XXIII (Suite XXII).
Donnez une impulsion à l'architecture, tous les arts prennent une direction correspondante : une basilique refaite en style du IVe siècle vous ramène aux mosaïques dont l'eût ornée Constantin ; une église ogivale demande des vitraux comme ceux dont saint Louis orna la Sainte-Chapelle. Le mouvement littéraire, scientifique, artistique, d'où procèdent nos propres études sur l'esthétique et l'iconographie chrétienne, a bien plus d'étendue encore. Il est si vaste qu'entre beaucoup de ceux qui depuis quarante ans ont le plus fait pour l'étude ou dans la pratique de l'art chrétien, tous rapports de filiation nous échappent, tant est haut placée la cause commune d'où proviennent tous leurs travaux.
Le P. Marchi entreprend ces nouvelles investigations des catacombes qui progressent jusqu'aux admirables découvertes de M. de Rossi. M. Rio saisit tout ce qu'il y a de poésie dans les oeuvres des grands maîtres italien du XIVe siècle et du XVe siècle, et le fait goûter avec un charme depuis longtemps inconnu. M. Selvatico met en relief leur supériorité même sous le rapport purement plastique. Puis voici un savant comme le P.Charles Cahier, un dessinateur plein d'âme et d'intelligence comme le P. Arthur Martin, qui s'associent pour sonder et mettre au jour toutes les profondeurs d'idées qui se développent dans les mille figures peintes et sculptées, pour l'ornement de nos cathédrales; et ils nous en font apercevoir toute la rigueur philosophique, toute la puissance littéraire. Voici des sculpteurs comme Ténérani, des peintres comme Oyerbeck, comme Cornélius. Overbeck avait prétendu, et non pas sans succès ; s'assimiler l'âme de Fra Angelico, tout: en s'efforçant de montrer qu'il n'avait pas oublié Raphaël. Cornélius entreprend une association plus difficile du grandiose et de l'accentuation musculaire propre à Michel-Ange, avec l'intensité des pensées; chrétiennes, telle qu'on savait les mûrir avant ce grand artiste, mais pour arriver en définitive à se faire un genre à lui-même plein d'âme et d'originalité. Vient notre Orsel, qui, passant comme inaperçu au milieu du bruit de ce monde, étudiant tout ce que doit savoir un artiste, sans déflorer son âme de chrétien, a tracé avec elle de ces traits qui lui donneront toujours pour amis tous ceux qui essaieront de pénétrer dans le sentiment de ses oeuvres (PI. XVIII). Ingres fut faible comme peintre chrétien, mais il eut envie de l'être en certains moments, par amour des belles choses, et il s'est rendu digne par là d'être le maître de Flandrin ; et par Flandrin, on a vu se réaliser, avec le succès le moins contesté, l'alliance des pensées fortement chrétiennes et du grand art, enrichi de tout ce qu'il avait conquis de science technique et de procédés pratiques.
PL XVIII : LA DESCENTE AUX LIMBES.
Nous citerons encore le R. P. Besson, qui hésita un instant entre son pinceau et le ministère sacerdotal, avant de prendre le second comme moyen d'apostolat, et montra, quand, par circonstance, il revenait au premier, qu'il pouvait être un nouvel Angelico; et, ce pieux M.Hallez, esprit élevé, dessinateur plein de suavité, digne de faire avec lui partie d'une association d'artistes chrétiens, que les aspirations supérieures de ses membres empêchèrent seules de se perpétuer.
A Rome les adhérents du renouvellement de l'art dans le sens dont les noms précédents font apercevoir les différents aspects, avaient reçu la dénomination de Puristi, et ils étaient accusés de vouloir faire rebrousser chemin à la peinture, en l'obligeant, adulte qu'elle était, à revenir à l'état d'enfance et à s’envelopper de langes avec Cimabué, de ne rien admettre qui valût un éloge même chez Raphaël après sa Dispute du Saint-Sacrement, et autres énormités semblables. Nous avons sous les yeux la réponse qui l'ut donnée à ces accusations, il y a une vingtaine d'années, en quelques pages, écrites avec fermeté par M.Antonio Bianchini de qui nous les tenons ; elles sont signées aussi de F. Overbee et de Pietro Ténérani[1]. L'on retrouve le même fond d'idées dans trois allocutions du même auteur à la Société Romaine des amateurs des beaux-arts, dont il était le secrétaire [2].
