SIXIEME EXTRAIT
LOUIS XV
CHEZ LE CARDINAL DE ROHAN
A STRASBOURG
Façade du Palais des Evêques de Rohan-Soubise à Strasbourg.
Le roi Louis XV arrivant de Metz, fit son entrée solennelle dans la ville de Strasbourg le 5 Octobre 1744, au son de toutes les cloches et au bruit de toute l'artillerie des remparts. On lui fit une réception splendide; la magnificence et l'éclat furent portés au plus haut degré durant son séjour qui fut de cinq jours entiers. Le Magistrat, présidé par M. de Klinglin, préteur royal, secondé par tous les corps et tous les habitants de la ville, avait imaginé ce qu'il y avait de plus grand, de plus somptueux pour exprimer sa joie, son zèle, son respect et son attachement au monarque, qui venait d'être surnommé le Bien-Aimé.
Il était 4 heures de l'après-midi, lorsque Louis XV arriva devant le portail de l'église cathédrale. Il descendit de carrosse et fut reçu par M. le cardinal de Rohan, qui était à la tête de tout le clergé séculier et régulier rangé le long de la nef. Le prélat était chapé, crossé et mîtré, ayant à sa droite M. le prince de Soubise, son coadjuteur, et à sa gauche M. l'évêque d'Uranople, son suffragant, l'un et l'autre en chape et en mître, mais sans crosse. Du grand chapitre, il n'y avait qu'un chanoine domiciliaire, M. le prince Camille de Rohan. MM. du grand-choeur étaient en chape et les chapelains en surplis.
Le cardinal-évêque présenta d'abord au roi de l'eau bénite. Le prince Camille posa aux pieds de Sa Majesté un carreau de velours sur un tapis, qu'on avait étendu par terre à l'entrée de la nef. Le roi s'y mit à genoux et baisa la croix. Sa Majesté s'étant relevée, S. A. E. lui fit un très beau discours, qui dura quatre à cinq minutes.
Le clergé se mit ensuite en marche deux à deux pour entrer dans le choeur, qui était orné de tapisseries et dont le grand autel était éclairé par un grand nombre de girandoles portées sur des torchères. La marche était fermée par M. le coadjuteur, auquel le cardinal, son oncle, laissa les fonctions sacerdotales - épiscopales, en se réservant celles de grand-aumônier de France. Le roi marchait ensuite entre M. le cardinal et M. le suffragant. L'un et l'autre avaient quitté la mître et la chape pour se mettre en rochet, camail et bonnet carré. Pendant la marche, le clergé chanta trois fois l'antienne pour le roi, qui fut conduit au pied du grand autel, à un prie-dieu couvert d'un tapis de soie et de velours. Les deux prélats se mirent à genoux ù ses deux côtés, et le roi fit donner un carreau de velours au cardinal de Rohan.
Il n'y eut ni musique ni Te Deum: car il n'y avait que huit jours qu'on avait fait les prières publiques et solennelles pour la convalescence de Louis le Bien-Aimé.
M. le coadjuteur, ayant à ses côtés les quatre plus anciens du grand-choeur revêtus de chapes, monta à l'autel, chanta l'oraison pour le roi et termina la cérémonie par la bénédiction épiscopale. Le roi descendit alors du chœur par l'escalier qui est du côté de l'horloge. Il alla à pied depuis la porte de l'église jusqu'au palais épiscopal qui
était achevé depuis trois ans, et où il logea pendant tout son séjour.
La tour fut illuminée tous les jours. Louis XV partit de Strasbourg le 10 Octobre, pour se rendre au siège de Fribourg. « Je ne puis quitter ce lieu-ci, écrivait ce monarque la veille de son départ à Mme la duchesse de Rohan-Ventadour, sans vous donner de mes nouvelles.
Jamais je n'ai rien vu de si beau, de si magnifique, ni de si grand que ce que je vois depuis que je suis à Strasbourg.
Mais ce qui me fait plus de plaisir que tout, c'est l'affection que les peuples et les grands me témoignent: ils sont aussi bons Français que mes plus anciennes provinces: aussi, je les quitterai à regret » (1)
« Le cardinal de Rohan, en parlant de lui-même, laissait entendre quelquefois, avec une sorte de modestie, qu'il devait avoir quelque ressemblance avec Louis XIV, tant dans la figure que dans le caractère: en effet, Mme la princesse de Soubise, sa mère, était très-belle; l'on sait que Louis XIV en fut amoureux; et l'époque de ce penchant se rapproche de l'année r674, qui est celle de la naissance du cardinal de Rohan. » (2)
(1) Grandidier. Essais sur la Cathédrale de Strasbourg, p. 181.
