DE L'UNITÉ NATIONALE
PAR
LE COMTE DE FALLOUX
II
Soit ! disent nos adversaires les plus modérés ; au point de vue pédagogique, les lois de 1850 et de 1875 ne donnent prise à aucune récrimination : nous sommes forcés d'en convenir ; mais les catholiques manquent à la fois de patriotisme et de libéralisme; nous ne pouvons donc tolérer leur immixtion dans l'éducation.
Les catholiques manquent de patriotisme !
Cette accusation n'est pas sérieuse et vous-mêmes, au besoin, vous en feriez justice !
L'ancienne France, fille aînée de l'Église, a été, d'âge en âge, agrandie ou défendue avec le sang et par l'épée des plus fervents chrétiens. Les maréchaux de l'empire ne trouvaient pas les conscrits de la Vendée inférieurs à leurs autres recrues. Dans nos derniers désastres, qui a surpassé les zouaves pontificaux, Charette, Bouillé, Cazenove et leurs amis ? Qui n'a point admiré le dévouement sexagénaire du marquis de Coriolis et au marquis de Coislin ? Et la Moricière ! Si Dieu nous l'avait conservé, qui ne le voit, rugissant comme un lion, bondir à la frontière pour rejoindre à tout hasard, à tout prix, ses anciens compagnons d'armes? Et les soeurs de charité dans les ambulances ? Et les héroïques brancardiers du frère Philippe? Tout cela, vous l'avez vu ; on vous l'a éloquemment rappelé (1) ; il est inutile de le redire. Non, votre préoccupation n'est pas là.
Ce que vous redoutez, c'est que l'éducation politique soit donnée par d'autres que par vous ; ce que vous craignez, ce n'est pas qu'on élève sous vos yeux une génération vaillante, charitable, ce n'est pas là votre souci ; mais une génération hésitante ou hostile au point de vue de ce faisceau d'idées que vous nommez improprement les conquêtes de la Révolution ; une génération qui caresse un autre idéal que la Convention et qui ne se passionne pas exclusivement comme vous, pour tout ce qui, vrai ou faux, bon ou mauvais, porte le millésime révolutionnaire. Oui, des dissidences existent parmi les Français; de graves problèmes sont posés.
Mais ne vous y trompez pas ; c'est l'affaire des hommes et non pas des enfants. Laïques ou congréganistes, les collèges n'y peuvent rien.
Vous croyez qu'en s'emparant de l'enfance, on s'empare de la nation (2) ? c'est une erreur capitale. La génération élevée par le monopole est-elle donc unanime ? M. Taine comprend-il la Révolution comme M. Mignet? M. Henri Martin et M. Michelet la peignent-ils sous les mêmes couleurs que M. Laurentie ou M.Poujoulat ? Il n'y aurait qu'un moyen de vous satisfaire : supprimer, non le collège, mais l'histoire et les historiens. Le voulez-vous ? Pouvez-vous étouffer cet incessant travail, ce perpétuel enfantement de l'esprit humain, cette inépuisable activité de la tribune, de la littérature, du barreau, de la presse, et ce terrible engrenage qui nous saisit tous tant que nous sommes et quelles que soient nos origines ? Oui, c'est bien là le cauchemar de tous les maîtres absolus; oui, c'est le péril, mais c'est aussi le mérite et l'honneur de toutes les libertés. Élèves de l'École normale, élèves des universités catholiques, prenez-en également votre parti. Longtemps encore, chrétiens et libres penseurs, vous vous rencontrerez dans une confuse mêlée. Sous peine d'être les renégats de votre temps, entrez-y avec résolution, les uns par confiance dans la liberté, les autres par confiance dans la vérité.
Ai-je la pensée de nier ou de diminuer l'intérêt fondamental de toute société : l'éducation ? Dieu m'en préserve ! L'éducation de la jeunesse est un intérêt moral de premier ordre ; mais ce n'est à aucun degré ni une arène politique ni un moyen de domination; Cette thèse n'est point ici un expédient de circonstance pour esquiver une difficulté ; je n'entends point rapetisser ma cause afin qu'elle éveille moins d'ombrage. Ce que je me permets d'affirmer aujourd'hui, je l'ai affirmé de tout
temps ; je l'ai soutenu contre mes amis eux-mêmes.