Le purisme, dont se glorifiaient les éminents artistes que nous venons de nommer, consiste dans la subordination de la forme à la pensée : ils comparent les produits de l'art, s'ils ne sont pas faits pour nourrir l'âme, à des aliments corporels qui rempliraient l'estomac sans entretenir la vie; ils admirent dans les maîtres primitifs cette peinture qui, au lieu de se montrer avide de satisfaire les sens et de tout remuer pour rendre les accidents de la matière, ne fait que vous toucher tout doucement et remplit aussitôt votre âme d'affections et d'idées : Questa pittura, non seguace degli accidenti della materia, non avida di solleticare il senso, che lievemente toccandolo ti ragiona e spira nell' anima. Ils admirent dans les dernières peintures de Raphaël la difficulté vaincue, et sous ces rapports ils les mettent au-dessus des premières ; mais la simplicité de la Dispute les impressionné bien autrement, d'autant plus que rien n'y manque, même au point de vue de l'art;-. : Ammiriamo nelle ultime dipinture di Raffaele cio ch'e difficite, in quesia parte le anteponiamo alle prime ; ma più ci tocca la efficace e modesta simplicità de la Disputa cui non inanca niuna finezza d'artifizii.[3]
D'ailleurs, le principe admis, ils laissent à chacun à choisir la manière qu'il jugera la mieux appropriée aux pensées qu'il veut transmettre et aux impressions qu'il veut produire sans dédaigner aucune des ressourcés du dessin, de la lumière et des couleurs dont les grands maîtres ont appris à se servir.
Ces leçons n'ont pas été perdues à Rome, nous l'avons vu lors des fêtes du 18e centenaire de saint Pierre et de la canonisation de cette brillante pléiade de saints au milieu desquels nous avions le bonheur de compter l'humble et douce bergère de Pibrac. Une exposition spéciale avait été faite, dans une des salles du Vatican, de tous les tableaux peints en l'honneur des héros de la Circonstance: tous y étaient représentés, les martyrs de Gorcum surtout. En général, ces tableaux étaient conçus dans un sentiment vraiment chrétien, nous n'en ayons été que plus flattés dans notre honneur national et dans notre foi en voyant que notre sainte Germaine avait été traitée avec une sorte de prédilection ; et nous donnons comme spécimen de ce mouvement artistique un tableau où elle est représentée, revenant de la messe rejoindre son troupeau et traversant le ruisseau sur la surface duquel elle glissait sans enfoncer (PI. XIX).
Si les artistes qui se sont élevés le plus haut dans le sentiment chrétien pèchent en quelques points, ce n'est pas l'effet d'un parti pris. Mais la perfection absolue n'est pas le fait de l'homme: en poursuivant un but supérieur, les uns perdent de vue des qualités elles-mêmes importantes qu'ils auraient pu, sans lui nuire, recueillir également sur leur route ; les autres tombent en des défauts contraires, troublés par la crainte d'imiter ceux qui se sont livrés, selon eux, trop absolument à ce but principal. De nos jours, les artistes appelés à représenter des sujets religieux, sans y avoir été préparés par l'étude des oeuvres qui leur auraient appris aie faire avec aisance et vérité, sont presque tous tombés dans cet écueil de donner à leur personnage un air contraint et guindé. Flandrin lui-même ne s'est pas préservé entièrement de ce défaut : il est si difficile de ne pas être un peu de son temps jusque dans ses parties faibles !
PL XIX. : STE GERMAINE COUSIN PASSANT LE RUISSEAU.
Quoiqu'il en soit, l'impulsion est donnée, et les exemples ne manquent pas : ils doivent être suivis avec un esprit éclairé, attentif aux écueils que les exemples servent aussi à révéler ; l'impulsion doit exciter en chacun une verve qui lui soit propre: l'art chrétien devrait donc progresser. D'où vient cependant qu'il semble au contraire vouloir s'arrêter ? Flandrin, Overbeck, Ténérani viennent de finir, et aucun nom ne surgit pour faire espérer qu'ils seront remplacés. On voit bien, au milieu de l'exubérance toujours croissante de nos expositions annuelles, çà et là quelques oeuvres chrétiennement inspirées près desquelles l'âme trouve à s'élever, quoiqu'on puisse dire qu'elles gagneraient encore à Se trouver isolées et loin de cette cohue étourdissante. Félicitons-nous toutefois de les y trouver, en songe antque, il y a quarante ans, on n'y aurait rencontré rien de semblable. Ce sont bien là les disciples de l'école chrétienne, qui, alors, commençait à poindre, mais comment pourra-t-elle se continuer si elle n'a plus de maître; et comment l'art pourrait-il être chrétien quand le monde ne veut plus du christianisme ?
