ESSAI
SUR
LE PRINCIPE GÉNÉRATEUR
DES CONSTITUTIONS POLITIQUES
ET DES AUTRES INSTITUTIONS HUMAINES.
TROISIEME EXTRAIT.
XI. S'il y a quelque chose de connu, c'est la comparaison de Cicéron au sujet du système d'Epicure, qui voulait bâtir un monde avec les atomes tombant au hasard dans le vide. On me ferait plutôt croire, disait le grand orateur, que des lettres fêtées en l'air pourraient s'arranger, en tombant, de manière à former un poème.
Des milliers de bouches ont répété et célébré cette pensée ; je ne vois pas cependant que personne ait songé à lui donner le complément qui lui manque.
Supposons que des caractères d'imprimerie jetés à pleines mains du haut d'une tour viennent former à terre d’Athalie de Racine, qu'en résultera-t-il? Qu'une intelligence a présidé à la chute et à l'arrangement des caractères. Le bon sens ne conclura jamais autrement.
XII. Considérons maintenant une constitution politique quelconque, celle de l'Angleterre, par exemple.
Certainement elle n'a pas été faite à priori. Jamais des hommes d'État ne se sont assemblés et n'ont dit : Créons trois pouvoirs; balançons-les de telle manière, etc. ; personne n'y a pensé. La constitution est l'ouvrage des circonstances, et le nombre de ces circonstances est infini. Les lois romaines, les lois ecclésiastiques, les lois féodales ; les coutumes saxonnes, normandes et danoises ; les privilèges, les préjugés et les prétentions de tous les ordres ; les guerres, les révoltes, les révolutions, la conquête, les croisades ; toutes les vertus, tous les vices, toutes les connaissances, toutes les erreurs, toutes les passions ; tous ces éléments, enfin, agissant ensemble, et formant par leur mélange et leur action réciproque dos combinaisons multipliées par myriades de millions, ont produit enfin, après plusieurs siècles, l'unité la plus compliquée et le plus bel équilibre de forces politiques qu'on ait jamais vu dans le monde[1] (1).
XIII. Or, puisque ces éléments, ainsi projetés dans l'espace, se sont arrangés en si bel ordre, sans que, parmi cette foule innombrable d'hommes qui ont agi dans ce vaste champ, un soûl ait jamais su ce qu'il faisait par rapport au tout, ni prévu ce qui devait arriver, il s'ensuit que ces éléments étaient guidés dans leur chute par une main infaillible, supérieure à l'homme. La plus grande folie, peut-être, du siècle des folies, fut de croire que des lois fondamentales pouvaient être écrites à priori; tandis qu'elles sont évidemment l'ouvrage d'une force supérieure à l'homme ; et que l'écriture même, très postérieure, est pour elle le plus grand signe de nullité.
XIV. Il est bien remarquable quo Dieu, ayant daigné parler aux hommes, a manifesté lui-même ces vérités dans les deux révélations que nous tenons de sa bonté. Un très habile homme qui a fait, à mon avis, une sorte d'époque dans notre siècle, à raison du combat à outrance qu'il nous montre dans ses écrits entre les préjugés les plus terribles de siècle, de secte, d'habitudes, etc., et les intentions les plus pures, les mouvements du coeur le plus droit, les connaissances les plus précieuses ; cet habile homme, dis-je, a décidé qu'une instruction venant immédiatement de Dieu, ou donnée seulement par ses ordres, DEVAIT premièrement certifier aux hommes l'existence de cet ÊTRE. » C'est précisément le contraire ; car le premier caractère de cette instruction est de no révéler directement ni l'existence de Dieu, ni ses attributs, mais de supposer le tout antérieurement connu, sans qu'on sache ni pourquoi, ni comment. Ainsi elle ne dit point : Il n'y a, ou vous ne croirez qu'un seul Dieu éternel, tout-puissant, etc., elle dit (et c'est son premier mot), sous une forme purement narrative : Au commencement Dieu créa, etc. ; par où elle suppose que le dogme est connu avant l'Écriture.
XV. Passons au christianisme, qui est la plus grande de toutes les institutions imaginables, puisqu'elle est toute divine, et qu'elle est faite pour les hommes et pour tous les siècles. Nous la trouverons soumise à la loi générale. Certes, son divin auteur était bien le maître d'écrire lui-même ou de faire écrire ; cependant il n'a fait ni l'un ni l'autre, du moins en forme législative.