On n'ignore pas que de publiques divisions éclatèrent, il y a vingt-cinq ans, non au sein de l'épiscopat, qui, en grande majorité, demeura en dehors de ces tristes débats, mais dans la presse catholique. Ce n'est pas l'heure de raviver ces souvenirs : ils ont un côté fâcheux ; ils auraient peut-être un côté utile ; en tout cas, j'ai à cœur de les éviter aujourd'hui.
Je ne rappellerai donc une page de 1856 que pour donner à mon opinion son antériorité et par conséquent son caractère de sincérité. A des catholiques qui voulaient, contrairement au conseil de Bossuet, « non conduire les gens au bien, mais les y précipiter », et qui semblaient croire, comme la République française, qu'il suffit de s'emparer de l'éducation pour s'emparer de la nation, j'osais dire : « Non, on ne mâtera point la société par le collège, l'homme par l'enfant, et on les placerait bien inutilement dans une sorte de duel permanent l'un vis-à-vis de l'autre. Quelques milliers de jeunes gens d'élite élevés à force de soins et de sacrifices, à l'abri d'une corruption générale, ne parviendraient pas sans miracle à réformer leur patrie. Mais de ces réformateurs eux-mêmes serait-on bien sûr ? Ces jeunes reclus, si laborieusement préservés dans leur adolescence, se préserveront-ils toujours eux-mêmes, une fois arrivés à l'âge et à la liberté d'homme, si tout ce qu'ils rencontrent dans la vie se ligue pour dénigrer les principes de leur éducation ? Quel empire n'exercera pas sur les jeunes gens la crainte de se voir interdire les services publics, l'avancement, les cordiales camaraderies ? Les parents eux-mêmes seront-ils plus que les enfants exempts de cette faiblesse ? Il ne suffit donc pas, pour sauver une nation, que l'éducation des familles d'élite soit irréprochable au point de vue religieux ; il faut aussi que, dans tout ce qui est légitime, l'éducation se mette en rapport avec le milieu social qui attend l'homme au sortir de la jeunesse. Gardons-nous qu'il ait jamais à rougir de ses maîtres, qu'il soit tenté de leur imputer jamais son infériorité dans la magistrature, dans l'armée, dans quelque carrière que ce soit. Élever les jeunes gens au dix-neuvième siècle comme s'ils devaient, en franchissant le seuil de l'école, entrer dans la société de Grégoire VII ou de saint Louis, serait aussi puéril que d'exercer à Saint-Cyr nos jeunes officiers dans le maniement du bélier et de la catapulte, en leur cachant l'usage de la poudre à canon (3). »
« J'en appelle donc hardiment à l'expérience de tous. L'éducation est la grande, l'indispensable initiation à la vie morale, mais elle laisse intacts le choix ultérieur et la préférence finale des opinions politiques. Charles de Montalembert, Henri Lacordaire, Augustin Cochin, étaient élèves de l'Université; plusieurs républicains, fort en vue de nos jours, ont été élevés par les Jésuites. M. de Morny et moi avions suivi les cours du même Lycée à Paris, et je ne me suis pas aperçu, au 2 décembre, que nous eussions embrassé le même parti. Les républicains et les royalistes se querellent dès le collège, et le jeune Cavaignac se levait des bancs d'un lycée impérial pour refuser un prix suspect de bonapartisme. Les opinions politiques se puisent à deux sources : dans la famille d'abord; voulez-vous supprimer la famille? Dans le spectacle que nous présente la société à notre entrée dans le monde, pouvez-vous supprimer les premières impressions du jeune homme et les conclusions qu'il en tire ? Montesquieu, peu préoccupé des effets sur l'âme de l'éducation religieuse, allait plus loin et disait : «Aujourd'hui, nous recevons trois éducations différentes ou contraires : celle de nos pères, celle de nos maîtres, celle du monde. Ce qu'on nous dit dans la dernière renverse toutes les idées des premières (4). »
Si le collège était le régulateur de toute la vie, comment expliquerait-on le contraste frappant qui existe entre deux siècles où l'éducation appartenait exclusivement aux corporations religieuses ? Au dix-septième siècle, tout demeure chrétien ; au dix-huitième, tout devient impie, et cependant ce sont les Oratoriens et les Jésuites qui élèvent successivement la génération du grand règne et la génération de l'Encyclopédie, Voltaire en tête.