A l'art chrétien, il est vrai, il reste nos églises, mais pourvu que l'esprit profane n'envahisse pas encore ceux qui sont chargés de les construire et de les décorer. N'est-ce pas ce qui a eu lieu dans les remaniements de notre capitale, lorsque l'architecte s'est proposé principalement, dans la construction d'une église, l'effet pittoresque qu'elle peut produire à l'embranchement de deux voies publiques ? Voilà que, pour réagir contre une direction de l'art, qui, chez nous, avait le double mérite d'être le plus religieux et le plus national, voilà qu'on va répétant, ici, que tous les genres d'architecture peuvent s'adapter à la pensée religieuse, et qu'en effet, suivant les temps, on en a construit de premier ordre dans tous les styles ; là, qu'en copiant les monuments d'un autre époque, on ne fait que des pastiches. Alors on essaie de créer quelque chose de nouveau pour se donner un air d'originalité, et on ne fait que des constructions hybrides. Ce n'est point ainsi que l'on invente ; et qui crie: «Je m'en vais inventer, » n'inventera jamais rien. Pour inventer il faut croire, croire d'abord aux avantagés et aux beautés d'un ordre de combinaisons architecturales ; les saisir avec perspicacité, s'y attacher avec intelligence, et en faire jaillir des effets inattendus, et comme un rameau nouveau, apte bientôt à se détacher delà tige dout il est né et à devenir arbre à son tour.
Qui croit à l'architecture ogivale, croira aussi qu'elle n'a pas dit son dernier mot; et si elle ne le dit pas, c'est qu'il ne se trouve pas un homme de génie qui, s'y attachant avec amour, sans vouloir la remplacer, saura lui donner une physionomie nouvelle, qui tiendra de son propre caractère, et des circonstances qui auront déterminé son point de vue. Qui a tenté jusqu'ici d'allier les qualités de l'ogival italien, ses nefs et ses arcs plus larges, sans ses tirants en fer, avec les qualités du nôtre, dégagé de tous ses défauts?
En répondant à la seconde objection nous avons répondu à la première : attachez-vous à un autre style, mais prenez-le dans son unité, dans ses principes, et adaptez-le, par une légitime conséquence, aux besoins de la pensée chrétienne, arrivée au degré d'essor que nous lui voyons, au besoin d'élévation, par conséquent, autant qu'au besoin d'espace. Vous ne sauriez alors vous contenter des formes du temple antique, ou de la basilique primitive; arrivez à la basilique de Saint-Pierre, bien : puis comprenez à quelles conditions elle est tout ce qu'elle est, et nous ne serons pas éloignés de nous entendre.
Il ne faut pas se le dissimuler, un certain ralentissement semble se manifester dans l'essor des études de l'archéologie, des constructions ogivales, de la peinture et de la sculpture chrétiennes, si l'on considère les sommités. Quant à leur diffusion, elle est telle, au contraire, que l'on pourrait croire toute impulsion inutile, parce que le résultat est obtenu. Mais, ne nous y trompons pas cependant, il n'a pas suffi à Dieu de créer le monde, il faut que sa puissance créatrice s'exerce en le conservant; de même dans les oeuvres humaines, l'impulsion continue est nécessaire pour obtenir la continuation des effets. Non, le ralentissement dont nous parlons provient d'un esprit de doute, et le doute, de sa nature, est stérile; si avec le doute l'on produit encore, c'est qu'il reste des réminiscences de foi.
Avouons-le, dans le mouvement que nous voulons de tout notre pouvoir contribuer à entretenir et à diriger, tous n'avaient pas apporté un égal esprit de foi, de foi chrétienne, la seule qui mérite absolument ce nom ; beaucoup y participèrent sans être redevenus chrétiens. Ils rendaient justice, au point de vue du beau, aux sentiments qui avaient inspiré les monuments que tous s'efforçaient |de faire revivre et cela même était un grand bien; mais si, faute de ne l'avoir pas suffisamment porté à son terme, ils ne l'ont pas rendu aussi productif qu'il aurait dû l'être, si eux-mêmes ils se sont ralentis, s'ils n'ont pas fait des disciples qui les vaillent, il ne faut pas s'en étonner. Nous ne voulons pas non plus que ce soit pour nous, qui croyons, un motif de découragement.
Nous voulons remonter aux sources avec sincérité, aller aux principes de toutes les branches de l'art chrétien, qui ont pour objet de rendre des pensées par le moyen des figures et des images. Nous avons la confiance que nous viendrons en aide par ce moyen à quelques-uns de ceux qui, soit dans le choix, soit dans la direction, soit dans l'exécution d'une oeuvre d'art, aspireront à réunir les conditions du vrai et du beau. Nous sommes dans ce monde pour nous entr'aider : nous ne refusons aucun secours; puissions-nous être bien accueilli, au moins par un petit nombre de frères d'armes et d'amis, destinés pour la plupart à nous demeurer inconnus dans cette vie, qui voudront terminer ce que nous n'avons fait qu'ébaucher ou mettre en pratique ce que nous n'avons fait qu'étudier!
Saint Paul étudiant les saintes Écritures. (Miniature du XVe siècle.)