LES TOMBES ROYALES DE SAINT-DENIS.
PREMIERE PARTIE.
SAINT-DENIS AVANT LA RÉVOLUTION.
La royale église de Saint-Denis doit sa véritable fondation à Dagobert et sa grandeur et sa fortune à l'abbé Suger. Dagobert fit reconstruire la primitive église, dont l'origine se perd un peu dans la nuit des temps, et que son caractère tout à fait légendaire empêche même de constater bien authentiquement. «La générosité de Dagobert, dit Henri Martin, brilla surtout envers le monastère de Saint-Denis ; il avait changé la petite et obscure chapelle du martyr parisien en une basilique éclatante de marbre, d'or et de pierreries, et il lui avait octroyé une multitude de terres et de villas situées en diverses provinces avec une partie des péages qui appartenait au roi dans le pays de Parisis[1].» Saint Éloi, dit-on, ce ministre-orfèvre, travailla lui-même de ses propres mains à l'embellissement de la basilique ; il cisela deux tabernacles, deux chaises[2] ornées de pierreries, et plusieurs autres merveilles qui ont été pillées lors des invasions qu'eurent à subir l'abbaye et l'église. Dagobert y fut le premier enterré et inaugura cette longue suite de rois et de reines, de princes et de princesses qui ont dormi à sa suite pendant douze siècles dans les caveaux aujourd'hui dévastés.
Pépin le Bref, vers le milieu du VIIIe siècle, commença la restauration de l'église, qui menaçait déjà ruine, et Charlemagne l'acheva et en fit une inauguration solennelle vers l'année 775.
Elle ne fut pas épargnée lors des invasions multipliées des Normands du VIIIe au XIIe siècle ; son trésor, ses richesses, ses merveilles précieuses furent pillés et dilapidés ; l'église elle-même fut ébranlée jusque dans ses fondements par ces furieuses attaques ; elle eut à subir, on peut le dire, le fer et la flamme de la part des envahisseurs, qui ne respectaient rien dans le pays envahi, et traitaient comme conquête et comme butin ce qui appartenait aux hommes «comme ce qui appartenait à Dieu».
Suger, l'abbé, le grand abbé Suger, ministre et conseiller des rois Louis VI et Louis VII, entreprit de relever ces ruines et de rendre à l'église et à l'abbaye la splendeur qu'elles avaient eue sous Dagobert et sous Charlemagne. Il éleva le portail et les tours, le chœur et la nef, les chapelles, l'abside ; il plaça les vitraux admirables, — nous ne pouvons les juger que sur de bien minces vestiges, — enrichit le chœur de merveilleux objets d'orfèvrerie et le trésor de présents inestimables. Il assista lui-même aux travaux, les surveillants, pressant les ouvriers, voulant en quelque sorte que la mort ne l'empêchât point de voir l'édifice terminé et d'en faire lui-même une nouvelle dédicace. Il eut cette joie bien méritée, et par deux fois, en 1140 et en 1144, il put, dans de pompeuses et touchantes cérémonies, rendre à sa destination première l'église restaurée et enrichie[3].
Quand il mourut, —le 13 janvier 1152— on lui fit, par les ordres et aux frais du roi Louis VII, des funérailles « d'une grande dépense » et d'une royale magnificence.
Le roi suivit lui-même à pied, au milieu de ses conseillers et de ses prélats, le convoi de son vieux serviteur, dont il ordonna l'ensevelissement à Saint-Denis. Mais l'austère abbé avait indiqué lui-même, de son vivant, l'endroit qu'il voulait pour sépulture. Une niche, pratiquée sous l'une des arcades dans l'épaisseur du mur de la croisée, du côté du midi, entre la porte du cloître et la chapelle des Charles, - reçut le cercueil de Suger. On ferma l'ouverture avec du plâtre et de la pierre, où l'on grava son effigie.
Dans la restauration de l'église faite au siècle suivant, l'abbé Mathieu de Vendôme, voulant honorer la mémoire de Suger par un simple monument qui fût digne de sa modestie et de son humilité, fit exhausser à trois pieds de terre, au-dessous de l'emplacement du cercueil, une pierre tumulaire avec cette seule inscription :
Hic jacet Sugerius abbas.
Et cependant l'un de ses contemporains, qui admirait ses vertus, qui peut-être aussi les imitait, — ce qui est plus difficile et plus rare, —. Simon Chèvre d'Or, chanoine de Saint-Victor, avait composé en l'honneur du pieux ministre une épitaphe que je liens à citer, d'abord parce qu'elle offre un véritable intérêt historique, et aussi parce que je la crois peu connue :
Decidit ecclesiae flos, gemma, corona, columna,
Vexillum, clypèus, galea, lumen, apex,
Abbas Sugerius, spécimen virtutis et aequi,
Cuni pietate gravis, cum gravitate pius;
Magnanimus, sapiens, facundus, largus, honestus
Judiciis praesens corpore, mente sibi.