Les deux phénomènes s'expliquent de la même façon : par l'aspect différent, par la moralité différente des deux sociétés. A l'aube du dix-septième siècle, saint François de Sales et saint Vincent de Paul hantaient la cour avec le cardinal de Bérulle et M. Olier.
Peu après, sous Louis XIV, le jeune homme sortant du collège voyait la grandeur partout ; son regard passait de Bossuet à Fénelon, de Pascal à Malebranche, de Condé à Catinat ; il entendait cette belle parole du duc de Bourgogne répétée par Saint-Simon : « Les rois sont faits pour les peuples, et non les peuples pour les rois. » C'était le temps où Vauban, réclamant justice à Louvois, lui tenait ce fier langage : « Examinez hardiment et sévèrement, bas toute tendresse ! car j'ose bien vous dire que sur le fait d'une probité très exacte et d'une fidélité sincère, je ne crains ni le roi, ni vous, ni tout le genre humain ensemble (5). » Le théâtre lui-même, le théâtre de Polyeucte et de Saint-Genest, du Misanthrope et d'Athalie, était une grande école. Tout n'était pas irréprochable à cette époque, loin de là; mais du moins, quand la jeunesse avait eu ses désordres, des vieillesses austères et d'admirables morts montaient l'expiation à la hauteur du scandale.
Au dix-huitième siècle, quel contraste ! L'enseignement est toujours dans les mêmes mains, mais, sauf l'enseignement, tout va changer.
L'abbé Dubois s'asseoit sur le siège de Fénelon; la luxure en habit de velours et l'impiété en petit collet s'étalent partout ; trop souvent les revers militaires dénoncent l'incapacité du commandement, et le gémissement de la misère publique accuse les fautes du gouvernement. Le théâtre, à l'unisson, accélère la décadence sociale. Aux applaudissements du parterre, Voltaire (6), prête à Jocaste cette allusion transparente : Nos prêtres ne sont pas ce qu'un vain peuple pense et, devançant la Révolution, il s'écrie : Je suis fils de Brutus et je porte en mon cœur La liberté gravée et les rois en horreur.
L'aristocratie n'était pas plus épargnée que la royauté ; on était à la veille du Mariage de Figaro.
Une grande voix cependant retentissait encore dans la chaire, et Massillon disait à un roi de neuf ans : « Sire, vous que la main de Dieu, protectrice de cette monarchie, a comme retiré du milieu des ruines et des débris de la maison royale pour vous placer sur nos têtes; vous, qu'il a rallumé comme une étincelle précieuse dans le sein même des ombres de la mort où il venait d'éteindre toute votre auguste race et où vous étiez sur le point de vous éteindre vous-même; vous êtes, vous et les grands, établis pour la perte comme pour le salut de plusieurs... N'oubliez jamais ces derniers moments où votre auguste bisaïeul, vous tenant entre ses bras, vous baignant de ses larmes paternelles, quitta la vie avec joie, puisque ses yeux voyaient l'enfant miraculeux que Dieu réservait encore pour être le salut de la nation et la gloire d'Israël !»