(2) Anecdotes de Louis XIV et de Louis XV, t. II, p. 397.
LES QUATRE ROHAN
VOL DE L'ARGENTERIE
DU CARDINAL DE ROHAN
Vaisselle des Evêques. Palais des Evêques de Rohan-Soubise à Strasbourg.
En 1747, Mme la dauphine arriva à Strasbourg le 28 Janvier. S. E. le cardinal de Rohan n'oublia rien pour faire à cette princesse une réception digne de son haut rang et de sa naissance.
« Or, il est connu que cc prélat avoit une argenterie des plus riches; toutes les ustensiles, même celles de la cuisine, étoient de ce métal. Dans la grande presse, une partie considérable fut volée la nuit et vendue à certain juif. Le jeune préteur (Klinglin), Faber et Faust l'intimidèrent, en lui foisant entendre que le recéleur allant de part avec le voleur, il serait pendu. Il leur donna une grosse somme, qu'ils partagèrent entre eux, le voleur fut célé, l'on n'a pas sçu jusqu'aujourd'huy cc que cette argenterie dérobée est devenue, et la voix publique en parle de trois différentes manières. Faber en a rejeté impertinemment le crime sur les Polonais et les Saxons, qui étoient à la suite de Mme la dauphine, disant qu'ils ne l'avoient prise que pour faire voir dans leurs païs le nouveau goût de Paris. Mais le juif Meyer a été le vray auteur et le directeur de ce vol; et de cette façon, il lui a été facile de paroître deux années de suite en habit de cavalier, chaimarré d'or et d'argent. Le public en eut mauvaise opinion, mais il sçut et sa compagnie dissiper tout soupçon, en le faisant passer pour l'écuïer du jeune préteur, ce qui étoit d'autant plus vraisemblable qu'il vivoit avec lui dans la plus grande familiarité aux yeux du public. » (1)
Le vol de l'argenterie du cardinal de Rohan est raconté d'une manière bien différente par une des parties indirectement intéressées.
C'est le « Mémoire de M. de Klinglin, préteur royal de la ville de Strasbourg » - à Grenoble, chez André Giroud et la veuve d'André Faure, 1753, qui nous en fournira les nouveaux détails.
(1) Factum de Beck contre Klinglin, p. 11
C'était donc au mois de Février 1747, lors du passage à Strasbourg de Mme la dauphine. Laissons parler M. de Klinglin fils:
« Exerçant les fonctions de préteur à la place de mon père qui étoit malade, j'eus l'honneur de recevoir cette princesse. Dans ce temps-là même, Son Éminence feu M. le cardinal de Rohan me donna avis qu'on avoit volé chez lui de la vaisselle d'argent. Ce prélat ajouta, qu'averti de ce vol, il avoit fait faire secrètement quelques démarches pour tâcher d'en découvrir les auteurs, que Raphaël Lévy étoit violemment soupçonné d'avoir commis ce vol, ou du moins d'en être le recéleur; que les indices qui sembloient justifier ces soupçons, étoient que Raphaël Lévy avoit porté de la vaisselle d'argent à vendre chez le nommé Imling, orphèvre à Strasbourg, et que cet orphèvre avoit refusé de l'acheter, parce qu'il y avoit remarqué des vestiges d'armoiries qui avoient été grattées.
En conséquence de ces indices, M. le cardinal de Rohan me pria de parler à ce juif, et de l'engager à rendre cette vaisselle; mais il me recommanda sur toutes choses de ne faire aucun éclat, et de ne prendre aucune des voyes judiciaires dont on use en pareil cas. Je fis donc venir le juif; j'employai auprès de lui et remontrances et menaces pour le déterminer à la restitution; mais tous mes discours furent inutiles; il se tint sur la négative, en sorte que je fus obligé de le renvoyer. Sur le compte que je rendis à M. le cardinal du mauvais succès de ma tentative, S. E. me pria de m'en tenir là, et me fit même donner parole de ne pas pousser cette affaire plus loin. Ça n'a donc été que par respect pour les ordres de ce prélat que je n'ay point fait dénoncer au Magistrat le vol en question.» (2)
Que le lecteur choisisse entre les deux versions.... A suivre
(2) Mémoire de M. de Klinglin, p. 241
Le Roy Sainte Croix (Les Quatre Rohan).