CINQUIEME EXTRAIT
SECTION TROISIEME.
…Voici ce me semble des faits très clairs. Tâchons actuellement d’expliquer comment ces faits ont pu être méconnus.
Il n’est pas fait mention de nobles dans la loi Salique, dit M. de Valois. C’est-à-dire, « il n’y a point, dans la loi Salique, de distinction nominale de nobles et de non nobles. Mais s’il n’est pas fait mention des nobles, il est fait mention des Francs, de leurs distinctions, de leurs privilèges, et c’est assez. Le titre même de noble ne leur est pas toujours étranger, ainsi qu’on le voit dans cette ancienne chartre. » Il survient un Franc véritablement noble de nom et d’effet, vere nomine et re nobilis. Le traité d’Andelys, s’adressant à tous les ordres de l’état pour leur enjoindre de respecter les dominations royales, cite le Franc. Il ajoute l ou tout autre voisin de lui en puissance. » Ipsi potestate vicinus.
Voici ce qui a pu causer, sur ce point, la méprise de M. de Valois.
Il est sûr que le mot noble n’a commencé à être totalement consacré en France que vers le treizième ou le quatorzième siècle. C’était l’époque où l’affranchissement des serfs et des communes avait généralisé le titre de Franc. L’ancienne classe continuant à conserver des distinctions, un mot nouveau devenait nécessaire pour la désigner. C’est ainsi que le mot noble s’est introduit. Il en a été de même du mot annoblissement. Des hommes inattentifs ont pris un mot nouveau pour un établissement nouveau.
La même inattention a causé les méprises de M. le président Hénault, sur l’origine du gouvernement féodal. Il est possible de trouver, dans l’intervalle de la fin de la seconde race au commencement de la troisième, quelques actes particuliers d’oppression. De tels actes se trouvent dans tous les temps et chez tous les peuples. En nous attachant particulièrement à notre histoire, il n’est pas un âge qui ne présente de pareils traits.
Le capitulaire de Charlemagne, qui a pour titre : des causes pour lesquelles on se dispense d’aller à la guerre, présente, à cet égard, des traits remarquables. On y voit que « celui qui ne voulait point remettre ses biens à l’évêque, à l’abbé, au comte, au centenier, était poursuivi et continuellement convoqué pour la guerre, jusqu’à ce que, réduit à la détresse, il fût amené ainsi, bon gré mal gré, à livrer ses propriétés. «
Il ne faut pas croire (comme on l’a dit) que ce soit là le commencement d’un système qui, réprimé sous Charlemagne ; s’est développé ensuite sous ses successeurs. Les mêmes traits se retrouvent sous la première race. Les chartres qui nous parlent de recommandations, c’est-à-dire, de la remise des biens, ont soin de nous en exprimer les motifs. Ici, c’est pour défendre son ingénuité ; là, à cause de sa faiblesse ; ob nimiam simplicitatem ; ailleurs, pour se défendre des entreprises des méchans, ob malorum hominum illicitas infestationes.
Ces traits se retrouvent plus anciennement encore avec les mêmes détails. Voici un passage remarquable de Salvien. « Ils se livrent aux grands pour être protégés ; ils se mettent sous leur domination. Je ne blâme point cet usage de la puissance ; je l’admirerais ; au contraire, si cette protection qu’on dit accordée au faible, provenait d’un sentiment d’humanité, et non pas d’une vile cupidité. Ce qui m’indigne, c’est que ceux qui ont l’air d’être ainsi protégés, ont été obligés auparavant de livrer toutes leurs propriétés. »
Salvien écrivait ceci vers l’an 430. César qui écrivait beaucoup plus anciennement, nous apprend que la plupart des individus de la classe du peuple étaient accablés par les grands de vexations et de tributs, de manière qu’ils finissaient par se donner en servitude.
Il ne faut pas perdre de vue ici la question qui forme le point de débat. Il s’agit de savoir si, dans l’intervalle de la fin de la seconde race, au commencement de la troisième, il y a eu, comme le prétend le président Hénaut, un mouvement particulier, soit de faiblesse des princes, soit de tyrannies des grands, qui ait terminé, sous le nom de féodalité, une nouvelles institution. J’ai dû citer ces traits, pris dans divers âges, pour trouver ce qui n’était ni la prétendue faiblesse des derniers rois Carlovingiens, ni les prétendues vexations exercées spécialement sous leurs règne, qui ont déterminé une révolution dans le gouvernement. Je dois m’empresser, après cela, de remarquer que ces traits, pris dans divers âges, ne doivent pas être regardés comme quelque chose de particulier à la France. Ce n’est qu’une partie de ce grand tableau de misères, qu’on retrouve dans tous les pays et dans tous les temps. On peut voir, dans Aulu-Gelle, la manière dont les patrons, à Rome, vivaient avec leur cliens.
On peut voir, dans les historiens grecs, la manière dont les Spartiates traitaient leurs ilotes, les Athéniens leurs nothos, ainsi que les étrangers domiciliés. Dans aucun pays du monde, les conditions inférieures n’ont été plus ménagées qu’en France ; le faible plus protégé, l’humanité plus respectée ; et cependant, là comme ailleurs, on peut trouver des traits particuliers d’oppression.
J’ai fini avec M. le président Hénault. Je tâcherai d’expliquer ce qui a causé les méprises de M. de Montesquieu : elles portent principalement sur deux points, l’origine du gouvernement féodal, l’origine de la noblesse.
Le gouvernement féodal apporté par les Francs ! c’est impossible. Je dois rappeler, à ce sujet, ce que des concessions de terres, des justices seigneuriales, des mains-mortables, des serfs de la glèbe, tout cela existait avant, comme après l’établissement des Francs. Tout cela n’a aucun rapport avec le gouvernement féodal. Ce gouvernement s’est produit, ainsi que je l’ai montré, de l’usage de remettre ses biens pour les reprendre à titre de bénéfices.
Cet usage n’a point échappé à M. de Montesquieu ; il cite textuellement les Formules de Marculfe, où il est rappelé. Mais, en rendant compte de ce mouvement, il n’en a malheureusement aperçu ni la généralité, ni les conséquences. Un point d’où découle toute l’histoire de France, il l’a traité comme un fait accidentel, ou isolé. Il n’a pas vu que c’est par là que tous les alleux se sont trouvés successivement métamorphosés en fiefs, tous les hommes francs en vassaux. Il n’a pas vu que ces liens, que se sont mis à contracter des hommes libres et les propriétés libres, ont fini par former un système général. Il tenait le fil d’Ariane, il l’a laissé échapper…
A suivre
Comte de Montlosier (De la Monarchie Tome 1)