Le Nouveau-Testament, postérieur à la mort du législateur, et même à rétablissement de la religion, présente une narration, des avertissements, des préceptes moraux, des exhortations, des ordres, des menaces, etc., mais nullement un recueil de dogmes énoncés en forme impérative. Les évangélistes, en racontant cette dernière cène où Dieu nous aima JUSQU'A LA FIN, avaient là une belle occasion de commander par écrit à notre croyance ; ils se gardent cependant do déclarer ni d'ordonner rien. On lit bien dans leur admirable histoire : Allez, enseignez; mais point du tout : Enseignez ceci ou cela. Si le dogme se présente sous la plume de l'historien sacré, il l'énonce simplement comme une chose antérieurement
connue[2]. Les symboles qui parurent depuis sont des professions de foi pour se reconnaître, ou pour contredire les erreurs du moment. On y lit : « Nous croyons; jamais vous croirez. Nous les récitons en particulier : nous les chantons dans les temples, sur la lyre et sur l'orgue[3], comme de véritables prières, parce qu'ils sont des formules de soumission, de confiance et de foi adressées à Dieu, et non des ordonnances adressées aux hommes. Je voudrais bien voir la Confession à d’Augsbourg ou les trente-neuf articles mis en musique ; cela serait plaisant[4].
Bien loin que les premiers symboles contiennent l'énoncé de tous nos dogmes, les chrétiens d'alors auraient au contraire regardé comme un grand crime de les énoncer tous. Il en est de même dos saintes Écritures : jamais il n'y eut d'idée plus creuse que celle d'y chercher la totalité des dogmes chrétiens : il n'y a pas une ligne dans ces écrits qui déclare, qui laisse seulement apercevoir le projet d'en faire un code ou une déclaration dogmatique de tous les articles de foi.
XVI. Il y a plus : si un peuple possède un de ces codes de croyance, on peut être sûr de trois choses :
1. Que la religion de ce peuple est fausse ;
2. Qu'il a écrit son code religieux dans un accès de fièvre ;
3. Qu'on s'en moquera en pou de temps chez cette nation même, et qu'il no peut avoir ni force ni durée.
Tels sont, par exemple, ces fameux ARTICLES, qu'on signe plus qu'on ne les lit, et qu'on lit plus qu'on ne les croit[5]. Non seulement ce catalogue do dogmes est compté pour rien, ou à pou près, dans le pays qui l'a vu naître ; mais de plus il est évident, même pour l'oeil étranger, que les illustres possesseurs de cette fouille de papier en sont fort embarrassés. Ils voudraient bien la faire disparaître, parce qu'elle impatiente le bon sens national éclairé par le temps, et parce qu'elle leur rappelle une origine malheureuse ; mais la constitution est écrite.
XVII. Jamais, sans doute, ces mêmes Anglais n'auraient demandé la grande charte, si les privilèges de la nation n'avaient pas été violés ; mais jamais aussi ils ne l'auraient demandée, si les privilèges n'avaient pas existé avant la charte. Il en est de l'Église comme de l'État : si jamais le christianisme n'avait été attaqué, jamais il n'aurait écrit pour fixer le dogme ; mais jamais aussi le dogme n'a été fixé par écrit, quo parce qu'il existait antérieurement dans son état nature), qui est celui de parole.
Les véritables auteurs du concile de Trente furent les deux grands novateurs du XVIième siècle[6]. Leurs disciples, devenus plus calmes, nous ont proposé depuis d'effacer cotte loi fondamentale, parce qu'elle contient quelques mots difficiles pour eux ; et ils ont essayé de nous tenter, en nous montrant comme possible à ce prix une réunion qui nous rendrait complices au lieu de nous rendre amis ; mais cette demande n'est ni théologique ni philosophique. Eux-mêmes amenèrent jadis dans la langue religieuse ces mots qui les fatiguent, désirons qu'ils apprennent aujourd'hui à les prononcer. La foi, si la sophistique opposition no l'avait jamais forcée d'écrire, serait mille fois plus angélique elle pleure sur ces décisions que la révolte lui arracha et qui furent toujours des malheurs, puisqu'elles supposent toutes le doute ou l'attaque, et qu'elles ne purent naître qu'au milieu des commotions les plus dangereuses. L'état de guerre éleva ces remparts vénérables autour de la vérité : ils la défendent sans doute, mais ils la cachent ; ils la rendent inattaquable, mais par là même moins accessible. Ah ! ce n'est pas ce qu'elle demande, elle qui voudrait serrer le genre humain dans ses bras.