Rexper eum caute rexit moderamina regni
IIIe regens regem, rex quasi régis erat.
Dumque moras ageret rex trans mare pluribus annis Praefuit hic regno régis agendo vices.-
Quae dum vix alius potuit sibi jungere, junxit ;
Et probus ille viris et bonus ille Deo.
Nobilis ecclesiae decoravit, repulit, auxit,
Sedem, damna, chorum, lande, vigore, viris.
Corpore, gente brevis, gemina brevitate coactus,
In brevitate sua noluit esse brevis.
Cui rapuit lucem lux septima Theophaniae,
Veram vera Deo Theophania dédit[4].
Il avait donc, ce pieux abbé, rendu à l'église royale son lustre et sa splendeur ; il avait restauré le temple et renouvelé les solennelles cérémonies ; les rois lui devaient un tombeau digne de leur grandeur, et il avait ouvert à leurs descendants d'immenses caveaux funèbres où des générations de monarques, escortés des reines, des princes et des illustres personnages de leur époque, s'en allaient venir trouver l'éternel repos. Il avait fait plus encore, car il avait accompli l'acte d'humilité le plus beau et le plus grand qu'un homme, parvenu aux dignités qu'il occupait, pût accomplir sur la terre. Il commandait, il menait par sa volonté le royaume même de son maître ; il était, comme il est dit plus haut, en quelque sorte le roi du roi, et de son vivant il aurait pu se préparer une tombe fastueuse au milieu de ce Saint-Denis qu'il avait fait sien, et qui lui devait sa nouvelle jeunesse et sa nouvelle beauté.
Il pouvait se placer parmi ces rois de l'histoire qui étaient moins grands que lui par le talent, par la vertu, par le génie ; sa tombe, confondue au milieu des leurs, eût été découverte bien vite par la reconnaissance et l'admiration des peuples, et elle eût éclipsé de son illustration magnifique toutes celles qui l'entouraient.
Mais cet homme si puissant, il était né pauvre, il avait vécu dans l'humilité, il était mort humble devant Dieu, et il n'avait point voulu de monument pour tombeau.
Aujourd'hui sa tombe a disparu tout à fait, et rien n'indique, dans l'église restaurée de M. Viollet-le-Duc, qu'elle y ait jamais existé. Une statue, une croix, une pierre, un nom, quelque chose enfin qui rappelle au passant qu'au XIIe siècle Suger a refait Saint-Denis, qu'il l'a rajeunie et consolidée : voilà ce que nous demandons en grâce à l'habile architecte, au nom de l'histoire et de la reconnaissance publique d'un pays qui sait honorer ceux qui ont fait sa grandeur, comme une réparation véritable bien due au pieux abbé. Que sa tombe obscure, ignorée, si ignorée même que personne n'a songé à la rétablir, reparaisse là où elle était jadis, afin qu'en parcourant l'église où l'on a la prétention de rétablir scrupuleusement le passé, le visiteur ne puisse pas se dire qu'on a. omis précisément d'y consacrer –la mémoire de celui qui avait droit à l'une des premières places.
Au XIIIe siècle, l'église, qui menaçait ruine une fois encore, fut réparée surtout par les soins pieux du saint roi Louis IX. L'abbé Eudes Clément, et après lui l'abbé Mathieu de Vendôme, réédifièrent ou consolidèrent les tours, l'abside et la nef, et, cette fois, si parfaitement et si complètement, que l'église que nous voyons aujourd'hui est à peu près la leur ; en tenant naturellement compte aux siècles qui suivirent des remaniements et des travaux d'embellissements divers qui modifièrent l'ornementation de l'édifice, sans altérer ses proportions ni ses formes.
Saint Louis a fait réédifier, pour sa part, les tombeaux des rois ses prédécesseurs. En 1263 et 1264, il fit replacer leurs restes sous les tombes uniformes supportant leurs statues couchées et toutes en pierre, dont quelques-unes sont parvenues jusqu'à nous dans un état de conservation à peu près complet. Il n'y a donc pas à Saint-Denis un seul tombeau antérieur à l'époque de saint Louis. Il faut encore remarquer que les princes qui lui succédèrent furent ensevelis soit sous des tombes de métal, soit sous des tombeaux de marbre blanc et noir. La pierre ne fut plus que très-rarement employée dans les monuments élevés dès lors à Saint-Denis, à l'exception de ceux de quelques princes et personnages admis par faveur à être inhumés dans la royale église. Enfin il ne faut pas attacher une foi bien grande à la ressemblance des statues couchées sur les tombeaux, et refaites sous saint Louis. Rien ne prouve que les artistes de l'époque se soient préoccupés de cette question, que d'ailleurs ils auraient été bien embarrassés sans doute de résoudre, à cause de l'absence de portraits ou de documents sur lesquels ils auraient pu se guider dans l'accomplissement de leur travail. Les costumes eux-mêmes ne sont pas conformes à la vérité historique, et ces Mérovingiens, Carlovingiens et même Capétiens de pierre sont recouverts de vêtements et d'ornements, de fantaisie à l'exactitude desquels il ne faut pas se laisser prendre.
