelet [1], ce roi fit commencer le donjon (1337). Les désastres de la guerre anglaise arrêtèrent les travaux. La construction n'en était encore qu'aux fondations, quand Jean II monta sur le trône. Ce roi rappela les ouvriers vers 136o, mais, à sa mort, le gros oeuvre n'était guère achevé que jusqu'au troisième étage.
Charles V, ce « saige artiste, savant architecteur » comme le qualifie Christine de Pisan, reprit le projet de ses prédécesseurs (1364) et l'amplifia, conservant la grosse tour, mais l'englobant dans une grande enceinte rectangulaire destinée à enserrer une véritable ville. Là, devait être « establie en beaux manoirs la demeure de plusieurs seigneurs, chevaliers et autres ses mieux aimés, et chacun y assenerait rente à vie selon leurs personnes ; celui lieu eut été franc de toutes servitudes, sans aucune charge par le temps avenir, ne redevance demander[2] ». Le manoir de saint Louis fut conservé, et même remis en état, car de 1365 à 1367, on refit toute la couverture, on adjoignit des salles de bains à plusieurs appartements, enfin on répara divers dallages, entre autres celui de la chapelle Saint-Martin, antérieurement constitué par des carreaux de plâtre.
L'histoire ne nous a pas conservé le nom de l'architecte du nouveau château. On sait qu'en 1373 les travaux étaient confiés à Guillaume d'Arondel, mais ce n'était qu'un sous-ordre, un maître tailleur de pierres. Il est fort probable que le roi élabora les plans avec Raymond du Temple, son maître des œuvres favori, et un grand nombre d'auteurs admettent que ce fut ce dernier qui se chargea de leur exécution.
Le château étant en plaine, le tracé de ses remparts pouvait être indépendant du terrain et affecta la forme d'un grand parallélogramme, long de 375 mètres et large de 175, mesures prises du revêtement extérieur d'une escarpe à celui opposé.
Mais par suite de la nécessité d'englober le donjon commencé et le manoir de saint Louis dans l'enceinte, sans trop augmenter le corps de place, le premier de ces monuments ne se trouva pas au centre d'un des grands côtés. Des fossés profonds de 12 mètres[3], larges de 22 mètres sur les grands côtés de l'enceinte, et de 28 mètres sur les petits côtés, enserrent tout le corps de place auquel ils servent d'obstacles, tout en le protégeant contre la mine. Ils sont distincts de ceux du donjon profonds de 14 mètres et larges de 22 mètres. Tous étaient pleins d'eau primitivement[4]2 et étaient alimentés par une dérivation du ru Orgueilleux, et par diverses sources captées au pied du plateau de Fontenay-sous-Bois.
Neuf tours barlongues, sans compter le donjon, sont réparties sur les remparts, une à chaque angle, trois sur le grand côté est, une sur le milieu des petits côtés. Avant d'être arasées à hauteur des courtines[5], toutes avaient une hauteur de 42 mètres au-dessus du sol de la cour, et de 54 mètres au-dessus du fond du fossé. Elles dominaient les courtines de 27 mètres ; elles avaient donc un très grand commandement : d'une part, sur les chemins de ronde auxquels on ne pouvait accéder que de leur premier étage, et, d'autre part, sur la campagne.
Seule, la tour d'entrée du côté de Vincennes a conservé sa hauteur et nous donne une idée des dispositions des tours détruites. Leurs murs, à la base, s'amortissent sur une sorte de risberme en pierre; sur ce talus à fruit considérable prennent appui de gros contreforts montant jusqu'à la corniche percée de longs mâchicoulis et surmontée d'un mur crénelé. Elles possédaient au-dessus du rez-de-chaussé voûté, deux étages planchéiés[6] reliés par un escalier à vis montant directement de la cour jusqu'à la plate-forme constituée par une voûte recouverte d'un épais blindage[7]2. Des latrines semblent avoir existé à tous leurs étages, comme on le voit dans la tour principale. De grands magasins voûtés occupaient leur sous-sol. Toute leur organisation était faite en vue de leur indépendance, car chacune constituait une sorte de citadelle particulière en même temps qu'un bastion rudimentaire.