XVIII. J'ai parlé du christianisme comme système de croyance ; je vais maintenant l'envisager comme souveraineté, dans son association la plus nombreuse.
Là, elle est monarchique, comme tout le monde le sait, et cela devrait être, puisque la monarchie devient par la nature même des choses, plus nécessaire à mesure que l'association devient plus nombreuse. On n'a point oublié qu'une bouche impure se fit cependant approuver de nos jours, lorsqu'elle dit que la France était géographiquement monarchique. Il serait difficile, on effet, d'exprimer plus heureusement une vérité plus incontestable. Mais si l'étendue de la France repousse seule l'idée de toute autre espèce de gouvernement, à plus forte raison cette souveraineté qui, par l'essence même de sa constitution, aura toujours des sujets sur tous les points du globe, ne pouvait être que monarchique ; et l'expérience sur ce point se trouve d'accord avec la théorie. Cela posé, qui ne croirait qu'une toile monarchie se trouve plus rigoureusement déterminée et circonscrite que toutes les autres, dans la prérogative de son chef? C'est cependant le contraire qui a eu lieu. Lisez les innombrables volumes enfantés par la guerre étrangère, et même par une espèce de guerre civile qui a ses avantages et ses inconvénients, vous verrez que de tout côté on ne cite que des faits ; et c'est une chose surtout bien remarquable que le tribunal suprême ait constamment laissé disputer sur la question qui se présente à tous les esprits comme la plus fondamentale de la constitution, sans avoir voulu jamais la décider par une loi formelle ; ce qui devait être ainsi, si je ne me trompe infiniment, à raison précisément de l'importance fondamentale de la question[7]. Quelques hommes sans mission, et téméraires par faiblesse, tenteront de la décider on 1682, en dépit d'un grand homme ; et ce fut une des plus solennelles imprudences qui aient jamais été commises dans le monde.
Le monument qui nous en est resté est condamnable sans doute sous tous les rapports ; mais il l'est surtout par un côté qui n'a pas été remarqué, quoiqu'il prête le flanc plus que tout autre à une critique éclairée La fameuse déclaration osa décider par écrit et sans nécessité, mémo apparente (ce qui porto la faute à l'excès), une question qui devait être constamment abandonnée à une certaine sagesse pratique, éclairée par la conscience UNIVERSELLE. Ce point de vue est le seul qui se rapporte au dessein de cet ouvrage, mais il est bien digne des méditations de tout esprit juste et de tout cœur droit.
XIX. Ces idées ne sont point étrangères (prises dans leur généralité) aux philosophes de l'antiquité : ils ont bien senti la faiblesse, j'ai dit le néant de l'écriture dans les grandes institutions ; mais personne n'a mieux vu, ni mieux exprimé cette vérité que Platon, qu'on trouve toujours le premier sur la route de toutes les grandes vérités. Suivant lui, d'abord, «l'homme qui doit toute son instruction à l'écriture, n'aura jamais que l'apparence de la sagesse. La parole, ajoute-t-il, est à l'écriture ce qu'un homme est à son portrait. Les productions de la peinture se présentent à nos yeux comme vivantes ; mais si on les interroge elles gardent le silence avec dignité. Il on est de même de l'écriture, qui ne sait ce qu'il faut dire à un homme, ni ce qu'il faut cacher à un autre. Si l'on vient à l'attaquer ou à l'insulter sans raison, elle ne peut se défendre ; car son père n'est jamais là pour la soutenir. De manière que celui qui s'imagine pouvoir établir par l'écriture seule une doctrine claire et durable, EST UN GRAND SOT. S'il possédait réellement les véritables germes de la Vérité, il se garderait bien de croire qu'avec un peu de liqueur noire et une plume il pourra les faire germer dans l'univers, les défendre contre l'inclémence des saisons et leur communiquer l'efficacité nécessaire. Quant à celui qui entreprend d'écrire des lois ou des constitutions civiles, et qui se figure que parce qu'il les a écrites il a pu leur donner l'évidence et la stabilité convenables, quelque puisse être cet homme, particulier ou législateur, et soit qu'on le dise ou qu'on ne le dise pas, il s'est déshonoré ; car il a prouvé par là qu'il ignore également ce que c'est que l'inspiration et le délire, le juste et l'injuste, le bien et le mal ; or, cette ignorance est une ignominie, quand même la masse entière du vulgaire applaudirait.