A ce royal enfant, l'orateur présentait courageusement le tableau qu'il avait sous les yeux : « les places occupées par des hommes corrompus!., l'autorité, établie pour maintenir l'ordre et la pudeur des lois, méritée par les excès qui les violent; les astres qui devaient marquer nos routes changées en des feux errants qui nous égarent!., le désordre débarrassé de la gêne même des ménagements; la modération dans le vice devenue presque aussi ridicule que la vertu (7). » Hélas! le prince que saluait ainsi Massillon s'appelait Louis XV! le tableau qu'il venait de tracer fut celui de la France durant soixante ans ! Grand avertissement pour ceux qui veulent mêler la superstition à la fidélité, pour ceux qui croient pouvoir s'affranchir de la sagesse humaine et laisser tout à faire à la Providence!
Louis XVI naissait et régnait trop tard. Qui voudrait soutenir aujourd'hui qu'un enseignement scolaire, quelque irréprochable qu'il fût, aurait suffi pour refouler le torrent et balancer l'indignation ? Il faut donc le répéter, l'éducation de l'enfant demeurera toujours le premier intérêt et le plus impérieux devoir de la famille, mais il ne s'agit point pour cela de préparer ou de combattre la république, de préparer ou de combattre la monarchie. La langue de Cicéron et celle de Démosthènes, l'histoire grecque et l'histoire romaine, la rhétorique et la philosophie, ce programme classique enfin, toujours le même avec Rollin, avec les corporations religieuses, avec l'Université, tout cela est destiné à former des esprits justes, éclairés, et, s'il se peut, élevés. L'éducation a pour but de former avec soin la droiture et la pureté du coeur, non moins nécessaires à la République qu'à la monarchie; l'instruction et l'éducation ont une seule et même mission : neutraliser le mauvais levain qui fermente dans toutes les pâtes ; vaincre l'ennemi qui naît et grandit avec chacun de nous : le péché originel. Quand le gouvernement applique toutes ses forces à le combattre, il n'est pas toujours sûr de remporter la victoire ; mais si le gouvernement se met d'accord avec le péché originel et devient son complice, alors tout équilibre entre le bien et le mal est rompu ; toute vertu est écrasée dans son germe et la dissolution sociale est imminente. Ah ! n'ayez qu'une crainte en matière d'éducation religieuse, c'est que cette éducation aussi solide, aussi profonde qu'on puisse la donner, ne demeure encore impuissante contre les séductions, les ambitions et les orgueils de la vie! Vous trouvez que les Jésuites ne sont pas assez libéraux : c'est possible. Eh bien ! ramenez-les plus doucement au libéralisme et ne vous plaisez pas à justifier leurs griefs ou leur méfiance. Vous craignez que les catholiques n'aiment pas assez la république ? Condamnez-les à l'admirer ! Renouvelez le dix-septième siècle à votre façon ; offrez de nobles exemples et de beaux modèles aux générations qui vont passer de l'école dans le monde, et les adhésions de toute provenance ne vous manqueront pas. Peu de gens refuseront de rendre à la république ce qui est à la république, quand la république voudra bien rendre à Dieu ce qui est à Dieu (8). Si, au contraire, vous vous obstinez dans une voie différente, si vous voulez exiger la docilité sans gagner les convictions, imposer l'estime sans la mériter, vous faites fausse route, et ceux qui souhaitent le plus de mal à la république ne lui en feront jamais autant que les républicains exclusifs, démontrant que la république ne peut et ne veut vivre qu'à l'aide de la persécution…
(1)Voir les discours prononcés dans les réunions privées à Paris par MM. de Mun, Chesnelong, Depeyre et Baragnon
(2)Voir l'article de M. Jules Favre dans la République française du 14 octobre 1879.
(3) Le parti catholique. Ce qu'il a été, ce qu'il est devenu, p. 92
(4)Esprit des Lois, livre IV, chapitre IV.
(5)Histoire de Louvois. par M. Camille Rousset, de l'Académie française.
(6)OEdipe, acte IV, scène première.— Brutus, acte II, scène deuxième.
(7) Petit Carême de Massillon : Sermon sur les exemples des Grands.
(8) Voyez le discours du duc de Fitz-James à un comice agricole, Gazette de France du 28 septembre 1879.