Entre les tours, les courtines basses étaient couronnées par un chemin de ronde avec créneaux et mâchicoulis. En leur milieu une échauguette barlongue contribuait au flanquement. Cette précaution était judicieuse, car les carreaux d'arbalète avaient un effet utile jusqu'à 60 mètres environ, et les fronts étaient un peu longs par rapporta cette portée : 68 mètres en moyenne, sauf entre la tour du Roi (angle sud-ouest et l'escarpe du donjon, où l'on compte 110 mètres) et entre la tour de Paris (angle nord-ouest) et l'escarpe nord du donjon, où l'on compte 145 mètres. Nous verrons plus loin les dispositions ingénieuses qui furent prises pour parer aux inconvénients du développement excessif de ces deux faces.
On entrait dans le château par deux portes principales percées dans les tours situées au milieu des petits côtés, la porte du côté nord possédant un passage de piétons accolé au passage charretier.
On accédait à ces portes par un pont fixe en pierre, constitué par deux arches en tiers-point, prolongé par un pont-levis avec bras. Sous la tour, au milieu du front est, s'ouvrait également une porte, ou plutôt une grande poterne, car elle n'avait qu'un pont-levis à bascule, retombant sur une passerelle légère établie sur des piles de maçonnerie.
Lorsqu'on examine les anciens plans, on voit que les fossés du donjon faisaient des trouées dangereuses dans le corps de place[8]. Cette faute étonne de la part de constructeurs ayant donné de si grandes preuves de connaissances militaires dans les autres parties du château. En réalité, elle n'est qu'apparente : le château était primitivement couvert par une première enceinte constituée par un chemin de ronde, et un mur crénelé courant au-dessus des contrescarpes. L'épaisseur anormale de cette contrescarpe le prouve. Cette première enceinte était renforcée en avant des portes par de petits châtelets comme le montre une vue cavalière de Du Cerceau.
L'allongement des courtines adjacentes au donjon était voulu, nécessaire : voulu parce que le donjon par suite de son plus grand commandement assurait à plus grande distance la protection des fronts voisins du corps de place, et possédait un éperon se terminant par deux échauguettes jumelées constituant une plate-forme destinée à recevoir des machines de jet pouvant tirer dans la direction nord, c'est-à-dire celle du rempart qui avait le plus besoin d'être protégé[9] 1 ; nécessaire, parce que des tours plus rapprochées de la chemise du donjon eussent dominé celle-ci, et constitué par conséquent un danger pour ses défenseurs.
Comme l'on peut en juger d'après ces quelques aperçus, la fortification de Vincennes avait été parfaitement étudiée. Sa valeur défensive était accrue par des dispositions accessoires non moins judicieuses. Les tours principales possédaient des monte-charges, pour les munitions. Toutes, nous l'avons dit, avaient leurs magasins propres pour armes, approvisionnements divers. En dehors de ces magasins particuliers, il existait dans la cour de grands silos comme dépôts de vivres[10].
L'eau était amenée au château par des conduits souterrains, mais tout était prévu pour que la garnison ne pût en être privée en cas de siège : des puits et des citernes auraient pu, si la canalisation extérieure avait été coupée, suffire aux besoins des défenseurs. Ces puits se trouvaient : deux jumelés, mis en communication entre eux par un canal établi en sous-sol dans la tour nord-est de l'enceinte: un dans l'ancien château de saint Louis ; un en avant du donjon, et un dans le donjon lui-même. Dans la braie de la grosse tour se trouvait encore, dit-on, une citerne.
De tels détails d'organisation montrent, comme le fait très justement remarquer Viollet-le-Duc, que Vincennes est une c< forteresse type ». La conception des courtines allongées, basses, réservées aux arbalétriers; des plates-formes élevées, destinées aux grands engins, trébuchets ou mangonneaux, mis à l'abri du tir à la volée des machines des assaillants par suite de leur commandement; des tours considérées non pas comme de simples points d'appui du rempart, mais bien comme des organes de flanquement, était une innovation.