XX. Après avoir entendu la sagesse des nations, il ne sera pas inutile, je pense, d'entendre encore la philosophie chrétienne.
« Il eût été sans doute bien à désirer, » a dit le plus éloquent des Pères grecs, « que nous n'eussions jamais eu besoin de l'écriture, et que les préceptes divins, ne fussent écrits quo dans nos coeurs, par la grâce, comme ils le sont par l'encre, dans nos livres : mais, puisque nous avons perdu cette grâce par notre faute, saisissons donc, puisqu'il le faut, une planche au lieu du vaisseau, et sans oublier cependant la supériorité du premier état. Dieu ne révéla jamais rien par écrit aux élus de l'Ancien-Testament ; toujours il leur parla directement, parce qu'il voyait la pureté de leurs coeurs ; mois le peuple hébreu s'étant précipité dans l'abime des vices, il fallut des livres et des lois. La même marche s'est renouvelée sous l'empire de la nouvelle révélation ; car le Christ n'a pas laissé un seul écrit à ses Apôtres. Au lieu de livre il leur promit le Saint-Esprit. C'est luit leur dit-il, qui vous inspirera ce que vous aurez à dire. Mais parce que, dans la suite des temps, des hommes coupables se révoltèrent contre les dogmes et contre la morale, il fallut en venir aux livres. »
[1] Tacite croyait que cette forme de gouvernement ne serait jamais qu'une théorie idéale ou une expérience passagère. Le meilleur de tous les gouvernements», dit-il (d'après Cicéron, comme on sait), «serait celui qui résulterait du mélange des trois pouvoirs balancés l'un par l'autre ; mais ce gouvernement n'existerai jamais ; ou, s'il se montre, il ne durera pas. » (Annal., IV, 33.) Le bon sens anglais peut cependant le faire durer bien plus longtemps qu'on ne pourrait l'imaginer, en subordonnant sans cesse, mais plus ou moins, la théorie, ou ce qu'on appelle les principes, aux leçons de l'expérience et de la modération : ce qui serait impossible, si les principes étaient écrits.
[2] Il est très remarquable que les évangélistes mêmes ne prirent la plume que tard, et principalement pour contredire des histoires fausses publiées de leur temps. Les épitres canoniques naquirent aussi de causes accidentelles : jamais l'Écriture n'entra dans le plan primitif des fondateurs. Mill, quoique protestant, l'a reconnu expressément. (Pro leg. in Nov. Test, grac, p. 1, n° 65. Et Hobbes avait déjà fait la même observation en Angleterre (HOBBES 'ST ipos in three discourses. Dis. The III p. 265,in-8.)
[3] In chordis et organo. Ps., CL,4.
[4] La raison ne peut que parler, c'est l'amour qui chante; et voilà pourquoi nous chantons nos symboles ; car la foi n'est qu'une croyance par amour; elle ne réside point seulement dans l'entendement : elle pénètre encore et s'enracine dans la volonté. Un théologien philosophe a dit avec beaucoup de vérité et de finesse : t II y a bien de la différence entre croire et juger qu'il faut croire. » Aliud est credere, aliud judicare esse credendum. (Léon. Lestii Opuicula. Lugd. 1651, in-fol. pag. 556, col. 2. De Praedestinatione.)
[5] GIBBON dans ses Mémoires,1.1, chap. vi, de la traduction française
[6] On peut faire la môme observation en remontant jusqu'à Arius : jamais l'Église n'a cherché à écrire ses dogmes; toujours on l'y a forcée.
[7] Je ne sais si les Anglais ont remarqué que le plus docte et le plus fervent défenseur de la souveraineté dont il s'agit ici, intitule ainsi un de ses chapitres : Que la monarchie mixte tempérée d'aristocratie et de démocratie, vaut mieux que la monarchie pure. (BELLARMINUS, de summo Pontif., cap. H.) Pas mal pour un fanatique !