Après saint Louis, au contraire, les tombeaux des rois et leurs effigies deviennent intéressants à coup sûr pour l'histoire. Les statues des princes et des personnages ont été faites au lendemain de leur mort, le plus souvent d'après des moulages pris sur le corps même : la représentation du mort donne donc absolument le portrait du mort lui-même. Quant au costume, son exactitude est encore plus évidente ; l'artiste n'avait pas intérêt à tromper la postérité sur ce point ; il a dû s'étudier, au contraire, à édifier pour l'avenir, dans son travail, qui devait lui survivre dans les siècles, une œuvre qui se recommandât autant par la ressemblance matérielle de l'individu, de son costume et de sa tenue, que par l'excellence de l'exécution.
Mais je n'ai pas voulu écrire ici l'histoire de Saint-Denis ; ces quelques pages sont tout au plus une entrée en matière ; je pouvais, je devais même indiquer rapidement au lecteur, et seulement à grands traits, l'origine, de l'église célèbre où je vais maintenant le faire entrer. Je le conduirai devant chaque tombeau, je le lui montrerai à l'endroit même où il se trouvait placé avant la dévastation de 1793. Je désire qu'avant de lire le rapport de leur destruction, il ait bien sous les yeux cette longue série de monuments funèbres élevés par la piété des siècles, afin qu'il puisse se rendre encore- mieux compte de l'étendue du ravage accompli.
Et si, après avoir lu mon livre, tu veux bien, lecteur, visiter ces tombes vides aujourd'hui, tu les admireras rétablies au lieu même d'où la Révolution croyait les avoir à jamais bannies. Arrête-toi devant chacune d'elles, recueille-toi un moment, et songe que sous ces cénotaphes magnifiques gisaient les corps de ceux qui avaient été grands et puissants, de celles qui avaient été belles et adulées en ce monde, et qu'un jour,—bien près de nous encore,—un peuple effréné, enragé de vengeance contre ses oppresseurs, et qui n'eut pas la sagesse de respecter leurs tombes, s'en vint fouiller de ses mains avides et furieuses leurs cercueils brisés, et jeta au vent ce qui était encore resté de leurs corps pourris et de leurs royales cendres...
A suivre.
[1] Histoire de France, tome II. Voyez aussi les Diplômes et Chartes publiés par Brequigny et Laporte-Dutheil, vous trouverez une prescription royale pour l'établissement d’une foire annuelle prés de Paris, dans un lieu peu éloigné de la porte Saint-Martin actuelle; tous les droits et péages sur les marchands qui se rendront à cette foire sont concédés l'abbaye de Saint-Denis. Ces droits revenaient alors au Roi et non aux corps municipaux.
[2] Le siège dit de Dagobert qu'on voit au musée des Souverains, a longtemps appartenu au trésor de Saint-Denis. Malgré l'étiquette, il n'est pas très probable qu'il vienne d'aussi loin, non plus que quelques-uns des objets qui l'entourent et qui sont catalogués comme ayant appartenu et servi à des princes de la première et de la deuxième race de nos rois.
[3] Voyez la Vie de Suger, par le carme, puis abbé de la Trappe Dom Gervaise—. Paris,1720, 3volumes.
[4] Il est tombé l'abbé Suger, la fleur, le diamant, la couronne, la colonne, le drapeau, le bouclier, le casque, le flambeau, le plus haut honneur de l'Église; modèle de justice et de vertu; grave avec piété, pieux avec gravité ; magnanime, sage, éloquent, libéral, honnêteté, ou jours présent de corps au jugement des affaires d’autrui, et l'esprit ou jours présent pour lui-même. Le roi gouverna prudemment par lui les affaires du royaume, et lui, qui gouvernait, était comme le roi du roi. Pendant que le roi passa plusieurs années outre-mer, Suger, tenant la place du roi, présida aux soins du royaume. Il réunit deux choses qu'à peine que les autres a pu réunir: il fut bon pour les hommes et bon pour Dieu. Il répara les portes de sa noble église, enembellit le siège et le chœur et la fit croître en éclat, puissance et serviteurs. Petit de corps, petit de race, et atteint ainsi d'une double petitesse, il ne voulut pas demeurer petit. Le septième jour de sainte Théophanie lui a ravi la lumière mais Théophanie lui a donné la véritable lumière, qui est celle de Dieu.