Malheureusement, cette innovation arrivait à une époque de transition, en cet instant précis, qui, suivant les théories de Courajod, marque la fin du moyen âge et le commencement des temps modernes. Cet essai ne fut suivi d'aucun autre, les progrès rapides de l'artillerie à feu ayant obligé les constructeurs militaires à chercher d'autres solutions pour résoudre l'éternel problème de la défense des places.
Château Louis XI. — Louis XI se fit bâtir un corps de logis dans l'angle sud-ouest de la grande cour. Nous ne connaissons cette construction que par une gravure de Boisseau, d'ailleurs peu exacte.
Elle parait de dimensions assez restreintes. En longueur elle s'étendait de la tour du Roi (angle sud-ouest) jusqu'au 2/3 de la courtine reliant cette tour à l'enceinte du donjon. Sa largeur ne pourrait être appréciable sur une vue, mais elle nous est indiquée, à défaut de plan, par un document des archives du Génie de Vincennes : dans un mémoire relatif aux travaux de 1818 dans le pavillon du Roi on lit que, lors de la démolition de la corniche de la chambre à coucher de Louis XIV, exécutée cette même année, la façade de cette habitation fut découverte. Derrière les lambris du XVIIe siècle, les baies des anciennes fenêtres apparurent, avec leurs sculptures, dans le mur qui partage en deux ce pavillon dans sa longueur. Le corps de logis Louis XI n'avait donc que la moitié de la largeur du pavillon actuel.
Ce bâtiment était déjà délabré en 1539. Poncet de la Grave nous apprend en effet que François Ier, fut obligé d'y faire exécuter de grosses réparations pour y recevoir Charles-Quint[11]1. L'empereur n'y vint pas, mais les travaux eurent lieu. Ils furent même poursuivis, car, en 1543, ils étaient « sous l'inspection et ordonnance de Messire Hérault, capitaine du Bois de Vincennes et Philippe Hulin, capitaine de la bastille Saint-Antoine, à Paris ». Enfin, nous savons par une lettre de Catherine de Médicis, qu'en 1552 le Primatice, alors surintendant des bâtiments termina la décoration des appartements.
Château Louis XIII. — Le château ne fut qu'un agrandissement du corps de logis Louis XI. La première pierre de cette nouvelle construction fut posée le 17 août 1610 en présence de toute la Cour.
L'architecte qui dirigea les travaux ne nous est pas connu. Israël Silvestre a laissé une vue de ce bâtiment ; celle-ci n'offre que des indications sans grande valeur, mais il existe à la bibliothèque de la Ville de Paris, dans les cartons des plans dits de Colbert, un plan détaillé des appartements du premier étage[12].
Château Louis XIV. - Lorsque Mazarin, triomphant de ses ennemis, revint définitivement d'exil et devint gouverneur de Vincennes, nous avons dit qu'il chargea Colbert de la transformation complète de la résidence royale. Le Vau obtint l'adjudication des travaux, bien qu'il fut en concurrence avec François Mansart et Le Muet. Il soumit au ministre quatre projets successifs. Dans le dernier, qui fut approuvé, le pavillon Louis XIII, doublé et exhaussé, était réservé au roi. Un bâtiment symétrique, élevé contre la partie sud de la courtine Est du château de Charles V, servait d'habitation à la Reine-mère et au cardinal (pavillon de la Reine).
LE CHÂTEAU EN 1666 (D'après la gravure de Brissart).
Ces deux corps de logis étaient reliés par des colonnades rustiques, l'une, celle du sud, constituée par l'ancien rempart troué de larges baies, découronné de son chemin de ronde ; l'autre, par des arcades neuves.
Au milieu de ces deux colonnades, deux arcs de triomphe formaient des portes monumentales.
L'arc de triomphe de la porte du parc avait comme massif l'ancienne tour du centre du petit côté sud du château, arasée au niveau de la courtine ; sa façade, ornée de statues antiques, était un simple placage. Toute la partie nord de l'ancienne cour fut réservée aux communs, aux écuries. L'ancien logis du gouverneur, attenant au côté nord de la Sainte-Chapelle, fut conservé, ainsi qu'un grand nombre de bâtiments du manoir de saint Louis aménagés comme maisons canoniales.
Arsenal 1808. — Lorsque l'empereur résolut en 1808 d'utiliser le château comme arsenal, le délabrement était complet. Les réparations exécutées à cette époque rendirent utilisables quelques locaux, mais tous les travaux entrepris causèrent, au point de vue de l'art, des dommages irréparables au monument. La destruction systématique des tours commença, sous prétexte qu'il eut été trop cher de les réparer. Les baies du rempart sud furent bouchées, des flèches en maçonnerie élevées devant les portes nord et sud; les communs, c'est-à-dire ce qui restait de l'ancien château de saint Louis, démolis, la Sainte-Chapelle transformée en salle d'armes.
LE CHÂTEAU VERS 1799 (D'après une lithographie du temps).
Seul, le pavillon de la Reine fut remis en état pour servir de logement à un colonel de la Garde. Mais les appartements du Roi, dont l'ornementation avait disparu en grande partie au XVIIIe siècle, d'abord lorsque le bâtiment avait été aménagé pour recevoir l'école des Cadets, ensuite lorsqu'il servit de prison aux femmes de mauvaise vie, furent transformés en chambrées.
En 1818, le grand abreuvoir disparut, ainsi que les écuries. Une grande salle d'armes fut construite (1819). La Sainte-Chapelle fut rendue au culte vers la même époque. En 1822, les boiseries des appartements d'Anne d'Autriche furent enlevées et portées au Louvre.
Fort en 1840. — La transformation du vieux château en fort moderne eut des conséquences encore plus funestes. Les fossés du donjon furent comblés du côté de la grande cour; la colonnade de Le Vau, qui séparait la grande cour du château de la cour dite du Donjon, fut démolie avec son arc de triomphe. Des casemates vinrent cacher les remparts de Raymond du Temple, et noyer le grand arc de triomphe dont la base des colonnes apparaît seule sous la voûte d'entrée de la porte du Bois, et quelques motifs architectoniques sont encore visibles dans les salles du premier étage. En 1852, le tombeau du duc d'Enghien, érigé en 1823 dans le chœur de la Sainte-Chapelle, fut transporté dans l'oratoire nord de cette chapelle, et d'ailleurs complètement modifié. En 1860, des fresques de Philippe de Champaigne et de Borzone furent retrouvées dans le pavillon du Roi. Elles devaient être conservées avec soin, mais ont été perdues depuis.
Pendant cette période, la Sainte-Chapelle fut entièrement restaurée (1852-1888), ainsi que la tour de Paris qui s'était éboulée partiellement en 1857. Le donjon a été réparé extérieurement.
[1] Voir page suivante.[2] CHRISTINE DE PISAN. Le livre des faits et bonnes mœurs du sage roi Charles. Nouvelle édition. Paris, 1836, chap. XI p. 76.[3] Ils ont été comblés en partie il y a une trentaine d’années.[4] Ils ont été asséchés au début du règne de Louis XIII.[5] Ces tours ont été démolies de 1808 à 1819. [6] Viollet-le-Duc - dans son Dictionnaire d'architecture, t. IX, p. 106dit : « trois étages voûtés. » C'est une erreur car la tour principale nous montre qu'il y avait au moins deux étages planchéiés.[7] Ces plates-formes ne paraissent pas avoir été construites pour porter du canon, les murs qui les supportent étant trop faibles. Elles n'étaient destinées qu'aux grands engins nervobalistiques, qui, dans la seconde moitié du XIVe siècle, étaient encore préférés aux bouches à feu trop rudimentaires.[8] 1 Ces brèches ont disparu en 1840. Elles ont été bouchées par des casemates barrant le fossé primitif, qui a d'ailleurs été comblé du côté de la cour du château.[9] Il y a lieu de remarquer d'ailleurs que ce rempart a deux échauguettes de flanquement.[10] 2 Un de ces silos existe encore au sud de la Sainte-Chapelle : son orifice se trouve dans le prolongement de la façade nord du pavillon de la Reine, à 15 mètres environ de l'angle nord-ouest de ce pavillon. Longtemps oublié, il a été découvert sous Louis-Philippe et nettoyé.[11] 1 Poncet de la Grave. Histoire de Vincennes, t. I, p. 234.[12] Plans et devis du château de Vincennes, Bibl. de la Ville de Paris, n° 129M. -